Émigration ou (ré)implantation ?
Les princes et ducs d’Arenberg dans les États des Habsbourg à la charnière des xviiie et xixe siècles
p. 175-186
Texte intégral
1« Autrichien en France, Français en Autriche ; l’un et l’autre en Russie1 » : cette formule célèbre du prince Charles-Joseph de Ligne (1735-1814) résume avec malice une multi-territorialité aristocratique d’Ancien Régime caractéristique des familles de la haute noblesse des Pays-Bas autrichiens – les Arenberg, les Merode, les Croÿ, les La Marck, les Limburg-Stirum et les Looz-Corswarem conservant des possessions héréditaires dans le Saint-Empire, où ils persistent à exercer des droits souverains jusqu’à la fin du xviiie siècle. Résultant du tropisme occidental d’une partie de l’aristocratie d’origine germanique, amorcé dès le Moyen Âge2, cette configuration est toutefois remise en cause avec la Révolution française, dont la conception restrictive de la nationalité et du patriotisme, la tonalité et les mesures antinobiliaires, la conflictualité militaire avec les monarchies coalisées contre elle à partir de 1792 et l’évolution politique vont à l’encontre des conceptions, des intérêts et même de l’existence d’individus et de lignages qui constituent un « grand monde transfrontalier ». Face aux événements et à l’expansionnisme révolutionnaires, les États des Habsbourg apparaissent à ces élites fragilisées comme un conservatoire des traditions et des hiérarchies établies au tournant des xviiie et xixe siècles. Il est donc tentant pour ces dernières d’y refluer, que ce soit pour y contribuer à la Contre-Révolution ou pour y attendre la stabilisation politico-militaire à l’Ouest, mais aussi d’y retrouver, fût-ce temporairement, une position avantageuse grâce à leur tradition familiale de service des Habsbourg, le prestige de leur nom et leurs réseaux de cousinage. L’enjeu de ce flux migratoire, qui s’inscrit à la croisée de « l’émigration de refuge » et de « l’émigration de maintien » mises en évidence par Karine Rance pour les nobles français3, est ainsi de cumuler les atouts dans la perspective de recouvrer, à terme, une prééminence compromise par le délitement des formes de domination d’Ancien Régime.
2La troisième Maison d’Arenberg en est un cas aussi emblématique que limite4. Issue d’une branche cadette de la famille de Ligne, souveraine dans les montagnes de l’Eifel, richement possessionnée dans les Pays-Bas méridionaux où elle figure au premier rang des grands propriétaires fonciers et où elle exerce sur un mode quasi héréditaire la charge de grand-bailli du Hainaut de 1663 à 17915, elle peut s’enorgueillir d’une tradition de service des Habsbourg qui remonte au début du xvie siècle et qui s’est déclinée tant sur le terrain administratif que militaire ou diplomatique. Les titres de prince (1576), puis de duc du Saint-Empire (1644) confèrent également aux Arenberg un prestige que conforte l’entrée de quatorze de ses membres dans l’ordre de la Toison d’or entre 1545 et 1782. Pourtant, la seconde moitié du xviiie siècle les voit amorcer un net processus de francisation de leurs stratégies et de leurs intérêts. D’une part, dans le contexte du « renversement des alliances » orchestré en 1756 par Choiseul et Kaunitz, il n’est plus incompatible de servir avec une égale loyauté le trône impérial et la Couronne de France, avec des perspectives de carrière prometteuses que favorisent, sous le règne de Louis XVI, l’influence de la reine Marie-Antoinette et les recommandations du comte Florimond-Claude de Mercy-Argenteau (1727-1794), qui représente la cour de Vienne à Versailles de 1766 à 1789 et y introduit maints rejetons de l’aristocratie des Pays-Bas autrichiens6. D’autre part, des considérations dynastiques et patrimoniales confortent cette francisation des horizons : amorcée avec l’annexion par la France louis-quatorzienne de régions dans lesquelles la Maison d’Arenberg est possessionnée7, confortée par le mariage conclu en 1748 par le duc Charles-Marie-Raymond (1721-1778) avec Louise-Marguerite de la Marck (1730-1820), élevée à Paris et héritière des biens bretons des Visdelou de Bienassis, celle-ci est amplifiée à la génération suivante lorsque les trois fils du couple ducal, Louis-Engelbert (1750-1820), Auguste-Marie-Raymond (1753-1833) et Louis-Marie (1757-1795), épousent respectivement Pauline de Brancas (1755-1812), Marie-Françoise-Augustine Le Danois de Cernay (1757-1810) et Anne-Adélaïde-Julie de Mailly (1766-1789). Enfin, non seulement les deux plus jeunes princes susmentionnés mettent leur épée au service de la France – Auguste, plus connu sous le titre de « comte de la Marck », étant colonel propriétaire du régiment « allemand » de la Marck avec lequel il s’illustre aux Indes –, mais ils s’implantent à Paris de manière pérenne : après l’hôtel de la Marck sis rue d’Aguesseau, Auguste d’Arenberg s’installe en 1785 dans l’hôtel de Charost, en plein cœur du faubourg Saint-Honoré. L’attraction qu’exerce alors la France sur la Maison d’Arenberg est telle que même le « duc aveugle » Louis-Engelbert d’Arenberg (pourtant retenu dans les Pays-Bas méridionaux par ses fonctions officielles et très attaché à son palais bruxellois du Petit-Sablon et à ses résidences d’Enghien et Heverlee) et sa mère se dotent d’un pied-à-terre parisien, situé rue de la Ville-l’Évêque.
3Or la Révolution marque une rupture radicale. Dès janvier 1791, le « duc aveugle » et son épouse quittent Paris, où ils s’étaient installés au printemps 1790, loin des soubresauts de la « révolution brabançonne » finissante, pour regagner les Pays-Bas méridionaux où la domination autrichienne a été rétablie. Élu en 1789 député de la noblesse dans le bailliage du Quesnoy, proche de Mirabeau dont il favorise le rapprochement avec la Cour et qui l’instaure son exécuteur testamentaire, le comte de la Marck se retrouve, quant à lui, en situation délicate après la mort du tribun le 2 avril 1791 ; contraint de quitter le territoire français en avril 1792, il s’installe à Bruxelles, que gagne également son frère cadet Louis-Marie. C’est leur mère, la duchesse douairière d’Arenberg, qui clôt ce retrait résidentiel du territoire français en rejoignant son hôtel bruxellois de la porte de Hal en mai 1792.
4Pour aucun des membres de la Sérénissime Maison qui avaient pu s’implanter de manière plus ou moins pérenne en France, les États héréditaires des Habsbourg ne s’imposent d’emblée comme des destinations privilégiées ou même envisagées. Bien au contraire, par commodité, ils optent pour Bruxelles, où le « duc aveugle » persiste à résider avec son épouse et ses enfants lors de la première invasion française des Pays-Bas autrichiens (septembre 1792-mars 1793). Toute différente est, en revanche, leur attitude au lendemain de la bataille de Fleurus (26 juin 1794) : il est vrai qu’entre-temps, la proclamation de la Terreur en France, le durcissement des mesures contre les émigrés et les « ci-devant » et l’exécution de la comtesse de Lauraguais (mère de la duchesse d’Arenberg) le 6 février 1794 ont donné une tonalité bien autrement menaçante à l’expansionnisme révolutionnaire. Par phases successives, l’Europe centrale s’impose progressivement comme une position de repli pour des aristocrates dont tous les repères s’effondrent devant l’avancée des armées françaises.
Un repli progressif et ambigu vers les États héréditaires des Habsbourg
5Quelque brillante que fût la tradition lignagère d’illustration au service de la monarchie espagnole, puis de la dynastie impériale, les Arenberg ne s’étaient guère souciés, sous l’Ancien Régime, d’acquérir des propriétés dans les États héréditaires des Habsbourg, l’essentiel de leurs stratégies foncières et de leurs héritages se concentrant alors dans l’Eifel, la principauté de Liège, le royaume de France et les Pays-Bas méridionaux. Tout au plus le duc Léopold-Philippe d’Arenberg (1690-1754) s’était-il doté dans les années 1730 d’une résidence à Gumpendorf, dans un faubourg méridional de Vienne qui était alors très prisé par les aristocrates en quête de villégiatures ; il semble toutefois n’y avoir guère résidé, pas plus d’ailleurs que sa descendance, et l’on ignore l’usage qui fut fait de cette propriété sur laquelle les archives privées de la Maison d’Arenberg sont fort peu disertes. L’on ne s’étonnera donc guère qu’après leur départ de Bruxelles, le « duc aveugle » et sa famille privilégient (dans un premier temps, du moins) une installation dans le château d’Arenberg, situé sur la rive gauche du Rhin et restauré à grands frais durant les décennies précédentes. Arrivés vers le 3 juillet 1794 (une semaine avant que les Français ne s’emparent de Bruxelles), ils doivent cependant quitter leur berceau dynastique (Stammgut) eifelien deux mois plus tard pour Bad Godesberg, sur la rive droite du Rhin : c’est le début d’un long et sinueux périple qui les mène, via Riegel (dans la haute vallée du Rhin), Offenbach (sur le Main), Marktbreit (en Franconie) et Krumau (en Bohême), jusqu’à Vienne. Il n’est pas anodin que le duc, soucieux de ne pas s’y faire oublier du collège des princes à la Diète d’Empire (dont il escompte soutien et solidarité) n’y prolonge guère son séjour et en reparte promptement pour Tauberbischofsheim (dans l’Électorat de Mayence), puis pour Münster. De fait, c’est seulement à partir de l’automne 1795 qu’il se fixe de manière pérenne dans les États patrimoniaux des Habsbourg.
6Un autre facteur de réticence à s’établir en Autriche réside sans doute dans l’attitude très ambiguë qu’avait adoptée la Maison d’Arenberg lors de la « révolution brabançonne », entre 1787 et 1790. Notoirement ouvert aux idées des Lumières, Louis-Engelbert d’Arenberg avait en effet été impliqué dans ces événements qui avaient vu sa réintégration par les États du Hainaut dans la charge de grand-bailli de la province (dont il avait été démis par Joseph II en décembre 1787), son entrée triomphale à Mons (le 2 janvier 1790) et à Bruxelles (le 4), son illustration enfin dans les rangs vonckistes aux États de Brabant ; encore avait-il réprouvé sans ambiguïté la dérive violente des événements jusqu’à se retirer dans son château d’Enghien, à l’écart des troubles bruxellois, en mars 17908, et s’était-il promptement rallié à la restauration autrichienne9. Son frère cadet et sa sœur Marie-Flore (1752-1832), devenue par mariage duchesse d’Ursel, avaient incarné le ralliement aristocratique aux insurgés avec un volontarisme bien plus prononcé et risqué : offrant ses services à Henri Van der Noot et aux membres du Conseil de Brabant installé à Bréda en novembre 1789, Auguste d’Arenberg entendait « vouer à [sa] patrie [son] zèle et [ses] efforts […] sans mettre aucune exception aux occasions de la servir10 », tandis que la duchesse d’Ursel fut au premier rang des « amazones », organisant bals patriotiques et collectes d’armes au profit des insurgés brabançons. Une telle implication a assurément laissé des traces dans les relations entre les Arenberg et les Habsbourg. Certes, le comte de la Marck a protesté de sa loyauté envers Léopold II en novembre 1791, reconnaissant que « les motifs qui ont pu [le] diriger n’affaiblissent en aucune façon les reproches [qu’il s’est] faits depuis à [lui-] même » et se réclamant du « sentiment intime de [sa] conscience [pour] prétendre à l’estime de [Sa] Majesté11 ». Certes, par l’entremise de son vieil ami Mercy-Argenteau, il a multiplié les (vaines) interventions auprès de la cour de Vienne en vue d’organiser le sauvetage de Marie-Antoinette en 1793 ; mais il persiste à faire figure d’intrigant et d’agitateur aux yeux du pouvoir viennois qui, tout en le réintégrant au grade de général-major, se garde bien de lui attribuer un commandement militaire et préfère l’employer à de troubles – et infructueuses – manœuvres diplomatiques en Italie12.
7Il n’en reste pas moins que la Maison d’Arenberg conserve un prestige considérable et de précieuses relations de famille en Europe centrale. De fait, la francisation des mariages masculins qui la caractérise dans la seconde moitié du xviiie siècle a pour corollaire, en ce qui concerne les femmes, l’extension vers l’Autriche et la Bohême de stratégies matrimoniales jusqu’alors essentiellement tournées vers les petites principautés allemandes et les Pays-Bas méridionaux. En 1781, deux des sœurs du « duc aveugle », Marie-Léopoldine (1751-1812) et Marie-Louise (1764-1835), ont respectivement épousé le comte Johann Ludwig Nikolaus de Windisch-Grätz (1744-1802), qui exerce les fonctions de Reichshofrat, et le prince Ludwig Joseph Maximilian de Starhemberg (1762-1833), fils du ministre plénipotentiaire des Pays-Bas autrichiens en poste de 1770 à 1783. Ces alliances prestigieuses avec des familles proches de la dynastie impériale précèdent la célébration à Heverlee, le 25 mai 1794 (un mois seulement avant la bataille de Fleurus), des noces de la fille du « duc aveugle », Pauline (1774-1810), et du prince Joseph de Schwarzenberg (1769-1833), souverain régnant dans son comté éponyme franconien et première fortune territoriale de Bohême.
8Si les raisons ne manquent donc pas pour éclairer la convergence de plusieurs membres de la Maison d’Arenberg vers les États des Habsbourg, ce flux migratoire n’est nullement unanime dans ses rangs. Lorsqu’il doit quitter Bruxelles en 1794, Louis-Marie d’Arenberg gagne ainsi la péninsule italienne où il meurt à Rome le 30 mars 1795 ; sa belle-sœur, la princesse Auguste d’Arenberg, persiste, quant à elle, à rester dans le Nord de la France – ce qui ne l’empêche pas d’être inscrite sur la liste des émigrés en 1794 –, tandis que la duchesse douairière d’Arenberg reste avec sa petite-fille Amélie à Bruxelles, selon une différenciation sexuée et générationnelle des attitudes face à l’émigration qui n’a rien d’exceptionnel au sein des lignages aristocratiques13. Par ailleurs, ceux des Arenberg qui vont en Autriche le font selon des temporalités désynchronisées : alors que le « duc aveugle » et sa famille rejoignent Vienne pour la première fois dès l’automne 1794, à peu près en même temps que le prince Ernest (qui a pourtant emprunté un tout autre trajet depuis le Nord de la France), le ci-devant comte de la Marck ne gagne la capitale autrichienne qu’en 1800. Enfin, ces caractéristiques migratoires ne sont ni spécifiques à la Sérénissime Maison, ni circonscrites aux seules familles souveraines du Saint-Empire. Depuis 1791, Vienne polarise en effet une partie des flux d’émigrés français, malgré l’accueil réservé que les autorités impériales et les élites dites cisleithaniennes – de la partie austrobohémienne de la monarchie – ménagent à ces derniers14 ; à partir de 1794, elle voit également affluer la fine fleur de l’aristocratie des anciens Pays-Bas autrichiens (y compris le prince Charles-Joseph de Ligne), ainsi que la noblesse catholique des régions occidentales du Saint-Empire15 (dont le comte – et futur chancelier et prince – Klemens Wenzel de Metternich) lorsqu’elles se retrouvent directement exposées à l’expansionnisme révolutionnaire français. S’ouvrent alors pour ces individus et ces familles le temps des incertitudes, d’autant que la plupart n’ont pas anticipé leur départ et que le prolongement de ces transplantations résidentielles les expose aux défis de l’adaptation et, à défaut, à une (relative) précarité.
Le temps des incertitudes
9À leur arrivée à Vienne, les membres de la Maison d’Arenberg sont loin d’être dans le dénuement. Propriétaire de la maison de Gumpendorf où il se fixe avec son épouse et ses enfants, le « duc aveugle » y dispose, dans les premiers mois du moins, de ressources financières relativement confortables, certains régisseurs et chargés d’affaires restés aux Pays-Bas, en France ou dans son duché allemand continuant de percevoir une partie des fermages en son nom, en dépit du séquestre imposé par les autorités républicaines sur ses biens. Des caisses de tapis, d’étoffes, de tableaux et de livres expédiées de Bruxelles, d’Enghien ou d’Arenberg prennent également la route de l’Autriche jusqu’en 1796. Au fil des mois, la situation budgétaire ducale montre toutefois des signes croissants de fragilité. Dès le 21 septembre 1795, le « duc aveugle » s’adresse (vainement) au Reichsfürstenrat en se dépeignant « dans la plus malheureuse et la plus terrible situation » (« in der unglücklichsten, ja schrecklichsten Lage16 »). Six ans et demi plus tard, il confie au baron Edmund von Schmitz-Grollenburg : « j’ai tout perdu et je suis absolument dépouillé de tout17 ». De fait, Louis-Engelbert d’Arenberg n’a eu, entre-temps, d’autre choix que de recourir à la généreuse hospitalité de son gendre, Joseph Schwarzenberg : celui-ci ouvre ainsi à sa belle-famille les portes de son palais viennois en 1801, ainsi que celles de son château de Krumau (act. Český Krumlov) en 1800. Cette sollicitude des Schwarzenberg, dont l’opulence notoire est confortée par les compétences gestionnaires et financières du prince, devenu en 1795 Oberdirektor de la Kaiserliche-und-Königliche Commercial-, Leih-und Wechselbank de Vienne, se décline également sur le terrain financier avec de considérables avances de fonds au « duc aveugle » dont le remboursement s’échelonnera jusqu’au début des années 1820. Joseph Schwarzenberg prend également à sa charge 6 300 florins de vins rhénans destinés à son beau-père, dont le fondé de pouvoirs, l’abbé Dürr, ne reçoit pas moins de 10 000 florins prélevés par la princesse Schwarzenberg sur ses revenus personnels entre 1794 et la fin de l’année 180118. S’il en résulte un endettement croissant et une dépendance financière du chef de la Sérénissime Maison envers son gendre et sa fille, les relations de famille ne s’en ressentent nullement : bien au contraire, le ton des correspondances échangées tant durant les années d’émigration du « duc aveugle » qu’après le retour de ce dernier dans les anciens Pays-Bas autrichiens annexés par la France restent constamment et explicitement marquées du sceau de l’affection mutuelle, et les liens de famille semblent même s’être renforcés à la faveur de ces années éprouvantes qui ont scellé la solidarité interdynastique entre les Arenberg et les Schwarzenberg. L’expérience n’en est pas moins humiliante pour le chef de la Sérénissime Maison, qui confie à son frère Auguste au printemps 1803 qu’« il est très cruel de devoir être sous la dépendance de sa famille et de ses alliés19 ».
10La situation est fort différente pour la branche cadette de la Maison d’Arenberg. Après l’échec de ses manœuvres diplomatiques en Italie et le prolongement forcé de son séjour en Suisse pour raisons de santé, le prince Auguste gagne Vienne en 1800, mais n’y dispose ni de la résidence, ni des ressources dont y jouit son frère aîné. Non seulement ses biens situés en France et dans les territoires conquis par la République ont été séquestrés et largement vendus au profit de la Nation, mais il en va de même pour son épouse, qui survit dans le Paris du Directoire et du début du Consulat grâce à l’hospitalité de son amie, la princesse de Craon, aux arrérages d’une créance sur son beau-frère, le prince de Starhemberg, et aux secours de sa belle-sœur, la comtesse de Windisch-Grätz20. Le temps est aux expédients pour les ci-devant comte et comtesse de la Marck, jusqu’à ce que cette dernière obtienne, par décision arbitrale du 13 frimaire an X (3 décembre 1802), la séparation des biens d’avec son époux : elle peut alors rentrer en possession des reliquats de ses terres et forêts situées dans le Nord et les Ardennes.
11Le fils unique du couple, le prince Ernest (1777-1847) qui avait d’abord rejoint sa mère à Raismes en 1792 avant de gagner l’Autriche deux ans plus tard, renoue quant à lui avec la tradition familiale pluriséculaire en prenant du service dans les armées autrichiennes en 1795. Entré dans le régiment Charles-Alexandre de Lorraine, il devient deux ans plus tard brigadier-chef dans le régiment Nádasdy, où il gravit tous les échelons jusqu’à celui de major (1799) avec lequel il est versé dans le régiment de l’archiduc Charles et combat à la bataille de Marengo (14 juin 1800), où il est sévèrement blessé à la jambe. Sa carrière militaire en est brutalement interrompue, malgré une promotion au grade de général-major en 1801 : après deux années de congé, il finit par envoyer sa démission de l’armée impériale en août 1803, avant de solliciter (et d’obtenir le 29 octobre suivant) sa naturalisation française – ce qui lui permet de recouvrer les biens de son père, lequel lui a abandonné tous ses droits sur ses biens situés en France.
12L’année 1803 marque, de fait, un tournant dans les années d’exil autrichien des Arenberg. Dès le mois d’août 1798 (et jusqu’en octobre 1799), la duchesse d’Arenberg (née Brancas) était retournée à Paris, où elle fait le siège des ministères et des administrations afin d’obtenir la mainlevée du séquestre qui frappe l’héritage de sa mère, la comtesse de Lauraguais, dispersé entre les départements du Jura, du Doubs, du Cher, du Nord, du Pas-de-Calais, de l’Escaut et de la Lys. Tout comme sa belle-sœur, elle envisage (en juillet 1800) de recourir à un divorce fictif pour faciliter les démarches, mais n’a finalement pas à recourir à une telle extrémité : dès l’été 1800, le « duc aveugle » et son fils aîné, Prosper-Louis (1785-1861), sont en effet radiés de la liste des émigrés dans le département de la Dyle, ce qui, à défaut de leur rouvrir immédiatement les portes des Départements réunis, y augure un rétablissement prochain de leur position. Une nouvelle étape est franchie avec le traité de Lunéville (9 février 1801), dont l’article 9 stipule la restitution aux anciens princes allemands des biens situés en France s’ils renoncent à leur souveraineté dans le Saint-Empire et prennent la citoyenneté française. Après des tergiversations, le « duc aveugle » renonce à ses droits souverains au profit de son fils aîné le 15 août 1803 et sollicite une naturalisation française pour lui et ses fils cadets, Paul (1788-1844), Pierre (1790-1877) et Philippe (1794-1815) ; celle-ci lui est accordée par décret du Premier Consul le 29 octobre 1803, prélude à la restitution de ses propriétés jusqu’alors séquestrées et à son agrégation aux « masses de granit » sur lesquelles s’appuie le pouvoir napoléonien.
13Même le prince Auguste qui, ayant renoncé à prendre la nationalité française, est désormais considéré comme sujet autrichien bénéficie de la politique de (ré)conciliation engagée par le Consulat auprès des anciennes élites aristocratiques des Départements réunis. Autorisé à revenir en France pour y effectuer une cure dans les Pyrénées à la fin de l’année 1803, il est toutefois retenu à Paris contre son gré par Napoléon pendant près de quinze mois, avant de pouvoir finalement rentrer à Vienne. Sa situation financière y reste précaire jusqu’à ce qu’après moult négociations compliquées par l’éloignement géographique des protagonistes et les griefs mutuels qui se sont accumulés au fil des années révolutionnaires, un pacte de famille soit signé le 22 novembre 1807 entre l’ex-comte de la Marck, son épouse et leur fils. Jouissant désormais d’une rente viagère de 10 000 livres21, qui lui épargne les affres de toute gestion, l’ancien commensal de Marie-Antoinette peut mener une existence confortable dans la capitale autrichienne. Très introduit dans la haute société viennoise, il ne se décide à mettre un terme à son installation autrichienne qu’en 1814, après la chute de Napoléon et la création du royaume des Pays-Bas. Naturalisé néerlandais, il devient lieutenant-général dans les armées du roi Guillaume Ier d’Orange en 1815. Il fixe alors sa résidence à Bruxelles, dans l’hôtel no 1027 de la prestigieuse rue Ducale, mais ne renonce pas, jusqu’à sa mort, à retourner régulièrement dans les États héréditaires des Habsbourg, le temps de villégiatures et de réunions de famille : en 1823, on le retrouve ainsi à Krumau, chez le prince Joseph Schwarzenberg, et à Vienne, où il s’entremet avec les Windisch-Grätz et les Starhemberg en vue de faciliter le règlement de la succession de sa mère, Louise-Marguerite de la Marck, décédée le 18 août 1820. Il est vrai que ces séjours dans l’empire d’Autriche sont aussi pour lui l’occasion d’y retrouver son fils Ernest, dont la naturalisation française en 1803 n’a nullement mis un terme aux liens privilégiés qu’il entretient avec l’Europe centrale.
Rester en Europe centrale ? Des ambivalences de la branche « austro-bohémienne » à la durable austrophilie de la Maison d’Arenberg
14De fait, le fils du ci-devant comte de la Marck est, de tous les membres de la Maison d’Arenberg, celui qui conserve le plus durablement une implantation dans les États des Habsbourg : nonobstant le critère de la nationalité, il peut ainsi être considéré comme le fondateur d’une branche « austro-bohémienne » de la Maison d’Arenberg qui perdure (par les femmes) jusqu’au début du xxe siècle. Plus encore que sa carrière prématurément interrompue dans les armées impériales, c’est son mariage avec Marie-Thérèse de Windisch-Grätz (1774-1841), fille du premier lit de son oncle par alliance, qui scelle en 1799 (un an avant sa blessure à Marengo) son intégration au sein des élites cisleithaniennes qui n’allait pas de soi ; de fait, l’intermédiation de sa tante Marie-Léopoldine en faveur de cette union a prévalu sur les considérations de fortune et les espérances médiocres dont pouvait alors se prévaloir le jeune prince.
15Les années d’hégémonie napoléonienne sur l’Europe, tout comme celles qui suivent le congrès de Vienne, voient le couple conforter son implantation en Autriche – si bien qu’en 1815, Ernest d’Arenberg sollicite et obtient l’incolat de Bohême : cette disposition, qui lui attribue les mêmes droits qu’aux régnicoles sans qu’il ait besoin de renoncer à sa nationalité française, lui permet de cumuler les avantages d’une double appartenance qui lui ouvre les portes de la Diète bohémienne et qui est confortée par ses stratégies patrimoniales. Avec son épouse, il acquiert en effet les seigneuries de Widim et Kokořin (au nord de Prague) en 1807, de Pačlavice (Moravie) en 1814, de Stadl (Styrie) en 1817 et de Costozza (Vénétie) en 1836. Sans pouvoir rivaliser avec les fortunes territoriales des grands seigneurs aux assises foncières pluriséculaires dans les diverses composantes de l’empire d’Autriche, le couple princier y orchestre une ambitieuse valorisation agricole dans les secteurs en plein essor de l’élevage ovin extensif, de la brasserie et de la viticulture. Il tient par ailleurs hôtel dans la Neustadt de Prague et à Vienne, où Ernest d’Arenberg rachète en 1842 un élégant palais édifié un demi-siècle plus tôt pour les comtes Paar sur la Landstraße. L’essentiel de la sociabilité du prince s’y déploie dans les milieux aristocratiques et militaires, dans les rangs desquels il persiste à entretenir des relations privilégiées avec des nobles français naturalisés en Autriche après la Révolution, tels que le marquis François-Joseph de Lusignan (1763-1832) ou le comte Auguste de Ségur-Cabanac (1771-1847). Régulièrement invité à la Hofburg, il se flatte en mars 1822 de la « manière fort agréable » dont il a été reçu par l’impératrice Caroline-Auguste22.
16Encore les décès consécutifs de son épouse et de sa fille Ernestine en 1841 fragilisent-ils momentanément l’implantation autrichienne d’Ernest d’Arenberg, qui caresse alors le projet de se rapprocher de ses cousins de la branche aînée. C’est sans compter sur son remariage dès l’année suivante (alors qu’il a déjà soixante-cinq ans) avec la princesse Sophie d’Auersperg, de trente-quatre ans sa cadette. Non seulement cette union rend au prince un goût pour les mondanités viennoises qui s’était émoussé et qu’atteste son regain d’assiduité aux fêtes de la Hofburg et de Schönbrunn durant les premières années du règne de François-Joseph, mais elle voit naître deux filles, Éléonore-Ursule et Louise. Celles-ci sont élevées en Autriche, dans une stricte conformité aux normes culturelles exclusivistes et ultramontaines qui y caractérisent l’aristocratie, sous la houlette d’une mère dont l’intransigeantisme catholique, l’exaltation patriotique cisleithanienne et la déférence pour les Habsbourg se donnent à voir dans la correspondance qu’elle entretient avec la duchesse d’Arenberg, née Ludmilla de Lobkowitz (1798-1868), ainsi que dans la (monumentale) publication posthume de son œuvre poétique, essentiellement rédigée en langue allemande et publiée à titre posthume en 1901 par les soins de sa fille aînée.
17En épousant en 1868 son cousin, le duc Engelbert-Auguste d’Arenberg, cette dernière joue, de fait, un rôle majeur dans le renforcement de l’austrophilie latente de la branche ducale qui caractérise le dernier tiers du xixe siècle, alors que l’unification allemande sous hégémonie prussienne et le Kulturkampf orchestré par Bismarck, tout comme les complaisances du roi Léopold II envers les libéraux belges, suscitent la crispation de ces aristocrates farouchement conservateurs et catholiques. C’est pourtant elle qui scelle la dissolution du lien séculaire entre la Maison d’Arenberg et l’Europe centrale en liquidant les divers biens hérités de ses parents entre les années 1880 et 1914, pour redéployer ses avoirs et ses pratiques résidentielles vers la Belgique. Une telle attitude, qui contrebalance la germanophilie affichée par son fils aîné, le duc Engelbert-Marie d’Arenberg, n’anticipe aucunement la situation délicate à laquelle les Arenberg se trouvent confrontés en 1919, lorsqu’assimilés à des « sujets ennemis », ils voient leurs biens séquestrés avant d’être (pour la plupart) mis en vente au profit des États belge et français. Le fait que la dernière représentante de la branche austro-bohémienne de la Sérénissime Maison décède en terre helvétique le 28 novembre 1919 atteste cependant une irréductibilité aristocratique aussi durable qu’ambivalente aux identités nationales telles qu’elles se sont construites dans l’Europe du long xixe siècle. La greffe autrichienne ne présentait d’intérêt stratégique qu’aussi longtemps que l’Europe centrale pouvait faire figure de conservatoire des traditions aristocratiques, de bastion du catholicisme intransigeant et de havre de calme lors des épisodes révolutionnaires européens ; elle a donc été relayée au xxe siècle par l’attractivité de la Suisse, forte de sa centralité géographique dans le Vieux Continent, de sa neutralité militaro-diplomatique, de sa stabilité socio-politique, de sa puissance financière et de ses dispositions fiscales. La branche ducale de la Maison d’Arenberg n’en persiste pas moins à se sentir et à se revendiquer partout chez elle en Europe, et il n’est pas anodin qu’après avoir renoué dès l’entre-deux-guerres des alliances matrimoniales dans le gotha belge, italien et allemand, elle ait obtenu en 1953 la confirmation des titres princiers et ducaux par le royaume de Belgique et qu’elle ait valorisé dans le monde des affaires une aptitude au cumul des atouts différenciés qu’offrent les divers territoires où elle est implantée et où elle persiste à affirmer sa prééminence sociale à l’heure de la mondialisation.
Notes de bas de page
1Ligne Charles Albert de, Mémoires et mélanges historiques et littéraires, t. 1, Paris, Ambroise Dupont, 1827, p. 102 (neuvième lettre à la marquise de Coigny).
2Le glissement vers l’Ouest des stratégies de la Maison d’Arenberg s’amorce ainsi dès le xive siècle, en direction du pays de Liège, tandis que les Merode s’implantent dans les Flandres à la charnière des xive et xve siècles suite à des mariages.
3Rance Karine, « L’émigration nobiliaire française en Allemagne : une “migration de maintien” (1789-1815) », Genèses. Sciences sociales et histoire, 1998, no 30, p. 5-29.
4Goujon Bertrand, Les Arenberg. Le gotha à l’heure des nations (1820-1919), Paris, PUF, 2017.
5Avec deux interruptions, l’une entre 1681 et 1709 et l’autre en 1788-1789.
6Sur les liens de la souveraine avec les affidés de la Maison de Lorraine : Kaiser Thomas, « Ambiguous Identities. Marie-Antoinette and the House of Lorraine from the Affair of the Minuet to Lambesc’s Charge », in Goodman Dena (dir.), Marie-Antoinette. Writings on a Body of a Queen, New York, Routledge, 2003, p. 171-198.
7À la veille de la Révolution, les ducs d’Arenberg détiennent ainsi en France les terres de Lallaing et Prouvy (act. Nord), près de Douai, les forêts de Wallers et de Raismes (act. Nord), près de Valenciennes, et la baronnie de Hierges (act. Ardennes), dans la vallée de la Meuse. Encore y font-ils figure de grands propriétaires absentéistes.
8Avant de partir en France, puis de pérégriner jusqu’à Rome, de février à octobre 1791 : Duquenne Xavier, Le Voyage du duc d’Arenberg en Italie en 1791, Bruxelles, 2013.
9D’où sa présence au couronnement de l’empereur François II, le 14 juillet 1792.
10Lettres du Prince d’Aremberg, Comte de La Marck, à M. Henri Van der Noot, Agent Plénipotentiaire du Brabançon, écrite le 22 novembre 1789, et à Messieurs composant le Conseil de Brabant à Bréda, écrite le 30 novembre 1789, s. l., 1790.
11Vienne, Haus-, Hof-und Staatsarchiv, Staatskanzlei, Kleinere Betreffe 1 : lettre du prince Auguste d’Arenberg à l’empereur Léopold II (28 novembre 1791).
12Le projet initial du baron de Thugut était de l’envoyer en Espagne pour enjoindre à Charles IV de poursuivre la lutte contre la République française, mais la signature du traité de Bâle (22 juillet 1795) rend l’opération caduque.
13Rance Karine, « L’historiographie de l’émigration », in Bourdin Philippe (dir.), Les Noblesses françaises dans l’Europe de la Révolution, Rennes, PUR, 2010, p. 357.
14Diesbach Ghislain de, Histoire de l’Émigration, 1789-1814, Paris, Perrin, 1975 (rééd. 1998), p. 462-469. – Le terme « Cisleithanie » désignait à l’époque de la double-monarchie austrohongroise la partie de l’empire qui se trouvait au-deça de la Leitha, rivière qui marquait la frontière entre la Basse-Autriche et l’Hongrie.
15Godsey William D., Nobles and Nation in Central Europe. Free Imperial Knights in the Age of Revolution, 1750-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, chap. 5.
16Cité dans Kleinschmidt Arthur, Geschichte von Arenberg, Salm und Leyen, 1789-1815, Gotha, F. A. Perthes, 1912, p. 9.
17Archives et Centre culturel d’Arenberg, Enghien (ACA), 70/10 : lettre du duc Louis-Engelbert d’Arenberg au baron von Schmitz-Grollenburg (14 avril 1802).
18Neu Peter, « Pauline von Arenberg-Schwarzenberg (1774-1810) », in Neu Peter (dir.), Arenberger Frauen. Fürstinnen, Herzoginnen, Ratgeberinnen, Mütter, Coblence, Verlag der Landesarchivverwaltung Rheinland/Pfalz, 2006, p. 244-225, particulièrement p. 248.
19ACA, 41/11 : lettre du duc Louis-Engelbert d’Arenberg à son frère Auguste (12 mai 1803).
20Bruxelles, Archives Générales du Royaume, Fonds d’Arenberg, Sa 13301 : succession du prince Auguste d’Arenberg.
21Sur le détail de cet arrangement financier voir Arenberg Léopold d’, « Auguste-Marie-Raymond d’Arenberg, comte de la Marck (1753-1833). Un aristocrate en Révolutions », in Brelot Claude-Isabelle et Goujon Bertrand (dir.), La Maison d’Arenberg en France, Enghien, Fondation d’Arenberg, 2018, p. 88-91.
22ACA, 14/28 : lettre d’Ernest d’Arenberg à Richard Surbled (10 mars 1822).
Auteur
Université de Reims Champagne-Ardenne – CERHiC

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