Préfets et maires ligériens et berrichons
Du moment classique au « retour des notables »
p. 243-253
Texte intégral
« M. le Préfet s’en va. La danse des préfets continue. M. de Jozon va-t-en Vendée où il fera le piquet du Tigre. M. de Jozon est resté à Belfort un an, juste le temps de couper les arbres du jardin de la préfecture, de se faire voter une limousine somptueuse, de déférer son chauffeur au conseil de discipline, de terroriser son jardinier. Par la grâce de son beau-frère impérial, Sa Majesté Jeanneney, M. Jozon quitte Belfort, ville de 40 000 habitants, pour La Roche-sur-Yon, où l’attendent 10 000 âmes : Félicitations pour cet avancement si mérité1 ! »
1La mémoire à court terme du passage éclair d’un préfet dans un département n’est pas toujours impérissable, avant tout marquée par les règlements de comptes personnels et partisans. Toutefois, les archives privées peuvent venir apporter un autre regard que la Presse, les recommandations ou les dénonciations qui emplissent les dossiers personnels. Mais faut-il vraiment entretenir un rapport à la mémoire administrative en la personnalisant ? S’il est nécessaire de « se souvenir des meilleures choses », le nom des maires et des préfets ne devrait-il pas s’effacer derrière le service anonyme et désintéressé de la chose publique ? Qui mérite de passer à la postérité ? Et pourquoi est-ce le cas de si peu de préfets, en dehors de l’Orléanais Pereira, commissaire de la République quarante-huitard victime, vingt ans après, de l’occupation prussienne en tant que préfet du Loiret captif et bien sûr de Jean Moulin, le « préfet résistant » entré au Panthéon avec la République gaullienne ? Enracinés ou parachutés, bâtisseurs, fondateurs ou refondateurs, les magistrats municipaux occupent une large part de la toponymie urbaine, même si l’emploi de leur patronyme masque une méconnaissance de leur personnalité et de leurs actions. Que reste-t-il de nos élus et de nos administrateurs une fois qu’ils ont disparu, leurs mots et paroles d’en haut2 courent-ils encore dans les rues comme les chansons des poètes ? Exception faite des héros ou des écrivains, même les ministres passent vite (qui se souvient encore de Ségelle et d’Abattucci, de Chevallier, de Lemaître et de Duvillard ?), à la seule exception des villes moyennes (Dézarnaulds à Gien, Viollette à Dreux), des bâtisseurs ou des écrivains. La plupart des élus des petites communes n’atteignent au mieux qu’une postérité strictement locale, circonscrite à leur commune avec oubli dès la génération suivante du contenu de leur action : si Henri Hême, maire orléaniste d’Orléans a sa rue, il le doit à sa femme Anaïs, bienfaitrice de la commune de sa résidence d’été d’Olivet. Illiers, André Dessaux, Charles Sanglier, Théophile Chollet, Fernand Rabier, Eugène Turbat, Rocheplatte et Alexandre Martin, René Thinat, Roger Secrétain et Gaston Galloux, les maires trustent les plaques3, pas les préfets… Leur lien à la mémoire locale et régionale a pourtant été entretenu par leurs discours à l’occasion des manifestations officielles, les 8 mai, les 14 juillet, les inaugurations de bâtiments publics et de rues. Mais le paradoxe veut que dans les archives publiques, le nom d’un maire apparaisse avec plus de force lorsqu’il est cité à la rubrique de la répression administrative (suspension, révocation) puis pénale, souvent à la suite de l’usage de la « contre-démocratie » de la dénonciation et de la pétition. Certains régimes, singulièrement le Second Empire puis la Troisième République, excellent à équilibrer ce tableau d’infamie par le tableau d’honneur des maires prioritairement promus à l’ordre de la Légion d’honneur, ou bien intégrés à la base au corps préfectoral dans les rangs des sous-préfets.
2Depuis la réorganisation napoléonienne de 1800, beaucoup de grands préfets, mais aussi de plus modestes serviteurs de l’État, ont exercé leurs fonctions de direction et de tutelle sur le territoire régional, souvent en connivence avec les notables nommés puis élus. Le système local français a été contesté, jugé tour à tour par trop hiérarchique, centralisé à l’excès, où laissant la part belle aux réseaux de notables, voire à une nouvelle féodalité élective. La réforme territoriale mise en place avec la loi « NOTRe » vient de reconfigurer les territoires de l’administration locale et de redistribuer les compétences entre les acteurs locaux, agents déconcentrés ou élus des collectivités territoriales4. Entre la commune et le département, les deux socles révolutionnaires, les circonscriptions intermédiaires d’action ont été évolutives et contestées, du district aux actuelles intercommunalités. À l’intérieur de ces territoires, la mairie et la préfecture constituent, au moins depuis la monarchie de Juillet, des lieux de pouvoir identifiés. Quelles grandes figures y ont pris place pour déployer leurs actions dans les départements de la Loire moyenne issus du Berry et de l’Orléanais ? À quels moments se sont cristallisés les caractères originaux des fonctions de ces deux corps de l’État ? Croisant territoires, figures et moments de ces lieux de mémoire administratifs, une première approche de deux corps de l’État déployés sur l’aire de provinces historiques5.
Lieux de pouvoirs, territoires de l’administration et grandes figures de deux corps administratifs territoriaux
3En application de sa nomination ministérielle, le lien d’un préfet avec un territoire est ouvert par son installation dans ses fonctions. D’emblée, parallèlement à la prise de contact avec les services et les principaux collaborateurs (secrétaire général, sous-préfets, chefs de service), le préfet apprend à connaître ses principaux interlocuteurs, les notables nommés puis élus après 1830, les conseillers généraux qui dans le système classique français sont avant tout des maires de chefs-lieux de canton. En dehors des cas, rares, ponctuels, de conflit, une connivence professionnelle s’instaure, souvent fondée sur des réseaux familiaux, politiques ou spirituels. Caractéristique de cette République des camarades6, l’accueil en 1930 du préfet radical Jozon par le président du conseil général du Loiret, Rabier, ancien maire d’Orléans, vice-président du Sénat et à ce titre proche du président Jeanneney, beaufrère du préfet, Fernand Rabier qui a pour gendre le sous-préfet Toulza :
« À son début, M. Jozon a été chef de cabinet du préfet du Loiret, mon ami Maringer, son beau-frère. J’ajoute qu’il est devenu presque notre compatriote par son mariage avec la fille de l’ancien maire de Malesherbes. […] Je suis certain, mon cher préfet, que vous saurez gagner dans le Loiret, l’estime et les sympathies que vous avez conquises partout où vous êtes passé. En tout cas vous trouverez dans les conseillers généraux des auxiliaires et des collaborateurs dévoués7. »
4Par la suite, Frot, Donon et le voisin du val, le ministre de l’Intérieur radical Chautemps, appuient son accès à la 1re classe et sa promotion à la légion d’honneur.
Ill. 1. – Paul Vuillot, maire de Malesherbes, en famille.

Plaque de 1899, collection Jacqueline Jozon
5Mais les préfets ligériens et berrichons ne sont pas tous issus du sérail. En particulier sous le Consulat, l’étroitesse du vivier de bons juristes et d’administrateurs chevronnés conduit Lucien et Napoléon Bonaparte à faire appel à des étrangers à leur ressort administratif. Ainsi, deux des premiers préfets du Loir-et-Cher ont acquis leurs galons à l’extérieur de l’hexagone, le juge belge Beyts et l’ancien maire de Solaro et sous-préfet d’Asti, Cristiani de Ravaran8. Une autre voie plus directe pour se faire remarquer du chef de l’État : rédiger son hagiographie, à l’instar de Chicoilet de Corbigny qui écrit à la gloire du jeune général de l’armée d’Italie et y gagne la préfecture de Blois où il se confronte à l’inertie des conseillers de préfecture, plus zélés à soigner leurs vignes à Saint-Aignan que de peaufiner la jurisprudence administrative9.
6À l’inverse, un préfet en poste reste tenu à la loyauté personnelle et politique. Pour l’avoir oublié dans sa correspondance privée – mais existe-t-il une sphère privée et des libertés individuelles sous l’Empire ? – le préfet du Cher Belloc paie de sa place la franchise de son épouse, révulsée de l’assassinat du duc d’Enghien. Jamais son mari ne réintégrera le corps préfectoral10.
7L’épouse du préfet joue un rôle décisif dans une carrière longtemps plus mondaine que technique, avant tout relationnelle, importance renforcée par l’hypergamie des hauts fonctionnaires et la fréquence de dynasties maternelles. L’entrecroisement des réseaux de notables provinciaux et nationaux passe par les alliances matrimoniales, y compris au xxe siècle où les débuts d’un Edgar Pisani sont accélérés par son influent beau-père Le Troquer11. À l’inverse, une vie trop notoirement dissolue est peu durablement compatible avec une carrière de représentation officielle. Les temps troublés peuvent offrir des masques et laisser des postures faire, un temps, illusion. Ainsi à Issoudun, le faux marquis de Mésillac, ultraroyaliste outré, se disant proche parent de Talleyrand, fait un temps illusion en tenant des discours moralisateurs tout en vivant en ménage avec une prostituée à l’hôtel de sous-préfecture12. Autre vrai Tartuffe, Bacot de Romand à Blois puis à Tours instrumentalise le déplacement des fonctionnaires selon ses visées de prédateur du beau sexe13. Ce type de comportement intrinsèque à l’hybris de l’abus de pouvoir, perdure sous le Second Empire avec Cortois de Charnailles, surnommé « Canaille » y compris dans les rapports de la police des chemins de fer14, et sous la Troisième République avec Exbrayat, stipendié par l’Alliance républicaine et charivarisé par l’opposition locale. Face à cette difficulté, pas besoin de lancer un concours Lépine pour trouver une solution ingénieuse, Louis Lépine lui-même, préfet de l’Indre, souligne la difficulté dans les « postes de début » pour les jeunes fonctionnaires préfectoraux d’échapper à l’ambition nuptiale des mères de jeunes filles à marier du cru ; les agents déconcentrés de l’État sont des partis recherchés et peuvent s’enraciner par le mariage tels les anciens conquérants15. Les maires n’apparaissent que tardivement à la rubrique faits divers, avec l’assassinat du maire d’Orléans Chevallier par son épouse trompée, crime passionnel à la une de la presse nationale en 1951.
Ill. 2. – Mairie de Malesherbes au début du xxe siècle (carte postale).

8La vie familiale des préfets participe à leur stratégie de carrière, à leurs désirs d’avancement, de mutation et mobilise les recommandations des grands élus protecteurs. Dès la monarchie de Juillet, une hiérarchie implicite des places s’installe, dans les têtes et dans les cœurs avant d’être inscrite dans les textes. Quels sont les lieux de pouvoir et les territoires spécifiquement convoités ou redoutés, est-ce en lien avec des comportements des populations face à l’acceptation de la norme ou aux attitudes électorales. Les sous-préfectures berrichonnes et la préfecture de Châteauroux sont des postes de début, d’apprentissage de la carrière, qui peuvent se transformer en voies de garage si le séjour y est trop prolongé. Seuls les candidats ayant leurs intérêts privés à proximité y trouvent leur compte. En revanche, comme en témoigne la liste établie dans sa correspondance privée par Taillepied de Bondy, l’Eure-et-Loir et le Loiret sont surcotés du fait de leur proximité immédiate de Paris. En outre, Bourges, Orléans et Tours présentent l’attrait mondain de villes de cours d’appel et de garnison, et les frais d’abonnement tiennent compte de cette obligation d’inviter magistrats et officiers supérieurs, comme l’avait bien compris Stendhal, ce préfet en herbe fauché par la Restauration, qui ne parle des préfectures désirées que par l’attrait de leur chef-lieu.
9Les images d’Épinal des arrondissements, réputés aisés à administrer ou plein de chausse-trappes par leur caractère frondeur, peuvent se révéler erronées. Ainsi de Pithiviers que le commissaire républicain Pereira, pourtant fin connaisseur de la carte électorale, considère comme « la terre promise d’un administrateur en retraite », alors que ce pays de cocagne juilletiste est devenu délicat avec la Deuxième République. Moins demandée que sa rivale vendômoise, la sous-préfecture solognote de Romorantin se révèle être un tremplin fréquent vers une préfecture dès que les perspectives de promotion internes s’élargissent après 1830, et encore davantage sous Napoléon III à proximité de La Motte-Beuvron. Ainsi de Petit de la Fosse, fils du premier président de la cour d’appel d’Orléans disgracié par la Congrégation, et qui obtient en « dédommagement de l’injustice » subie par le père une sous-préfecture et, à l’ancienneté, la préfecture de la Creuse en 1847.
10Le caractère modéré et libéral du val de Loire, en concordance des temps avec l’évolution des régimes constitutionnels nationaux, est manifeste à Blois et à Orléans avec des titulaires qui survivent par leur sens de l’anticipation au tournant de 1830, tels de Riccé et surtout Lezay-Marnésia inamovible à Blois de 1828 à 1848 pour avoir su anticiper le moment Guizot.
11En effet, le profil du titulaire doit coller au mieux à la terre d’élection : Jozon est décrié en Vendée avant 1930 car il ne va pas à la messe, alors qu’à Orléans puis dans la Marne, il est en phase avec les notables radicaux et francs-maçons, de Rabier à Donon, de Cabanis et Gallouédec à Marchandeau, mais il se heurte dans la Somme aux critiques du très à gauche Max Lejeune16…
12La difficulté d’adéquation du profil de poste et de son titulaire est accrue lors des périodes d’instabilité de régime, voire de changement d’orientation comme sous le second empire libéral. Ainsi le fils naturel et adoptif de Grouchy, en échec comme candidat officiel, tire profit de son passage forcé à l’opposition : avec humour, le préfet note : « toujours en retard – tradition familiale oblige – d’un ou deux régimes… ». L’échec électoral du candidat officiellement soutenu par l’administration scelle la disgrâce du sous-préfet en poste.
Moments de crise, moments de guerre
13Le désir du pouvoir central de régulariser les pratiques de l’administration locale grâce à la férule pédagogique préfectorale enregistre les variations de la politique nationale en matière de décentralisation, singulièrement en période de crises et de guerres. Enfin, la mémoire des grandes figures et des « moments » participe à cristalliser le sentiment de former une région.
14Les premiers pas consulaires et l’aristocratisation impériale du personnel administratif concernent tout aussi bien la préfectorale que les municipalités urbaines. Ce sont les temps de crise qui forgent les particularités de ces corps. Paradoxalement, les girouettes de 1814-1815 préparent la régularisation et la professionnalisation des administrateurs ligériens et berrichons. La révolution juilletiste de 1830 inverse le rapport de force et la relation de tutelle entre préfets et maires, renforçant l’ancrage parmi leurs concitoyens de maires et d’adjoints désormais obligatoirement puisés au sein des élus municipaux. Paradoxalement, cette évolution s’accompagne d’une nationalisation de débats dorénavant publics, des enjeux parlementarisés et des outils de formation et d’information, pris en main par les services préfectoraux mais aussi ministériels.
15Toutefois, la prétention des conseils municipaux à s’ériger en hémicycles permanents provoque un conflit entre les élus orléanais et le préfet, affaire embrouillée par la multiplicité des rôles des avocats-conseillers de préfecture et des journalistes opposants, mais si fondamentale qu’elle est tranchée en Conseil d’État en 1840.
16Afin d’installer la République, le personnel est ponctuellement bouleversé en février 1848, en puisant chez les opposants locaux, parlementaires, journalistes, avocats tel Michel de Bourges et les commissaires de la dame de Nohant en Berry. En revanche, le tournant conservateur de juin 1849 anticipe sur le coup d’État et le Second Empire : les sous-préfets orléanistes reviennent aux commandes et sont promus comme préfets à poigne, mais aussi pilotes du décollage économique et des prétentions sociales de Napoléon III. Les administrateurs y gagnent stabilité dans le poste et avancement sur place, ainsi que des passerelles avec les municipalités de chefs-lieux, traits qui perdurent sous la Troisième République après les soubresauts et épurations mutuelles de sa première décennie, de la débâcle de 1870 à la victoire républicaine de 1877.
17La République des maires consacre la cogestion des territoires par les élus et le corps préfectoral, politisation et professionnalisation allant de pair. Des agents aux capacités modestes, mais à la fidélité politique sans faille, tels les « sous-préfets aux champs » Planet et Pandevant, les Bouvard et Pécuchet de la Préfectorale, trouvent leur place, plus près de la politisation du corps que de sa professionnalisation. Heureux comme des sous-préfets en République, ces modestes fonctionnaires éprouvent le dur plaisir de durer : de 1877 à 1906 à La Châtre pour Planet, fils de quarante-huitard, de 1878 à 1899 à Gien puis Montargis pour Pandevant, militant républicain mais piètre administrateur qui « a su gagner de vives et nombreuses sympathies et a conquis une réelle influence par la netteté de son attitude politique », dont le dévouement à « l’illustre ministre Cochery » lui vaut même la légion d’honneur.
18Le passage de l’un à l’autre corps, les maires devenant sous-préfets au moment de pénurie et d’alternance, les préfets devenant élus (de Talleyrand à Deschanel de Sudreau à Masson ou Papon), témoignent de l’imbrication des corps administratifs enlacés avec pour lieu interface les cabinets d’avocats et les conférences de rédaction, avec constitution de réseaux de grands notables.
19L’œuvre scolaire de la Troisième République comprend un volet d’histoire locale tourné vers l’étude des grandes figures départementales et urbaines, en particulier les maires qui ont laissé une trace dans l’espace urbain : Chasles, Lhopiteau, à Chartres. Les relations s’institutionnalisent à la Belle époque avec les créations de l’Association de Prévoyance du corps préfectoral et de l’association des maires par le maire de Châteaudun, le radical Baudet.
20L’affaire Stavisky et le 6 février 1934 valent à Frot et Chautemps d’être caricaturés par Sennep, mais Orléans n’est pas Bayonne, même si une tradition de dénonciation des scandales existe depuis Méry à Gien, maire pharmacien fournisseur d’hôpitaux, du conflit d’intérêts au trafic d’influence.
De l’interdépartementalité au Centre-Val de Loire : « moment région » ou nouveaux fiefs ? (1941-2015)
21Le moment 1940 remet en cause le dialogue républicain et son cadre privilégié, le département. La panique de l’exode ne met pas en valeur une administration défaillante, en particulier à Orléans où le préfet Lemoine et la municipalité abandonnent à leur sort les habitants, à l’inverse de Moulin et Viollette en Eure-et-Loir. La mise à mort de la République provoque un changement du personnel, surtout préfectoral avec l’ingénieur Morane alors que les préfets de Vichy ont l’habileté de tenir compte de l’aspiration des populations à renouer avec une représentation municipale. Un travail de réflexion sur l’identité régionale se met en place à la fois à travers les expositions et les plans de reconstruction des villes-ponts bombardées en style val de Loire, et par l’enquête lancée depuis Orléans par des « chômeurs intellectuels » qui préparent la mise en place de l’école régionale d’administration et la consolidation des ambitions métropolitaines, universitaires et culturelles d’Orléans17.
22Jean Moulin est légitimement érigé en héros et sauveur de l’honneur d’un corps de l’administration, gravement terni ailleurs par Junot, Papon ou Bousquet, mais difficulté d’ancrage dans la mémoire et le tourisme local. Des rejeux mémoriels suscitent des incidents entre anciens résistants, tel l’UDSR et ancien Libé-nord Claude Lemaître et le préfet Dupuch, ancien secrétaire général de la préfecture régionale de Limoges, rare occurrence de conflit depuis la guérilla entre Vierzon la rouge et les préfets du Cher après la Commune.
23Si les préfets régionaux disparaissent en 1944, victimes de leur identification à la répression antirépublicaine et antisémite, l’idée de coopération économique régionale ne s’efface pas. Mais la priorité immédiate est de reconstruire, de retrousser les manches et de renouer avec le dialogue démocratique. L’ère des maires et des préfets bâtisseurs met en avant des personnalités plus rivales dans leurs ambitions urbaines que prêtes à des projets coopératifs : Royer, Sudreau, Secrétain, Boisdé. Toutefois, de Coder en EPR, la région Centre émerge des conférences interdépartementales, mais avec bien des frustrations et des doutes sur la pertinence du périmètre comme du choix de la capitale18. À ce jeu d’influence, Secrétain utilise des cartes maîtresses, instrumentalisant en particulier avec maestria les fêtes de Jeanne d’Arc pour mobiliser au service de l’ambition orléanaise ses réseaux d’acteurs nationaux, de Debré à Malraux. La longue marche ligérienne vers une métropole jardin est incarnée par Sudreau, de Chambord illuminé au métro-Loire19. Mais lui-même déplore dès 1978 la faiblesse de l’institution régionale, la modestie de ses moyens d’intervention, ou encore l’instabilité et le manque de leadership lié à la présidence tournante dévolue aux présidents des conseils généraux.
Ill. 3. – Le président Auriol et le préfet Sudreau dans l’escalier du château de Chambord.

Source : Château de La Source, présidence de l’université d’Orléans.
Ill. 4. – Visite du domaine du château de La Source, futur campus universitaire, par, de gauche à droite, le préfet du Loiret Dupuch, le maire d’Orléans Roger Secrétain et le Premier ministre Michel Debré, le 8 mai 1960.

Source : Château de La Source, présidence de l’université d’Orléans.
24La recomposition régionale a paradoxalement révélé aux habitants du Centre leur identité commune structurée par le bassin de la Loire, par le patrimoine et par la double polarité parisienne et ligérienne. Deux siècles et demi après les remises en question du règne de Louis XV, l’administration territoriale est à la croisée des chemins, condamnée à se réformer sous la contrainte des dotations budgétaires et de la perte de confiance des citoyens dans une action publique opaque. Une nouvelle fois, la redéfinition des rôles du préfet et des élus constitue un préalable et une chance de mieux concilier intérêt général, aménagement des territoires et proximité. Alors que les départements du Berry et de l’Orléanais connaissent des situations démographiques et économiques opposées, la pérennité de la région Centre-Val de Loire. Le maintien d’une tutelle exercée au nom de l’intérêt général n’est sans doute pas inutile, si elle a les moyens de l’efficacité, et des relais de proximité. La déshérence de bien des sous-préfectures, l’actuelle recomposition de l’administration autour des métropoles des grandes régions laisse craindre une concentration sans précédent des centres de décision, loin de la plupart des maires et des préfets.
25« Terre du travail bien fait », « cœur de France », le Val de Loire de Jean Zay a rarement été hostile ou nocif à la postérité de ses administrateurs, mais Jean Zay, entré au Panthéon, n’a jamais brigué la mairie20. Comme le conseille le préfet franc-maçon Edgar Monteil en 1893, la priorité municipale de la gestion préfectorale est encore plus impérative en République :
« Recevoir les maires à la préfecture, ne pas craindre de les inviter à sa table, même s’ils ont des blouses et des sabots, prendre place facilement à leur foyer, se mettre en contact avec les conseillers municipaux, éviter les conflits, les apaiser, se montrer amène et serviable, visiter les communes, en un mot se faire des amis personnels des maires par une action incessante dans le département : telle est la conduite par laquelle le préfet doit tempérer son autorité et se mettre à même de l’exercer sans secousses. »
26Pas de secousse, c’est ce qu’espère tout administrateur en poste, tel Worms-Clavelin, le préfet de l’Orme du mail d’Anatole France souvent situé au Mans ou à Orléans :
« ne jamais servir un ministère avec un zèle ardent. Cette modération gardée pendant la durée d’un ministère, lui assurait la sympathie du suivant. Il administrait peu, correspondait brièvement avec la place Beauvau, ménageait les bureaux et durait ».
27Mais il ne suffit pas de durer pour passer à la postérité.
Notes de bas de page
1Le Républicain de Belfort, 28 mai 1926, Dossier personnel Jozon André, F/1bI/956.
2Allorant Pierre, Garrigues Jean, Legoy Corinne, Rideau Gaël et Suspène Arnaud (dir.), Paroles d’en haut, Paris, Classiques Garnier, 2016.
3Allorant Pierre, Borrell Alexandre et Garrigues Jean (dir.), 250 lieux, personnages, moments. Patrimoine en Beauce, Berry, Gâtinais, Perche, Sologne, Touraine, « Patrimoine en Val de Loire », Tours, PU François-Rabelais, 2018.
4Allorant Pierre, « Les “boîtes à idées” de la réforme territoriale en France, de la Restauration à Poincaré (1822-1926) », Parlement[s], Revue d’histoire politique, no 20, « L’administration territoriale de la France », 2014.
5Allorant Pierre, Le corps préfectoral et les municipalités dans les départements de la Loire moyenne au xixe siècle, Orléans, PU Orléans, 2007.
6De Jouvenel Robert, La République des camarades, Paris, Grasset, 1914.
7Allorant Pierre, Le président du conseil général du Loiret de 1871 à 1982, Orléans, PU Orléans, 2003, p. 63-64.
8François Joseph Beyts, né à Bruges (Belgique) le 17 mai 1763, mort à Bruxelles le 15 février 1832. Député (Lys) aux Cinq-Cents. Préfet de Loir-et-Cher, 11 ventôse an VIII. Commissaire du gouvernement près de la cour d’appel de Bruxelles, 17 messidor an VIII. Bargeton René, Les préfets du 11 ventôse an VIII au 4 septembre 1870, Arch. nat., p. 52. Beltrame Cristiani de Ravaran, né à Voghera le 9 février 1769, naturalisé le 6 décembre 1814. Mort à Solero en 1854. Sous-préfet d’Asti, 20 brumaire/20 frimaire an XIV. Préfet de Loir-et-Cher, 9 mai/6 août 1811. Remplacé le 12 juillet 1815. Arch. nat., F/1bI/157/37.
9Louis Antoine Ange Chicoilet de Corbigny, né à Rennes le 6 avril 1771, mort à Blois le 29 avril 1811. Secrétaire général de la Roer, 3 messidor an VIII, sans suite. Préfet de Loir-et-Cher, 17 thermidor/1er fructidor an VIII, mort en fonction. Arch. nat., F/1bI/157/23.
10Georges Antoine Thérèse de Belloc, né à Toulouse le 16 janvier 1774, mort le 31 janvier 1816. Préfet du Cher 11 brumaire/7 frimaire an X, destitué le X ventôse an XIII. Arch. nat., F/1bI/156/15.
11Edgar Pisani, né à Tunis le 9 octobre 1918. Dictionnaire biographique des préfets. Septembre 1870-mai 1982, Arch. nat., 1994, p. 446.
12Lamoussière Christiane, Le personnel préfectoral de 1800 à 1880, Arch. nat., 1998, p. 517.
13Claude René Bacot de Romand, né à Paris le 9 octobre 1782, auditeur au Conseil d’État le 1er août 1810, sous-préfet de Tours, 8 février 1811, préfet de Loir-et-Cher le 17 juillet 1815, député d’Indreet-Loire, 22 août 1815, préfet d’Indre-et-Loire 2 mars 1816, remplacé le 19 février 1817. Arch. nat., F/1bI/156/1.
14Gabriel Léonce Cortois de Charnailles, né à Paris (2e), le 14 mars 1816, mort à Paris (8e), le 1er décembre 1898. Préfet d’Eure-et-Loir du 22 octobre 1861 au 29 mars 1869. Arch. nat., F/1bI/157/18.
15Lépine Louis, Mes souvenirs, Paris, Payot, 1929, p. 58-65.
16Allorant Pierre, « Un préfet “radical de gouvernement” dans la tourmente : André Jozon », in Pierre Allorant (dir.), Conseiller, légiférer, gouverner, Orléans, PUO, 2010, p. 207-212.
17« Reconstruction nationale et urbanisme technocratique : l’action pionnière du préfet Morane », in Pierre Allorant, Noëlline Castagnez et Antoine Prost (dir.), Le moment 1940. Effondrement national et réalités locales, Paris, L’Harmattan, coll. « Cliopolis », 2012, p. 139-150.
18Allorant Pierre, « Les acteurs politiques de la genèse d’une région “sans qualité” : ambitions urbaines, contours et identité de la région Centre », in Jean El Gammal (dir.), Régions, courants, transferts. Histoire et politique, Nancy, Riveneuve éditions, 2014, p. 123-138.
19Allorant Pierre, « Pierre Sudreau, la République au Centre. Le préfet et le président de la région Centre », in Claire Andrieu, Bruno Leroux et Michel Margueiraz (dir.), Pierre Sudreau, Rennes, PUR, 2017.
20Allorant Pierre, Bergounioux Gabriel et Cordereix Pascal (dir.), Jean Zay. Invention, reconnaissance, postérité, Tours, PU François-Rabelais, 2016.
Auteur
Professeur d’histoire du droit, université d’Orléans, Polen-Cepoc

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