Introduction
p. 23-25
Texte intégral
1À la veille de la Révolution, le père de Félicité Lamennais, Pierre-Louis Robert (1743-1828), dirigeait avec son frère, Denys-François Robert (1744-1829), la maison de commerce familiale « Mennais Robert frères et Cie » : ils étaient armateurs à Saint-Malo comme leur père, qui avait pris l’habitude de joindre au patronyme familial « de La Mennais », du nom d’une métairie qu’il possédait dans la commune de Trigavou. Pierre-Louis reprit cet usage, tandis que Denys-François se fit appeler Robert des Saudrais. Les deux frères avaient en main un négoce prospère1.
2Ils s’étaient mariés, le même jour de la même année 1775, avec les deux filles de Pierre Lorin, subdélégué de l’intendant de Bretagne pour Saint-Malo. Pierre-Louis Robert de La Mennais eut de ce mariage cinq fils : Louis-Marie (1776-1805), Pierre-Jean (1778-1784), Jean-Marie (1780-1860), Félicité (1782-1854) et Gratien-Claude (1785-1818). La seule fille, Marie-Joséphine (1784-1851), épousa en 1814 Ange Blaize de Maisonneuve, dont le père était lié au commerce des La Mennais. Les Saudrais moururent sans descendance. Le nom des La Mennais devait s’éteindre avec Félicité et Jean-Marie.
3En 1782, Pierre-Louis Robert de La Mennais hérita de la charge de subdélégué que son beau-père venait d’abandonner. En 1786, l’intendant de Rennes et les États de Bretagne plaidaient en faveur de son anoblissement pour récompenser le dévouement dont il avait fait preuve pour sa ville : lors de la pénurie de 1782, il avait approvisionné la cité en grains qu’il avait fournis à prix coûtant ; en 1786, il l’avait pourvue en fourrages qu’il avait vendus à perte. Les lettres patentes d’anoblissement furent promulguées le 12 mai 1788. Outre les services rendus à Saint-Malo, elles venaient récompenser un serviteur de l’État et un commerçant : elles soulignaient en effet l’utilité d’un commerce qui mettait la maison La Mennais en relation avec toute l’Europe du Nord et avait fait passer en Espagne et dans les colonies pour dix millions de toile. Ces lettres patentes n’étaient pas enregistrées quand arriva la Révolution et la noblesse des Robert de La Mennais resta à l’état de promesse.
4Les Robert étaient donc à Saint-Malo des personnages assez considérables. En 1790, les deux frères sont inscrits logiquement parmi les citoyens actifs, sans figurer sans doute parmi les plus aisés. La Révolution et l’Empire ne fragilisèrent d’abord pas cette notabilité. Pierre-Louis se contenta de poursuivre ses habitudes de bienfaisance sans investir de charges politiques, mais en acceptant des fonctions dignes de sa notabilité : il fut élu président du tribunal de commerce, adjoint à la police chargé de l’approvisionnement, puis administrateur de l’hôpital. Son frère en revanche entra au Conseil de ville de 1789 à décembre 1792. À ce titre, il mit la main à la sécularisation des biens ecclésiastiques et à l’application de la Constitution civile du clergé. L’attitude des deux frères durant la période révolutionnaire n’est pas bien établie : libéraux ralliés en 1789 à la Révolution réformatrice, ils se seraient éloignés de la vie politique avec la Terreur et auraient désavoué le cours pris par la Révolution. Leur civisme et leurs activités de bienfaisance les auraient mis à l’abri des persécutions. La tradition familiale, rapportée par Ange Blaize fils, veut qu’ils aient protégé les prêtres réfractaires. Dans les mansardes de l’hôtel des La Mennais, l’abbé Vielle aurait célébré le culte clandestin. Il aurait été un exemple pour Jean-Marie qui fonda avec lui un collège ecclésiastique à Saint-Malo. Avec le blocus continental imposé par l’Empereur, la situation de la maison La Mennais se détériora et en août 1813, ce fut la faillite et la liquidation : les deux frères abandonnèrent tous leurs biens à leurs créanciers. Ils se retirèrent à Rennes, leurs enfants et neveux prenant conjointement la charge de leur pension. L’hôtel de Saint-Malo fut vendu. Les enfants ne conservaient que l’héritage de leur mère, la propriété de La Chênaie, proche de Dinan, que Jean-Marie et Félicité possédèrent ensuite en indivis.
5Dès avant 1813, Félicité, quoique formé pour le métier, ne se sentait pas la vocation pour perpétuer les traditions familiales. C’était à l’aîné, Louis-Marie, qu’aurait dû revenir cette tâche, mais il était mort en 1805. Jean-Marie avait embrassé la carrière ecclésiastique en 1804 et Gratien s’était engagé dans la carrière militaire, si propice sous l’Empire, mais la Restauration l’avait contraint à la quitter : criblé de dettes semble-t-il, il s’embarqua comme premier lieutenant sur un vaisseau de commerce et il mourut durant une course, à La Havane, en 1818. Félicité ne pouvait donc pas rompre brutalement avec le négoce. Il y restait lié au moins par son beau-frère, Ange Blaize père, pour lequel il fit à Jersey quelques affaires. Surtout, il participa en novembre 1814, avec deux associés, à assurer La Louise, navire affrété pour la traite négrière. Entre 1801 et 1804, il songea à s’installer dans l’île de France (île Maurice) pour y vivre, sans doute dans quelque comptoir, où était retourné son cousin Charles Pitot auquel il était très lié2. Il semble qu’en 1815 il envisagea de nouveau cette perspective. C’est dans l’optique de ce départ qu’il annonça à son frère qu’il vendait tout ce qui lui restait de biens en propre à son beau-frère Ange Blaize3. Il devait se contenter en fait d’un séjour en Angleterre (avril-novembre 1815), avant de revenir en France avec la seconde Restauration.
6Jusqu’à la faillite familiale, les deux frères étaient à l’abri du besoin. Ils vivaient en propriétaires, consacrant l’essentiel de leur activité au collège que Jean-Marie avait contribué à fonder vers 1802 à Saint-Malo : il y enseignait la théologie et son frère les mathématiques. Mais ils consacraient surtout beaucoup de temps, dans leur retraite de La Chênaie, à l’étude et à la réflexion sur les moyens de défendre les intérêts de l’Église qui reprenait lentement vigueur grâce au Concordat napoléonien. Le train de vie avait évidemment changé en 1814. Jean-Marie était secrétaire de l’évêque de Saint-Brieuc, avant de devenir l’année suivante vicaire général du diocèse de Rennes, charges peu rémunératrices. Les revenus de Félicité se résumaient à peu de chose : 1 500 à 1 800 francs de rentes annuelles4. À partir de l’été 1814, il était à Paris où il veillait à l’édition de la Tradition de l’Église sur l’institution des évêques, rédigée avec son frère, et il envisageait une professionnalisation de ses loisirs : il aspirait à fonder un journal, à entrer dans la carrière de publiciste et à vivre, pour le plus grand bien de l’Église, de sa plume. Ce journal ne vit pas le jour, mais ses talents de polémiste devinrent ensuite un des plus solides piliers de sa renommée. Cette aspiration au journalisme ne devait en effet jamais le quitter.
Notes de bas de page
1Sur ce qui suit, sauf mention contraire : Maréchal Christian, La famille de La Mennais sous l’Ancien Régime et la Révolution d’après des documents nouveaux et inédits, Paris, Perrin, 1913 ; Maréchal Christian, La jeunesse de La Mennais : contribution à l’étude des origines du romantisme religieux en France au xixe siècle d’après des documents nouveaux et inédits, Paris, Perrin, 1913 ; Métayer Albert, « xviiie siècle à Saint-Malo. Les Robert de Lamennais. Simples recherches » [www.lamennais.org/common/pdf/etudes/em24.pdf].
2Le Guillou Louis, Lamennais. Correspondance générale, Paris, Colin, 1971-1981 (CG), IX, Charles Pitot à Lamennais, 1er vendémiaire an X (23 septembre 1801).
3CG, I, à Blaize, 1er avril 1815.
4Maréchal Christian, La jeunesse de Lamennais…, op. cit., p. 538. Ces revenus, qui comprennent 300 francs de messes, sont donnés par Lamennais en 1818.

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