1Les recherches d’Elias et Dunning sur les « Activités physiques et sportives » (A. P. S.) ont contribué à combattre des évidences vivaces (Dunning et Elias, 1994 ; Dunning, 1999). Selon ces auteurs, trois erreurs sont courantes : la recherche systématique d’ancêtres généalogiques aux A. P. S. contemporaines, le fait de supposer que toute société accorde du temps à des activités de ce type (par conséquent qu’elles existent toujours et partout), et celui de rapporter les raisons des conduites corporelles à une psychologie universelle sur le modèle de l’homo ludens (Huizinga, 1988). Ces activités constituent pour autant des objets privilégiés pour comprendre les relations humaines au sein des sociétés modernes occidentales (Dunning et Elias, 1994 ; Bodin & Héas, 2002). Elles constituent sans doute un « fait social total » qui met en jeu l’ensemble des institutions des sociétés occidentales (Mauss, 1966 : 274). Leur analyse exige le recours à une problématique sociologique sensible aux variations complexes de la réalité sportive et corporelle : présence de codifications et de savoir-faire plus ou moins traditionnels, évolution des pratiques au travers notamment de leur espace-temps, cohabitation de pratiques proches et pourtant fortement revendiquées comme différentes, etc.

2Plus largement, le cadre princeps d’analyse éliasien souligne les mutations des formes de pouvoir : la mise en place d’institutions de contrôle de la violence et, plus généralement, des affects (Elias, 1973). Ce phénomène est renforcé par une monopolisation croissante de ces institutions et une division des tâches précisée (la sécurité intérieure d’un pays est assurée par la police par exemple). Ce processus général appelé « civilisation des mœurs » induit des transformations progressives des relations entre les hommes. Leurs habitudes, l’ensemble des comportements quotidiens (rituels, habitus sociocorporels, routines, etc.), voire leur structure de personnalité s’en trouvent affectés. Ces transformations sont notables dans les sphères du pouvoir, tout d’abord, puis elles se diffusent dans le reste d’une société. L’analyse des comportements valorisés au sein des Cours européennes a permis de préciser les évolutions des étiquettes et des codes corporels des groupes sociaux puissants à la Renaissance. « Les normes sociales définissant les comportements et les sensibilités, notamment dans certains cercles de la haute société, ont commencé à changer radicalement à partir du XVI^e siècle, et dans une direction bien précise : elles sont devenues plus strictes, plus différenciées et omniprésentes, mais aussi plus égales et plus modérées […] Ce changement du code des sensibilités et des comportements est lié au processus de formation de l’État et […] à la curialisation des nobles dans les pays d’Europe » (Dunning et Elias, 1994 : 27).

3Ces bouleversements sont corrélatifs de relations humaines largement multipliées ces derniers siècles (colonisation, invasion, émigration, etc.) renforçant les interdépendances entre des cultures différentes, par conséquent des groupes sociaux différents. Sous le couvert de contrôles (politique, militaire, économique, étatique, etc.) toujours plus fins, les relations humaines deviennent moins abruptes, davantage policées. Le contrôle de soi revêt, tout d’abord, un prestige social, puis il se diffuse au point de devenir commun et normal aujourd’hui. Par voie de conséquence, les excès corporels et verbaux sont, eux, le plus souvent circonscrits. Pour Elias et Dunning, les A. P. S. constituent, justement, des espaces d’expressions, voire de sublimations, des multiples tensions vécues par les différents acteurs sociaux.

4Nous allons préciser trois facettes de cette notion de sublimation des tensions au sein du système sportif français. Nos propos s’appuient sur les résultats de plusieurs enquêtes réalisées auprès de pratiquants sportifs ou corporels de deux régions françaises (Bretagne et Pays de la Loire). Il s’agit de présenter à partir de ces constats locaux la variété des formes d’auto-contrôle dans notre société. Par conséquent, nous voulons souligner les conséquences plurielles du processus de civilisation des mœurs. Ce processus est, en effet, loin d’être linéaire : il se développe à plusieurs niveaux et dans de multiples directions (y compris parfois à revers dans des périodes ou des épisodes de « décivilisation ») (Mandalios, 1999). Tout se passe comme si chaque époque recelait des formes différentes de civilisation corporelle. L’analyse des seules A. P. S. montre cette complexité en œuvre aujourd’hui à un niveau local.

5Les recherches mobilisées afin d’éclairer le concept d’autocontrainte et plus largement de la « civilisation des mœurs » dans le domaine des A. P. S. concernent des activités corporelles aussi diverses que les relaxations, les courses de marathon ou certains arts martiaux comme le Kung Fu et différentes formes de karaté (Héas, 1992, 1996 ; El Ali, 2000 ; Régnier, 2000). Ces terrains sont appréhendés à partir de méthodologies diverses afin d’évaluer plus précisément leur complexité. Des entretiens compréhensifs individuels et groupaux (60 entretiens avec les praticiens de relaxations, 10 avec les professeurs d’arts martiaux et 15 avec les marathoniens), des observations participantes (pour les trois terrains, respectivement quatre ans, trois ans et une année) et des questionnaires (55 auprès des pratiquants d’arts martiaux, 246 pour le marathon) constituent l’armature méthodologique principale. Ces trois recherches révèlent différentes formes contemporaines de « relâchement contrôlé des contrôles » dans le cadre de pratiques faiblement institutionnalisées au regard du système sportif français. En effet, les A. P. S. fédérales sont des activités corporelles fortement contraintes par des règlements éprouvés et des corps de juges expérimentés. C’est pourquoi nous avons choisi d’analyser des activités faiblement fédéralisées, voire marginales, pour vérifier l’importance d’un autocontrôle moins établi et légitimé, et pourtant présent.

L’autocontrôle comme profession

6L’Occident, et la France en particulier, voit déferler ces dernières années une véritable vague de pratiques de détente et de relaxation. Au début du XX^e siècle, deux méthodes spécifiques se développent1 : l’une en psychiatrie, le « Training autogène » ou l’autodécontraction concentrative2 de l’Allemand Schultz, l’autre en biologie, la « Relaxation progressive » de Jacobson aux États-Unis. Depuis l’avènement de ces deux méthodes de relaxation, le mouvement pour la réduction des tensions de l’homme recouvre une multitude de domaines en Occident : la médecine et la para-médecine (la gynécologie, l’obstétrique, la kinésithérapie, la psychiatrie, la stomatologie, etc.), les activités corporelles (les sports, les loisirs, les pratiques psychocorporelles de bien-être, etc.), et plus récemment le monde des entreprises avec les stages de diminution des tensions, de gestion du stress, de ressourcement, etc.

7Les praticiens de la relaxation, qui s’installent ou tentent de s’installer en tant que profession indépendante (« à leur compte »), font partie de ces intervenants sur le corps ; ils constituent l’objet spécifique de cette première section. À la fin des années soixante, les méthodes psychocorporelles se sont largement multipliées à partir, notamment, de la vague de contestations (sociale, estudiantine). Les évolutions des méthodes de relaxation et de leurs promoteurs se sont frayé un chemin entre ces matrices de codes et de pratiques corporels particuliers. Les praticiens de la relaxation véhiculent nombre de (re)présentations, parfois ambivalentes, issues de ces différentes empreintes sociales, culturelles et professionnelles : rejet du dualisme cartésien (corps/esprit), de l’exploitation de l’homme par le travail, etc. Les méthodes de relaxation sont l’objet d’une activité sociale importante relevant de différents processus. Leur rationalisation : elles sont expérimentées, leurs formules standardisées, codifiées, etc.; leur institutionnalisation parfois : elles sont attachées à des programmes, à des formations, et progressivement à des professions. Enfin et surtout, leur marchandisation, puisque les coûts des relaxations sont explicités, leur efficacité améliorée, comparée, etc.

8Les méthodes de relaxation sont multiples. Notre parti pris méthodologique les met toutes sur un même plan. Plus précisément, à la fois chaque technique et chaque professionnel mettant en œuvre préférentiellement une méthode de relaxation, constitue un élément d’égale importance quel que soit le degré de légitimité sociale de la méthode de base, ou bien quelles que soient les trajectoires de formation du praticien. De fait, le clivage le plus apparent en terme de légitimités sociale et professionnelle semble recouvrir la différence entre les praticiens titulaires d’un diplôme médical ou paramédical reconnu par l’État (les praticiens légitimes, orthodoxes), et les non titulaires (les praticiens illégitimes, hétérodoxes). La distinction sémantique entre les established et les outsiders établie par Elias semble, ici, intéressante (Elias, 1991d ; 1997).

Définition d’un ensemble de pratiques

9Nous considérons comme méthodes de relaxation toutes les méthodes qui provoquent une réduction des tensions, et plus précisément qui visent cette détente psychocorporelle du pratiquant. L’action directe sur le tonus les particularise. Cependant, les méthodes de relaxation utilisent, au-delà de la modification tonique, la concentration, le retrait par rapport à l’environnement ou bien la suggestion (Héas & Bodin, 2002). Nous utiliserons par la suite le néologisme relaxatif : il permet de qualifier les pratiques, voire les représentations des praticiens pour qui la relaxation est une partie intégrante et sur- tout primordiale de leur exercice. Sont donc exclus de notre approche les praticiens et les pratiques qui relaxent à la marge, presque par surcroît. Ce peut être le cas de tel praticien d’art martial (cf. deuxième section), tel professeur de musculation sportive ou bien tel soignant (masseur kinésithérapeute, sage-femme, etc.) qui accordent un temps restreint de relaxation : en fin de séance, entre deux exercices de rééducation, etc. Il semble d’ailleurs y avoir consensus de la part des praticiens3 « ès relaxation » pour caractériser ces approches corporelles partielles de « détente » (et non pas de relaxation).

10Nous incluons le yoga dans les méthodes de relaxation pour deux raisons principales. D’une part, il existe une véritable approche relaxative dans certaines pratiques yoguiques. À ce titre, les techniques de yoga sont présentées presque systématiquement dans l’historique des méthodes de relaxation (par exemple, Erlich, 1986), et/ou comme « thérapie de relaxation4 ». D’autre part, sur le terrain, certains professionnels rencontrés professent une pratique de Yoga en complément d’une autre approche dénommée « relaxation ». Plus encore, ces praticiens présentent leur pratique yoguique comme un élément fondamental de leurs activités relaxatives. Nous avons, pour les mêmes raisons, considéré l’hypnose comme élément du champ des méthodes de relaxation. Dans la pratique professionnelle libérale des relaxations, l’association de plusieurs méthodes est courante (Héas, 1996 ; Perrin, 1985). Cette situation permet de comprendre la variété des représentations de l’autocontrainte.

Différentes acceptions de l’autocontrainte

11Aujourd’hui le thème récurrent « Be cool, be relax ! » semble promouvoir une régulation importante des comportements de l’homme moderne. L’autocontrainte relaxative constitue, selon nous, un nouveau chapitre de la civilisation des mœurs (Héas, 1998). Mais, dans les domaines variés des méthodes psychocorporelles, et suivant les positions de chacun des protagonistes, le « self control » se répartit tout au long d’une gamme d’appréciations très diverses.

12Quatre fois sur cinq, l’autocontrôle est considéré comme un ressort essentiel de l’activité relaxative. L’analyse de contenu laisse apparaître, principalement, trois sous-groupes. Dans le premier, les praticiens considèrent l’autocontrôle comme la pierre angulaire de la relaxation. Il s’agit d’acquérir une maîtrise de son corps et des tensions qui l’assaillent, afin d’accroître son autonomie. Une partie de ces praticiens préfère le terme d’autorégulation, laquelle est acquise au prix d’un d’apprentissage, voire d’un véritable entraînement. Pour d’autres praticiens, l’autocontrôle apparaît ambivalent. Cette deuxième position regroupe principalement les praticiens formés aux concepts analytiques et/ou intervenant dans un cadre d’aide et de soins légitimes, i. e. sous couvert de l’étiquette (para) médicale. En outre, pour eux, la relaxation ne doit pas devenir une contrainte de plus dans un monde fortement stressant. Enfin, pour une minorité, la relaxation est conçue sans contrôle. Ces praticiens louent le « lâcher prise » psychocorporel sur le modèle verbal de l’association libre en psychanalyse… Quelque chose comme une liberté corporelle et verbale à huis clos.

13Au total, cette variété de représentations vis-à-vis d’une, et, peut-être, de la notion de base des méthodes de relaxation, l’autocontrôle, révèle les différentes façons d’être praticien de relaxation aujourd’hui. Ces premiers résultats mettent à jour les variations sensibles de conceptions du self-control dans nos sociétés occidentales. Elles indiquent en filigrane que le processus éliasien est plus complexe encore que la succession, voire la juxtaposition de périodes « civilisatrices » et « décivilisatrices », plus complexe que la cohabitation d’espaces civilisés et d’autres moins civilisés.

D’une relaxation antalgique à une relaxation contrôlée par les pairs

Le chemin de la douleur emprunte des portes qui la ralentissent, l’amortissent ou accélèrent son passage […] Certaines conditions l’inhibent (concentration, relaxation, diversion, etc.). D’autres accélèrent sa diffusion et la majorent (peur, fatigue, contraction, etc.). Le Breton D., (1995 : 13)

14Dans les sociétés contemporaines, la réduction des tensions est primordiale pour accéder au bien-être fortement valorisé. Aujourd’hui et de plus en plus, l’antalgie est considérée comme un dû au regard de « traumatismes » dont la définition est de plus en plus large : de la fin de vie, donc du deuil, en passant par l’accident, l’accouchement, voire la « simple » séparation conjugale. Les méthodes de relaxation combattent les vécus douloureux. En tous les cas leurs effets physiques sont antinomiques : baisse du rythme cardiaque, de la tension musculaire et de la réponse galvanique de la peau, etc. Elles soulignent une attention fine aux sensations kinesthésiques, un rapport au corps fortement civilisé.

15Sur le terrain, trois positions d’autocontrainte vis-à-vis de la douleur en association avec le travail relaxatif sont développées par les praticiens. Dans la moitié des cas, ils soulignent l’efficacité fulgurante du recours aux méthodes de relaxation pour soulager la douleur. Certains des propos relevés lors des entretiens n’hésitent pas à souligner l’autocontrôle parfait ainsi obtenu. Rappelons qu’historiquement, les méthodes hypnotiques ont participé, très tôt vers 1850, aux recherches anesthésiques5. Une fois sur trois environ, les praticiens soulignent le contrôle psychique que l’individu peut exercer sur la douleur au travers des exercices relaxatifs. L’autocontrôle est désigné davantage comme une activité propre de l’individu. Le processus extérieur n’est pas indiqué hormis pour les praticiens dont l’activité professionnelle est spécifiquement orientée vers des techniques thérapeutiques ou pédagogiques comme la thérapie familiale ou la sophrologie. La troisième position soutenue par moins d’un tiers des praticiens insiste, au contraire, sur la relativité même de l’efficacité des méthodes de relaxation : elles peuvent, au mieux, aider à vivre avec certaines douleurs, mais en aucun cas il ne s’agit d’une panacée. La relaxation est un moyen antidouleur dans le très court terme, par exemple à la veille d’un examen lorsque la personne somatise un torticolis, une extinction de voix, etc. Mais surtout, la relaxation doit agir en profondeur sur les racines mêmes des déclenchements douloureux. Plus profondément, les versions psychothérapiques des relaxations soulignent le respect de certaines douleurs. Dans cette perspective, elles forment un bouclier narcissique protecteur qu’il s’agit de comprendre plutôt que de détruire ou annihiler6.

16Nous avons précisé ailleurs que cette fonction antalgique des relaxations renforce la douceur prônée et recherchée aujourd’hui dans le corps à corps ou bien dans les relations de l’homme moderne avec autrui (Héas, 1996). Cette douceur s’oppose au vécu d’une douleur. Tout se passe comme si le processus éliasien était, aujourd’hui, la norme sociale valorisée au point de devenir le principe directeur d’une activité professionnelle spécifique : les méthodes de relaxation. Toutefois, la réalité complexe des méthodes de relaxation et des psychothérapies en général, incline certains praticiens à élaborer un contrôle extérieur des pratiques. La déontologie des praticiens relève à la fois d’un idéal et d’une construction en cours. Les discours soulignent deux axes forts. Soit l’autonomie du client est soulignée comme la pierre angulaire de la déontologie des relaxologues (la moitié des praticiens l’évoque spontanément). Soit la déontologie relève d’une référence à un contrôle entre pairs, notamment au travers d’une supervision de leur activité indépendante. Le praticien doit surtout prendre des précautions pour protéger son client et lui-même. Car, la relation en relaxation comporte des pièges dont les projections transférentielles non contrôlées ou une dépendance du patient vis-à-vis de son praticien. Il faut être habitué, selon les praticiens, à ce « jeu » des liens interpersonnels pour ne pas faire émerger des émotions difficiles à gérer par la suite. Le contrôle des émotions réapparaît ici : la relaxation revêt alors les habits d’un ensemble de techniques visant à éviter le risque majeur de débordement émotionnel…

17Les praticiens de relaxation deviennent des experts de l’informalisation, soit l’apprentissage des autocontraintes « qui ne sont pas vécues comme telles ». Les trois quarts des professionnels formés à la psychanalyse font partie de ceux qui mettent l’accent, sans qu’on les interroge spécifiquement, sur ces dangers relationnels. Les relaxologues soulignent, alors, qu’il faut connaître ses propres limites professionnelles pour ne pas emprisonner le client dans cette rela(xa)tion qui se noue. Ce jeu de mots prend tout son sens dans le cadre éliasien : la rela(xa)tion comporte à la fois l’interdépendance et l’autocontrôle. Les relaxations reflètent, semble-t-il, les ambiguïtés du processus global de civilisation des mœurs. Les relations multipliées entre les acteurs sociaux, surtout celles qui deviennent régulières, comportent un risque de dépendance propre à déverrouiller les systèmes de contrôles établis (Héas & Bodin, 2002).

Les arts martiaux et le marathon comme modes d’autocontraintes non professionnelles

18Précisons la place de l’autocontrôle dans le monde sportif alliant performance et compétition entre les hommes, et non plus simplement au cours de relations de soutien psychologique ou d’entraide comme dans le cadre des relaxations. Présentons tout d’abord l’analyse de certains arts martiaux souvent faiblement reconnus par les instances centrales de contrôle sportif que sont les fédérations. Ils nous permettent d’illustrer une autre facette du processus d’autocontrainte.

Les arts martiaux, des (auto) contraintes venues « d’ailleurs » ?

19Les arts martiaux sont très nombreux en France. Ils sont issus de quatre principaux pays : la Chine (Kung Fu, Hsing-i, Pakua, Taï Chi Chuan, etc.7), la Corée (Tae kwon do), le Vietnâm (Viet vo dao, Quan ki do) et le Japon (Judo, Karaté, Aïkido, Jiu-jitsu, Kendo, Iaïdo, Kyudo, etc.) (Régnier, 2000). Au moins deux autres pays peuvent être évoqués, même s’ils semblent de moins grands « pourvoyeurs » de pratiques vers l’Occident : l’Inde (Kalaripayat) et la Thaïlande (où la pratique de la boxe peut y être assimilée à un art martial, contrairement à l’Europe). Plusieurs pratiques martiales, telles que le Kung Fu, le Karaté, l’Aïkido ou le Taï Chi Chuan regroupent en réalité plusieurs styles de pratique8.

20Lors des premières « importations » d’un art martial dans un pays, des batailles rangées se développent, souvent, entre les pionniers. Des conflits quant à la définition et à l’exercice de la pratique apparaissent entre les importateurs ou leurs élèves (entre les « established » et les « outsiders »9 ?). Parfois, le processus aboutit à une « fédéralisation ». L’occidentalisation du judo, aujourd’hui avérée, relève de ce processus dialectique entre des groupes de pratiquants. À l’heure actuelle les différentes formes de Kung Fu, pratique restée dans un certain anonymat pendant plusieurs décennies en France, sont l’objet d’une lutte similaire. Le Kung Fu regroupe plusieurs dizaines de pratiques différentes scindées en deux groupes principaux : Neijia (pratiques énergétiques « internes », de type Taï Chi Chuan) et Wejia (pratiques « musculaires externes »). Cette division même relève d’une catégorisation occidentale arc-boutée sur le dualisme corps/esprit (Le Breton, 1990 ; Héas, 1996). Cette distinction dénature, plus précisément « déculture », les arts martiaux. Elle procède d’une adaptation à la culture hôte, phénomène analysé pour d’autres A. P. S. comme le yoga ou la relaxation (Ech Cherif-El-Kettani-Hajoui, 1985 ; Héas, 1996).

21La pratique du Kung Fu Wushu révèle des caractéristiques intéressantes. Les jeunes (adultes) pratiquants se défendent de faire comme les autres et notamment les adultes plus âgés. En outre, les films de « karaté » (depuis les succès planétaires de Bruce Lee et Jackie Chan) semblent agir comme un repoussoir : ils apparaissent comme une « mauvaise raison » de pratiquer ; ces films sont largement humoristiques et fonctionnent sur le modèle des westerns spaghetti. De la même manière, le goût pour la bagarre n’est pas déclaré comme un ressort essentiel de l’affiliation aux arts martiaux (Régnier, 2000). Cette pratique du Kung Fu Wushu révèle des caractéristiques plus paradoxales encore puisque la mise en valeur d’un corps de plus en plus efficace – suivant la logique développée dans le culte de la performance (Ehrenberg, 1991) – n’apparaît pas primordiale même si l’idée de progression est évoquée par les pratiquants. L’idée du défoulement et la possibilité de se défendre grâce à la technique corporelle demeurent, cependant, importantes. Cet élément confirmerait la thèse d’Elias sur l’espace « sportif », lieu de sublimation et d’expression de violence. Enfin, le plaisir est plébiscité mais pas l’amusement.

22Surtout, la réalité semble largement plus complexe puisque des différences notoires existent entre les écoles suivant qu’elles mettent l’accent sur l’efficacité compétitive (la participation aux compétitions nécessite une affiliation à la fédération), sur une démarche plus traditionnelle (attachée à la philosophie orientale sous-jacente), que ce soit avec souci d’efficacité « offensive » ou, au contraire, davantage défensive (plus proche de l’aïkido dans l’esprit).

23Deux items permettaient de saisir l’autocontrôle dans le questionnaire distribué dans les quatre écoles de Kung Fu rennaises : « je pratique parce que j’ai besoin de me défouler » et la question ouverte « pour quelle autre raison pratiquez-vous ? ». Ces résultats associés aux nombreuses observations in situ permettent de préciser un tant soit peu les ressorts de la sublimation mais également une activation de comportements violents dans les espaces de la pratique martiale. En ce sens, ces résultats ne remettent pas en question la théorie d’Elias mais la confortent.

24La nouveauté provient des nouvelles normes d’autocontrôle qui peuvent séduire et « dépayser » une partie non négligeable des pratiquants. Plus de la moitié des enquêtés se déclarent d’accord avec cette notion de vivre et expérimenter « autre chose » dans le Kung Fu : d’autres manières de vivre son corps, plus généralement d’être, qu’ils l’identifient ou non à des formes nouvelles d’autocontrainte.

25L’autocontrôle rencontré dans les pratiques martiales recouvre un certain nombre de formes très variées. En premier lieu, il est demandé aux pratiquants, dans toutes les structures observées, le respect d’un nombre important de rituels. Ces derniers, tels que le salut de/à l’enseignant, au partenaire, au « dojo », le port d’une tenue spécifique, etc., sont effectivement respectés dans toutes les écoles mais à des degrés divers. Ainsi, dans une pratique chinoise comme le I-Chuan, le salut se résume à une position particulière des mains et un très court moment de silence, la tenue de pratique n’est pas imposée en cours. Dans des pratiques telles le judo ou le karaté, le salut se fera dans un silence quasi religieux, la tenue portée est standardisée et impeccable. Pourtant, dans l’absolu sans le salut, sans la tenue spécifique, voire sans le dojo, toutes ces pratiques corporelles sont possibles. Malgré les variations observées et les différences historiques entre des pratiques chinoises et japonaises, l’autocontrôle demandé ou imposé existe réellement. Dans les pratiques japonaises, comme le karaté ou le judo, il est demandé aux pratiquants un contrôle de soi le plus grand possible lors de ces saluts, au travers d’un silence imposé par l’enseignant, et par le biais d’un « contrôle » de l’apparence. La rupture de cet autocontrôle attendu implique, ipso facto, des comportements réactifs. Si l’enseignant attend le silence pour faire le salut de fin de cours (silence qui peut mettre un certain temps avant d’exister), un rire explosif intervenant peu avant que l’enseignant ne salue provoque un regard « foudroyant » de l’enseignant qui met fin à cet écart comportemental, à cette expression corporelle intempestive.

26Il en est de même en compétition. De fait, au début et en fin de combat, la tenue du combattant doit être impeccable. Après un match de trois minutes, match acharné où le judoka aura donné le meilleur de lui-même, il est très rare pour lui d’avoir pu garder son kimono bien en place. Il lui est donc expressément demandé de se rhabiller… s’il n’y pense pas déjà par lui-même. Or, que ce soit en cours, en entraînement ou en compétition, ces autocontrôles demandés aux pratiquants ne sont dans l’absolu d’aucune nécessité, hormis la bonne réalisation d’une technique de projection de l’adversaire. Le résultat d’un combat qui vient d’avoir lieu ne serait pas influencé dans la boxe, par exemple, par le fait que le short d’un des participants ne soit plus tout à fait droit à l’issue du combat. Pour autant, les arbitres au judo comme à la boxe peuvent amputer le score du vainqueur d’un certain nombre de points si celui-ci ne respecte pas les rituels d’autocontrôle de sa pratique de référence.

27Ces demandes importantes d’autocontrôle sont bien sûr observées dans d’autres pratiques martiales. Pour reprendre l’exemple du salut au Viet-Vo-Dao, un impressionnant soin est apporté à la constitution d’alignements parfaits des pratiquants. Le professeur ne demandant à voir que quatre pratiquants, les autres étant postés devant ces quatre-là ; plusieurs minutes sont, parfois, nécessaires avant que les élèves soient correctement rangés, puis encore un peu de temps avant que le silence ne se fasse et ainsi permette la réalisation du salut10.

28Bien entendu, les manifestations d’autocontrôle des affects ont pu être observées à d’autres moments des cours. Dans cette même pratique de Viet-Vo-Dao, un travail sur la maîtrise de l’énergie11 est demandé : « Soyez concentrés, calmes, en vous-mêmes (sic) ! ». Puis, lorsqu’ils sentent le moment propice, les élèves doivent « lâcher » leur énergie dans une série de coups donnés dans l’espace, puis revenir immédiatement après dans le calme. Cela est très démonstratif du type d’autocontrôle attendu au sein des pratiques martiales. Le pratiquant doit faire montre d’une maîtrise de soi toute particulière : dégager une énergie phénoménale en peu de temps, et revenir à un calme d’origine presque aussitôt.

29Dans une école de karaté très traditionnelle, il est demandé aux plus anciens des pratiquants d’effectuer, en démonstration à l’usage des plus novices, la réalisation de katas (enchaînements codifiés) de haut niveau. Ici, une autre forme d’autocontrôle est demandée aux pratiquants. D’une part, il doit symboliser la lutte contre un ou plusieurs adversaires virtuels, et placer ses coups comme s’il les plaçait réellement sur le corps d’un individu. Mais en outre, et cela est dû sans doute aux formes de pensée japonaises, le contrôle exercé sur soi-même doit être absolu. Le karatéka doit exécuter une réalisation quasi parfaite des mouvements, du timing, du souffle, bref un autocontrôle intégral de ses affects, de son corps et de l’espace. Les Taos, l’équivalent chinois des katas, fonctionnent largement selon la même logique.

30Enfin, le déroulement des séances observées nous a permis de constater différentes formes d’autocontrôle qui se sont révélées au travers là aussi des ruptures dans la pratique. En Kempo, par exemple, alors que le professeur explique une technique et son intérêt à ses élèves de manière un peu amusante, ou du moins sur le ton de l’humour, il surprend un sourire. La sanction est immédiate, et l’élève comprend qu’il aurait dû se maîtriser. En Jiu-jitsu, alors que l’enseignant demande à ses élèves de travailler d’une manière particulière, debout et au sol, avec pour seule condition de parler pour donner des conseils, le non-respect de ce critère entraîne de fait la colère de l’enseignant, demandant à ses élèves le silence, et un travail sérieux.

31Ainsi, la forme prise par l’autocontrôle dans les pratiques martiales nous paraît assez particulière. Dans ces pratiques de combat, relativement dangereuses, leur apprentissage est très cadré, et toute erreur est sanctionnée. Cet apprentissage devient une véritable « école de vie » dans une société policée. Les autocontrôles des affects demandés tout au long de la pratique entrent dans l’optique d’un contrôle de soi permanent, visant à ne pas transformer les personnes auxquelles sont transmises ces techniques en « dangers publics ». Il est très probable que ces systèmes de fonctionnement visent à responsabiliser les pratiquants.

Le marathon : « simple » exercice de contrôle de la douleur ?

32Les marathoniens enquêtés proviennent de deux populations différentes : dans la première, les coureurs enquêtés ont déclaré à la suite d’un marathon avoir souffert durant l’épreuve. Ils ont rempli un long questionnaire juste après la ligne d’arrivée (El Ali, 2000). Dans la seconde population, des entretiens approfondis ont été l’occasion d’un dialogue relatif à la place du marathon dans la vie des pratiquants et aux « techniques » mises en place pour gérer cet exercice corporel particulier que ce soit à l’entraînement ou en compétition.

33Quelles sont les techniques mentales utilisées par ces sportifs ? Plus largement quels sont leurs vécus de cette pratique et des douleurs afférentes ?

34Les marathoniens enquêtés utilisent dans l’ordre décroissant des stratégies actives : je me concentre sur ma technique corporelle, je redouble d’effort (75 %) ; puis le contrôle de soi (je garde ma fierté, je prends sur moi), 72.5 %; enfin, la réévaluation positive (la pensée positive des relaxologues) dans 70 % des cas. Les dimensions psychologiques les moins usitées sont le détachement (oublier qu’on court) et la pensée magique (rêver être dans son bain) qui toutes deux tentent de nier l’évidence d’un corps qui court.

35Les résultats soulignent, ainsi, que les marathoniens les plus performants ont tendance à activer significativement moins souvent les stratégies précédentes ; plus encore, ils recourent moins souvent aux stratégies d’évitement. Par conséquent, les marathoniens déclarant avoir vécu des moments assez et très douloureux activent davantage de stratégies (ils sont appelés « sur-activateurs »).

36Même si l’autocontrainte n’était pas directement l’axe de cette recherche, les résultats précisent certains points. Les techniques de contrôle de soi ou bien les pensées qui le permettent sont très souvent utilisées par les coureurs de fond qui souffrent (trois fois sur quatre). Elles renvoient, semble-t-il, à une logique de figuration, de « garder la face » (Goffman, 1974). Le pratiquant tient à faire « bonne figure » : « par fierté, même lorsque j’ai mal, j’essaie de ne pas l’extérioriser vis-à-vis de ma famille, mes amis » (marathonien de 35 ans, 12 ans de pratique). Il « soigne », défend « sa face » qui est une valeur sociale positive que l’individu revendique à travers sa ligne d’action dans sa profession, sa religion, sa famille, mais aussi comme ici dans sa pratique de loisir, avec ses coéquipiers sportifs, etc. La logique éliasienne de maintien du prestige social est également présente. Les marathoniens précisent qu’il s’agit de ne pas s’abandonner à des comportements dégradants car révélant un corps non retenu. « Mes parents sont venus me voir à l’arrivée d’un marathon, j’avais terriblement souffert, j’avais de la bave, de la salive. Ils m’ont dit : “si c’est pour te voir arriver dans cet état-là, ce n’est pas la peine. Pourquoi tu te défonces comme cela ?” m’ont-ils dit ! » (marathonienne de 37 ans, 8 années de pratique).

37Plus globalement, tout se passe comme si chez les marathoniens le contrôle de soi était fortement valorisé et/car efficace. L’autocontrainte est la norme comportementale et corporelle, une évidence de coureur de fond. Sommes-nous dans la phase ultime de la civilisation, dans la phase d’achèvement de l’intériorisation des contraintes ?

38Oui dans la mesure où « la pression de la société qui encourage l’athlète à s’autocontrôler pour ne pas blesser son ou ses adversaires a pour conséquence qu’il se blesse lui-même en se maîtrisant » (Dunning et Elias, 1994 : 31). En outre, le marathon se déroule dans un espace public sous les yeux de spectateurs ce qui fait une énorme différence avec les pratiques martiales qui se déroulent dans un espace privé, au sein d’un groupe restreint, « entre soi ». Oui enfin, car ce type de course a connu une publicité négative avec la médiatisation d’incidents de courses comme des défaillances importantes (du relâchement sphinctéral jusqu’à des cas de comas, voire de morts). Le contrôle de soi des marathoniens a revêtu, un temps, les habits d’une sauvegarde individuelle et collective de la pratique elle-même face à ses nombreux détracteurs.

Perspectives éliasiennes

39Ces trois recherches soulignent différemment l’omniprésence quasi structurelle des autocontraintes dans les A. P. S., mais également la variété de leurs vécus par les individus ou les groupes sociaux. Les milieux sportifs et corporels sont au fait de ces contrôles de soi efficaces : des professionnels (préparateurs mentaux, relaxologues, psychologues, sophrologues, etc.) mettent en œuvre à la fois des techniques qui visent une autocontrainte maîtrisée, mais également une relation d’interdépendance très forte avec les pratiquants (relaxés, entraînés, élèves, accouchés, patients en général).

40Cette conclusion serait somme toute banale et surfaite si l’on ne prolongeait pas la profondeur de l’analyse éliasienne en remontant aux formes de pouvoir traversant ces différentes A. P. S..

Orthodoxie et hétérodoxie (established et outsiders12). La question du pouvoir et de la mise sous tutelle des pairs ou de l’État

41L’orthodoxie est le caractère de ce qui est conforme aux dogmes, à la doctrine13 considérée comme « vraie ». Appliquée aux A. P. S., l’orthodoxie est l’ensemble des normes comportementales et légales dominantes14. Les ministères des Sports et de la Santé, les fédérations sportives, les comités olympiques et les ordres (para) médicaux sont les représentants officiels de ce pouvoir légal et bureaucratique15. Ces institutions possèdent des pouvoirs très concrets puisqu’elles contingentent les formations, conforment les titulaires de diplômes, mais peuvent plus radicalement limiter, voire interdire, l’activité proprement dite. L’orthodoxie confère une légitimité sociale au groupe représentant les pratiquants, elle renforce la constitution d’un ensemble d’individus qui sont et se considèrent socialement et sportivement « établis ».

42Dans la première enquête, deux pôles d’activités concernent les praticiens enquêtés. Être (para) médical c’est-à-dire être titulaire d’un diplôme d’État qui garantit une situation orthodoxe ; ou bien ne pas être diplômé d’État qui « enferme » dans une position hétérodoxe. Néanmoins, les situations concrètes sont plus complexes puisque, par exemple, des praticiens orthodoxes, las des contraintes et des violences symboliques de leurs interlocuteurs (caisse d’assurances, collègues, concurrents, Ordre, etc.) peuvent décider de travailler « hors cadre » (hors convention), voire tout simplement de ne plus vendre leurs services sous l’étiquette orthodoxe. Cette rupture permet de recouvrer une certaine liberté d’action. Toutefois, le non-remboursement par le système social de soins constitue une différence importante qui peut mettre en péril leur survie professionnelle, donc identitaire.

43Est-ce un paradoxe ? Les (para) médicaux, donc dans la logique éliasienne les représentants d’institutions de contrôle (des corps, des esprits16), sont les professionnels qui soulignent dans leurs discours le souci de ne pas « ajouter une contrainte de plus avec les méthodes de relaxation ». Tout se passe comme si les spécialistes du contrôle de soi indiquaient les dangers du contrôle de soi… par d’autres professionnels. Les institutions leur réservent le droit de pratiquer/contrôler en assurant au demeurant leur monopole, voire leur propre défense. Les formes de contrôles de soi contemporains sont par conséquent de bons indicateurs de pouvoirs sociaux17.

44Dans le cas plus général des A. P. S., la même opposition est à l’œuvre entre les pratiquants et les institutions de contrôles (constituées de pratiquants ou d’anciens pratiquants le plus souvent). Le Kung Fu vit actuellement le même processus de scissions et d’alliances entre les différents groupes de pratiquants que le judo dans les années 1950 : partisans d’un judo traditionnel (jiu jitsu) versus partisans d’un judo compétitif, davantage occidentalisé. Ce processus d’importation et d’acculturation d’une pratique corporelle comporte des luttes de pouvoir (de prestige) et finalement des luttes quant aux modalités de contrôle des formes de violence légitime. Aujourd’hui, le Kung Fu français est enchâssé dans des luttes et négociations entre trois groupes principaux : la Fédération Française de Karaté et Arts Martiaux Associés (F. F. K. A. M. A.), la Fédération Française Kung Fu Wushu (F. F. K. F. W.) et la Fédération de l’Union Française des Arts Martiaux Chinois et Énergétiques (F. U. F. A. M. C. E.). Le degré de tradition plus ou moins dénaturée, d’occidentalisation des pratiques, est proportionnel à son intégration dans une logique institutionnelle sportive nationale (fédération nationale et comité national olympique), et, plus largement, internationale (fédération internationale et comité international olympique, F. I., C. I. O.).

45De la même manière, le marathon et les courses sur route en général ont traversé des périodes de conflits ouverts avec les instances fédérales (la Fédération française d’athlétisme, F. F. A.). Ces courses sont devenues dans le jargon institutionnel qui les a dénigrées pendant de longues années, les courses « hors stade ». Nous ne reprendrons pas ici en détail les analyses de Beaulieu par exemple soulignant le caractère contrôleur du stade18 (Beaulieu, 1986) : espace architectural de contrôle des individus, quelque chose comme un « panoptique sportif19 ». Néanmoins, les courses hors stade (hors contrôle) en général et les marathons ont été progressivement réappropriés (i. e. contrôlés) par la F. F. A. via l’instauration de licences pour la durée de la course par exemple20. Malgré ce forcing de l’institution, la réalité de la pratique dépasse allégrement une approche fédérale/compétitive stricte : convivialité, rencontre, fête, dégustation, tourisme, etc. sont courants lors de marathons reconnus (Bessy et Lapeyronie, 2000). Les pratiquants résistent, ainsi, aux forces de contrôle des corps en se grimant, se déguisant, en riant, interpellant le public, etc., c’est-à-dire en brouillant les codes (notamment vestimentaires21) sportifs.

Quel avenir pour les pratiques corporelles outsiders ?

46Bouchayer et Weinberger (1986) ont suggéré trois évolutions possibles des pratiques corporelles hétérodoxes : « l’officialisation, la radicalisation ou bien l’oecuménisation ». Selon ces auteurs, l’avenir des pratiques hétérodoxes peut passer par une certaine intégration aux cursus légitimes existants. Alors, ce processus est susceptible d’impliquer progressivement une « orthodoxisation de ces pratiques » : mises en bémol, voire abandon, par exemple, par le kung fu du cadrage épistémophilosophique du taoïsme et de la médecine traditionnelle chinoise (exemples similaires aux jiu jitsu/judo, taekwondo traditionnel22 par rapport au taekwondo compétitif où les coups de pied valorisés « éliminent » la garde des bras propre à toute pratique de self défense). Une deuxième voie est la radicalisation du caractère hétérodoxique de la pratique : certains praticiens peuvent, ainsi, choisir de retrouver, voire d’exacerber, l’abord puriste de leur discipline qu’ils voudraient préserver à tout prix d’une dénaturation, de l’orthodoxisation précitée (exemple : le sambo après le refus d’intégration de la part de la Fédération internationale de lutte, le gouren en Bretagne).

47Enfin, une troisième voie peut être représentée par une volonté de rassemblement, de pacification entre les approches orthodoxes et celles qui le sont moins ; ce phénomène de réunion peut, par exemple, se développer à partir de l’intérêt (supérieur et premier) des pratiquants. Le ski est révélateur de cette démarche intégrant surf des neiges, kilomètre lancé, ski artistique, etc. La question de l’avenir de la pratique a été posée aux praticiens de relaxation, une enquête reste à mettre en place demandant aux pratiquants des différents kung fu ou de courses sur route leur prévision. Pour les relaxologues, le futur projeté de leur « profession » offre le plus souvent un caractère de division (près de la moitié des enquêtés le projette). Une faible minorité penche soit pour un regroupement du côté des pratiques hétérodoxes, soit pour une meilleure reconnaissance de la relaxation par la médecine orthodoxe. Quatre fois sur dix, les praticiens n’ont pas voulu répondre à cette question de perspective professionnelle ou bien ils ont esquivé la réponse. Les praticiens disposant d’un diplôme reconnu par l’État ne se distinguent pas, globalement, de l’ensemble de notre population : ils semblent, toutefois, esquiver la question un peu plus souvent.

48Cependant, les relaxologues se prononçant sur la question de l’avenir soulignent le fait que le choix de l’activité indépendante est celui d’une plus grande liberté. Par conséquent, en tant que praticiens indépendants ils ne se soucient guère d’une action collective. Néanmoins, en même temps que cette recherche ou que cette occupation d’un statut « libre », ces relaxologues insistent aussi sur le fait qu’une réglementation est en train de se mettre en place, ou bien ils l’appellent de leurs vœux. La relaxation pourrait, par exemple, dans un avenir proche être réglementée par une formation minimale, voire par un diplôme. Rappelons que dans certains pays, en Italie, Allemagne et Tunisie par exemple, des écoles sont reconnues officiellement, et sont habilitées à former des psychothérapeutes d’État à spécialisation corporelle.

49Il est à noter que depuis les années 1970, le phénomène d’officialisation des A. P. S. nouvelles s’est ralenti (gymnastique d’entretien et aérobic, athlétisme avec les courses sur route, sports d’eau, etc.) essentiellement pour des raisons budgétaires (Chifflet, 1993 : 41). De plus en plus, les A. P. S. hétérodoxes doivent se couler dans le moule d’une fédération existante, sous peine de rester marginales (outsiders).

CONCLUSION

50L’autocontrainte est valorisée dans le cadre d’une « privatisation de la vie pulsionnelle », plus globalement pour employer un mot à la mode, pour la gestion des pulsions. Au moins trois questions se posent à ce niveau.

51Premier point : quelle place donner à un concept indémontrable de pulsions (de vie ou de mort) ? N’est-ce pas là une limite historique du travail d’Elias : bercé par « l’esprit » fortement psychanalytique du début du XX^e siècle, Elias aurait pris pour argent comptant ce qui n’est qu’une hypothèse non vérifiée aujourd’hui encore en psychopathologie. L’intérêt de la démarche d’Elias est d’avoir tenté de pallier les insuffisances de la psychanalyse, de même que celles de la sociologie (Heinich, 1997). L’autocontrôle éliasien est une version sociologique du refoulement freudien. Il lui donne une épaisseur historique et sociale. Les formes analysées ici révèlent les changements possibles de contrôles des corps et des esprits – cette division étant elle-même à comprendre, si ce n’est à déconstruire (Le Breton, 1999 ; Bodin et Héas, 2002). Des comportements « violents » (chocs, manipulations mentales ou expressions douloureuses) heurtent la sensibilité de certains pratiquants ou groupes de pratiquants. Ils contrarient les interactions professionnelles ou ludiques : certains pratiquants n’appréciant pas les comportements jusqu’au-boutistes des autres face à la douleur, des praticiens critiquant fortement leurs collègues au travers de ce qu’ils appellent des passages à l’acte, etc. Ces conflits axiologiques, voire déontologiques, révèlent en fait des ambivalences à l’œuvre à la fois dans les groupements sportifs minoritaires (hétérodoxes, marginaux, outsiders) en cours de construction, et dans les groupes davantage institutionnalisés (orthodoxes, établis, established). Ces ambivalences peuvent souligner, parfois, des conflits de catégories sociales, mais aussi d’âge, de sexe, d’ancienneté dans la pratique ou bien en termes d’habitation, etc. L’intériorisation différentielle des contraintes constitue, toujours, une jauge idéale de ces variations sociales ou culturelles à l’œuvre au sein des A. P. S. Du point de vue des sciences sociales et humaines, elle permet de faire le pont entre les approches psychologiques et sociologiques qui s’ignorent souvent, et se complètent rarement. Ces frictions entre groupes sociaux, ces rapports différents au corps montrent la richesse de l’expression d’Elias : « nous faisons partie les uns des autres » (Elias, 1998 : 88)

52Deuxièmement, la théorie d’Elias, aussi argumentée qu’elle soit, promeut une modération qui à la fois n’est pas une idée neuve et peut paraître timorée. En effet, la modération dans « les affaires humaines » faisait déjà l’objet de traités dans l’Antiquité. L’ataraxia des Grecs est, à ce titre, évocateur (Héas, 1996). La caractéristique de l’œuvre d’Elias est de balancer entre des pôles : extériorité/intériorité, élasticité et fixité des règles, etc. (Heinich, 1997 : 40). Les analyses éliasiennes laissent une place essentielle à l’ambivalence humaine. À ce titre, elle heurte les tenants d’une théorie catégorique ou exclusive. Cette oscillation a pourtant permis de souligner la complexité de processus sociaux séculaires. L’analyse sociologique (psychologique, anthropologique, historique, etc.) d’Elias tente de comprendre le mouvement en cours de l’Histoire humaine, son évolution (et non pas ipso facto sa progression). C’est pourquoi, nous avons tenté de l’appliquer à des mouvements corporels et sportifs particulièrement foisonnants : les techniques évoquées ici (relaxation, arts martiaux, courses à pied) possèdent des variations et des modalités multiples. Elles figurent un changement quasi permanent. Ces pratiques focalisent ce qui constitue, peut-être, l’essence du monde social : le changement. L’analyse du changement est ardue, elle demande le dépassement de certaines habitudes théoriques en sociologie, notamment en France. La complexité corporelle et sportive exige une approche elle-même riche d’ouverture épistémique sous peine de fixisme (Heinich, 1997 : 66).

53Troisièmement, à plusieurs reprises dans ses écrits, Elias soutient l’idée d’une oscillation du processus de civilisation, quelque chose comme une « homéostasie civilisationnelle23 ». Citons deux exemples. D’abord, Chartier cite Elias : « ma théorie est et a toujours été que c’est l’intégration d’un self-control tempéré (ni trop faible, ni trop excessif) qui est le critère d’identification des niveaux les plus élevés atteints par un procès de civilisation » (Chartier, 1994 : 19). Et dans l’introduction, Elias écrit : « La pression et l’escalade de la compétition sportive entre les États incitent souvent les athlètes à se blesser en dépassant leurs limites ou en prenant des anabolisants. Ce phénomène, caractéristique de notre époque, montre que l’on considère de plus en plus un exploit sportif comme un symbole du statut des nations. Il ne nous concerne pas ici, sauf peut-être en tant qu’il révèle une tendance à long terme au cours de laquelle le mouvement du pendule (de la civilisation), au lieu de rester régulier, atteint parfois un mouvement extrême » (Dunning et Elias, 1994 : 31). Ces remarques soulignent le souci d’Elias tout au long de son œuvre de ne pas enfermer son analyse dans un cadre théorique trop étroit : le jeu (dans tous les sens du mot) constitue l’image cristalline de sa conception du monde social.

54Au final, dans notre société où la transparence est devenue quasi obsessionnelle, la privatisation des pulsions au sens éliasien du terme donne toute son ampleur au moment où dans les médias en général et sur le Net en particulier, des vies privées, plus débridées les unes que les autres, semblent s’étaler aux yeux de tous. L’autocontrainte y apparaît sans cesse sous le couvert d’une liberté corporelle chèrement acquise : le jeu corporel est à la fois contraint et libre. L’analyse de la question du pouvoir entre les sexes, malheureusement détruite à peine éclose (en 1971), laisse en friche un terrain à approfondir pour les analyses d’inspiration éliasienne…