Conclusion
p. 299-303
Texte intégral
1Le concept de « lieux de mémoire » peut-il être décliné à l’échelle régionale ? L’approche du patrimoine culturel par ces « unités significatives, d’ordre maériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d’une quelconque communauté » permet-elle de mieux comprendre l’identité et la diversité d’une région administrative, mais également son caractère fabriqué par la décision politique du pouvoir central, par le jeu des forces périphériques et des rivalités urbaines, et aussi les tensions, les limites et les contradictions de cette circonscription devenue, sur le tard, collectivité territoriale de la République ?
2En nous plaçant, trente ans après, dans les pas de Pierre Nora, nous souhaitions interroger cette mémoire spécifique que constitue la mémoire régionale, précisément au moment où le passage des vingt-deux régions françaises aux treize « grandes régions de taille européenne » a remis en chantier à la fois l’idée de décentralisation régionale et les éléments constitutifs d’un sentiment d’appartenance à une entité intermédiaire entre la nation et le local, en lien avec le dépassement du fait départemental. Le choix de la région Centre n’était pas anodin, puisqu’à l’inverse d’autres territoires à l’histoire provinciale très distincte de celle du domaine royal, cette région a longtemps peiné à faire corps, soumise aux forces centrifuges et aux contestations successives de l’Indre, de l’Eure-et-Loir et surtout de la Touraine, frustrée du choix initial contestable de la capitale orléanaise.
3Lancer cette entreprise collective consistait donc à réfléchir au rôle et à la place des mémoires dans les identités régionales, au moment même où l’on s’interroge à nouveau sur leur existence et leurs frontières, en détectant les mémoires plurielles des différents lieux et pays pour saisir les processus d’érosion, de résurgence et de rejeux historiques, en mobilisant une démarche comparée et pluridisciplinaire, d’où des grilles de lecture variées et complémentaires sur la longue durée. En cours de projet, la confirmation assez inattendue du périmètre et de la pérennité de cette région, dotée d’une nouvelle dénomination enfin attractive intégrant le Val de Loire, a en quelque sorte validé l’hypothèse initiale de la vacuité du poncif d’absence d’identité des trois provinces historiques au si riche patrimoine historique : le Berry, l’Orléanais et la Touraine.
4Méthodologiquement, l’échelle régionale permet de procéder à une coupe à travers les strates mémorielles, et l’approche pluridisciplinaire offre de comparer et de mieux spécifier les processus en œuvre. Ayant déjà consacré un ouvrage à la mémoire des guerres dans ce même ressort géographique1, nous avons ici volontairement contourné les acteurs du devoir de mémoire et les figures les plus éminentes des luttes patriotiques, de Jean Zay à Jean Moulin, pour faire émerger des acteurs moins omniprésents ou moins récurrents dans les célébrations et commémorations régionales et nationales. La focalisation sur le Centre-Val de Loire révèle, ainsi, des figures, ligériennes ou berrichonnes, souvent méconnues aujourd’hui au-delà du souvenir local, tels Baudri de Bourgueil (Chantal Senséby), Pierre-Étienne Brasseux (Gaël Rideau), Ernest Duvergier de Hauranne (Walter Badier), Pierre Dézarnaulds (Michel Verbeke), Pierre Chevallier (Noëlline Castagnez) ou Henri Duvillard (Philippe Nivet), et des mémoires de communautés minoritaires aux traces soit effacées (le protestantisme ligérien), soit trop peu patrimonialisées (mémoires d’immigrés).
5Cette modification d’échelle s’avère pertinente, car émerge ainsi une mémoire urbaine un peu enfouie, mais portée par des groupes, des acteurs et vecteurs locaux qui connaissent les lieux et les buttes-témoins, les relais et les capteurs de souvenirs, ou à l’inverse les facteurs de l’oubli, qu’il s’agisse de politiques mémorielles officielles, portées par les acteurs locaux, les notables municipaux, ou déconcentrés, les préfets (Pierre Allorant), ou bien par les associations.
6D’un autre côté, l’approche transpériodique facilite la saisie des ruptures et des continuités mémorielles, en particulier pour l’épopée de Jeanne d’Arc et le souvenir construit du prétendu « royaume de Bourges » (Françoise Michaud-Fréjaville). La mémoire urbaine utilise des vecteurs très variés, des écrits du for privé redécouverts par Gaël Rideau pour la bourgeoisie orléanaise de la fin de l’Ancien Régime à la médiatisation pionnière du crime passionnel dans le domaine politique, la surrection de l’inédite couverture « people » de l’assassinat du député-maire d’Orléans de la Reconstruction, Pierre Chevallier, tombé le jour même de son entrée au gouvernement. Cette imbrication de la vie privée et des actions publiques caractérise, de manière différente, les mémoires rédigées à destination de ses enfants par un marchand, soucieux de collecter les informations de son temps sur sa ville, et le drame d’une ville orpheline de son édile très peu d’années après le trauma de l’assassinat de Jean Zay puis de la découverte tardive des circonstances de son meurtre politique par la Milice de Vichy, enfin de ses obsèques publiques, moment de recueillement collectif de la ville sortie exsangue de la Seconde Guerre mondiale. Le besoin de commémoration se traduit à nouveau dans un rituel consensuel et civique si ancré et même caractéristique de l’identité de la cité johannique.
7L’approche pluridisciplinaire se révèle, quant à elle, féconde, par la mise en évidence de vecteurs différenciés de mémoire et de croisements mémoriels. Ainsi, les collections ethnographiques du musée de Romorantin mises au jour par l’anthropologue Anne Delouis témoignent de moments majeurs, de strates du souvenir à la fois continues dans l’intérêt pour ce patrimoine folklorique et opposées dans leurs intentions politiques. Sa lecture croisée avec la mémoire du corps préfectoral et des maires éclaire les intentionnalités divergentes successives du ministre des Beaux-Arts Jean Zay, de l’action traditionaliste provincialiste de Vichy, enfin de la volonté de démocratisation culturelle et de redécouverte des traditions populaires de la Résistance, prolongée à la Libération. Cette ambition, avec une portée résolument décentralisatrice, a été reprise, avec d’autres modalités, par André Malraux et Jack Lang sous la Cinquième République, comme en témoignent les grandes heures de la Maison de la culture de Bourges (Philippe Goldman).
8Le recours aux apports de la sociologie a offert deux contributions aussi originales que différentes, et complémentaires des travaux d’historiens : c’est une incursion féconde dans l’histoire de la sociologie que nous offre David Melo à travers un best-seller revisité, l’ouvrage d’Edgar Morin entre psychologie collective du temps présent et enquête de terrain, plongée alors aussi immédiate et rapide que peu attentive au terrain, à l’histoire de la ville d’Orléans et à sa spectaculaire mutation démographique, économique et universitaire des années 1960. Dans un domaine et avec des méthodes très différentes, mais avec un arrière-fond aussi politique, Hélène Bertheleu donne la parole à une mémoire « d’en bas », pas encore patrimonialisée, d’énonciation et de diffusion souvent difficile en dépit du dynamisme associatif de beaucoup de communautés immigrées présentes dans la région, et de la récente forte valorisation touristique du passage des dirigeants communistes chinois dans le Montargois.
9Non loin de ce regard, la géographie humaine du tourisme patrimonial, des chemins de la mémoire et des représentations spatiales utilise la méthode de l’entretien pour recueillir le ressenti des habitants non seulement sur l’image de leur territoire vécu, mais aussi sur leur rapport à la fréquentation des lieux de mémoire, à leur désir de s’approprier, individuellement ou en famille, ce patrimoine de proximité, parfois lourd comme dans le cas extrême des camps d’internement du Loiret, ou réactivé par la dynamique associative par exemple à Loigny-la-Bataille. En toute hypothèse, la démarche rétrospective ici empruntée permet de se pénétrer d’une singularité mémorielle de cette région, touchée sur son sol par pratiquement toutes les guerres, et dans sa chair par la Grande Guerre, caractère original qui renforce son inscription dans le roman national et en fait un observatoire privilégié de la mémoire hexagonale.
10Plus classique dans ses méthodes mais tout aussi riche dans ses apports, l’histoire de la littérature aborde avec gourmandise les lieux associés soit à la vie d’un écrivain, comme Saint-Benoît-sur-Loire, ce lieu de création et de refuge de Max Jacob (Aude Bonord) ou Vendôme pour Ronsard (Denis Bjaï), soit aux « scènes de la vie de province » brossées par l’auteur pour donner vie à ses personnages de fiction romanesque, si foisonnants en Val de Loire et en Berry, avec Balzac (Aude Déruelle). Enfin, un lieu peut se trouver associé à la trace mémorielle d’un grand auteur même s’il n’a fait qu’y passer : c’est le cas du château de Bolingbroke à La Source où, aux sources bouillonnantes de la résurgence de la Loire, Voltaire a tiré la leçon qu’il fallait « cultiver son jardin », quelques décennies avant que ce château n’accueille la Grande Armée défaite, et deux siècles avant que n’émerge le concept de « métropole-jardin » et l’idée d’une renaissance universitaire de l’école de droit d’Orléans (Geneviève Haroche), connectée à la capitale, depuis sa gare « cité universitaire Orléans II », par un aérotrain nommé désir, ou par une ligne LGV dont l’horizon s’éloigne telle une ligne imaginaire (Joël Mirloup).
11Cependant, l’échelle régionale se décompose en souvenirs de périmètres plus restreints, des provinces, généralités, pays, puis départements révolutionnaires et arrondissements consulaires aux mémoires vives religieuses, en dépit d’un large effacement des empreintes (Didier Boisson) et des fiertés bourgeoises urbaines (Gaël Rideau), si souvent dressées sur leurs ergots, avec ou sans enceintes fortifiées (Lucie Gaugain). Le décryptage des « noms de pays » opéré par Christophe Speroni nous guide dans ce chemin déroutant où une identité se perd, comme celle du grand Orléanais d’avant le découpage départemental de l’assemblée constituante de 1789, alors que celle de la Touraine se durcit, pendant que le Berry hésite sur la route d’une réunification.
12Au prisme de ces différentes analyses, le Centre-Val de Loire confirme sa problématique centralité, sa relation complexe avec sa propre histoire, son désir, constitutif de l’identité régionale, de modération et de réconciliation civique, tant urbaine que nationale, et son rapport ambivalent à une mémoire nationale si souvent confondue avec son propre souvenir, participant sans doute au travail de deuil d’une région qui fut autrefois le domaine royal et d’une ville d’Orléans qui, capitale virtuelle uchronique évoquée par Fernand Braudel dans L’identité de la France, désire renouer avec les promesses de son passé de « Paris-sur-Loire » évoqué par Élysée Reclus :
« Orléans est, pour ainsi dire, devenu le complément de la capitale : on pourrait lui donner le nom de “Paris-sur-Loire”. Les deux villes forment ensemble un tout géographique et presque toujours elles ont eu la même destinée politique. “Le sort d’Orléans, dit Michelet, a été souvent celui de la France ; les noms de César, d’Attila, de Jeanne d’Arc, de Guise rappellent tout ce qu’elle a vu de sièges et de guerres2.” »
13En effet, les chemins ligériens de la mémoire, imprégnés par la guerre de Cent Ans, font émerger la figure de Jeanne d’Arc et le souvenir de son épopée, qui restent au cœur de l’identité du Centre-Val de Loire, mais aussi incarnation du sentiment national, d’où un paradoxe et une difficulté à se définir dans sa singularité, comme étant une sorte de quintessence d’un tout, un « cœur de France » au centre hier du domaine royal, aujourd’hui de son écrin naturel et historique, une vallée patrimoniale et touristique où déambuler à vélo sur les rives du dernier fleuve sauvage d’Europe en visitant châteaux, cathédrales et maisons d’écrivains, mais aussi incubateurs pour start-up installés sur des friches industrielles, ou encore les plus anciennes centrales nucléaires à la veille d’un démantèlement programmé. De nouveaux lieux de mémoire régionaux et nationaux pour demain ?
Notes de bas de page
Auteur
Professeur d’histoire du droit, université d’Orléans, Polen-Cepoc

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