L’émigration nobiliaire hongroise en France au xviiie siècle
Bilan de recherches, questions méthodologiques
p. 227-238
Note de l’auteur
Cette étude a été préparée avec le soutien du groupe de recherches scientifique « Lendület » Histoire des Familles (2017-) de l’Institut d’histoire du Centre de recherches en sciences humaines de l’Académie hongroise des sciences.
Texte intégral
1L’histoire de l’émigration nobiliaire hongroise en France après la guerre d’indépendance hongroise (1703-1711) resta longtemps un domaine de recherches oublié car il se situait à la lisière des grandes histoires nationales européennes. Un regain de faveur se produisit dans la seconde moitié du xixe siècle, avec le renouveau des recherches sur la vie du prince François II Rákóczi, descendant des princes de Transylvanie et allié informel de Louis XIV pendant la guerre de Succession d’Espagne. Le prince déchu trouva un refuge dans un premier temps en Pologne et en France, puis dans l’Empire ottoman. De même, ses officiers et partisans le suivirent dans son émigration en France. Beaucoup d’anciens combattants de la guerre d’indépendance trouvèrent un emploi au sein de l’armée royale française dans les régiments de hussards, d’où le caractère militaire de cette émigration1.
Une émigration militaire en qualité et quantité
2L’époque de l’émigration hongroise en France correspondait à celle où la tactique de la petite guerre commença à s’étendre en Europe2. Les qualités militaires des hussards hongrois furent considérées comme des traits nationaux innés. Dans la littérature militaire de l’époque, surtout dans les traités sur la tactique de la petite guerre, nous trouvons en effet beaucoup de stéréotypes nationaux sur les hussards hongrois. L’aptitude des Hongrois pour la cavalerie légère était incontestable pour l’élite militaire française, comme en témoignent les écrits de Turpin de Crissé, Chabot de la Serre, Beausobre ou Maurice de Saxe3.
3La cavalerie légère hongroise, les hussards, apparut donc dans presque toutes les armées européennes. L’armée impériale en comptait plusieurs régiments dès la fin du xviie siècle grâce à l’activité du duc Charles V de Lorraine4. L’armée royale française voulait opposer aux hussards impériaux leurs compatriotes réfugiés en France. Après les difficultés des premières unités de cavalerie légère hongroise en France, le premier régiment permanent de hussards fut fondé en 1720 par le comte László Bercsényi. Ensuite, le nombre de ces régiments ne cessa de croître jusqu’à la Révolution, époque à laquelle il y en avait douze5.
4Au début, grâce au recrutement parmi les réfugiés hongrois sur le territoire de l’Empire ottoman et aux désertions massives pendant les guerres dynastiques de la première moitié du xviiie siècle (1733-1748), les effectifs des régiments étaient composés en majorité de Hongrois. Plus tard, surtout après le renversement des alliances en 1756, ils furent remplacés par des Alsaciens, des Lorrains et des Français. Néanmoins, l’élite d’origine hongroise conserva, jusqu’à la Révolution, une position stable dans le corps des officiers des régiments de hussards français. Quelques membres de cette élite militaire remplirent des missions diplomatiques en Orient, d’autres contribuèrent aux expéditions coloniales de la fin de l’Ancien Régime6.
5En ce qui concerne les effectifs de l’immigration hongroise en France au cours du xviiie siècle (1693-1792) nous n’avons que des évaluations à partir des recherches réalisées aux archives du Service historique de la Défense et de quelques autres archives et bibliothèques. En premier lieu, le professeur André Corvisier a fait des recherches statistiques sur les premiers régiments de hussards. Dans ses livres et articles, il a publié de nombreux tableaux statistiques de ces régiments7. À partir des résultats partiels de ses recherches, André Corvisier a réussi à donner un chiffre approximatif des hussards hongrois de l’armée royale française de l’Ancien Régime : « S’il fallait chiffrer le nombre des Hongrois ayant servi la France, il me semble qu’on ne dépasserait pas deux à trois milliers8. »
6Le regretté József Zachar poursuivit les recherches du professeur Corvisier dans ce domaine. Le dépouillement systématique de différents fonds des archives du Service Historique de la Défense et de ceux de nombreuses archives de province constituèrent les étapes de ses investigations. Depuis la fin des années 1970, Zachar a publié une riche documentation en la matière. Son étude de statistique historique représente le premier essai d’évaluation fondé sur une vaste investigation empirique. Il réussit à identifier 1 385 personnes hongroises ou d’origine hongroise au sein des régiments de hussards français dont la répartition était la suivante9 :
Grade | Nombre | Pourcentage |
Hussards | 1 162 | 83,90 % |
Officiers subalternes | 30 | 2,17 % |
Officiers | 158 | 11,41 % |
Officiers supérieurs | 23 | 1,66 % |
Généraux | 12 | 0,86 % |

7Les analyses de Joseph Zachar concernaient les régions d’origine, l’âge moyen et la proportion des Hongrois dans les régiments de hussards français. Le tableau représentant les dates d’arrivée des Hongrois dans l’armée royale française témoigne d’une persévérance migratoire, certes déséquilibrée, dans le dernier siècle de l’Ancien Régime10 :
Arrivée | Nombre | Pourcentage |
1692-1697 | 22 | 1,67 % |
1703-1711 | 53 | 4,01 % |
1712-1732 | 65 | 4,92 % |
1733-1738 | 108 | 8,18 % |
1739-1740 | 19 | 1,44 % |
1741-1748 | 643 | 48,83 % |
1749-1756 | 317 | 23,99 % |
1757-1763 | 22 | 1,67 % |
1764-1791 | 72 | 5,29 % |
Total | 1 321 | 100 % |

8Ces quelque 1 300 personnes ne représentant qu’une faible partie de l’ensemble des hussards hongrois, Zachar estimait que les effectifs totaux de cette immigration militaire pouvaient dépasser le seuil de dix mille hommes11.
9Grâce aux nombreuses études du général Raymond Boissau, les recherches firent des progrès considérables. Un de ses derniers ouvrages sur l’histoire des régiments de hussards en France, publié en 2015 sous le titre de Dictionnaire des officiers de hussards de l’Ancien Régime. Des origines à Valmy (1693-1792), comporte les fiches individuelles des officiers de hussards avec des données importantes12. Ce travail nous a permis d’identifier avec précision presque 500 personnes hongroises et d’origine hongroise dont une grande partie issue de la noblesse.
10Néanmoins, le problème statistique de l’immigration est loin d’être résolu. Pendant nos recherches, nous avons donné la priorité aux immigrés qui s’implantèrent ou restèrent durablement en France. Ce groupe constituait une minorité stable de quelques centaines de personnes dans l’ensemble de ces militaires particulièrement mobiles. En examinant les contrôles des régiments de hussards français sous l’Ancien Régime, nous avons remarqué que beaucoup de noms figuraient plusieurs fois dans les mêmes registres, rendant ainsi notre évaluation imparfaite. Nous avons changé de méthode en examinant la proportion des Hongrois par rapport aux hussards d’autres nationalités afin d’éliminer les répétitions. Si cette approche n’est pas capable de fournir des chiffres exacts, du moins permet-elle de discerner l’évolution de la présence hongroise dans les régiments de hussards.
11Le poids démographique de la population hongroise dans la France du xviiie siècle, pays le plus peuplé de l’Occident, était extrêmement faible. Cependant, ces quelques milliers de personnes exercèrent sur la société une influence qui fait oublier leur faiblesse numérique13. Les régiments de hussards comme les autres régiments étrangers de l’armée royale française, étaient particulièrement liés à la personne du roi. Pendant la Révolution, ils combattirent aux côtés des autres troupes royalistes, ce qui provoqua leur départ massif à l’étranger. L’émigration emporta ainsi la plupart des officiers d’origine hongroise14.
12Comme il s’agissait d’une immigration militaire, le principal lieu de leur intégration était l’armée royale française. La question de leur insertion est d’autant plus intéressante que l’armée se trouvait à cette époque en pleine crise sociale15. D’une part, la noblesse voulait dominer le corps d’officiers, d’autre part, l’argent et le talent des roturiers modifiaient la composition de la hiérarchie militaire. Le regain de faveur de l’idée de la « noblesse militaire », en particulier grâce à l’ouvrage La noblesse militaire ou le Patriote français (1756) du chevalier d’Arc, renforça la controverse autour des principes de la « naissance » et du « mérite » dans l’armée. L’élite des régiments de hussards, composée de pauvres gentilshommes hongrois, devait généralement faire la même carrière que les officiers de fortune français. Ces derniers gagnèrent la noblesse plus facilement, car l’édit du mois de novembre 1750 autorisa l’anoblissement des officiers ayant la croix de Saint-Louis16.
Les familles nobiliaires franco-hongroises
13La camaraderie militaire avec les officiers français aboutit souvent à des amitiés17, voire à des alliances matrimoniales. La première génération des officiers hongrois s’allia de préférence aux familles de la noblesse militaire provinciale. L’âge moyen des Hongrois au moment de leur mariage était d’environ 35 ans. Pourtant, l’âge moyen pour le premier mariage dans la noblesse en France des xviie et xviiie siècles était de 27-28 ans pour les hommes. Cet écart considérable s’explique par le fait que les militaires étrangers devaient avoir un grade assez élevé, au moins une lieutenance, pour disposer des moyens requis pour le mariage18. Il est remarquable que les gentilshommes hongrois ont épousé surtout des filles issues de la petite noblesse de province. Ces familles françaises, lorraines ou alsaciennes appartenaient le plus souvent à la couche épaisse de la noblesse militaire. Les relations d’amitié de l’armée furent ainsi renforcées par des alliances matrimoniales. Cela permit aux nobles hongrois de s’intégrer dans la noblesse du pays ; et vice versa, les beaux-frères trouvèrent plus facilement des postes d’officier dans les régiments de hussards19. Néanmoins, l’origine des épouses fut parfois assez obscure. Le comte László Bercsényi épousa ainsi Anne Catherine Girard (Gérard), « par amour » (pour reprendre le mot de Valentin Esterhazy) en ignorant les vraies origines de sa femme. Plus tard, il fit faire des recherches généalogiques sur la famille de son épouse, et trouva les preuves qu’elle descendait d’une ancienne famille de la noblesse alsacienne : les Wiet20. Hormis les familles faisant partie de la noblesse militaire, comme les Kleinholtz ou les Nougarède de la Garde, il y avait surtout des petits propriétaires terriens de province. On trouve aussi deux roturières parmi les épouses. Cela montre que le principe de la naissance comptait assez peu aux yeux des pauvres gentilshommes étrangers qui voulaient redorer leurs anciens blasons à l’aide d’une alliance avantageuse. Dans le domaine de l’origine géographique des mariées, nous constatons une majorité nette en faveur de la région d’Alsace-Lorraine (72 %). La bonne connaissance de la langue allemande des officiers de hussards hongrois et leurs fréquents séjours dans cette région pendant les campagnes, expliquent ce phénomène. La fréquence des cas d’amour illégitime donna une réputation assez douteuse aux Hongrois21.
14La deuxième génération des officiers hongrois chercha plutôt à s’allier à la noblesse de la cour et à des familles aisées de l’élite provinciale. L’âge moyen de ces fils de Hongrois au moment de leur premier mariage était de 27,8 ans. Cela correspond exactement à l’âge moyen des Français pour le premier mariage au cours des xviie et xviiie siècles (27-28 ans). Pourtant, comme il s’agit ici de cas assez particuliers, il faut aussi examiner les éléments qui composent cet âge moyen. Nous pouvons distinguer les mariages de la noblesse relativement aisée et présentée à la cour (par exemple les Berchény ou les Tott) de ceux de la noblesse moyenne (par exemple les Pollereczky ou les Dessoffy). Les fils des familles du premier groupe se mariaient assez tôt (21-25 ans) conformément à la coutume matrimoniale de l’aristocratie française22. À cet âge, l’influence des pères dans la formation des alliances était considérable. L’âge des fils des familles du deuxième groupe oscille plutôt autour de l’âge moyen de l’époque (24-32 ans). Dans leur cas, l’avancement militaire, la base financière pour le mariage, devaient jouer également un rôle important. L’âge relativement avancé (44 ans) de Ladislas Valentin Esterhazy s’explique par le fait qu’il était orphelin et pauvre dans sa jeunesse, et que le comte Berchény, son père adoptif, ne s’occupait pas de son mariage. L’origine sociale des épouses montre un peu plus de variété que celle de la première génération. La noblesse militaire et la noblesse de province donnaient toujours leurs filles aux jeunes officiers d’origine hongroise. En général, ces familles étaient un peu plus argentées que celles dont les filles avaient épousé des officiers hongrois dans la première moitié du xviiie siècle. La plupart des alliances avaient été certainement bien négociées par les parents. La réussite des mariages des gentilshommes hongrois contribua largement à leur enracinement sur le sol français. Les immigrés arrivés en France se heurtaient, en effet, à des difficultés matérielles considérables. La plupart d’entre eux n’avaient d’autres ressources que des pensions viagères. Le but des gentilshommes hongrois était l’acquisition foncière, puisque la terre était la véritable mesure de tous les statuts sociaux. La fortune immobilière des immigrés hongrois augmenta rapidement grâce aux mariages d’argent vers la fin de l’Ancien régime. Il est intéressant de noter que l’implantation géographique des Hongrois se concentra sur la partie orientale de la France. L’investissement dans l’immobilier se solda par la déconfiture économique de l’élite émigrée d’origine hongroise dont les biens furent confisqués durant la Révolution23.
Identité nationale
15L’identité nationale jouait un rôle important dans l’émigration et l’organisation de la noblesse hongroise au service de la Monarchie française. À l’époque des débats turbulents de la fin de l’Ancien Régime précédant ceux de la Révolution française, l’immigration hongroise essaya de se définir en tant qu’entité politique distincte. La communauté hongroise se représenta dès le début de son apparition en France comme un corps à part entière au sein du royaume de France. Par ailleurs, le comte Ladislas Berchény définit leur condition d’une manière très pertinente lorsqu’il sollicita dans une lettre l’ordre de Saint-Louis : « Il est vrai, que s’il était décoré du cordon de l’Ordre de St. Louis, vous feriez parler de moi jusqu’aux confins de la Transylvanie. Mais c’est une grâce que j’espère et que je n’oserai demander, quoique je vous avoue, Monseigneur, que je renonce volontiers aux 2 000 livres qui y sont attachés, en faveur de cette marque de distinction qui ne coûteroit rien au Roy et qui flatteroit infiniment toute la nation hongroise qui forme aujourd’hui un état en France24. »
16L’ensemble des militaires hongrois était donc considéré, par le comte Berchény, comme un groupe à part entière dans la société française. L’emploi du mot « nation » en ce sens fut assez courant dans le français contemporain. Le mot désignait donc, entre autres, une collectivité ethnique bien organisée vivant durant une période indéterminée sur le territoire d’un pays étranger. Juridiquement, on considérait comme hongrois les individus nés en Hongrie. La nationalité hongroise de l’époque était employée pour tous les ressortissants du Royaume de Hongrie, autrement dit les régnicoles hongrois, qui ne furent pas tous magyars (hungarophones), mais qui avaient une identité politique hongroise. Le mot latin Hungarus désignait alors tous les habitants de ce pays. En examinant les listes des soldats des régiments de hussards français, nous pouvons distinguer également une identité transylvaine à l’intérieur même du groupe des Hongrois25. La Transylvanie, qui vivait selon un régime particulier depuis des siècles, était habitée par plusieurs nationalités différentes : Hongrois, Sicules, Allemands, Roumains, etc. Le caractère multinational de cette région favorisa l’apparition d’une conscience transylvaine qui fut soigneusement gardée au service de la France par les hussards originaires de cette région26.
17La conscience nationale hongroise des réfugiés fut alimentée par la mémoire de la guerre d’indépendance de Rákóczi. Le corps d’officiers recruta les anciens combattants les plus éminents. Ladislas Berchény fut un des personnages les plus célèbres dont le seul nom fit éclater des révoltes dans certaines régions de la Hongrie et attira nombre de déserteurs de l’armée impériale. Le comte lui-même resta fidèle jusqu’à sa mort aux idées du mouvement d’indépendance. Il ne manqua pas de souligner son identité hongroise dans la lettre qu’il avait adressée au comte Pálffy à la veille de la guerre de Succession d’Autriche : « Mais mon cœur et mon sang sont hongrois et me pousseront vers ma patrie jusqu’à ma mort27. »
18La conservation de l’identité nationale des hussards hongrois était en partie due à une politique gouvernementale délibérée, et résulta également du sentiment national très fort qui caractérisait l’élite des immigrés hongrois. Le hongrois fut, pendant la première moitié du siècle, la langue du commandement dans leurs régiments. L’emploi du hongrois comme langue de commandement fut indéniablement un « privilège » dans les unités où les Hongrois n’étaient que très rarement en majorité absolue28. Le respect de la tradition vestimentaire hongroise dans l’armée française attirait davantage les déserteurs hongrois. Même la manière hongroise de partager les butins fut tolérée dans les unités à majorité hongroise29. Les officiers supérieurs hongrois défendaient, parfois d’une manière opiniâtre, le caractère hongrois des hussards français contre les réformes préconisant l’uniformisation des régiments étrangers de l’armée. Lorsque le maréchal de Broglie proposa, en 1742, de « mêler quelques officiers françois dans les régiments de hussards » le comte Bercsényi défendit ainsi le principe national de ces régiments : « Je ne sçay pas, Monseigneur, qu’elle peut être la raison de ce qu’il servoit à souhaiter de mêler quelques officiers françois dans les régiments d’hussarts, tandis que l’intention de la Cour étoit toujours d’y employer les hongrois préférablement aux autres nations30… »
19Après la révolution diplomatique de 1756, le caractère hongrois des régiments de hussards s’estompa avec la fin des désertions, source principale des recrues hongroises dans l’armée française. Afin de préserver le caractère étranger des régiments de hussards, on employa désormais de nombreux Alsaciens, Lorrains et Allemands. L’immigration politique hongroise perdit alors sa raison d’être : elle cessa de représenter une tradition nationale hongroise qui devint fort anachronique pour le gouvernement français. Leur présence en France était dorénavant purement militaire et presque dépourvue de connotation politique ou nationale31.
L’intégration des nobles hongrois dans la société française
20Hormis les raisons politiques de l’émigration, l’arrivée des Hongrois était encouragée par le gouvernement français. La monarchie employait de nombreuses troupes étrangères – des mercenaires suisses, allemands, irlandais, polonais, etc. – qui constituaient environ un quart des effectifs de l’armée. Ces régiments étaient des corps particulièrement fidèles, qui étaient employés non seulement en temps de guerre, mais aussi dans des périodes de révoltes et d’effervescence sociale nécessitant de rétablir l’ordre. C’est pourquoi les souverains favorisèrent l’emploi préférentiel des Hongrois et des Allemands dans ces unités. Le rôle joué par les régiments de hussards pendant la grande peste en Languedoc en 1720, ou bien durant la fameuse « guerre des farines » en 1775, fut particulièrement important.
21Parmi les membres de la deuxième génération des immigrés hongrois, la conscience nationale hongroise était moins nette et davantage influencée par des éléments français. Même si le comte Valentin Esterhazy32 était fier de ses aïeux et parents français et occupait une place élevée dans l’armée, il était considéré comme un étranger33. Un autre représentant illustre de cette génération, François baron de Tott34, se considérait comme un étran ger35, mais pour Voltaire, il était déjà un Français36. Dans ses mémoires, le baron de Tott élabora la conception d’une mentalité nationale commune des peuples et indépendante des climats37. Cette théorie politique de la nation peut être rapprochée de celle de Rousseau et entend souligner une supériorité européenne face au reste du monde38.
22La noblesse hongroise vivant en France restait fidèle au principe traditionnel de la nation hongroise (Natio Hungarica). Les gentilshommes d’origine hongroise gardèrent, jusqu’à la Révolution, une position éminente dans les régiments de hussards. Ils s’allièrent très souvent à la noblesse militaire française où ils trouvaient un accueil favorable. La plupart des officiers hongrois mariés épousèrent des filles issues de la petite noblesse provinciale. Le comte Turpin de Crissé préconisa même une politique d’implantation des jeunes gentilshommes hongrois en France39. Plus tard, la Révolution introduisit l’idée de nation moderne. L’attachement à la Monarchie fut perçu comme une trahison. En raison de leurs activités royalistes, la plupart des officiers d’origine hongroise furent expulsés. Pour illustrer l’étrange situation subie par ces immigrés, les phrases de François-Antoine Berchény, le fils du maréchal Berchény, sont pertinentes : « Mon père a dû quitter la Hongrie parce qu’il n’aimait pas trop le roi. Moi, il m’a fallu quitter ma nouvelle patrie parce que j’aime beaucoup mon roi. Les deux choses nous sont comptées comme faute40. »
23Dans la deuxième génération, les souvenirs des racines hongroises restèrent très forts. Le comte Ladislas Valentin Esterhazy, installé en Russie grâce à Catherine II, fit un voyage en Hongrie vers la fin de sa vie. Ce témoignage de sa lettre adressée à sa femme nous représente ses états d’âme d’une manière émouvante : « À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère ! Je ne suis, mon cher cœur, qu’à la porte de la Hongrie, mais il me semble que je respire un air plus pur, que la campagne est plus belle, qu’aussi il y fait plus beau qu’à Vienne, je m’y porte à merveille41. » Dans le cas de certains membres de la troisième génération l’identité française semblait être plus forte que celle des ancêtres hongrois. La perte de la langue hongroise fut le signe le plus remarquable de ce changement42.
24L’intégration culturelle des immigrés hongrois n’avait rien d’extraordinaire, car à cette époque, la culture française était un étalon universel pour toutes les élites européennes, et l’émigration favorisa ce processus. Les similitudes culturelles, comme la religion catholique, jouèrent un rôle capital. Hormis le français, qui était un idiome international, l’élite militaire hongroise se distingua dans d’autres langues étrangères. Cette faculté contribua à l’ascension de quelques Hongrois dans la diplomatie orientale43. L’élite hongroise nous a laissé des ouvrages imprimés dans lesquels on peut même retrouver les idées éclairées de son temps44. Mais, paradoxalement, l’élite nobiliaire hongroise résidant en France se montrait beaucoup moins ouverte aux idées des Lumières que ses compatriotes vivant en Hongrie.
25En examinant les récentes publications sur les personnages illustres de cette émigration nobiliaire, nous avons constaté une tendance historiographique contraire à celle des périodes précédentes, lorsque les historiens des pays voisins, pour des raisons idéologiques, négligeaient l’importance de l’activité de ces nobles hongrois. Nous assistons maintenant à un phénomène de récupération qui se manifeste surtout dans le cas des célèbres nobles originaires de la Haute Hongrie, aujourd’hui la Slovaquie, où les historiens ont tendance à attribuer une identité slovaque aux personnages étudiés45.
26Au cours de cette étude, nous avons pris en compte l’évolution du concept de nation en France et en Hongrie au xviiie siècle. En France, on assista à la genèse d’une nation politique de type moderne, tandis qu’en Hongrie, la nation gardait son aspect organique traditionnel et comprenait seulement la noblesse. L’élite de l’émigration hongroise adopta cette dernière variante, qui était représentée en France par la noblesse militaire. La divergence des deux modèles de nationalisme évolua vers un conflit social qui atteignit son point culminant lors de la Révolution française.
27Les émigrés qui avaient accepté la nouvelle nationalité restèrent en France en continuant de servir leur nouvelle patrie et en gardant le souvenir de leurs origines hongroises46. La particularité de l’intégration des émigrés hongrois résidait dans le fait qu’elle fut encouragée par le gouvernement français de l’époque. Les militaires hongrois étaient incorporés dans des régiments commandés par des officiers hongrois. La langue du commandement et autres « privilèges » étaient respectés dans les régiments de hussards dont le caractère étranger perdura jusqu’à la Révolution. Dans la perspective d’une éventuelle séparation de la Hongrie, le souvenir de la guerre d’indépendance de Rákóczi fut soigneusement entretenu dans ces unités. De même, ces cavaliers étrangers pouvaient être employés en France lors des périodes d’effervescence populaire. La situation des nobles émigrés hongrois est intéressante dans la mesure où ils y remplirent une fonction militaire et politique caractéristique. Ils étaient, à bien des égards, comparables aux autres émigrations militaires, comme celles des Irlandais, Suisses ou Polonais, qui combattirent dans l’armée française à l’époque des Lumières.
Notes de bas de page
1Voir à ce sujet Zachar József, Idegen hadakban, Budapest, Magvető, 1981 ; Tóth Ferenc, Ascension sociale et identité nationale, Intégration de l’immigration hongroise dans la société française au cours du xviiie siècle (1692-1815), Budapest, NHK, 2000.
2Voir sur ce sujet Picaud-Monnerat Sandrine, La petite guerre au xviiie siècle, Paris, Economica, 2010.
3Voir récemment sur ces textes Tóth Ferenc, Magyar huszárok francia földön – Hussards hongrois en France, Budapest, HIM, 2016.
4Tóth Ferenc, « Le Journal de Charles V de Lorraine comme source pour l’histoire de la reconquête de la Hongrie sur les Turcs », Histoire, Économie & Société no 34, vol. 3, 2015, p. 90-103.
5Voir sur l’histoire des régiments de hussards au xviiie siècle : Raymond Boissau, Histoire des hussards de l’Ancien Régime. Origine, organisation, vie et campagnes (1693-1792), Paris, Archives & Culture, 2017.
6Notons ici surtout l’activité de François de Tott et de Maurice-Auguste de Benyowski.
7Voir à ce sujet Corvisier André, Les contrôles de troupes de l’Ancien Régime, tome III : Contrôles de troupes diverses, Vincennes, SHAT, 1970 ; Corvisier André, L’armée française de la fin du xviiie siècle au ministère de Choiseul, Le Soldat (2 vol.), Paris, 1964.
8Corvisier, André, L’armée française, op. cit., p. 270.
9Zachar József, « A Francia Királyság 18. századi magyar huszárai », Hadtörténelmi Közlemények no 27, vol. 4, 1980, p. 533.
10Ibid., p. 534.
11Renseignement aimablement fourni par M. Zachar József.
12Boissau Raymond, Dictionnaire des officiers de hussards de l’Ancien régime. Des origines à Valmy (1693-1792), Paris, Archives & Culture, 2015.
13Tóth Ferenc, Ascension sociale et identité, op. cit., p. 109-111.
14Ibid., p. 91-97.
15Voir sur ce sujet : Léonard Émile Guillaume, L’armée et ses problèmes au xviiie siècle, Paris, 1958.
16Ibid., p. 602. Le nombre élevé des chevaliers de l’ordre royal de Saint-Louis parmi les Hongrois témoigne de leurs efforts militaires considérables pendant les guerres. Zachar, Idegen hadakban, op. cit., p. 445-458.
17Sur l’importance de l’amitié dans la noblesse française, voir Kühner Christian, « Amitié et politique en France », in Le Roux Nicolas et Wrede Martin (dir.), Noblesse oblige. Identités et engagements aristocratiques à l’époque moderne, Rennes, PUR, 2017, p. 93-103.
18Tóth Ferenc, Ascension sociale et identité, op. cit., p. 162-168.
19SHD, série TR 7281 et 10451.
20Archives départementales Bas-Rhin, série G 2858.
21Tóth Ferenc, Ascension sociale et identité, op. cit., p. 168-111.
22Lebrun François, La vie conjugale sous l’Ancien Régime, Paris, A. Colin, 1989, p. 31.
23Tóth Ferenc, Ascension sociale et identité, op. cit., p. 168-176.
24Cité par Forster Gy, Gróf Bercsényi László Franciaország marsallja, Budapest, 1925, p. 112.
25Sur les hussards originaires de Transylvanie, voir Corvisier André, « Soldats originaires de Transylvanie, Moldavie et Valachie dans l’armée française au xviiie siècle », in Jónás P. (dir.), Háború és társadalom. Király Béla emlékkönyv, Budapest, Századvég, 1992, p. 109-122.
26Sur l’histoire de la Transylvanie, voir Makkai Ladislas, Histoire de Transylvanie, Paris, PUF, 1946 ; Köpeczi Bela (dir.), Histoire de la Transylvanie, Budapest, Akadémiai K., 1992.
27Cité en hongrois par Zachar József, Franciaország magyar marsallja Bercsényi László, Budapest, Zrínyi, 1987, p. 128.
28Nous ignorons la véritable ampleur de l’utilisation de cette langue. Certainement, elle fut surtout parlée entre les militaires de cette nation. Néanmoins, certaines expressions, jurons, refrains des chants militaires furent pratiqués par tous les soldats. Barjaud Yves, Les Hussards : trois siècles de cavalerie légère en France, Lausanne, Caracole, 1988, p. 32.
29SHD, série 1A 3069, fo 73.
30SHD, série 1A 2969 fo 32. Même le maréchal de Belle-Isle, ayant connu la compétence militaire des hussards hongrois pendant la campagne de Bohême, était favorable à l’idée d’employer plutôt des Hongrois que des Français dans les régiments de hussards. BnF, série Ms. fr. 11256 Mémoires inédits du maréchal de Belle-Isle, tome III, fo 137-138.
31Tóth Ferenc, Ascension sociale et identité, op. cit., p. 66-73.
32Ladislas Valentin Esterhazy (1740-1805), orphelin d’un officier hongrois, fut élevé par le comte Ladislas Berchény. Il se distingua pendant la guerre de Sept Ans, et bientôt obtint l’autorisation de lever un régiment de hussards. Son rang et son intelligence lui procurèrent plusieurs missions diplomatiques en Europe centrale et probablement en Angleterre. Il gagna la sympathie et la confiance de la reine Marie-Antoinette qui, malgré les protestations de Marie-Thérèse, le combla de ses grâces. En 1780, il fut nommé général, et l’année suivante gouverneur militaire de Rocroi. Le zénith de sa carrière fut indubitablement le moment où il fut promu membre du Conseil de Guerre créé en 1787. Durant la Révolution, il émigra en Angleterre et mourut en Russie. Voir à ce sujet Franjou Edmond, Le comte Valentin Esterhazy, seigneur de La Celle-Saint-Cyr, confident de Marie-Antoinette, Auxerre, 1975 ; Bombelles Marc Marie, marquis de, Journal, tome II, Genève, Droz, 1982, p. 186.
33Mémoires du comte Valentin Esterhazy, éd. Ernest Daudet, Paris, Plon, 1905, p. 194.
34Tott François de (1733-1793). Voir sur sa vie : Tóth Ferenc, Un diplomate militaire français en Europe orientale à la fin de l’Ancien Régime. François de Tott (1733-1793), Istanbul, Isis, 2011.
35Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares, tome II, Maestricht, 1786, p. 1.
36Tóth Ferenc, « Voltaire et un diplomate français d’origine hongroise en Orient », Cahiers d’études hongroises no 7, 1995, Paris, 1995, p. 78-86.
37Mémoires du baron de Tott, op. cit., p. viii-ix.
38Charles-Roux François, Le projet français de conquête de l’Égypte sous le règne de Louis XVI, Le Caire, 1929, p. 15.
39« La Hongrie fourmille de quantité de gens de condition pauvres, il se trouve même dans ce Royaume des gens de la plus grande qualité dont les ancêtres ont été disgraciés, et n’ont pour tout apanage qu’un beau nom et un sabre. Je crois qu’il seroit facile à Sa Majesté, par le moyen de Son Ambassadeur à Vienne, d’attirer en France de ces jeunes gens, les attacher aux régiments hussards avec des commissions de capitaine de lieutenant plus ou moins, le tout proportionné à leur mérite, leur naissance et leurs mœurs, lequel compte seroit rendu au ministre de la guerre par son ambassadeur, ces jeunes gens arrivés ici en France, se feroient à nos usages deviendroient bons François et sujets fidelles. » Bibliothèque de l’Arsenal, série Ms. 4077, Observations Sur le Service des hussards […] par Le Comte Turpin, Brigadier des armées du Roy, et Mestre de camp d’un Regiment d’hussards, p. 55-56.
40Rupelle Jacques de la, Le maréchal de Berchény de Szekes, Vivat Hussar no 12, 1977, p. 132.
41Lettre de Ladislas Valentin Esterhazy à sa femme (Eisenstadt, le 6 avril 1804), Newberry Library Case Ms 5002 Pt. 2, vol. 7.
42Tóth Ferenc, Ascension sociale et identité, op. cit., p. 248-249.
43Le baron de Tott travailla sur un projet d’occupation de l’Égypte à la veille de la Révolution, et fut un des précurseurs des idéologues de la théorie coloniale. En tant qu’éminent orientaliste de son époque, il contribua à la fameuse controverse politique et culturelle sur le despotisme oriental. Voir à ce sujet Laurens H., Les origines intellectuelles de l’expédition d’Égypte, L’orientalisme islamisant en France (1698-1798), Istanbul/Paris, Isis, 1987.
44Nous pensons ici surtout aux ouvrages de deux mémorialistes d’origine hongroise : Mémoires du baron de Tott, op. cit. ; Mémoires du comte Valentin Esterhazy, Paris, 1905. Autres ouvrages remarquables : Jeney Lajos Mihaly, Le Partisan ou l’art de faire la petite guerre avec succès selon le génie de nos jours, La Haye, 1759 ; Mémoires et voyages de Maurice-Auguste, comte de Benyowsky, Londres, 1790.
45Voir à ce sujet Danis Miroslav, Slovensko, husári a cárovná, Bratislava, Stimul, 1993 ; Horbulák Zsolt, « František Tóth – zabudnutý diplomat zo Slovenska », Zahraničná politika, no 1, 2006, p. 13-14 ; Horbulák Zsolt, « André de Tott – Dobrodruh zo Slovenska », Historická revue, no 9-10, 2006, p. 52-53. Cf. Kunec Peter, Uhorskí a poľskí účastníci americkej revolúcie (1775-1783), Krakov, Spolok Slovákov v Poľsku, 2012.
46Voir à ce sujet Tóth Ferenc, « Identité nationale en exil : le rôle du sentiment national hongrois dans la constitution des régiments de hussards en France au xviiie siècle », in Bell Daniel et al. (dir.), La recherche dix-huitiémiste. Raison universelle et culture nationale au siècle des Lumières, Paris/Genève, Champion/Slatkine, 1999, p. 91-107.
Auteur
Académie des sciences de Hongrie – Centre de recherches en sciences humaines

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