L’exil religieux entre contraintes communautaires et choix individuels
Quelques itinéraires de la noblesse huguenote (xviie-xviiie siècles)
p. 55-65
Texte intégral
1L’historiographie du protestantisme dans le royaume de France a retenu, avec la conversion d’Henri IV, le lent effacement démographique de la noblesse réformée au profit de groupes plus populaires. Myriam Yardeni n’hésitait pas à affirmer qu’« au xviie siècle et surtout après 1629, la bourgeoisie commence à se substituer à la noblesse dans la conduite des affaires du protestantisme français1 ». Cette réalité ne doit cependant pas faire oublier que le second ordre demeure présent dans le protestantisme tout au long du xviie siècle et que, comme le reste de « ceux de la Religion Prétendue Réformée », la question s’est parfois posée pour les nobles, avec la révocation de l’édit de Nantes, de partir pour conserver leur foi ou simplement la vivre de manière plus sereine.
2Le propos qui suit vise ainsi à jeter quelques pistes de réflexion et quelques jalons sur l’exil de la noblesse huguenote de la fin du xviie siècle et du début du xviiie. Diverses questions peuvent être ainsi abordées : celle de la chronologie du départ, de la géographie de l’exil nobiliaire, des parcours après l’arrivée dans une terre d’accueil. Certains écrits permettent plus particulièrement d’entrer dans les motivations de l’exil, les contraintes de la fuite, les dangers de celle-ci, tout comme certains itinéraires individuels offrent la possibilité de comprendre les modalités d’intégration de cette noblesse huguenote dans les pays du Refuge au premier rang desquels se situe l’Empire. De fait, une question émerge de ces différents aspects de l’exil nobiliaire protestant : comporte-t-il des particularités ou bien revêt-il tous les aspects de la fuite clandestine pour le Grand Refuge ?
3Pour y répondre, seront tout d’abord présentées quelques remarques liminaires sur la possibilité d’écrire une histoire de la noblesse huguenote en exil. Ensuite, l’analyse portera sur ce qui semble unir dans la fuite, nobles et non nobles protestants et enfin, sur ce qui les distingue.
Écrire une histoire de la diaspora de la noblesse huguenote
4Il n’existe pas de synthèse historienne sur la diaspora huguenote nobiliaire autour de la révocation de l’édit de Nantes. Pourtant, dès la fin du xviie siècle, on a beaucoup écrit sur l’exil protestant, à l’exemple de l’ouvrage du pasteur Charles Ancillon sur l’Histoire de l’Etablissement des François Refugiez dans les Etats de son Altesse Electorale de Brandebourg, paru à Berlin en 1690 ou bien encore les Mémoires pour servir à l’histoire des Réfugiés françois dans les Etats du Roi qui paraît entre 1782 et 1799, sous la plume d’Erman et Reclam. Viviane Rosen-Prest a montré tout le poids historiographique de ces ouvrages qui visent à créer une sorte de « mythologie historique » avec une identité huguenote transfigurée, une tolérance et une générosité des princes-électeurs de Brandebourg, mythologie historique qui a pour tâche, en s’adressant à leurs descendants respectifs, de les inciter à imiter leurs ancêtres2.
5Un ouvrage français plus scientifique sans parvenir toutefois à se départir d’une hagiographie huguenote, et qui permet sur différents espaces européens d’aborder la thématique de l’exil huguenot est celui, ancien également, de Charles Weiss l’Histoire des réfugiés protestants de France depuis la révocation de l’Édit de Nantes jusqu’à nos jours. Dans cette somme qui date du milieu du xixe siècle, l’auteur consacre quelques pages éclatées en différentes thématiques à la noblesse huguenote ayant fui le royaume à la suite des persécutions du xviie siècle. Il est possible également de puiser des éléments biographiques nobiliaires dans les dictionnaires de protestants qui paraissent à la même période, tel celui des frères Haag, Émile et Eugène, La France protestante. Ici, l’attention à la noblesse est évidente sans être limitative et maintes entrées permettent une approche prosopographique assez étendue sans toutefois dépasser le stade de la description parfois sommaire, à l’exemple de la famille des de Barret, seigneur de Ruvignan et d’Arènes, pour laquelle il est en effet mentionné que
« Matthieu de Baret, [… était] né à Lectoure d’une des familles les plus considérées de la Guyenne [et il] choisit l’exil à Berlin, où il fut promu en 1702, au grade de lieutenant-colonel dans le régiment de Varennes. […] Les deux frères et les trois sœurs de Matthieu de Baret émigrèrent en même temps que lui. Joseph qui était son aîné, mourut en 1698, major au service de la Prusse. Il avait épousé Marthe Le Cordelier, de la Champagne, qui mourut à Berlin en 1734 (77 ans). Salomon, le cadet des trois frères, fut nommé, en 1704, lieutenant-colonel du régiment de Varennes3 ».
6Quoique lapidaires, ces éléments relevés de manière systématique permettraient de dresser un inventaire considérable de la noblesse française ayant choisi les routes de l’exil, et de ses pratiques.
7Depuis ces premiers volumes, on pourrait évidemment utiliser d’autres outils comme la base de données élaborée à partir de 1978 par Michelle Magdelaine, chercheure à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine4 ou bien encore des ouvrages importants parus sur le refuge huguenot, essentiellement depuis la commémoration de l’édit révocatoire, en 19855. Les monographies nobiliaires sont également particulièrement riches de renseignements et, pour ce qui regarde spécifiquement la noblesse huguenote, la Normandie a été récemment explorée par deux thèses : celle d’Isabelle Le Touzé et celle de Véronique Petit-Bancquart, qui abordent l’une et l’autre la question de la diaspora huguenote nobiliaire de la Révocation dans cet espace6.
8À ces éléments, enfin, il faut penser au genre des mémoires rédigés par les réfugiés eux-mêmes auxquels Carolyn Lougee Chappell s’est partiellement intéressée7. Ce sont évidemment, la plupart du temps, des réécritures tardives qu’il faut considérer comme des récits d’exil parfois proches d’un genre « picaresque8 », à interroger donc avec circonspection. Ils livrent toutefois des détails, des émotions, des descriptions fort utiles pour compléter ce qui, à partir d’une simple base de données, ne peut que ressembler à une approche quantitative somme toute aride. Quelques plumes nobles ont participé à ce mouvement d’écriture du récit de voyage tel Isaac Dumont de Bostaquet, Jacques Chalmot, écuyer et seigneur des Deffens, Marie de la Rochefoucauld et sa fille Suzanne Robillard de Champagné ou encore Henri de Mirmand9. Il est possible également d’ajouter le nom d’Anne Marguerite Petit car, même si elle est issue d’une famille de la bourgeoisie calviniste, elle s’est mariée à Guillaume Du Noyer, catholique issu d’une famille de robe sans fortune qui ne l’obligea jamais en matière de religion. Et elle a ainsi choisi l’exil par deux fois, en 1686, à 23 ans, et en 1701, second voyage qu’elle a réalisé avec ses deux filles pour les Provinces-Unies10.
9Ce sont notamment ces différentes sources, primaires et secondaires, qui peuvent être mobilisées pour écrire une histoire de la noblesse huguenote qui a pris les chemins de l’exil aux abords chronologiques de la révocation de l’édit de Nantes. De la lecture de quelques-uns de ces documents, des premiers éléments apparaissent qui demeurent, en l’état des recherches, des hypothèses qui mériteraient d’être vérifiées sur une échelle d’étude plus vaste et systématique. Le premier élément est celui du partage des difficultés du voyage et le second est l’impression d’arrivées et de destins de vie facilités, en terre étrangère et particulièrement dans l’Empire.
Le départ noble : un exil comme un autre ?
10Un premier élément qui semble devoir être retenu est le fait que l’exil noble, dans les aspects pratiques du voyage, ne paraît pas démarquer la noblesse du reste de la population protestante ayant choisi la fuite du royaume de France.
11Les difficultés sont identiques, tout d’abord, dans la décision du départ. Les nobles se trouvent ici pris entre deux impératifs qui deviennent, en ces temps de révocation, contradictoires : être fidèle à Dieu – et donc à leur religion devenue interdite selon la loi de leur pays – ou obéir au roi – ce qui revient à se convertir en respectant l’édit révocatoire. Les réformés, quel que soit leur milieu, sont balancés entre ces deux possibilités qui sont adossées à deux extraits bibliques qu’aucun protestant ne méconnaît : le premier est Romains 13, 1 : « Que chacun se soumette aux autorités qui nous gouvernent, car toute autorité vient de Dieu, et celles qui existent ont été établies par Dieu » et tout bon huguenot se doit ainsi de respecter son roi ; le second est Actes 5, 29 : « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes11 ». Pour la noblesse, le premier impératif est d’autant plus fort qu’elle se place, dans l’organisation sociale de la France d’Ancien Régime, dans une situation d’allégeance au roi de France. De plus, on connaît, dans le second ordre, l’importance du lignage, du rang, de l’honneur, de la famille et s’ils partent, les nobles laissent en outre une grande partie de leurs biens, déstructurent parfois la famille en y laissant des enfants, un frère, une mère. Rien ne prédispose plus un noble qu’un non noble au départ clandestin et il faut bien entendu rappeler que, pour tous, le jus migrandi est interdit par l’édit de Fontainebleau12. Les nobles protestants sont donc soumis comme les autres huguenots à une prise de décision vitale au sens fort du terme car ils risquent leur vie et ils remettent en cause une partie de leur principe de vie noble. Isaac Dumont de Bostaquet exprime d’ailleurs, dans ses mémoires, le besoin d’échanger entre eux sur cette prise de décision délicate : « la plupart des gentilshommes de notre Église s’assemblèrent chez moi pour me demander conseil dans cette fatale conjoncture, chacun se trouvant combattu de divers mouvements13 ». Pour certains, le choix du départ s’impose à eux comme l’explique encore Dumont de Bostaquet : « je leur dis à tous ma pensée […]. Mon sentiment donc étoit de quitter le royaume sans balancer un moment, abandonnant nos familles et nos biens aux soins de la divine Providence ; que nous ne pouvions garantir de la persécution, en nous exposant nous-mêmes à y succomber, comme infailliblement cela arriveroit à la plupart de nous et peut-être à tous14 ».
12Il est difficile de savoir combien de nobles protestants ont pris les routes de l’exil. Michelle Magdelaine a affirmé que pour Francfort sur le Main, plaque tournante importante du Refuge huguenot, la noblesse, avec les militaires, les avocats, les médecins constitue environ 12 % des réfugiés15. Il demeure délicat de postuler que ce taux s’applique pour l’ensemble des villes d’accueil. Pour la généralité de Caen, Véronique Petit-Bancquart estime que sur les 132 familles nobles présentes en 1685, 80, soit 61 %, sont touchées par un départ16. Ce chiffre est considérable, en particulier dans les élections de Bayeux et de Caen. En comparant avec des travaux menés par Jean-Marie Constant et Yves Krumenacker, elle affirme ainsi que « l’exil nobiliaire bas-normand est plus proche de celui de la noblesse poitevine que de la noblesse beauceronne, puisque dans cette région, seules huit familles nobles sont touchées par l’émigration, alors que la noblesse poitevine fuit massivement17 ».
13Une fois la décision de partir prise – il est effectif pour les nobles comme pour beaucoup d’autres huguenots entre les années 1685-1688 et 1698-1700 –, la réalité de l’exil est commune avec les autres exilés. La noblesse partage tout d’abord les mêmes destinations en suivant les mêmes contraintes géographiques. Ainsi, les nobles bas-normands vont pour 61 % d’entre eux dans les îles Britanniques, pour 25 % dans les Provinces-Unies, alors que les terres d’Empire ont la faveur de 10 % d’entre eux. Évidemment, on comprend que la proximité géographique est pour beaucoup dans le choix de la destination. Les liens familiaux aussi alors que, par exemple, Isaac Dumont de Bostaquet souhaite aller en Hollande car son nom n’y est pas inconnu et qu’il y a un parent, M. de Torcé18. La noblesse poitevine va préférentiellement, quant à elle, dans les Provinces-Unies : un culte réformé de langue française est depuis longtemps en place et est renforcé par la présence massive des pasteurs qui ont privilégié cette destination qualifiée de « grande arche des fugitifs » par Pierre Bayle. Comme on le verra, l’Allemagne a la faveur de ceux qui souhaitent s’engager dans l’armée ou l’administration.
14Ces nobles partagent ensuite avec tous les fugitifs huguenots les mêmes moyens de locomotion, les routes, les passeurs. Avec cependant un voyage qui se fait sans doute moins à pied qu’à cheval pour les hommes et, dans certains cas, en carrosses pour les dames. Ici, l’aisance financière de certaines familles nobles peut faciliter les déplacements en offrant des conditions matérielles plus confortables. Mais cela reste relatif car se déplacer demeure toujours une aventure en cette fin de xviie siècle, qui plus est lorsque le voyage est clandestin. Beaucoup de récits de voyage mentionnent d’ailleurs les difficultés multiples rencontrées. Ainsi, alors qu’Isaac Dumont de Bostaquet tente d’organiser le départ des femmes de la famille, près de Dieppe mais « sont arrêtées Françoise Dumont, épouse de Gabriel Morel d’Hérondeville, et sa fille Gabrielle, à la Pentecôte 168719 ». Lui-même est touché au bras et cette blessure précipite ainsi son départ pour la Hollande. Parfois, les déplacements aboutissent mais dans des conditions difficiles et même contraires à la morale du temps, comme Madame Du Noyer qui se trouve contrainte, lors de son premier exil, à se travestir en jeune valet alors qu’elle a déjà voyagé de Nîmes à Lyon, en janvier 1686 : « on fut à la friperie acheter un habit de garçon : chemise, cravate, souliers, chapeau et tout l’équipage. Mes cheveux étaient déjà coupés jusqu’autour des oreilles20 ». Le récit de son voyage jusqu’à Genève montre les vexations qu’elle dut subir comme valet, les privations, ses angoisses d’être découverte, la difficulté des routes de montagne jusqu’au village de Seyssel : « mon maître [son passeur qui ignorait qui elle était véritablement] me disait mille injures et me menaçait à tous moments de me casser la tête. Enfin, lassée de l’entendre jurer, et de tomber et me relever si souvent, comme la descente était fort droite, je restais sur mon séant et me laissai couler de cette manière jusqu’au bas de la montagne21 ». De l’autre côté du Rhône, la fin du voyage approchait mais la fatigue accumulée rendait les dernières lieues à parcourir infranchissables : « j’étais si accablée par le froid, la fatigue, la mauvaise nourriture et par toutes les frayeurs que j’avais eues que […] je n’avais plus de force de faire un pas22 ». On comprend sa joie, une fois les portes de la ville de Genève franchies, et un copieux souper servi : « le lendemain, on me prêta des hardes de fille […] et je repris mon sexe huit jour après l’avoir quitté23 ».
15Enfin, il faut ajouter à ces entraves du départ, à ces rudesses du voyage, les difficultés qui se présentent à l’arrivée avec la complexité à fournir parfois les papiers nécessaires pour prouver, dans un espace inconnu et nouveau, l’ascendance noble des familles. En effet, avec l’application « à la rigueur » de l’édit de Nantes, et notamment la campagne de démolition des temples qui commence dès les années 1660, nombre de consistoires avaient été dans l’obligation de fournir à l’administration du royaume divers registres de baptêmes, des mariages et des sépultures pour montrer leur légalité. Ce sont ici autant de preuves que les familles nobles ne purent plus fournir pour prouver leur origine. La Révocation accentua ce phénomène et « les gentils-hommes perdirent les preuves de noblesse empruntées à la décoration des tombeaux. Dans le pillage de leurs châteaux et de leurs maisons24 » nombre de papiers furent détruits. Mais, ici encore, il est possible d’argumenter sur une déstructuration partagée des institutions huguenotes qui plonge dans la clandestinité tout huguenot, noble ou non, désireux de le rester et poussé par sa conscience sur les routes de l’exil.
16On le voit, maints aspects de l’exil nobiliaire ne le différentient en rien de ceux du reste de la population huguenote qui a choisi de partir.
Arrivée et implantation en terre d’Empire : des épreuves facilitées pour la noblesse ?
17Toutefois, certains traits distinguent le destin de la noblesse en exil de celui des autres protestants ayant fui. L’Empire devient un laboratoire d’analyse particulièrement éclairant, même s’il n’est pas le seul.
18Notons immédiatement un point important qui facilite l’intégration de la noblesse dans les territoires d’accueil, à savoir la solidarité huguenote qui se met en place entre anciens réfugiés et nouveaux exilés. Et, dans ce moment d’entraide, la noblesse joue un rôle important, pour les membres de son rang mais pas seulement. Ainsi dans la ville de Zell, « dans les États de Brunswick-Lunébourg », se trouve « une cour presque toute française, composée de personnes de distinction25 ». L’explication à cela est que la duchesse de Zell, Éléonore Marie Desmier d’Olbreuse, était une calviniste du Poitou qui, à l’occasion d’un voyage en Allemagne de la princesse de Tarente, avait épousé George-Guillaume, duc de Brunswick-Zell. En 1685, faisant jouer une double solidarité, française et calviniste, elle accueille nombre de réfugiés formant à Zell « une Église distinguée entre toutes les autres Églises du refuge par le rang de la plupart de ceux qui en faisaient partie26 ». Un autre exemple de cette solidarité huguenote à laquelle les nobles protestants déjà présents dans les terres d’arrivée participèrent est celui du Brandebourg. Bien entendu, dans cet État, l’accueil est considérablement facilité pour les réfugiés français quelle que soit leur appartenance sociale grâce à l’édit de Potsdam. Pour la noblesse toutefois, la difficulté évoquée précédemment à pouvoir prouver son ascendance alors qu’elle n’a pu emporter aucun papier, a pu être dépassée grâce à la présence de témoins assurant la reconnaissance nobiliaire. Tel est le cas du ministre de l’électeur de Brandebourg à Paris, Ezéchiel Spanheim, qui avait eu l’occasion d’entrevoir nombre de familles protestantes de la capitale ou bien le marquis de Rébenac, ambassadeur de France à Berlin, issu de la maison de Feuquières. D’autres seigneurs présents depuis un certain temps dans le Brandebourg servent également de garant de notabilité, tel le comte de Beauvau, Claude Du Bellay, de Déville, de Briquemault, Gaultier de Saint-Blancard… La connaissance réciproque des familles nobles des provinces assure à chacun la possibilité d’être légitimement constaté dans son état nobiliaire.
19On a donc une solidarité nobiliaire huguenote qui permet au groupe noble de connaître des conditions d’arrivée relativement favorables. Il faut noter toutefois que cette solidarité du second ordre ne se limite pas à la noblesse. En effet, les nobles français présents en Brandebourg avant la Révocation se mobilisent également pour l’accueil des réfugiés français quel que soit leur statut. Ainsi en est-il du comte Louis de Beauvau, seigneur d’Espenses, qui se trouvait dans le Brandebourg depuis le début des années 1670. Auparavant au service militaire de Louis XIV, il poursuit alors sa carrière auprès de l’électeur comme lieutenant général de ses armées, colonel des trabans et grand écuyer et participe activement à l’accueil des réfugiés. Tel est aussi le cas de Claude du Bellay, seigneur d’Anché, qui appartenait à une ancienne famille de l’Anjou et qui avait fui le royaume, dès 1682, pour le Brandebourg. Nommé chambellan par Frédéric-Guillaume, ce dernier lui confie l’éducation des trois margraves Albert-Frédéric, Charles-Philippe et Chrétien-Louis et le charge de s’occuper des réfugiés originaires de l’Anjou et du Poitou27. Un dernier nom peut être cité, celui de Henri de Briquemault, baron de Saint-Loup dans le duché de Rethel, arrivé lui aussi avant la Révocation et qui, en tant que gouverneur de Lippstadt, s’occupe des réfugiés de Westphalie en fondant les colonies de Ham, Soest ou encore Minden ou en organisant les Églises de Clèves, de Wesel, d’Emmerich. Lui et son épouse portent une attention toute particulière au sort des plus démunis qui se présentent à eux, indiquent les Frères Haag28. De ces quelques cas, on remarque que ces nobles réactivent des fonctions symboliques de protection nobiliaire en secourant plus particulièrement des réfugiés de leur province d’origine.
20Pour revenir plus spécifiquement à l’installation des nobles français qui arrivent en terre étrangère, plusieurs possibilités de carrière leur sont offertes et c’est un élément qui favorise indéniablement une implantation durable dans un nouvel espace. Les nobles se différencient en ce sens d’une population huguenote du commun qui a pu subir avec l’exil de graves difficultés économiques et connaît une installation qui tarde parfois à se matérialiser.
21La carrière militaire est la première possibilité qui s’offre à cette noblesse française qui a franchi les frontières du royaume. Souvent, il y a ici un prolongement de l’activité en France puisqu’une part non négligeable de la noblesse protestante servait déjà Louis XIV. Cette continuité a été mise en avant par le travail de Charles Weiss29. La noblesse protestante sert notamment sous les ordres d’Henri de Schomberg et de Duquesne, deux haut-gradés qui avaient conservé leurs commandements dans l’armée et la marine malgré leur calvinisme. La révocation de l’édit de Nantes pousse une partie de ces militaires hors du royaume. Charles Weiss cite notamment les exemples du prince de Tarente qui « prit service dans l’armée de Hollande, le duc de La Trémouille dans celle de Hesse, le comte de Roye dans celle de Danemark30 ». À Beauvau, qui de lieutenant-colonel de Louis XIV est devenu grand écuyer de l’électeur, et Briquemault nommé lieutenant-général et gouverneur, on peut ajouter « Henri d’Hallard, officier distingué que l’électeur nomma conseiller […] de guerre, major général d’infanterie et commandant des forteresses sur la Peene », Pierre de La Cave, gouverneur de Pillau et major général, Du Plessis Gouret, colonel et commandant de Magdebourg et de Spandau31. On le voit, ces nobles français sont présents partout sur le territoire allemand et s’impliquent réellement dans le destin militaire de cet espace. Leur nombre n’est, en effet, pas négligeable et Charles Weiss estime à « près de six cents le nombre des officiers qui se retirèrent dans le Brandebourg après la révocation32 ». L’arrivée massive de ces militaires protestants a offert à l’électeur la possibilité de fortifier son armée, de créer des régiments, et Weiss attribue au passage de Schönberg à Berlin la création d’un corps uniquement composé de gentilshommes sur le modèle des mousquetaires à cheval de la garde du roi de France, les Grands mousquetaires.
22Une autre carrière possible pour la noblesse française en exil en Brandebourg est celle de la diplomatie. Et ce, avant même la Révocation. En effet, des charges de la cour ont été distribuées par l’électeur comme le titre de conseillers d’ambassade. Ainsi, « le comte de Beauvau fut employé dans les négociations qui précédèrent le traité de Nimègue, puis député vers le maréchal de Créquy pour se plaindre des ravages des troupes françaises en Westphalie ». C’est lui qui signe, au nom de l’électeur, la paix de Saint-Germain de 1679 entre la France, la Suède, et le Brandebourg. « Du Plessis Gouret fut chargé d’une mission importante en Suisse, Pierre de Falaiseau fut envoyé à la cour d’Angleterre, puis à la cour de Suède que l’électeur voulait détacher de l’alliance de Louis XIV. Sous le règne suivant, il remplit pendant six ans les fonctions d’ambassadeur à Copenhague33. » De belles carrières se sont donc ouvertes par cet exil.
23Certains nobles, enfin, se sont investis dans les colonies françaises au Brandebourg, en exerçant des charges ecclésiastiques ou civiles : « Olivier de Marconnay, seigneur de Blanzay, originaire du Poitou ; Jacques de Maxuel, seigneur Deschamps, né à Pont-Audemer ; Philippe Choudens de Grema, originaire du pays de Gex, […] ; Louis de Montagnac, ancien conseiller du roi au présidial de Béziers ; […] Isaac de Larrey, seigneur de Grandchamp dans le Cotentin ; le marquis de Chandieu, seigneur de Boule en Beaujolais ; François d’Agoust, seigneur de Bonneval, dont la famille était alliée aux Lesdiguières et aux Créquy ; […] le baron Philippe de Jaucourt, seigneur de Brazé34. » La liste est, de fait, longue et la géographie nobiliaire de la France protestante se retrouve dans un territoire de moins en moins étranger, indiquant une capacité d’intégration réelle de ces nobles ayant choisi l’exil et, avec lui, une autre allégeance politique.
24Les nobles français huguenots font ainsi partie de ces exilés pour la foi qui se multiplient à partir de 1685 et la révocation de l’édit de Nantes. Dans ce chemin de l’exil qui les fait devenir des réfugiés, ils sont presque comme tous les autres migrants, partageant les affres de la séparation, les douleurs de la perte d’un être cher et les difficultés du voyage même si leurs montures et carrosses peuvent rendre le périple plus agréable. Le confort reste tout de même relatif en cette fin de xviie siècle alors que les dangers du voyage clandestin les guettent à tout moment.
25Au bout de cet exil cependant, l’arrivée de cette noblesse huguenote en terre étrangère, et particulièrement dans l’Empire, peut être facilitée par leur qualité même. Leur compétence passée, dans l’armée notamment, leur réseau et connaissance du monde élitaire, leur permettent souvent de retrouver une place de choix dans les territoires allemands. Servant dans l’armée et la diplomatie des princes qui leur étaient étrangers, ils y trouvèrent alors une nouvelle vie où les marques de leur noblesse furent préservées.
Notes de bas de page
1Yardeni Myriam, Le refuge protestant, Paris, PUF, 1985, p. 34.
2Rosen-Prest Viviane, « Métamorphoses et enjeux de l’historiographie huguenote en Prusse (xviie-xixe siècle) », in Benedict Philip, Daussy Hugues et Léchot Pierre-Olivier (dir.), L’Identité huguenote. Faire mémoire et écrire l’histoire (xvie-xxie siècle), Genève, Droz, 2014, p. 329-348.
3Haag Émile et Eugène, La France protestante : ou Vies des protestants français qui se sont fait un nom dans l’histoire (1846-1859), Paris, Joël Cherbuliez, 1858, t. 1, p. 241.
5Parmi les nombreuses productions, on peut citer de manière non exhaustive : Cottret Bernard, Terre d’exil, l’Angleterre et ses réfugiés français et wallons, de la Réforme à la Révocation de l’Édit de Nantes, Paris, 1985 ; Magdelaine Michelle et Thadden Rudolf von, Le Refuge huguenot, Paris, Colin, 1985 ; Häseler Jens et McKenna Antony (dir.), La vie intellectuelle aux Refuges protestants, Actes de la Table ronde de Münster du 25 juillet 1995, Paris, Champion, 1999 ; Biernsteil Eckart et Bernat Chrystel (dir.), La Diaspora des Huguenots. Les Réfugiés protestants de France et leur dispersion dans le monde (xvie-xviiie siècles), Paris, Champion, 2001 ; Yardeni Myriam, Le Refuge huguenot. Assimilation et culture, Paris, Champion, 2002.
6Le Touzé Isabelle, Suivre Dieu, servir le roi : la noblesse protestante bas-normande, de 1520 au lendemain de la Révocation de l’édit de Nantes, thèse de doctorat en histoire sous la direction de Laurent Bourquin, université du Maine, 2012 ; Petit-Bancquart Véronique, Des âmes à l’épreuve : le protestantisme nobiliaire bas-normand dans la tourmente (1661-1787, généralité de Caen), thèse de doctorat en histoire sous la direction de Marie-José Michel, université Paris 13, 2017.
7Chappell Lougee Carolyn, « Escape Mémoirs and the Construction of Huguenot Memory », in Benedict Philip, Daussy Hugues et Léchot Pierre-Olivier (dir.), L’Identité huguenote, op. cit., p. 261-277.
8Cabanel Patrick, Histoire des protestants en France xvie-xxie siècle, Paris, Fayard, 2012, p. 718.
9Ont été publiés : Dumont de Bostaquet Isaac, Mémoires sur les temps qui ont précédé et suivi la Révocation de l’édit de Nantes, éd. Michel Edmond Richard, Paris, Mercure de France, 1968 ; Chambrier Alexandre de, Henri de Mirmand et les réfugiés de la Révocation de l’Édit de Nantes (1650-1721), Neuchâtel, Attinger, Paris, Fischbacher, 1910. Sur les Robillard de Champagné voir Chappell Lougee Carolyn, Facing the Revocation : Huguenot Families, Faith, and the King’s Will, New York, Oxford University Press, 2017.
10Madame de Noyer, Mémoires, éd. Henriette Golwyn, Paris, Mercure de France, 2005.
11Turchetti Mario, « “Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes” : aux sources théologiques du droit de résistance au siècle de la Réforme », in Zancharini Jean-Claude (dir.), Le droit de résistance, xiie-xxe siècle, Fontenay-aux-Roses, ENS, 1999, p. 71-103.
12Il faut noter une exception, les pasteurs, suivant l’article IV de l’édit de Fontainebleau (1685) : « Enjoignons à tous Ministres de ladite R. P. R. qui ne voudront pas se convertir et embrasser la religion Catholique, Apostolique et Romaine, de sortir de notre Royaume et terres de notre obéissance quinze jours après la publication de notre présent Edit, sans y pouvoir séjourner au-delà, ni pendant ledit temps de quinzaine faire aucun prêche, exhortation ni autre fonction à peine des galères. »
13Dumont de Bostaquet Isaac, Mémoires, op. cit., p. 122.
14Ibid., p. 122.
15Magdelaine Michelle, « Francfort-sur-le-Maint, plaque tournante du Refuge », in Magdelaine Michelle et Thadden Rudolf von, Le Refuge huguenot, Paris, Colin, 1985, p. 31-44.
16Petit-Bancquart Véronique, Des âmes à l’épreuve, op. cit., t. 2, p. 378.
17Idem, t. 2, p. 380.
18Dumont de Bostaquet Isaac, Mémoires, op. cit., p. 126.
19Petit-Bancquart Véronique, Des âmes à l’épreuve, op. cit., t. 2, p. 394.
20Madame de Noyer, Mémoires, op. cit., p. 70.
21Ibid., p. 71.
22Ibid., p. 72.
23Ibid., p. 75. Sur le travestissement interdit des femmes de ce temps voir notamment Pellegrin Nicole, « Le genre et l’habit. Figures du transvestisme féminin sous l’Ancien Régime », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 10, 1999, [http://journals.openedition.org/clio/252], mis en ligne le 29 mai 2006.
24Weiss Charles, Histoire des réfugiés protestants de France depuis la Révocation de l’Édit de Nantes, Paris, Charpentier, Libraire-Éditeur, 1853, t. 1, p. 120-121.
25Ibid., p. 185.
26Ibid.
27Haag Émile et Eugène, La France protestante, op. cit., t. 4, p. 321-322.
28Ibid., t. 1, p. 136.
29Charles Weiss note ainsi que « l’électeur [de Brandebourg] cherchait à utiliser les services d’un grand nombre de jeunes nobles qui se destinaient à l’état militaire. […] En 1685, un grand nombre de cadets s’enfuirent des villes frontières et se répandirent dans la Hollande et dans le Brandebourg. Le prince d’Orange et Frédéric-Guillaume en formèrent des compagnies entières. Deux de ces compagnies furent envoyées en Brandebourg dans le régiment de Cournuaud, une à Lippstadt dans celui de Briquemault, et une quatrième dans celui de Varennes ». Parmi ces cadets on trouve des Fouquet, des Beaufort, des Beauchardis, des La Salle, des Du Périer, des De Portal, des Montfort, des Saint-Maurice, des Saint-Blancard. « L’électeur, en instituant ces compagnies, jeta les premiers fondements des écoles de cadets qui furent créées dans la suite pour l’éducation de la noblesse prussienne », Weiss Charles, Histoire des réfugiés protestants de France, op. cit., t. 1, p. 117.
30Weiss Charles, Histoire des réfugiés protestants de France, op. cit., t. 1, p. 115.
31Ibid., p. 115-116. Selon Weiss, « Du Plessis Gouret contribua à la défaite des Suédois à Fehrbellin, qui assura la prépondérance du Brandebourg dans le nord de l’Allemagne ».
32On peut également ajouter « le comte Henri de Montgommery, le colonel Dolé-Belgard, les comtes de Comminges, de Cadal, de Gressy et un grand nombre d’officiers subalternes, qui furent admis dans les rangs de l’armée prussienne et remplirent les vides laissés par la guerre de Trente ans ». Et là encore, « l’électeur les admit dans son armée qu’il n’hésita pas à augmenter en leur faveur. À plusieurs régiments, il ajouta des compagnies nouvelles. Il leva même des régiments nouveaux pour leur procurer de l’emploi. Par une marque plus signalée encore de son estime, il leur assigna des grades supérieurs à ceux qu’ils avaient occupés en France […]. On plaça de préférence les officiers réfugiés dans des régiments commandés par des colonels français ou par des colonels allemands qui possédaient la langue française », ibid., p. 115.
33Ibid., p. 120-121.
34Ibid., p. 121-122.
Auteur
Le Mans université – TEMOS

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