Introduction
p. 233-236
Texte intégral
« Plus je vais, plus je m’émerveille de voir à quel point les opinions qui ont en nous les plus profondes racines, dépendent du temps où nous avons vécu, de la société où nous sommes nés, et de mille circonstances également passagères […]. En relisant bien des choses que j’ai écrites, je ris de moi-même de bon cœur ; cela me met dans une grande défiance de mes propres idées d’abord, et puis de celles des autres1. »
1Avec 1834 s’ouvrit une nouvelle séquence dans la vie de Lamennais et il s’en expliqua publiquement entre 1834 et 1836 pour n’y plus revenir2. Si la période n’est pas avare d’exemples d’évolutions politiques et religieuses surprenantes, il en est peu d’aussi radicale et fracassante. Néanmoins, malgré son retournement spectaculaire, marqué publiquement par un commerce avec des leaders républicains, il affirma toujours qu’il n’avait pas renié son ancien système, mais qu’il s’était « continué », suivant le mot qui lui fut prêté et souvent répété. Formule assez heureuse, qu’il convient de prendre au sérieux et dont il va tâcher de faire la démonstration avec la rédaction de son Esquisse d’une philosophie (1840-1847), qui témoigne de l’effort d’un penseur pour mettre en cohérence sa philosophie, son parcours et ses convictions. Cet effort est d’autant plus remarquable que cette philosophie est à l’œuvre dans tous ses autres ouvrages, depuis les manuels qu’il destinait au peuple jusque dans l’introduction de sa traduction de Dante que la mort vint interrompre. Le tout forme donc une pensée et une action construite et qui ne varia plus guère. Il ressort d’ailleurs de la lecture de ces ouvrages, une impression de répétition qui tient à la volonté de décliner ses idées en les adaptant au public visé ou aux impératifs de la polémique quotidienne, notamment en 1848. Il n’en reste pas moins que les écrits de la dernière période forment une pensée originale, unique même, bien qu’elle embrasse toutes les questions débattues de son temps. Il est juste de concéder à Lamennais qu’il s’est continué dans cette volonté d’apporter une réponse globale aux problèmes de son siècle dans un système qui conservait au fait croyant son statut pyramidant.
2Ses contemporains comme beaucoup de ses biographes ont vu dans ces efforts le cheminement, non seulement d’un solitaire, mais d’un homme réduit à l’isolement, sinon même à l’impuissance intellectuelle. L’étrange existence dans laquelle il s’engagea, celle d’un homme en dialogue permanent avec sa propre pensée, pourrait plaider en ce sens. Il faut rappeler que l’une des causes de son succès avait été, jusqu’en 1834, qu’il parlait depuis l’institution ecclésiale : il était un enfant terrible de l’Église et ce statut contribua de manière efficace à son audience, tant hors que dans le catholicisme. Sa force et sa dangerosité avaient résidé dans cette capacité à fédérer depuis l’institution ecclésiale. Il est rare, une fois ce statut renversé, qu’un « sortant », quelle que soit d’ailleurs l’institution, puisse conserver le même écho. Que son influence ait diminué après 1834 peut paraître d’autant plus manifeste qu’il ne fonda pas d’école, et qu’il ne rallia ensuite aucun drapeau, sinon peut-être à partir de 1849 celui des républicains. Ce ralliement devait précéder de peu son effacement total de la vie publique en raison du coup d’État de Louis-Napoléon en 1851. Par ailleurs, il perdit après 1834 à peu près tous ses anciens amis, et ses nouvelles relations furent toujours fragiles car l’entente ne fut jamais complète. Pour autant, il ne s’en plaignit jamais autrement que pour critiquer des positions qui n’étaient pas les siennes. La correspondance ne conserve pas non plus de traces d’un isolement affectif, même si la vie intime de Lamennais reste un mystère.
3De 1834 à 1854, il résida à Paris, où il mena une vie humble et quelque peu gyrovague, s’accommodant toujours mal de ses logements et toujours en quête d’un impossible calme absolu3. Autour de 1840, il exprime plusieurs fois dans sa correspondance la volonté d’aller s’établir en Orient, sans que ce projet soit bien précis. Il lui arriva de trouver refuge, pour des séjours très courts, chez des amis (en Champagne dans le château des Clément, où il rédige le Livre du peuple ; en Bourgogne, chez la baronne de Champy), mais il supportait difficilement la promiscuité qu’impliquaient ces havres. Il refusa souvent les villégiatures qui lui étaient proposées, en raison, disait-il, de sa santé. Il se plaignit assez souvent de sa situation matérielle. En 1837, il se déclarait ruiné après la banqueroute de son éditeur, Daubrée, le frère d’un de ses anciens disciples, qui venait d’éditer ses œuvres complètes et lui laissait 20 000 francs de droits non payés4. Il ne les recouvra jamais. En 1848, il perdit encore 11 000 francs placés chez un banquier qui fit faillite5. Ses proches ont considéré assez unanimement qu’il fut toujours une proie de choix pour les « amis » peu scrupuleux, comme Charles Didier sans doute qui lui dut plus de 60 000 francs, une somme que Lamennais ne put non plus recouvrer malgré les recours en justice. Ces difficultés financières étaient d’autant plus récurrentes qu’il avait le goût pour des spéculations hasardeuses, dont la dernière, et la plus calamiteuse, semble être une collection de tableaux, payée 47 000 francs, mais qu’il estimait à deux millions, et qui fut vendue, après sa mort 14 000 francs6. Fut-ce comme expédient face à ces difficultés financières qu’il vendit sa bibliothèque en 1837 – ce qui provoqua des nouvelles tensions avec son frère qui retint sa part d’ouvrages – et, qu’entre 1846 et 1852, il se débarrassa de ce qui lui restait de biens à La Chênaie, et dont il recevait quelques rentes, au profit de ce même frère et au prix de nouvelles tensions ? Ne seraient-ce pas plutôt les dernières secousses d’un homme qui brûlait ses vaisseaux et tous liens avec son passé ? Il est difficile de répondre tant les « comptes de Lamennais » restent peu clairs. Peu dépensier, mais connu pour ne pas refuser les secours aux besoins d’anonymes, sa fortune à son décès laisse apparaître qu’il ne vivait pas dans le dénuement : bien que n’étant plus propriétaire que d’une bien modeste pièce de terre en Bretagne, affermée pour vingt francs par an, sa fortune mobilière s’élève à 105 400 francs. Bourreau de travail, Lamennais vivait de sa plume. Ses ouvrages souvent réédités – mais il tenait à ce que ses livres pour le peuple fussent vendus à prix modique – lui assuraient un vrai revenu. En 1850, il avait cédé à Sagnier et Bray la propriété de ses traductions d’ouvrages de piété, dont l’Imitation de Jésus-Christ, toujours rééditée, contre une rente annuelle de 6 000 francs, qu’il déclarait composer la grande part de ses revenus7. L’ancien Lamennais se continuait donc dans le succès de ces ouvrages anciens. Il prenait d’ailleurs soin de l’édition de ses œuvres complètes (Daubrée, 1836-1837 ; Pagnerre, 1844) qu’il n’expurgeait pas de ses ouvrages « ancienne manière ».
4On ferait fausse route à trop se fier aux notations un peu désabusées qui parsèment sa correspondance et qui confinent parfois à la posture : « Lorsque je vins faible et chétif au monde le 19 juin 1782, il n’y avait guère d’apparence que je dusse voir l’année 1844, et cependant la voilà, et me voilà aussi, et déjà las d’elle, je lui dirais volontiers : Passe petite, va rejoindre tes sœurs ; vous vous ressemblez toutes et toutes, Dieu sait pourquoi, vous avez toutes quelque chose qui m’ennuie et me pèse8. » Il aimait être reçu à la table de nouveaux amis (Béranger) ou d’anciens (Vitrolles). Il est en réalité extrêmement difficile de se faire une idée de sa sociabilité, précisément parce que sa résidence à Paris rend sa correspondance moins utile sous ce rapport et qu’il s’y trouve fort peu de commentaires sur ses fréquentations ordinaires, qu’on découvre plutôt un peu au hasard dans les témoignages de ceux qui le côtoyaient. On ne sait même presque rien de ses lectures, pas même celle des journaux, alors qu’il est évident qu’il était fort bien informé de la politique quotidienne. Il ne fréquenta pas les salons, c’est assuré, ou s’en éloigna très rapidement : il y avait trop d’ecclésiastiques dans celui de Mlle de Lucinière, trop de légitimistes dans celui de Mme Cottu, trop d’esprits « forts » dans l’entourage de Béranger, et on ne voit pas qu’il ait beaucoup fréquenté celui de Mme Récamier, où Chateaubriand l’avait introduit. Il allait en revanche régulièrement visiter ce dernier, et il laisse de touchantes notations sur sa vieillesse. Quant à la sombre mélancolie que ses détracteurs lui ont prêtée, rien ne permet de l’attester. Au contraire, si on en croit Mme Yemeniz, il semble qu’il ait conservé ses manies un peu enfantines, dont ses anciens disciples de la Chênaie ont aussi rapporté des exemples :
« Un soir, il sortit du programme que nous nous étions tracé, il me parla religion (ce qu’il ne devait jamais faire dans nos conventions), il attaqua avec toutes les ressources de son esprit la cause que je ne pouvais défendre qu’avec les inspirations de mon cœur ; ma théologie rageuse qui pouvait n’être pas de fort bon goût, mais qui soulageait mon besoin de vengeance, je me levai du sopha où nous étions assis, je pris un coussin que j’appuyai sur sa tête en le renversant sur le sopha, puis je frappai, frappai, de colère réelle. Lui riait tellement aux éclats pendant cette exécution que j’accompagnais d’injures, à nous deux nous fîmes un tel bruit que ma femme de chambre accourut. Jamais je ne vis une figure plus étonnée que celle de cette fille en voyant sa maîtresse étouffer ce mince vieillard sous un coussin. Que de fois, depuis, il m’a plaisantée sur la nature de mes arguments. Le coussin était devenu célèbre entre nous9. »
5Dans les années 1840, il imposa un billet rédigé de sa main à présenter au concierge afin d’écarter les importuns, pour lesquels un jour était réservé, signe à la fois qu’il ne vivait pas dans le plus total anonymat, mais aussi qu’il n’était pas à la recherche de la vie mondaine. Il put être accusé de misanthropie, accusation paradoxale pour celui qui devint le zélateur d’un humanitarisme chrétien qui reposait intégralement sur l’amour du prochain. Il se défendit parfois, confidentiellement : « Je ne sais qu’aimer, c’est tout mon être. On ne le croit pas, et c’est pourtant vrai10. » Béranger, peut-être, le comprit bien : « Je voudrais pouvoir adoucir cette disposition misanthropique qu’on lui reproche avec raison, bien que, chez lui, ce ne soit que la rancune d’un amour trompé [pour l’humanité]11. »
6Un certain nombre d’éléments viennent donc nuancer l’impression d’avoir affaire à un homme isolé. Si on se fie au succès de ses ouvrages, ou à ses coups d’éclats médiatiques, force est de constater que, loin de quitter la scène publique, Lamennais y resta très présent. Ses ouvrages furent commentés dans la presse, réédités jusqu’à devenir de grands succès de librairie – c’est au moins incontestable pour le Livre du Peuple – et presque tous connurent les honneurs de la traduction, dans toutes les langues. À sa mort, des journaux de tous les pays européens livrèrent des notices nécrologiques, où ils saluaient rarement une œuvre achevée en 1834. Si on excepte l’Esquisse d’une philosophie, tous ses ouvrages furent destinés après 1834 au « peuple » car c’est à lui désormais qu’il devait vouer son existence. Or, cette masse anonyme, aux contours indéfinis, laisse peu de traces de ses passions et de ses convictions. Il conviendra de tâcher de mettre en valeur quelques signes susceptibles de montrer que Lamennais put, au moins pour une partie de ce peuple, incarner un défenseur des intérêts des plus humbles. Contentons-nous d’indiquer pour l’instant qu’il fut élu député de Paris en 1848 et 1849 au suffrage universel, et qu’il ne dut pas cette élection à l’élite qu’il n’avait cessé d’effrayer depuis 1834. Il fut célébré comme une des grandes figures de la démocratie, en France mais aussi à l’étranger. Son parcours fascina. Tour-à-tour philosophe, pamphlétaire, éditorialiste, littérateur populaire, prophète romantique, il fut toujours aussi un écrivain dont on saluait les belles pages, un éducateur du peuple et, surtout, un apôtre d’un christianisme humanitaire. S’il fut durement jugé par ses contemporains, c’est qu’ils ne pouvaient l’ignorer. Il est donc juste de dire que Lamennais allait seul, mais de conserve avec le monde.
Notes de bas de page
1CG, VI, à Mme de Senfft, 28 janvier 1835.
2À savoir : la préface aux Troisièmes mélanges, 1835, et les Affaires de Rome, 1836.
3Successivement : fin 1838, Lamennais quitta la rue de Rivoli pour la rue Fontaine-Saint-Georges, près de la Barrière Blanche. Puis : 1839, 29, rue de la Michodière ; 1840, 27, boulevard des Italiens ; 1842, rue Tronchet ; 1846, rue Biron ; 1848, rue Montmartre ; 1851, rue Masséna ; 1853, 12, rue du Grand-Chantier.
4CG, VII, à Marion, 20 octobre 1837.
5CG, VIII, à Alexis Gérard, 18 avril 1848.
6Archives nationales, MC ET XI 1136, inventaire après décès de Lamennais, avril 1854.
7CG, VIII, à Pagnerre, 13 août 1844.
8Ibid., à Yemeniz, 3 janvier 1844.
9Mme Yéméniz à Montalembert, 25 juin 1859, dans : Montalembert Charles de, Journal intime inédit, Paris, Champion, 2008, t. 7, p. 74-77.
10CG, VIII, à Sand, 15 mars 1843.
11Cité dans Colet Louise, Quarante-cinq lettres et détails sur sa vie, Paris, Librairie nouvelle, 1857, p. 87.

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