Exil huguenot et armée
Les enjeux de la mobilité nobiliaire à la fin du xviie siècle (1685-1700)
p. 67-78
Texte intégral
De vos premiers honneurs, perdez-vous la mémoire ?
Ne vous souvient-il plus que vous êtes Français,
Infidèles guerriers qu’on voyait autrefois
En tous lieux respectés, heureux, comblés de gloire ?
[…]
Ah ! dessillez vos yeux trop longtemps éblouis
Songez qu’il est honteux de fuir avec Guillaume
Après avoir toujours su vaincre avec Louis1.
1La plume de Mademoiselle Bernard, nouvelle convertie et parente de Corneille, stigmatisait avec emphase ses anciens coreligionnaires et tout spécifiquement ceux qui, fuyant Louis XIV, décidèrent de servir sous la bannière de Guillaume d’Orange, devenu, à la faveur de la Glorieuse Révolution, le chef de l’Angleterre et de la Hollande réunies dans la lutte contre le Roi-Soleil.
2Dans le cadre d’une étude sur les mobilités nobiliaires, s’intéresser aux officiers huguenots permet de questionner l’historiographie des mobilités selon trois angles complémentaires : confessionnel (huguenots), professionnel (armée), social (la noblesse). Le sujet a retenu l’attention d’historiens anglo-saxons, qui se sont attachés à suivre la trace de ces officiers2 au sein des armées européennes, tandis que les bases de données sur le Refuge3 permettent de retrouver certains de ces hommes, quand ils n’ont pas eux-mêmes retracé leur vie mouvementée, à l’instar du gentilhomme Isaac Dumont de Bostaquet4 qui fuit sa Normandie natale pour s’embarquer bientôt à la suite de Guillaume III et livrer ainsi un vif récit des campagnes anglaises et irlandaises. Il s’agira, en effet, de se concentrer sur les années 1685-1700, qui voient se succéder la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685, un vaste exil des protestants français, la Glorieuse Révolution de 1688 et la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697).
3Il s’agira de saisir la spécificité de cette mobilité confessionnelle, professionnelle et sociale, afin de comprendre en quoi les enjeux de l’exil huguenot se recomposent au gré des acteurs et des pays considérés, qu’il s’agisse des huguenots eux-mêmes, des populations et des autorités des pays d’accueil comme du pays de départ. Après un essai de mesure du phénomène, on examinera le rapport de ces officiers à la mobilité, avant de considérer les réactions de la monarchie française face à ce mouvement.
Exil huguenot et mobilités militaires : essai de mesure du phénomène
Combien ?
4L’évaluation du nombre de protestants ayant quitté le royaume de France a donné lieu à de vifs débats, tant au sein de la communauté historienne5 que parmi les témoins du temps ; si les intendants du royaume minoraient les départs, les gazettes hollandaises les amplifiaient. À cela s’ajoute le problème consistant à saisir dans les sources des mouvements par nature illicites et secrets. Ce nombre est aujourd’hui estimé à un peu moins de 200 000 (peut-être 150 000 entre 1685 et 1690), soit environ le quart des protestants français. Parmi eux, si 60 000 se dirigent vers la Suisse, 50 000 auraient gagné les Provinces-Unies, 40 000 à 50 000 l’Angleterre, et environ 44 000 se seraient rendus en Allemagne, dont 20 000 en Prusse. Dès lors, ces nouveaux venus s’ajoutent aux anciennes vagues du Refuge, les liens confessionnels facilitant un peu l’établissement. Selon Bernard Cottret6, l’Angleterre abritait dans les années 1680 environ 8 000 à 10 000 huguenots, dont la moitié à Londres.
5Parmi eux, un nombre non négligeable de militaires gagne les pays de Refuge, qu’il s’agisse d’hommes de troupes ou de nobles ayant grade d’officiers. La base de données du Refuge7 signale 612 militaires, dont 134 nobles ; parmi eux, 153 gagnent le Brandebourg (dont 58 nobles) et 133 la Hollande (dont 37 nobles). Dans une approche plus globale, Charles Lart8 a estimé que 3 000 officiers huguenots durent quitter l’armée française à cette époque. 500 à 600 se mirent au service du Brandebourg, comme Louis de Marsanne, seigneur de Barcelone, et son frère Gédéon, tous deux originaires de Montélimar, officiers dans le régiment de la Cornette blanche et qui, après être passés par Lausanne, souhaitent gagner ce territoire9 ; on saisit aussi le sieur Degresse, noble, « officier des grands mousquetaires de S. A. Électorale de Brandebourg du régiment du comte de Dona, ayant son congé et permission pour trois mois et ayant malheureusement perdu son argent10 ». Mais la majorité opta pour la Hollande, à l’instar de David Du Roy, sieur de Lisle de Realville, passé par Zurich, Jacques de Rochement, sieur de Sainte-Maure, officier de cavalerie, passé par Nyon puis Zurich, ou encore Isaac de Joubert de Beconne, « ci-devant officier dans le régiment de Souche » ; tous reçoivent assistance à Francfort-sur-le-Main, en 1686 ou 1687, pour gagner la Hollande11.
6À la faveur des événements de 1688, une réunion s’opère entre Hollande et Angleterre. Selon Baxter, 796 huguenots accompagnèrent alors Guillaume d’Orange outre-Manche en novembre 1688, soit comme volontaires, soit comme officiers de l’un des trois régiments restant de la brigade anglo-hollandaise, soit comme officiers et réformés dans l’armée hollandaise. Charles Lart indique en effet que, outre les officiers servant dans les régiments huguenots, on en compte 800 autres dans les rangs britanniques, durant la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Une source jacobite suggère qu’en 1690 et 1691, 736 officiers de l’armée britannique de Guillaume III étaient des huguenots. Or, si l’on estime qu’il fallut environ 8 000 officiers pour commander cette armée britannique, ils représenteraient donc 10 à 15 % de l’encadrement militaire12. Dès lors, selon John Childs, Guillaume III a pu commander à un millier d’officiers huguenots13.
Accueillir les officiers huguenots : problèmes politiques
7Un tel afflux est une aubaine pour les armées européennes, mais il ne va pas sans poser de difficulté. Lorsque la Révocation intervient en 1685, les autres pays d’Europe ne sont pas en guerre avec la France de Louis XIV. Accueillir des huguenots est donc un problème politique, a fortiori si ce sont des officiers. On peut ici raisonner en trois temps.
8En Hollande comme en Angleterre, il existe une tradition d’accueil des nobles militaires huguenots qui fuient les persécutions dans la seconde moitié du xviie siècle14. Jacques II, roi francophile, patronne des officiers de marine français, tel Louis de Durfort Duras, fait comte de Feversham15. Ce dernier anime, dès lors, un réseau de clientèle protégeant les militaires réfugiés en Angleterre. En Hollande, comme le souligne Matthew Glozier, de nombreux huguenots servaient dans l’armée dans les années 1660 et 1670. Dans l’entourage de Guillaume III, on repère le régiment de Paul de La Baye du Theil, formé en 1672, qui comptait aussi bien des officiers hollandais que français, ou encore celui de Georges Le Vasseur de Huilles, marquis de Thouars, au service des Hollandais dès 1664 et dont la carrière se poursuit jusqu’aux années 1680. On trouve aussi des huguenots dans les régiments hollandais, comme Ferdinand de La Verne de Rhodes, nommé colonel d’un régiment d’infanterie en 1674 avant de devenir gouverneur de Deventer et Zwolle.
9La révocation de 1685 change la donne puisqu’elle fait désormais des huguenots en fuite des opposants au régime. Aussi la sympathie de Jacques II pour Louis XIV et pour les catholiques fut-elle un frein à l’intégration des réfugiés huguenots au sein des forces armées. Dès lors, le flux des militaires souhaitant poursuivre leur carrière se dirigea plutôt vers la Hollande. Mais là aussi, la situation en 1685 est complexe. Ne souhaitant pas offenser officiellement Louis XIV, les États Généraux refusent de payer pour ces officiers, obligeant Guillaume III à les financer sur ses fonds propres. Le Brandebourg, en revanche, n’a pas la même retenue16 puisque l’édit de Potsdam promeut une politique d’accueil des réfugiés, leur accordant des droits politiques, économiques et religieux, sans oublier un soutien financier. On comprend dès lors que sur les 612 militaires mentionnés dans la base de données du Refuge, 153 aient manifesté leur souhait de gagner le Brandebourg, dont 58 nobles ; si l’on repère déjà 19 militaires en 1685, ils sont 91 l’année suivante, et 30 en 1687.
10L’union des Provinces-Unies et de l’Angleterre sous la houlette de Guillaume III, en 1688, simplifie la question. Désormais, sur le plan politique, intégrer des officiers huguenots ne présente quasiment plus que des avantages. Ils ont une solide expérience militaire, acquise dans les rangs de l’armée française puis dans les troupes hollandaises. Par leur religion et les persécutions subies, ils sont opposés à Louis XIV et leur loyauté ne fait aucun doute, au moment même où la fidélité des troupes anglaises, et notamment des officiers, est encore incertaine. Ils sont, en outre, relativement nombreux, ce qui pose un autre problème : celui des modalités de leur intégration dans l’armée.
Trouver sa place au sein de l’armée
11Les armées du temps étant cosmopolites et constituées d’hommes ayant changé de camp une, voire plusieurs fois, le problème ne réside pas tant dans la mixité des nationalités que dans l’arrivée massive d’officiers huguenots. Contrairement à une idée répandue, leur intégration dans les troupes hollandaises ne fut pas immédiate. Matthew Glozier17 a ainsi souligné qu’entre 1685 et 1688, peu intègrent l’armée hollandaise, non seulement pour des motifs politiques, mais aussi sans doute en raison des importantes différences entre le drill français et sa version hollandaise. Dès lors, les huguenots souhaitant intégrer l’armée hollandaise auraient dû commencer par servir comme volontaires, afin d’apprendre les méthodes du pays.
12Pour contourner le problème, on constitue des régiments spécifiquement huguenots. En Brandebourg, on forme ainsi, en 1687, des régiments français et fonctionnant sur le modèle militaire français, notamment deux compagnies de grands mousquetaires placées sous le commandement direct du Grand Électeur et de Schomberg. En Hollande18, deux compagnies de cadets français – des volontaires, majoritairement nobles – furent levées dès 1686, mais elles ne comptaient en réalité que 59 Français chacune. La première était commandée par Charles de Cosne de Chauvernay, la seconde par Daniel de Rapin. Une compagnie supplémentaire fut placée sous la direction d’Antoine de Houx, seigneur d’Espinoles, tandis que Jean Guichard, marquis de Peray, était nommé commandant en chef de ces trois compagnies. C’est à partir de ces contingents que sont formés les quatre régiments huguenots de l’armée anglaise. On y repère Henri de Caumont, marquis de Rade, qui trouva refuge en Hollande, intégra la brigade anglo-hollandaise en tant que capitaine en 1688, fut de la traversée de novembre, et devint par la suite lieutenant-colonel, puis colonel d’infanterie en février 1694.
13L’existence de régiments français n’empêche cependant pas les huguenots d’intégrer des troupes régnicoles. Mais cette fusion d’officiers n’est pas sans susciter de tensions. Isaac Dumont de Bostaquet en témoigne : « Peu de jours après que je fus arrivé, il se fit une troisième promotion d’officiers, dont un très grand nombre attendait il y avait longtemps19. » On le voit ainsi se démener, comme bien d’autres, pour obtenir les justificatifs attestant de sa position militaire en France afin d’être reclassé grade le plus juste20. La compétition pour les commandements fut féroce, d’autant qu’au sein de l’armée anglaise s’opposent désormais les natifs, les huguenots français établis en Hollande ou en Angleterre, et bien sûr les Hollandais dont Guillaume III soutient la promotion. Ces tensions peuvent conduire à des heurts entre régiments, comme en juillet 1690, entre le régiment protestant français du colonel Cambon et le bataillon anglais de Lord Drogheda. Il ne s’agit pas là d’une spécificité anglo-hollandaise. Si, en Brandebourg, les réfugiés formèrent une élite au sein de l’armée, ce qui leur permit de s’intégrer dans la société prussienne aussi bien professionnellement que socialement, ils suscitèrent en retour un ressentiment xénophobe de la part des natifs21. Cette intégration au sein d’une nouvelle armée marque donc, pour les huguenots, non un nouvel établissement, mais le prolongement d’une mobilité initiée lors de l’exil.
Le sort du réfugié, la marque du métier. Les officiers huguenots, une population en perpétuelle mobilité ?
De la quête du refuge à l’errance militaire
14Tant pour des raisons de persécution confessionnelle que par obligation professionnelle, les officiers huguenots forment une population qui pratique les circulations internationales sous diverses formes.
15Pour beaucoup, c’est la quête du Refuge qui initie cette mobilité internationale, et il y a autant de trajets que de destins. La base de données du Refuge révèle ce qui pourrait apparaître comme des traits un peu plus spécifiquement militaires de cette circulation, en indiquant comment les solidarités de régiments ont pu structurer ponctuellement le départ. Certains profitent ainsi d’une opportunité pour s’enfuir en groupe. Sixte Beauregard, Alexandre Martinerie, Joseph Davissius, Jean de Masseron, Théophile de Renaud, Jean Ranchin sont tous nobles et cadets dans la compagnie des gentilshommes à Brisach ; « ayant demandé par feinte leur congé pour s’en retourner chez eux, [ils] se sont résolus de déserter, de prendre par la Suisse22 » avant de demander assistance à Francfort-sur-le-Main pour ensuite gagner le Brandebourg. Pour Pierre de Leme, Jacques de Day, Jean de Belardbordes, Théophile de Soubiron, Pascal de Campagne, il s’agit de résister à l’endoctrinement ; ayant tous été dans le séminaire des cadets gentilshommes de Besançon, ils déclarent qu’on « avait voulu qu’un abbé les instruisit dans la religion catholique romaine mais ils se sont sauvés à pied en Suisse23 » et espèrent gagner la Hollande. D’autres, enfin, profitent de la protection d’un chef. Henri Barbeirac, Jacques Boutet de La Boulas, Jean Périer sieur de Fontange, Daniel Formel de Coisnac, Henri et François d’Oni sieurs de La Lande, « se sont sauvés à cause de la religion, parce qu’on les a voulu obliger à changer ; vont au pays de Brandebourg sur la recommandation du sieur Eglinger24 ».
16Mais dans bien des cas, le destin des officiers militaires est en tout point semblable à celui de n’importe quel huguenot qui part à l’aventure pour chercher un refuge, laissant derrière lui une partie de sa famille. Louis Yves Moreaux de Braque, de La Charité sur Loire, est garde de la marine. À la Révocation, il fait le choix de l’exil. Il reçoit assistance à Francfort-sur-le-Main, en 1686, car il se rend à Nuremberg après être passé par Groningue puis Amsterdam. Bientôt, il sollicite à nouveau de l’aide car il « s’en retourne à Cologne pour aller au-devant de sa femme qui s’est encore sauvée hors d’un couvent dans lequel elle fut arrêtée ». Les registres d’assistance de Francfort nous permettent de comprendre que l’opération est couronnée de succès ; l’homme s’en revient avec son épouse et se prépare à se rendre à Anspach.
17Cependant, si, pour nombre de huguenots, l’arrivée en pays étranger peut signifier la stabilité, les nobles militaires ayant rejoint les troupes étrangères bientôt ennemies de la France se jettent dans le conflit. Nombreux sont ainsi ceux qui suivent Guillaume d’Orange dans son débarquement en Angleterre, comme Isaac Dumont de Bostaquet. « Je jouissais d’une tranquillité profonde dans ce charmant séjour de La Haye et j’y goûtais dans ma famille toutes les douceurs qu’un réfugié qui est sans nécessité peut prendre […]. Cet état si tranquille […] fut tout d’un coup interrompu, lorsque S. A. R. fit paraître au jour ce grand dessein qui a surpris toute l’Europe, qui réjouit les protestants et accable de chagrin le papisme25. » Dans les pages qui suivent, le gentilhomme normand évoque des huguenots se pressant pour se faire enrôler. La presse est telle qu’on manque de place sur les vaisseaux de transport. À la poursuite de la flotte sur le départ, Dumont de Bostaquet traverse la Hollande en chariot, en barque, quémandant une place chaque fois qu’il peut s’approcher d’un vaisseau. Enfin embarqué, c’est désormais le vent qui refuse et pousse la flotte à la côte. « La manœuvre violente des matelots qui se faisait sur notre tête et à laquelle je n’étais pas accoutumé, avec le branle du vaisseau, me faisait croire à chaque secousse que nous allions périr. […] Le dimanche, personne de nous ne se leva, et quoique nous ne fussions pas malades à vomir, il nous était impossible de nous soutenir26. » La tempête passée, il faut se loger à Helvoetsluis, où la présence du prince, de la cour et des autres officiers engorge les capacités d’accueil. « Il fallut se poster dans cette cabane peu propre à remettre des gens fatigués de la mer ; nous y séjournâmes même cinq ou six jours, pendant lequel temps nous sollicitions pressément pour être embarqués. » Et Dumont de Bostaquet de nous livrer un tableau pathétique de ce que c’est que d’embarquer et transporter des chevaux pour une descente militaire. Quelques péripéties plus tard, la flotte débarque enfin à Torbay et une mobilité terrestre succède à la traversée maritime, mais à en croire Dumont de Bostaquet, ce fut presque une promenade de santé, si l’on excepte les routes boueuses et les difficultés de logement. Il décrit sa brigade comme cheminant en marge de l’armée. « Ainsi, comme les troupes réglées, nous avons toujours été logés, et plus commodément que les officiers incorporés qui, dépendant des corps où ils étaient, avaient le chagrin de l’être toujours les derniers et presque toujours très mal. Nous, au contraire, n’étant jamais mêlés avec les autres troupes […], avons été toujours fort commodément27. » Et la « promenade » s’acheva par l’accueil de Guillaume III à Londres.
Après la guerre, le temps de la stabilité ?
18Une fois le conflit terminé, le retour de la paix pourrait signifier, pour ces officiers huguenots, le temps de la stabilité retrouvée. Soucieux de reconnaître les mérites de ces combattants, Guillaume III instaure des pensions pour les blessés28, qui peuvent ainsi se retirer du service, voire s’établir. Une première liste se repère en 1689, récompensant surtout les huguenots militaires français venus en Angleterre en 1688. En 1692, des pensions sont créées pour les officiers réformés et invalides ayant servi sous les ordres du marquis de Ruvigny, d’Isaac de Monceau de La Melonière, des colonels Dupuy de Cambon et de Belcastel, marquis d’Avèze. 121 officiers français bénéficient de ce dispositif en Irlande en 1692, et encore en 1709, on repère une liste mentionnant 392 pensionnés français, à 2 shillings par jour.
19On établit en outre la colonie de Portarlington29, aux environs de Dublin, dont Guillaume d’Orange fait don au Marquis de Ruvigny, huguenot et commandant en chef de l’armée anglaise en Irlande, à charge pour lui d’y fixer les familles des soldats qui s’étaient illustrés à La Boyne. Les registres de la ville mentionnent nombre d’anciens soldats de Ruvigny, tel Pierre de Magnan, « maréchal des logis au régiment de Galway ». Si toutes les professions sont représentées, la présence nobiliaire est notable : le marquis de Paray, Abraham de Courteille, sieur de Derignière, ainsi qu’un La Rochefoucauld, un vicomte de Laval, un Charles de Ponthieu, un De Bonnevalle et bien sûr le gentilhomme normand Dumont de Bostaquet qui s’y établit avec sa famille et s’y éteint à l’âge de 77 ans. Comme le souligne Grace Lawless Lee30, les colons viennent de Normandie, Languedoc, Saintonge et Dauphiné, mais la plupart d’entre eux sont des militaires et presque tous sont des nobles, dont un certain nombre ont profité de leur pension pour s’établir.
20Malgré tout, beaucoup s’en retournent en Hollande pour intégrer les communautés du Refuge. Par exemple, Philippe de La Basoge31, fils d’un conseiller au Parlement de Rouen, est libéré à la fin de la guerre après avoir combattu sous les ordres de Schomberg. Il apparaît dans la liste des officiers français invalides, ce qui lui vaut une pension de 2 shillings 6 pence par jour à compter du 1er janvier 1692. Il semble ensuite passer en Hollande, où l’on suit sa trace jusqu’en 1709.
21Il est donc indéniable que les officiers huguenots jouèrent un rôle important dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg, en prenant rang dans les troupes anglo-hollandaises, ce que les autorités françaises ne pouvaient que voir d’un mauvais œil. Mais étaient-elles en mesure d’influer sur ces circulations, de les empêcher ou, à défaut, d’inciter au retour ceux qui étaient partis ?
La France face à l’exil des officiers huguenots : le refus du départ, l’impossible retour…
Empêcher les départs ?
22Il est entendu que les autorités françaises sont sensibles à ces fuites. Le 27 novembre 1685, Louvois écrit aux gouverneurs, intendants et inspecteurs des troupes pour leur indiquer que quoique l’emploi de protestants dans l’armée ne soit pas souhaitable, une approche prudente est requise. On doit les engager à se convertir, moyennant des encouragements financiers si besoin. Dans l’armée de terre cependant, la solution est rapidement abandonnée face au constat d’inefficacité. On décide en 1686 d’emprisonner les officiers jusqu’à ce qu’ils abjurent, ce que firent un certain nombre d’entre eux pour recouvrer leur liberté, avant de choisir les voies de l’exil et le service auprès des armées étrangères.
23Il en est allé un peu différemment pour la Marine où ce dispositif d’encouragement se maintient plus longtemps, comme en témoigne l’ordonnancement principal. Ainsi, pour 1688, on repère 47 ordonnances pour un an de pension à des marins ayant accepté de se convertir. Les montants sont variables et proportionnels au grade, soit 1 500 lt. pour un chef d’escadre ou un capitaine de vaisseau comme le comte d’Aulnay ou le chevalier d’Hervault, mais 600 lt. pour le lieutenant de vaisseau Languillet, 400 lt. pour un enseigne, et 100 à 200 pour un garde de la marine32. Cette incitation financière continue à porter ses fruits puisqu’en 1689, on relève une quarantaine de bénéficiaires supplémentaires. Les effectifs sont donc limités, mais la chose n’est pas négligeable, et ce pour deux raisons. D’une part, on repère parmi les convertis quelques personnages qui jouèrent un rôle important dans l’histoire maritime de la France, comme Duquesne-Guitton33 qui, en 1687, mène l’expédition de l’ambassadeur français au Siam et touche la côte de l’Australie, avant d’être promu chef d’escadre en 1705 et gouverneur général des Îles du Vent. Quant à Jean Gabaret34, bientôt promu lieutenant général des armées navales, il participe à la bataille du cap Béveziers comme à celle de La Hougue. D’autre part, certaines conversions ont valeur d’exemple, comme celle de Job Forant. Ayant servi dans les différentes guerres du règne et notamment dans les bombardements méditerranéens des années 1680, il subit les pressions conjointes de Bossuet et du roi, qui lui promet le brevet de chef d’escadre – ce qu’il obtient, assorti d’une pension. Cependant, la survenue du conflit entraîne la disparition de ces dispositions ; si les pensions sont toujours payées, les derniers brevets datent de l’année 1689 (le lieutenant de marine de Parlant, les lieutenants de vaisseau Rollon et Monségur, le capitaine de vaisseau La Motte Genouillé…).
24Il y a donc eu, de la part de la monarchie française, une volonté de limiter les départs, liée à une conscience assez nette de l’ampleur du phénomène et du risque encouru. Selon Vauban, la Révocation fit perdre à la France 9 000 marins, 12 000 soldats, 600 officiers. Les chiffres doivent bien sûr être revus, mais d’autres échos confirment l’arrivée d’officiers chez l’ennemi. D’Iberville, en poste en Suisse, voit ainsi passer les déserteurs. « Il arriva hier deux officiers huguenots qui ont déserté et qui vont en Brandebourg ; l’un s’appelle Fize et l’autre Corbeau, qui avait une des compagnies d’augmentation dans le régiment de la Reine35. » Aussi, à défaut d’avoir pu empêcher les départs, cherche-t-on à encourager les retours.
Agir sur les mobilités huguenotes militaires : les limites de l’incitation au retour
25Une intense activité d’incitation au retour se déploie, qui passe notamment par les agents de la France à l’étranger. Ainsi, le marquis de Bonrepaus est-il envoyé en mission diplomatique en Angleterre, avec pour instruction d’inciter les huguenots à revenir. En février 1688, on accorde 3 000 lt. au comte d’Avaux, ambassadeur du roi en Hollande, pour des sommes distribuées aux nouveaux convertis qui repassent en France, et il en reçoit 3 000 de plus en septembre36 ; en juillet, la même somme est allouée au même motif à Barillon, ambassadeur en Angleterre37. Ainsi, le roi de France paye ses officiers soit pour qu’ils ne partent pas, soit pour qu’ils reviennent… D’autres versements signalent le soutien logistique pour aider au retour ; on donne 770 lt. à de Châteauneuf, à Calais, à cause des sommes qu’il a dépensées pour de nouveaux convertis revenus d’Angleterre38.
26Mais si cette incitation est possible entre 1685 et 1688, tout change avec le déclenchement de la guerre car dans ce nouveau contexte, un retour peut cacher une tentative d’espionnage et d’infiltration. Le 15 décembre 1688, Croissy écrit à d’Iberville que Sa Majesté « ne désire pas que vous vous donniez aucun mouvement pour faire revenir dans ses états ses sujets qui témoignent vouloir convertir ; vous vous contenterez seulement de contribuer à leur conversion autant que vous pourrez. Comme il s’en pourrait trouver qui feindraient d’être convertis pour venir brouiller en France, vous ne devez favoriser leur retour qu’après que vous m’aurez mandé ce que vous en pensez, et que je vous aurai fait savoir les intentions du roi ». En écho, Iberville39 fait mention de « la défense que vous me faites de donner permission à aucun huguenot de repasser en France pendant cette campagne ».
27Dès lors, à défaut de pouvoir les faire revenir, tâche-t-on de les garder loin de l’ennemi, là encore par le biais de concessions de nature financière. Ainsi, en raison de la neutralité du roi du Danemark, Christian V, Louis XIV accorde aux huguenots partis servir dans l’armée danoise, de pouvoir réclamer la propriété de la moitié de leurs biens, à condition de délivrer, tous les six mois, un certificat attestant de leur engagement au sein de cette armée40. Le but est clairement ici de tenir ces officiers à l’écart des armées ennemies du Brandebourg, de l’Angleterre et des Provinces-Unies.
28L’exil des huguenots nobles militaires français a-t-il été spécifique ? Dans l’ensemble, cette mobilité de l’exil est semblable à celle des autres, si ce n’est que la qualité nobiliaire y donne une première « coloration » : l’aisance financière facilite la mobilité, et il existe, dans les pays d’accueil, des formes de solidarité nobiliaire. La dimension militaire ajoute un filtre supplémentaire : les solidarités de régiment sont à l’œuvre ; la perspective de poursuivre sa carrière donne un but, et bientôt la possibilité de combattre Louis XIV confère une nouvelle dimension à cet exil. En outre, la fonction militaire, lorsqu’elle se surimpose à l’exil, signifie une mobilité prolongée.
29Pour autant, on ne peut donner une analyse univoque du phénomène. La grille que nous venons d’énoncer sommairement se recompose à la faveur des pays de destination – l’Angleterre, la Hollande, le Brandebourg, qui ont des politiques différentes – et selon le moment considéré – avant la Révocation, entre 1685 et 1688, après la Glorieuse Révolution.
30Aussi, l’intérêt n’est pas tant ici de savoir si la qualité noble a favorisé ou non les conditions de l’exil, mais bien de mobiliser ce prisme d’analyse pour aborder des problématiques qui sont au cœur des débats historiographiques sur la diaspora protestante, qu’il s’agisse de thématiques longuement travaillées, comme le nombre des exilés ou l’importance de leur rôle, ou des perspectives plus novatrices, autour des questions d’intégration ou d’assimilation.
Notes de bas de page
1Cité dans Read Charles et Waddington Francis (éd.), Mémoires inédits de Dumont de Bostaquet, gentilhomme normand, Paris, Levy, 1864, p. xxviii
2Costello Vivien, « Researching Huguenot officers in the British army, 1688-1713 », The Genealogists’Magazine : Journal of the Society of Genealogists, no 28, 2005, p. 335-354 ; Costello Vivien et Glozier Matthew, « Huguenots in European Armies », in Asche Matthias, Herrmann Michael, Ludwig Ulrike et Schindling Anton (dir.), Krieg, Militär und Migration in der Frühen Neuzeit, Münster, LIT Verlag, 2008, p. 91-104 ; Glozier Matthew, The Huguenot soldiers of William of Orange and the Glorious Revolution of 1688 : The Lions of Judah, Brighton and Portland, Sussex Academic Press, 2002 ; Glozier Matthew et Onnekink David (éd.), War, Religion and Service. Huguenot Soldiering, 1685-1713, Londres, Routledge, 2007 ; Gwynn Robin, Huguenot heritage : the History and Contribution of the Huguenots in Britain, Brighton and Portland, Sussex Academic Press, 1985 ; id, « The Huguenots in Britain, the “Protestant International” and the defeat of Louis XIV », in Vigne Randolph et Littleton Charles (éd.), From Strangers to Citizens ; The Integration of Immigrant Communities in Britain, Ireland and Colonial America, 1550-1750, Brighton and Portland, Sussex Academic Press, 2001 ; Manchée William, « Huguenot Regiments in Holland », Proceedings of the Huguenot Society of Great Britain and Ireland, no 14, 1930-1933 ; id, « Huguenot Soldiers and their Conditions of Service in the English Army », Proceedings of the Huguenot Society of Great Britain and Ireland, no 16, 1938-1941, p. 233-265 ; Van Des Linden David, Experiencing Exile : Huguenot Refugees in the Dutch Republic, 1680-1700, Londres, Routledge, 2015 ; Vigne Randolph et Rambaut Philip, Britain’s Huguenot War Leaders, Londres, Instructa, 2002.
3[http://www.refuge-huguenot.fr/histoire.php], consulté le 2 mai 2019.
4Read Charles et Waddington Francis (éd.), Mémoires inédits de Dumont de Bostaquet…, op. cit.
5Greengrass Marc, « Protestant Exiles and their Assimilation in Early-Modern Europe », Immigrants and Minorities, 4/3, 1985, p. 68-81 ; Nusteling Hubert P. H., « The Netherlands and the Huguenot émigrés », in Bots Hans et Posthumus Meyjes Guillaume H. M. (dir.), La Révocation de l’édit de Nantes et les Provinces-Unies, Amsterdam-Maarssen, APA-Holland University Press, 1986, p. 17-34 ; id, « Uncertain Brotherhood. The Huguenots in the Dutch Republic », in Van Ruymbeke Bertrand et Sparks Randy J. (dir.), Memory and Identity. The Huguenots in France and the Atlantic Diaspora, Columbia, University of South Caroline Press, 2003, p. 128-171 ; Bots Hans, « Le Refuge huguenot dans les Provinces-Unies : orientation bibliographique », in Elyada Ouzi et Le Brun Jacques (dir.), Conflits politiques, controverses religieuses. Essais d’histoire européenne aux xvie-xviiie siècles, Paris, Éditions de l’EHESS, 2002, p. 101-117.
6Cottret Bernard, Terre d’exil. L’Angleterre et ses réfugiés français et wallons de la Réforme à la Révocation de l’édit de Nantes, Paris, Aubier, 1985.
8Lart Charles Edmund, « The Huguenot Regiments », Proceedings of the Huguenot Society of Great Britain and Ireland, no 9, 1911.
9Base de données du refuge huguenot, [http://www.refuge-huguenot.fr], notice no 93231.
10Ibid, no 103416.
11Ibid, notice no 92062, 92440, 95077.
12Childs John, « Huguenots and Huguenot Regiments in the British Army, 1660-1702 : “Cometh the moment, cometh the men” », in Glozier Matthew et Onnekink David (éd.), War, Religion and Service, op. cit.
13Childs John, The British Army of William III, Manchester, Manchester University Press, 1987, p. 134.
14Trim D. J. B., « Huguenot Soldiering c. 1560-1685 : The Origins of a Tradition », in Glozier Matthew et Onnekink David (éd.), War, Religion and Service, op. cit., p. 9-30.
15Rambaut Philip, « A Study in Misplaced Loyalty : Louis de Durfort-Duras, Earl of Feversham (1640-1709) », in Glozier Matthew et Onnekink David (éd.), War, Religion and Service, op. cit., p. 47-58.
16Voir dans Glozier Matthew et Onnekink David (éd.), op. cit., les contributions Schnitter Helmut, « The Refugees in the Army of Brandenburg-Prussia : “those unfortunate banished people from France” », p. 145-160, de Harms Detlef, « Integration and Social Ascent of Huguenot Soldiers in Brandenburg-Prussia : The Impact of the Edict of Potsdam », p. 161-174 ; et de Asche Matthias, « Huguenot Soldiers in Brandenburg-Prussia under Friedrich Wilhelm and Friedrich III (1640-1713) : The State of Research in German Military, Migration and Confessional History », p. 175-194.
17Costello Vivien et Glozier Matthew, « Huguenots in European Armies », art. cité.
18Glozier Matthew et Onnekink David, « Huguenot Soldiers in Dutch Service : “A good Captain to disperse the royal troops” », in Glozier Matthew et Onnekink David (éd.), War, Religion and Service…, op. cit., p. 111-130.
19Read Charles et Waddington Francis (éd.), Mémoires inédits de Dumont de Bostaquet…, op. cit., p. 165.
20Ibid, p. 168.
21Costello Vivien et Glozier Matthew, « Huguenots in European Armies », art. cité.
22Base de données du refuge huguenot, [ http://www.refuge-huguenot.fr ], notice no 89661 à 89666.
23Ibid, no 89792 à 89796.
24Ibid, notice no 90037-38 et 90070 à 90073.
25Read Charles et Waddington Francis (éd.), Mémoires inédits de Dumont de Bostaquet, op. cit., p. 193.
26Ibid, p. 206.
27Ibid, p. 224.
28Léoutre Marie, « Financial Networks and the Payment of Military Pensions, 1692-1720 », in Larminie Vivielle (éd.), Huguenot Networks, 1560-1780 : The Interactions and Impact of a Protestant Minority in Europe, Londres, Routledge, 2017. Voir aussi Verburgt J. W. (éd.), « Liste des pensions des Officiers Français refugiés, d’après la résolution des États Généraux. 1683-1689, 1697, 1698, 1700, 1717 », in Inventaire des Archives Wallonnes, Bibliothèque Wallonne, 1950, cité par Glozier Matthew, The Huguenot Soldiers of William of Orange, op. cit. ; Shaw William, « The Irish Pensioners of Huguenot Regiments », Proceedings of the Huguenot Society of Great Britain and Ireland, no 6, 1901, p. 295-326.
29Joannon Pierre, « Les Huguenots français en Irlande », Études irlandaises, no 10, 1985, p. 165-179 ; Le Fanu T. P. et Manchée William (éd.), Dublin and Portarlington veterans : King William III’s Huguenot army, Londres, Huguenot Society of London, 1946.
30Lawless Lee Grace, The Huguenot Settlements in Ireland, s. l., Heritage Books, 2009, p. 134-175.
31Whelan Ruth, « West coast connections : The correspondence Network of Elie Bouhéreau of La Rochelle », in Larminie Vivielle (éd.), Huguenot Networks, op. cit.
32Voir pour exemple Archives nationales (AN), MAR E 4, ordonnance de comptant, 10-02-1688 ; 01-09-1688 ; 20-09-1688 ; 28-11-1688.
33AN, MAR E 4, 22-11-1689 : pension de 1 000 lt. correspondant à un brevet du 29-11-1685.
34AN, MAR E 4, 20-09-1689.
35Iberville Charles François d’, Correspondance, 1688-1690, Genève, Droz, 2003, t. I, p. 65.
36AN, MAR E 4, 15-02-1688 ; 01-09-1688.
37AN, MAR E 4, 07-07-1688.
38AN, MAR E 4, 01-05-1688 ; 21-08-1688 : 4501 lt. pour plusieurs nouveaux convertis revenus d’Angleterre et Hollande.
39Iberville Charles François d’, op. cit., t. I, p. 64-65.
40Ibid, p. 64.
Auteur
Université Bordeaux Montaigne – CEMMC

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