La cour de Bruxelles au début du xviie siècle
L’auberge des aristocrates en exil ?
p. 189-197
Texte intégral
1Le 12 mars 1622, le cortège funèbre de l’archiduc Albrecht traverse les rues de Bruxelles. Une longue suite de prélats, de ministres et de fonctionnaires de la cour accompagne le monarque décédé lors de son dernier voyage. Des maîtres de cérémonie veillent à ce que chacun occupe la place qui lui revient, et parmi les plus honorables, celles des quatre tenants des cordons du poêle. En ordre croissant de préséance, il s’agit de Louis comte d’Egmont et prince de Gavre, le petit-fils de l’infortuné Lamoral ; Charles Emmanuel de Gorrevod, marquis de Marnay et sumiller de corps de feu l’archiduc ; Charles de Lorraine-Guise, duc d’Aumale et gouverneur du château de Mariemont ; et Guillaume I margrave de Bade-Bade1. Les deux derniers appartiennent à des maisons régnantes étrangères, mais ils vivent en exil dans les Pays-Bas des Habsbourg. Ne voulant pas se soumettre à la victoire du roi Henri IV, le ligueur Aumale s’y est réfugié en 1595, et y meurt en 16312. Suite à des disputes dynastiques et religieuses, le père de Guillaume, le margrave Édouard Fortuné de Bade-Bade, fut chassé de ses états par son cousin, le margrave de Bade-Durlach, en 1594. Pendant un quart de siècle sa famille est contrainte de vivre sur ses terres du duché de Luxembourg. Quelques mois après les funérailles de l’archiduc, la victoire catholique de Wimpfen permettra enfin à son fils Guillaume de retourner sur son sol natal3.
2Lorsque les historiens parlent d’exil aux Pays-Bas pendant l’époque moderne, les pensées vont spontanément à la migration à grande échelle de protestants vers les régions du nord. Cependant, cette contribution veut souligner l’existence d’un autre type d’exil : celui des aristocrates catholiques aux Pays-Bas des Habsbourg. Aumale et Bade-Bade ne sont pas les seuls à s’être rendus dans ces provinces au cours des querelles religieuses et politiques des dernières décennies du xvie siècle et de la première moitié du xviie. Du côté de la France, pour ne mentionner que les mieux connus, Aumale est suivi par le prince et la princesse de Condé en 1609. Puis, en 1631, arrive la reine Marie de Médicis. Bientôt son fils cadet, le duc d’Orléans, fera également son apparition à Bruxelles. Dans son sillage suit un autre Guise, le duc d’Elbeuf. Quelques années plus tard, c’est le tour du duc Charles de Lorraine et de sa sœur, la princesse de Phalsbourg. Plus tard encore, le Grand Condé gagne Bruxelles4. À en croire les historiens d’antan, leurs expériences sont riches d’épisodes dramatiques et d’anecdotes romantiques. Elles sont mêlées d’évasions, de romances, de querelles, de duels, de conspirations, de trahisons et d’attentats. Au xixe siècle déjà, le major Paul Henrard remplit des centaines de pages sur le sort des princes de Condé, avant d’en faire de même pour Marie de Médicis5. Ces dernières années, les historiens ont de nouveau manifesté de l’intérêt pour le sujet6. Cependant, ils interprètent les événements plutôt comme des rituels de résistance aristocratique contre la croissance du pouvoir royal sous les premiers Bourbons7.
3Cela ne représente qu’une partie tronquée de l’histoire si l’on regarde les choses du point de vue des Pays-Bas des Habsbourg. De l’autre côté de la Manche, ces régions sont aussi considérées comme un refuge approprié pour ceux qui s’opposent au pouvoir royal et à l’ordre religieux imposé par celui-ci. Sous le règne de la reine Elizabeth, y cherchent également un abri le comte de Westmorland, la comtesse de Northumberland et sa fille, Lady Mary Percy8. Hugh O’Neill, comte de Tyrone, et Hugh O’Donnell, comte de Tyrconnell, suivent leurs exemples pendant la spectaculaire fuite des Comtes9. La religion y joue un rôle décisif, bien que, comme dans le cas du comte écossais d’Argyll et de sa famille, des considérations financières entrent également en ligne de compte10. On peut aussi bien fuir ses créanciers que l’État. Encore une fois, cette liste est loin d’être exhaustive. En 1599, Mary Percy fonda l’abbaye bénédictine de la Glorieuse Assomption de Notre-Dame, qui attire un nombre considérable de vocations aristocratiques. Avec le temps, l’abbaye devient partie intégrante d’un réseau d’institutions spirituelles britanniques sur le continent. Ces dernières années, de nombreuses études ont été publiées sur ce thème11.
4La volonté des nobles français, britanniques ou mêmes allemands, comme dans le cas du margrave de Bade-Bade, de s’établir temporairement ou définitivement comme exilés aux Pays-Bas des Habsbourg soulève la question de savoir pourquoi les exilés nobles nagent contre le courant. Alors que les protestants optent pour la liberté de religion des Provinces Unies, un nombre significatif d’artistes et d’artisans décident de tenter leur chance dans le Midi, en France, en Espagne ou en Italie. Qu’est-ce qui attire alors ces nobles mécontents dans les Pays-Bas des Habsbourg ? Quelles opportunités espèrent-ils y trouver ? Questions auxquelles cette contribution tentera d’offrir une réponse d’un point de vue comparatif.
5Pour un aristocrate qui se sent lésé, les règles du jeu sont claires. Il quitte la cour, se retire dans ses domaines et en fait connaître les raisons par la publication d’un manifeste. Puis il rassemble autant de personnes insatisfaites que possible autour de lui. Cette mobilisation sert principalement de monnaie d’échange. Plus ses partisans sont nombreux, plus ils sont bien armés, plus sa position de négociation est forte vis-à-vis de la couronne. Une vraie rencontre militaire reste pourtant exceptionnelle. Habituellement, des négociations aboutissent à un compromis qui, combiné avec la promesse de fonctions, d’honneurs et de pensions, convainc l’aristocrate mécontent de reprendre sa place auprès du roi. Cependant, rien ne change. La cause fondamentale de son mécontentement – la manière dont le pouvoir royal affecte lentement mais sûrement la participation traditionnelle des états privilégiés – n’a pas été vidée12.
6Celui qui choisit ou est forcé de suivre le chemin de l’exil, sort tout de suite de ce scénario et prend dès lors un gros risque. À bien des égards, c’est une confession d’impuissance. Après tout, cela signifie que la partie lésée ne peut compter sur un soutien suffisant pour se maintenir dans son propre pays. Une fois qu’il traverse la frontière, l’exilé affaiblit ainsi son pouvoir de négociation. En outre, il remet au moins en partie son sort entre les mains de ses hôtes. Ils ne seront pas forcément disposés à lui verser une pension ou à accepter qu’il lève des troupes. Tout dépend de son utilité politique et des relations internationales du moment.
7Charles de Lorraine-Guise, duc d’Aumale, peut être considéré comme un bon exemple. En tant que membre irréconciliable de la Ligue, il ne veut pas se soumettre au Béarnais. En 1595, le Parlement de Paris le condamne par contumace pour lèse-majesté. À son exécution en effigie, la poupée qui doit le représenter est vêtue de vêtements espagnols. Peu de temps après, le duc et ses hommes entrent ouvertement au service de Philipe II. Un an plus tard, la Paix de Vervins scelle son destin. À cette occasion, le refus d’Henri IV de lui accorder la grâce empêche son retour en France pour toujours. En même temps, à la suite d’une réorganisation, il perd son commandement dans l’Ejercito de Flandes. Pour le compenser, Philippe II lui accorde une généreuse pension de 2000 écus par mois qui est payée – selon les habitudes des Habsbourg – de façon irrégulière jusqu’à sa mort. En tant que gouverneur de Binche et de Mariemont, le duc jouit d’un grand respect à la cour de Bruxelles, mais son rôle politique est terminé. Il parvient à sécuriser une partie substantielle de ses biens en Picardie en les transférant en 1616 à sa seule fille survivante, Anne. Deux ans plus tard, cette riche héritière épouse le duc de Nemours13. En un sens, les chances de retour de l’exilé noble sont inversement proportionnelles au poids politique de la personne concernée. Une fois condamné pour lèse-majesté ou trahison, il est paradoxalement plus difficile pour un personnage aussi éminent qu’Aumale d’obtenir la clémence, que pour un noble de rang inférieur.
8À cet égard, Gaston d’Orléans obtient un succès remarquable. Il est un homme vaincu et démuni quand, après la défaite de Castelnaudary en novembre 1632, il arrive à Bruxelles pour la deuxième fois. Néanmoins, deux ans plus tard, lui et son entourage sont en mesure de négocier le doux traité d’Écouen. Louis XIII déclare l’oubli du passé, restitue à son frère tous ses biens et pensions, le nomme gouverneur d’Auvergne et lui donne la permission d’entretenir un garde du corps limité. En échange, Gaston doit accepter que sa liberté de mouvement soit limitée. Il doit également se soumettre au jugement que les tribunaux compétents prononceront sur la validité de son mariage avec Marguerite de Lorraine. À l’exception de ceux qui sont considérés comme les véritables coupables de la rébellion, la grâce royale s’étend également à tous les partisans du prince. Pour pouvoir en profiter, ils doivent rentrer en France dans des délais déterminés14. Sans doute la position dynastique du prince joue-t-elle un rôle décisif ici. Tant que son frère royal reste sans enfants, il est, en effet, l’héritier présomptif du trône. En fait, le prince de Condé tente la même stratégie quand, pendant son exil de 1609-1610, il remet ouvertement en question la validité du deuxième mariage de Henri IV15. Si les descendants du roi et de Marie de Médicis étaient en effet des bâtards, il serait d’un coup l’héritier légitime du trône.
9Seuls quelques exilés parviennent à obtenir un tel retour honorable. Pour les autres, l’avenir est incertain. Le cas de Marie de Médicis le montre clairement. Au début, son exil à la Cour de Bruxelles est présenté comme une visite d’État entre cousines. Surtout, son séjour à Anvers en septembre 1631 se déroule de manière festive. La reine-mère assiste à des cérémonies religieuses et laisse sa signature dans des livres de confrérie. À la procession annuelle de l’ommegang, un nouveau char est dédié au fait qu’elle est trium regnum maximorum mater, la mère et belle-mère des rois de France, d’Espagne et de la Grande Bretagne. De plus, elle rend visite au maître Pierre Paul Rubens dans son atelier et aux Moretus à l’imprimerie Plantinienne. Entretemps, Antoine van Dyck fait son portrait16. Pendant que le temps se passe agréablement, il devient de plus en plus clair qu’elle ne rentrera jamais en France tant que le cardinal Richelieu sera au pouvoir. Comme elle est dépourvue d’utilité politique, son départ est un soulagement pour les autorités locales en août 163817. Celui qui choisit le chemin de l’exil court donc un risque sérieux de mourir à l’étranger, sauf si la mort le décide autrement. Après avoir retiré sa jeune et séduisante épouse à la fin de novembre 1609 des charmes du Vert Galant, le prince de Condé se trouve ainsi dans une situation de plus en plus désespérée. Pion précieux, mais aussi imprévisible, dans la guerre froide entre les Habsbourg et les Bourbons, il est envoyé d’un lieu d’exil à l’autre. Le meurtre d’Henri IV fournit un revirement spectaculaire et lui permet de conclure un compromis avec la régence de Marie de Médicis18. Le duc d’Elbeuf attend également la mort – cette fois de Louis XIII – avant de pouvoir rentrer en France.
10L’espoir de pouvoir rentrer ultérieurement, dirige l’exilé noble vers les Pays-Bas des Habsbourg, territoires de proximité et d’accessibilité facile. Paris est à quelques jours de Bruxelles. Depuis l’Angleterre, il ne reste qu’une courte traversée pour rejoindre les ports flamands. Lors de leur embarquement, plusieurs nobles britanniques proclament que leurs véritables destinations sont les bains thermaux de la ville impériale d’Aix-la-Chapelle ou de Spa au pays de Liège. Ainsi, ils sont soi-disant contraints de faire l’aller-retour à travers les Pays-Bas méridionaux19. Pour les aristocrates français, leurs possessions ou bases de pouvoir dans le nord de la France – et surtout en Picardie – sont d’une importance particulière. Condé s’y retire pour mettre son épouse à l’abri des avances d’Henri IV. De là, ça ne lui coûte que peu d’effort pour franchir la frontière et demander l’asile aux archiducs20. Aumale et ses partisans se trouvent dans le château de Ham (Somme) quand ils se mettent sous la protection de Philippe II21. Après sa fuite de Compiègne, Marie de Médicis se dirige vers La Capelle – autre place forte dans la zone de confrontation franco-habsbourgeoise – lorsqu’elle se voit obligée de se retirer aux Pays-Bas22. Les régions qui constituent traditionnellement le champ de bataille des armées françaises et habsbourgeoises fournissent également les itinéraires permettant aux exilés d’atteindre les Pays-Bas.
11Pendant leurs séjours, les exilés ne restent pas inactifs. Les plus désespérés parmi eux, forgent des plans pour renverser les choses d’un seul coup. Avec peu de succès, le comte de Westmorland cherche à gagner le duc d’Albe pour le complot de Ridolfi. Découvert en 1571, ce complot a pour but de tuer la reine Elizabeth, de placer Marie Stuart sur le trône d’Angleterre et de réconcilier la couronne avec l’Église romaine23. En 1605, l’enquête sur la conspiration des poudres repère diverses traces qui mènent aux Pays-Bas des Habsbourg24. Deux ans plus tard, le comte de Tyrone se tourne vers Philipe III avec des plans pour déclencher un soulèvement contre les Anglais en Irlande25. C’est un jeu du chat et de la souris. Les services de renseignements anglais et français agissent de même. Plus d’une fois, leurs hommes de main essaient de kidnapper des exilés afin de les ramener dans leur pays d’origine pour les soumettre à la justice locale26. Et comme si cela ne suffisait pas, les exilés se battent aussi les uns contre les autres. Les conflits croissants entre Marie de Médicis et Gaston d’Orléans impliquent à plusieurs reprises leurs partisans. Des recherches récentes montrent qu’entre début juin et fin août 1634, environ 70 membres de leurs entourages sont impliqués dans des duels. Dans un tel climat de violence, il est compréhensible qu’on cherche les responsables de l’attentat contre Antoine de l’Age, seigneur de Puylaurens, dans l’entourage de Marie de Médicis27.
12D’autres exilés cherchent à faire appel à l’opinion publique – ou plutôt aristocratique – de leur pays d’origine. La proximité relative de leurs audiences et le secteur très développé des imprimeurs, éditeurs et libraires des Pays-Bas méridionaux, offrent des possibilités importantes à ceux qui veulent se faire entendre28. Il est de même pour les idées jugées hétérodoxes et donc subversives par les autorités d’au-delà des frontières. En 1622, Anne Cornwallis, comtesse d’Argyll, laisse paraître son El alma del incomparable san Avgvstin sacada del cverpo de svs confessiones chez l’imprimeur anversois Geeraerdt van Wolsschaten. Elle dédie son travail à l’infante Isabelle. Anglaise de naissance, cette comtesse écossaise publie donc un livre de dévotion en espagnol aux Pays-Bas29. Cela montre que les nobles exilés ne rencontrent pas seulement des difficultés lorsqu’ils cherchent asile sous le sceptre des Habsbourg. Ils trouvent également de nouvelles opportunités. Les Pays-Bas ne sont pas seulement proches des centres de pouvoir français ou anglais. Ils sont aussi, par rapport à ces deux royaumes, la plus proche zone catholique homogène30. Cela fait non seulement toute la différence pour les nobles britanniques qui adhèrent à la doctrine romaine, mais c’est aussi important pour un partisan de la Ligue, comme Aumale, ou pour Marie de Médicis et les dévots de son entourage.
13Dans un tel climat, quiconque quitte sa patrie risque d’être suspect de trahison. L’expérience d’Archibald Campbell, comte d’Argyll, en dit long à ce sujet. Le comte est un homme puissant dans le sud-ouest de l’Écosse, mais il souffre aussi de dettes colossales. La situation ne s’améliore pas quand il se convertit au catholicisme. Sous couvert d’aller prendre les eaux à Spa, il voyage en 1618 aux Pays-Bas avec sa femme et ses enfants cadets. Une fois arrivé à Bruxelles, on constate très vite qu’il suit publiquement ses convictions religieuses. Lorsque l’envoyé britannique l’avertit que ni lui, ni ses fils, ne peuvent entrer au service d’un monarque étranger, le comte se défend avec l’argument qu’il ne fuit pas son roi, mais ses créanciers31. On pense différemment de l’autre côté de la Manche. Alors qu’il est dénoncé dans des poèmes satiriques, le gouvernement proclame en février 1619 à Édimbourg qu’Argyll est désormais considéré comme un rebelle et un traître. Sa disgrâce s’avère être de courte durée. Les accusations contre lui sont retirées deux ans plus tard. Londres lui permet même d’accepter le commandement d’un régiment d’Écossais au service de l’Espagne. Cet exil toléré prend cependant fin lorsqu’en 1625, une nouvelle guerre éclate entre l’Angleterre et l’Espagne. Immédiatement le comte quitte son commandement et retourne dans son pays natal32. Deux choses ressortent d’ici. Tout d’abord, il y a le soupçon qu’un aristocrate écossais qui marche dans une procession à Bruxelles une bougie à la main, doit être un traître33. En outre, il y a le fait remarquable que, pendant les négociations de mariage entre les cours britanniques et espagnols, Londres se montre prête à tolérer un tel comportement. Le sort du noble en exil est donc largement déterminé par le climat des relations internationales.
14Dans les Pays-Bas des Habsbourg, la possibilité de vivre dans un pays pleinement catholique va de pair avec des opportunités à l’armée. À l’époque, la monarchie espagnole y conserve un énorme appareil militaire, jamais allégé – pas même pendant les années de la Trêve de Douze Ans. L’Ejercito de Flandes offre de nombreux postes d’officiers pour des nobles, locaux et étrangers. Le comte d’Argyll n’est pas le seul à aspirer à un commandement. L’envoyé anglais à Bruxelles rend compte en 1614 de la présence de Sir Edmund Neville, qui se présente comme le nouveau comte de Westmorland et espère recevoir un régiment. Sa demande n’est pas acceptée, mais il recevra une pension qui – et ce n’est certainement pas une coïncidence – sera payée par les moyens destinés à la guerre34.
15À première vue, la vie ordonnée derrière les murs des monastères anglais de femmes n’a que peu ou rien en commun avec l’existence incertaine des nobles exilés dans les Pays-Bas méridionaux. Mais ce n’est qu’une apparence. L’existence de ces monastères est en soi un acte de résistance au pouvoir royal. Le pouvoir de la couronne anglaise est en grande partie basé sur l’ordre religieux qui est apparu sous les Tudors. Celui qui ne se conforme pas à l’Église anglicane risque sa liberté et sa fortune. Quiconque s’y oppose avec les armes, trouve sa fin comme les comtes de Northumberland et Westmorland, soit sur l’échafaud soit en exil. En quittant le pays et en entrant dans l’un des dix monastères fondés aux Pays-Bas des Habsbourg entre 1598 et 1648, ces femmes optent pour l’exil religieux35. Comme les autres exilés, elles attendent avec impatience le moment de leur retour. Les sœurs s’imaginent que cela pourrait être dans une Angleterre réconciliée avec Rome. En fin de compte, ce sera la Révolution française qui obligera ces communautés à déplacer leurs activités vers les îles britanniques, entretemps devenues plus tolérantes.
16Il s’agit d’un phénomène aristocratique prononcé. L’une des filles du comte et de la comtesse d’Argyll rejoint les bénédictines anglaises à Bruxelles. Deux de ses sœurs ont été habillées dans d’autres monastères de la capitale. Les sœurs Campbell ne font certainement pas exception. La recherche a montré que presque toutes les sœurs chorales qui entrent dans les monastères continentaux anglais au cours du long xviie siècle, appartiennent aux élites. Plus de la moitié viennent de la petite noblesse ; un quart a un père chevalier ou baronnet ; près de 6 % sont issus de la noblesse titrée. De plus, il semble qu’elles sont fortement liées entre elles. En d’autres termes, les monastères anglais des Pays-Bas des Habsbourg – et avec le temps aussi en France – forment un refuge pour les filles de cette partie de l’élite qui maintient ses convictions romaines. Précisément, cet entrelacement renforce le caractère politique de ces communautés monastiques36.
17Il a là quelque chose d’ironique. Pendant la révolte des Pays-Bas, le topos de la tyrannie espagnole s’est forgé dans – ce que l’on pourrait appeler avec une certaine prudence – l’opinion publique du moment. Pourtant, c’est précisément dans la partie des Pays-Bas qui revient aux Habsbourg que toute une série d’exilés nobles cherchent refuge quand ils se sont opposés sans succès au pouvoir royal dans leur propre pays. Des facteurs tels que la proximité géographique, le monopole du catholicisme romain et l’industrie du livre y jouent certainement un rôle. Mais il y a plus. Dans les provinces du sud, la révolte ne s’est pas terminée par l’établissement d’un pouvoir royal soi-disant absolu. Afin de restaurer leur autorité sur les Pays-Bas méridionaux, le roi d’Espagne et ses successeurs ont dû accepter un compromis. Ce compromis donne au monarque carte blanche en matière de politique étrangère, mais il doit partager son autorité avec les puissants États provinciaux au niveau domestique. Il y règne, en d’autres termes, un régime politique qui correspond mieux à ce que les aristocrates ont essayé en vain de défendre dans leur pays d’origine.
Notes de bas de page
1Puteanus Erycius et Francquart Jacques, Pompa funebris optimi potentissimique principis Alberti Pii, archidux Austriae, ducis Burgundiae, Brabantiae, etc., Bruxelles, Henricus Hastenius, 1623, planche 55.
2Descimon Robert et Ruiz Ibáñez José Javier, Les ligueurs de l’exil. Le refuge catholique français après 1594, Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 66-69.
3Ritter Moriz, Deutsche Geschichte im Zeitalter der Gegenreformation und des Dreißigjährigen Krieges, Stuttgart, Cotta, 1889-1908, vol. I-II, passim ; Lederle Karl Friedrich, « Zur Geschichte der Reformation und Gegenreformation in der Markgraffschaft Baden-Baden vom Tode Philiberts bis zum Ende der kirchlichen Bewegungen, 1569-1635 », Freiburger Diözesan-Archiv, 47, 1919, p. 1-46, particulièrement p. 17-43.
4Pour un premier aperçu : Gossart Ernest, L’avberge des princes en exil. Anecdotes de la cour de Bruxelles au xviie siècle, Bruxelles, Goemaere, 1943.
5Henrard Paul, Henri IV et la princesse de Condé, 1609-1610. Précis historique suivi de la correspondance diplomatique de Pecquius et d’autres documents inédits, Bruxelles, Société de l’histoire de Belgique, 1870 ; Henrard Paul, Marie de Médicis dans les Pays-Bas, Paris, J. Baudry, 1876.
6Osborne Toby, « A Queen Mother in Exile : Marie de Médicis in the Spanish Netherlands and England, 1631-1641 », in Mansel Philip et Riotte T. (dir.), Monarchy and Exile : The Politics of Legitimacy from Marie de Médicis to Wilhelm II, Londres, Palgrave Macmillan, 2011, p. 17-43 ; De Gauw Maarten, Quand la mer sera sans poison, les français seront sans trahison : Franse politieke vluchtelingen in de Zuidelijke Nederlanden, thèse de master, université de Gand, 2008.
7Osborne Toby, « Chimeres, Monopoles and Stratagems. French Exiles in the Spanish Netherlands during the Thirty Years’War », The Seventeenth Century, 15, 2000/2, p. 149-174.
8Gibbons Katy, « Religious and Family Identity in Exile : Anne Percy, Countess of Northumberland in the Low Countries », in Spohnholz Jesse et Waite Gary K. (dir.), Exile and Religious Identity, 1500-1800, Londres, Pickering & Chatto, 2014, p. 39-50 ; Edwards Francis, Plots and Plotters in the Reign of Elizabeth I, Dublin, Four Courts Press, 2002, p. 113-114.
9Mccavitt John, The Flight of the Earls, Dublin, Gill & Macmillan, 2005.
10Worthington David, Scots in Habsburg Service, 1618-1648, Leyde, Brill, 2004, p. 57-58.
11Entre autres Kelly James E. et Bowden Caroline (dir.), The English Convents in Exile, 1600-1800 : Communities, Culture and Identity, Londres, Routledge, 1991 ; Bowden Caroline, « The English Convents in Exile and Questions of National Identity, c. 1600-1688 », in Worthington David (dir.), British and Irish Emigrants and Exiles in Europe, 1603-1688, Leyde, Brill, 2010, p. 297-314 ; Lux-Sterrit Laurence, English Benedictine Nuns in Exile in the Seventeenth Century, Manchester, Manchester University Press, 2017.
12Jouanna Arlette, Le devoir de révolte : La noblesse française et la gestation de l’État moderne, 1559-1661, Paris, Fayard, 1989, p. 91-244.
13Descimon Robert et Ruiz Ibáñez José Javier, Les ligueurs de l’exil, op. cit., p. 55-73 ; Bibliothèque nationale, Paris, Manuscrits français 16129, fo 60 ro et idem, 16131, fo 174 ro, 270 ro, 287 ro et 299 ro.
14De Waele Michel, « Le prince, le duc et le ministre : Conscience sociale et révolte nobiliaire sous Louis XIII », Revue historique, no 2, vol. 317, 2014, p. 313-341 ; De Waele Michel, « Conflit civil et relations interétatiques dans la France d’Ancien régime : La révolte de Gaston d’Orléans, 1631-1632 », French historical studies, no 4, vol. 37, 2014, p. 566-598 ; De Grauw Maarten, Quand la mer sera sans poison, les françois seront sans trahison : Franse politieke vluchtelingen in de Zuidelijke Nederlanden, mémoire de master, université de Gand, 2008.
15Archives générales du royaume, Bruxelles, Audience, 422, fo 1 ro et 17 ro.
16Puget de la Serre Jean, Histoire cvrievse de tout ce qvi c’est passé à l’entrée de la reyne mère du roy trèschretien dans les villes des Pays-Bas, Anvers, Balthasar Moretus, 1632, p. 44-72.
17De Grauw Maarten, Quand la mer sera sans poison, op. cit., p. 32-55.
18Bibliothèque nationale, Paris, Manuscrits français 16129, fo 198 ro.
19National Archives, Londres, State Papers Foreign, 77/13, fo 73.
20Henrard, Henri IV et la princesse de Condé, op. cit., p. 51-71.
21Descimon et Ruiz Ibáñez, Les ligueurs de l’exil, op. cit., p. 66.
22Henrard, Marie de Médicis dans les Pays-Bas, op. cit., p. 63.
23Roth Cecil, « Roberto Ridolfi e la sua congiura », Rivista storica degli Archivi Toscani, 8, 1930, p. 119-132 ; Edwards Francis, The Marvellous Chance : Thomas Howard, Fourth Duke of Norfolk and the Ridolphi Plot, 1570-1572, Londres, Rupert Hart-Davis, 1968.
24Duerloo Luc, Dynasty and Piety : Archduke Albert (1598-1621) and Habsburg Political Culture in an Age of Religious Wars, Farnham, Ashgate, 2012, p. 176-185 ; Nicholls Mark, Investigating Gunpowder Plot, Manchester, Manchester University Press, 1991 ; Nicholls Mark, « Strategy and Motivation of the Gunpowder Plot », The Historical Journal, no 4, 50, 2007, p. 787-807.
25Mccavitt John, The Flight of the Earls, op. cit., p. 73-91 ; Duerloo Luc, Dynasty and Piety, op. cit., p. 226-227.
26Edwards Francis, « The Attempt in 1608 on Hugh Owen, Intelligencer for the Archdukes in Flanders », Recusant History, no 2, 17, 1984, p. 140-157.
27De Grauw Maarten, Quand la mer sera sans poison, op. cit., p. 96-98 et 144-146.
28Arblaster Paul, From Ghent to Aix : How They Brought the News in the Habsburg Netherlands, 1550-1700, Leyde, Brill, 2014.
29[Cornwallis] Anna, El alma del incomparable san Avgvstin sacada del cverpo de svs confessiones, Anvers, Geerardt van Wolsschaten, 1622 ; Walker Claire, « Priests, Nuns, Presses and Prayers : The Southern Netherlands and the Contours of Catholicism », in Kaplan Benjamin, Moore Bob, Nierop Henk van et Pollmann Judith (dir.), Catholic Communities in Protestant States : Britain and the Netherlands, c. 1570-1720, Manchester, Manchester University Press, 2009, p. 139-155.
30Janssen Geert H., The Dutch Revolt and Catholic Exile in Reformation Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 214, p. 131-155.
31National Archives, Londres, State Papers Foreign, 77/13, fo 95 ro.
32Worthington David, Scots in Habsburg Service, 1618-1648, Leyde, Brill, 2004, p. 57-67.
33National Archives, Londres, State Papers Foreign, 77/13, fo 301 ro.
34National Archives, Londres, State Papers Foreign, 77/11, fo 159 ro.
35Walker Claire, Gender and Politics in Early Modern Europe : English Convents in France and the Low Countries, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003, p. 13-20.
36Keats-Rohan Katharine S. B., English Catholic Nuns in Exile, 1600-1800 : A Biographical Register, Oxford, Prosopographica et Genealogica, 2017.
Auteur
Université d’Anvers – Center for Political History

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