Introduction
p. 77-79
Texte intégral
1La dénomination « mennaisianisme » sert à identifier l’action publique d’un cénacle entre 1824 et 1834, c’est-à-dire de la fondation du Mémorial catholique à l’encyclique Singulari Nos qui marqua la dissolution définitive de ce cénacle et la réorientation profonde de Lamennais. La rupture fut définitivement consommée en 1836 avec la publication des Affaires de Rome. Ce cénacle disposa successivement durant cette période de deux journaux : Le Mémorial catholique (1824-1830), puis L’Avenir (1830-1831). Le second remplaça le premier après la révolution de Juillet car les événements imposaient un organe quotidien. De l’un à l’autre journal, l’audience du mennaisianisme s’étendit et ses rangs s’étoffèrent. Dans l’ordre religieux, les principes ne se modifièrent pas en profondeur, mais s’amplifièrent. C’est dans l’ordre politique, des relations du catholicisme à la société contemporaine, que l’inflexion fut nette : avec De la Religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil (1825-1826), Des progrès de la révolution (1829) et, surtout, L’Avenir, Lamennais quittait l’orbite de la monarchie pour faire de l’Église seule le ferment d’une refondation sociale indépendamment des systèmes politiques et des formes de gouvernement. Les idées politiques de Lamennais évoluèrent donc considérablement : l’ultraroyaliste du début des années 1820 céda la place au catholique libéral, prônant une alliance inédite entre le catholicisme et une partie de l’héritage de la Révolution. Puis, il glissa progressivement vers la démocratie, glissement qui accompagna sa sortie de l’Église.
2Le mennaisianisme repose donc sur un corps de doctrines formulé par le maître d’un cénacle et relayé par des disciples. Malgré le tapage et les coups d’éclats, son influence effective reste difficile à mesurer. Il faut d’abord souligner qu’elle ne tint pas à une sociabilité cultivée dans un ou des salons. De 1826 à 1830, Lamennais fut le plus souvent à La Chênaie et il n’est pas d’exemples d’une telle influence exercée depuis la province. Il fut visité et recherché, mais il sut surtout rallier, par la force de ses écrits, des hommes qui allaient agir sous son inspiration et lui servir de relais. Lamennais n’a pas été toujours à l’origine des entreprises en matière de presse comme d’association, même s’il fut toujours sollicité en amont de ces initiatives et qu’il les dirigea de fait. Sans même tenir compte des oppositions que souleva son action chez les catholiques, il est donc impossible de parler d’une « dictature dans l’Église », expression de l’abbé Duine. Si la « garde rapprochée » de Lamennais est bien identifiée, il est plus difficile de cerner avec précision les contours du mouvement mennaisien, ne serait-ce parce que, au moins parmi les membres du clergé, l’adhésion impliquait une certaine prudence, sinon de la discrétion, qui se renforça ensuite d’une sorte de 77 damnatio memoriae après que Lamennais fût sorti de l’Église : elle recouvrit les traces de bien des parcours. En fait, ce sont surtout les dénonciations de ses ennemis, à l’heure de L’Avenir, qui ont permis d’être assuré de l’écho que ses doctrines purent rencontrer.
3Par ailleurs, la dénomination « mennaisianisme » – ou « mennaisisme » – apparaît après la dissolution du cénacle. Ses adversaires libéraux et anticléricaux préféraient parler d’« ultramontanisme », stigmatisant par ce terme les pouvoirs exorbitants que Lamennais et ses amis entendaient confier au pape, et qui équivalait à un procès en théocratie. Il semble que l’on doive l’invention du terme « lamennaisisme » à l’abbé Boyer, en 1834, farouche adversaire de Lamennais. À sa suite, cette appellation fut employée indifféremment avec « mennaisisme » pour stigmatiser, après les condamnations pontificales, une hérésie politico-religieuse : durant tout le xixe siècle, il s’agissait donc d’une dénomination disqualifiante qui pouvait servir notamment à jeter la suspicion dans les polémiques intra-catholiques. On pourra donc préférer parler de mennaisianisme afin de qualifier en historien un mouvement de pensée qui n’est pas une école, en raison des évolutions les plus opposées et contradictoires des disciples, mais plutôt un moment de l’histoire politique et religieuse. Son originalité se fait d’abord jour de façon paradoxale si on songe à la disproportion entre les effectifs dont disposait Lamennais, même au temps de L’Avenir, et l’écho de son action. Passer rapidement en revue les principales raisons du succès rencontré permet d’inscrire dès à présent le mennaisianisme dans son temps.
4En première analyse, le succès de Lamennais tient à son style pamphlétaire et littéraire. Les contemporains, même peu favorables, étaient le plus souvent sensibles à une plume qui excellait dans la mise en scène de contrastes violents, se distinguant dans le maniement des paradoxes et la résolution inédite de propositions contradictoires. Ils le rangeaient parmi les grands écrivains du siècle. Il figure effectivement au premier rang du temps des prophètes et du sacre de l’écrivain, si bien restitué par Paul Bénichou : même s’il est difficile de l’annexer purement et simplement au romantisme, il put frayer avec lui par ses manières indépendantes. Les formules foudroyantes, les protestations d’indépendance hautaine, le sens de la polémique, le parfum de scandale sont autant d’éléments qui expliquent l’écho rencontré par ses écrits.
5Le mennaisianisme est la variante catholique d’un mouvement diffus de renouveau qui animait divers secteurs de la société. Il est ainsi contemporain du saint-simonisme, et de la naissance des socialismes, et on ne saurait se contenter d’y voir une simple coïncidence chronologique. Il est aussi contemporain de l’affirmation du libéralisme, qui accède au pouvoir, dans sa variante doctrinaire, avec 1830. Il convient donc de ne pas traiter le cas Lamennais seulement dans ses relations avec le catholicisme. Précisément, il contribua de manière efficace à faire de l’Église un acteur des débats politiques et sociaux, où la relation au pouvoir spirituel – dans des formes orthodoxes ou hétérodoxes, religieuses ou séculières – tenait un rôle central car elle interrogeait la reconstruction post-révolutionnaire. Le succès de Lamennais s’explique donc parce que le mouvement qu’il impulsa était virtuellement en mesure, non seulement de réconcilier le catholicisme avec son siècle, mais de le placer parmi les alternatives de l’époque.
6Sous ce point de vue, Ballanche gratifiait judicieusement Lamennais d’un « génie puissamment assimilatif »1 et cette qualification semble déterminante pour comprendre qu’il fut jugé comme un interlocuteur par le vaste spectre des courants politiques de la période. Lamennais était doué d’un puissant instinct et d’une capacité dialectique qui lui permirent de nourrir sa pensée et son activité de toutes les interrogations les plus brûlantes. Il les abordait de front et les coordonnait avec un esprit de système qui le plaçait parmi les analystes les plus en vue des maux et des espoirs de la société contemporaine. Il faut ajouter que pour lui, les idées anticipaient toujours les faits sociaux et qu’elles devaient se concrétiser en actions : il ne manqua pas de mettre cette théorie en pratique et ses principes se traduisaient par des actions concrètes, pour ne pas dire des fracas, qui accentuaient sa visibilité.
7Il ne faut pas non plus exclure l’espèce de magnétisme – l’époque y était fort sensible – qu’exerçait sa personnalité tout en contraste. Le bretteur redoutable était un petit homme, discret, mal fagoté – quand bien même portait-il encore la soutane –, et tous les visiteurs furent frappés par ce contraste. En un temps où la célébrité n’était pas accompagnée d’un flot d’images apprêtées et stéréotypées, les représentations qu’on se faisait d’un auteur naissaient d’abord de la lecture de ses œuvres. Le lecteur devenu visiteur attendait avec curiosité de rencontrer ce colosse de la plume et il se trouvait nez à nez avec un personnage affable, un peu embarrassé, presque réservé, à la voix fragile, au corps maladif et au physique ingrat et renfrogné. Et tous éprouvaient la fascination devant un verbe qui s’animait progressivement, non dans des tirades éloquentes et des bons mots, mais dans des entretiens familiers et des monologues qui se distinguaient par l’élévation successive de la pensée. Tous les témoignages concordent : ce charisme, à jamais perdu pour l’historien qui ne saurait en rendre compte par l’artifice littéraire, reposait là encore sur le paradoxe et le contraste à partir desquels pouvait se déployer une autre conception des relations entre le visible et le réel, entre le fait et le possible. Horizons d’espoir si chers à Lamennais.
8Enfin, son goût à braver les hiérarchies, à traiter les puissants sans ménagements, sa marche qu’on considérait parfois déjà comme aux franges de l’orthodoxie, puis sa « chute » évidemment, ne pouvaient que renforcer l’intérêt « médiatique ». Car l’action de Lamennais fut médiatique par essence et par tactique. L’ensemble de ces éléments furent constitutifs du mennaisianisme.
Notes de bas de page
1Ballanche Pierre-Simon, « Paroles d’un croyant », Revue européenne, 8, 1834, p. 344-353.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008