Conclusion
p. 417-428
Texte intégral
1Être socialiste c’est cultiver sa mémoire, au risque d’entretenir sa mauvaise conscience ou de ne plus pouvoir se réinventer. Quand les socialistes se souviennent de leurs guerres, ils n’oublient rien, jusqu’à leurs propres fautes. Après mai 1981, ils semblent obsédés par un passé si sombre qu’il en obscurcit le futur. Interroger l’identité des socialistes français sous l’angle de leurs mémoires des guerres permet, par conséquent, de saisir un processus d’acculturation majeur des militants au socialisme et de réévaluer leur rôle dans les représentations collectives des Français dans une période où les guerres passées, présentes et peut-être à venir hantent les esprits.
2De 1944 à 1995, les militants sont encore les héritiers de l’histoire enseignée à l’école républicaine depuis Lavisse et du matérialisme historique de Marx, tous deux marqués par une conception téléologique de l’Histoire. Ils considèrent leurs guerres – Révolution française, Commune, Première Guerre mondiale, Front populaire, guerre d’Espagne, Seconde Guerre mondiale et guerre d’Algérie – comme autant d’étapes sur le chemin qui mène à l’avènement du socialisme. Du moins veulent-ils y croire, car les mythes doivent servir le futur. Tout au long de la période, le parti socialiste assume sa volonté de construire et cultiver sa mémoire collective afin de garder ses troupes mobilisées en permanence. À cette fin, il maintient le culte de l’ancienneté militante, développe des outils de formation historique et pratique divers rituels commémoratifs comme dans l’entre-deux-guerres. Le parti partage ce souci de la patrimonialisation de son passé avec d’autres partis de gauche, comme le parti communiste et, à ce titre, constitue bien « un cadre social » de la mémoire collective tel que le concevait Halbwachs. Il était donc temps de s’intéresser à lui. Au fil de notre analyse, se dégagent des continuités, qui précisent les traits d’une culture politique que l’on croyait bien connaître1, ainsi que des ruptures dont les conséquences se font sentir jusqu’à aujourd’hui.
3D’abord, quand ils se souviennent de leurs guerres, les fédérations, les élus, voire les militants, font preuve d’une autonomie certaine à l’égard de leurs instances dirigeantes en dépit d’une discipline statutaire. Cette démocratie interne est repérable tout au long de notre période.
4Même si les directions successives du parti socialiste cherchent à encadrer leurs mémoires des guerres, celles-ci restent le produit de multiples interactions internes. Ainsi, les parlementaires, les élus locaux, les responsables fédéraux – qui font vivre la presse socialiste – et les militants n’adhèrent pas nécessairement à l’histoire officielle que le comité directeur du moment souhaiterait leur voir adopter. Après la Libération, des fédérations refusent l’interprétation qui ferait du 10 juillet 1940 le péché originel et, par conséquent, la clé de voûte de leur épuration. Après le congrès d’Épinay en juin 1971, des anciens de la SFIO regimbent contre l’anti-molletisme de la nouvelle équipe, de même qu’en 1994, des mitterrandistes refusent de se livrer à un droit d’inventaire à propos du passé de leur vieux président. Or, à la différence du parti communiste, où la dissidence conduit plus facilement à l’exclusion, ces résistances larvées sont souvent efficientes, car plusieurs cultures cohabitent dans la maison socialiste.
5Plusieurs facteurs expliquent cette résilience face à une mémoire que les dirigeants souhaiteraient surplombante et globalisante. Des sentiments d’amitié ou de fidélité poussent d’anciens compagnons à ne jamais renier leur mentor, qu’il s’agisse, après la guerre, des liens unissant Jean Guitton à l’ancien député-maire de Nantes, François Blancho, ou après 1971, Claude Fuzier à Guy Mollet, ou encore dans les années quatre-vingt-dix, Louis Mexandeau à François Mitterrand. Ce « sentimentalisme », comme le dénonce Daniel Mayer dès 1945, confirme que le cœur a ses raisons que la raison du parti ignore. La cohabitation de diverses générations joue également. Si les anciens peuvent transmettre leur mémoire antifasciste, anti-vichyste et antitotalitaire à leurs jeunes camarades parce qu’elle entre en parfaite résonance avec leur système de valeurs, une génération de militants rejette le « national-molletisme » et une autre a été marquée par les combats de mai 1968 et le tiers-mondisme. La politique mémorielle du parti ne peut évacuer l’expérience vécue de ces nouvelles générations et doit, au moins, la ménager. Toutefois, relations personnelles et différences d’âge ne sont pas le propre des socialistes, et leur singularité se niche ailleurs.
6Dans ce parti qui est une fédération de fédérations, les territoires ont des expériences différentes de la guerre d’Espagne, de l’Occupation ou du rapatriement des pieds-noirs d’Algérie. Les petites patries de Jaurès ne se focalisent pas toutes sur les mêmes événements et ne les interprètent pas de la même manière. Le Sud-Ouest et la fédération de Haute-Garonne, qui accueillent les républicains espagnols en exil, conservent une mémoire particulièrement à vif de la guerre civile. Le Nord et le Nord – Pas-de-Calais voient dans l’occupation allemande de 1940 une réédition de 1914, et dans la politique de présence de leurs édiles un acte de résistance, alors que partout ailleurs le parti la considère comme un accommodement intolérable. Les mémoires alsacienne et limousine restent irréconciliables sur le massacre d’Oradour, comme le révèle l’amnistie des malgré-nous en 1953 qui les déchire jusqu’au Parlement. L’exécution des 50 otages à Nantes, le massacre de Signes, la liquidation du maquis du Vercors et autres deuils collectifs sont érigés en lieux de mémoire locaux ou régionaux ancrés chez les habitants du cru, mais dont le sens n’est que rarement transmis à la direction de la SFIO, de sorte que celle-ci ne peut le relayer auprès de l’ensemble du parti. La priorité est alors à la reconstruction et, lorsqu’à la fin des années soixante, à la demande du secrétaire général, Roger Quilliot s’attelle à reconstituer le puzzle de la résistance socialiste2, il est trop tard : les secrétaires fédéraux ont soit oublié, soit mieux à faire. Si les contrastes géographiques sont moindres avec la guerre d’Algérie, ils n’en existent pas moins. Les fédérations du Midi, en particulier méditerranéen, sont plus sensibles aux revendications et à la nostalgérie des rapatriés que les autres. À une plus grande échelle, les municipalités socialistes jouent un rôle majeur pour inscrire les mémoires des guerres dans la pierre et la toponymie urbaine. Au gré des alliances et des combats politiques, elles parviennent à restaurer le nom de Jean Jaurès censuré par Pétain, exalter ceux de héros et martyrs de la Seconde Guerre mondiale ou à commémorer la fin de la guerre d’Algérie le 19 mars 1962, conformément aux vœux de la FNACA. Les édiles, en collaboration avec les associations, s’impliquent dans la création de musées, d’abord consacrés exclusivement à la Résistance, puis plus largement à l’Occupation. Ce faisant, ils se révèlent à l’écoute des sensibilités locales et mieux à même de rassembler que les communistes qui mettent toujours en avant « le parti des 75 000 fusillés ». Ils contribuent, enfin, à la survivance de la commémoration du 8 mai alors qu’elle est concurrencée par celle du 11 novembre puis, grâce au succès du PS aux municipales de 1977, ils lui redonnent de l’éclat en dépit du président Giscard d’Estaing qui veut la reléguer au second plan. Par conséquent, ces édiles socialistes jouent un rôle capital dans la patrimonialisation du passé douloureux de leur petite patrie et, au-delà, de la nation, avant même de valoriser l’image de leur propre parti.
7Chez les socialistes, « il n’y a pas de sauveurs suprêmes » comme le chante L’Internationale et notre étude le confirme. Les grands tribuns, secrétaires généraux ou premiers secrétaires apportent tous leur contribution au roman socialiste mais tous n’y sont pas portés au pinacle, loin de là. Seul Jean Jaurès, que socialistes et communistes se disputent, conserve son aura intacte. Outre son apport doctrinal majeur, son Histoire socialiste de la Révolution française demeure un viatique pour la gauche, réédité en 1968, et les fédérations socialistes, fidèles à son enseignement, s’emparent avec enthousiasme du Bicentenaire de la Révolution3. En 1992, Pierre Mauroy baptise de son nom la fondation politique, tout à fois think tank et centre d’histoire, installée dans les anciens locaux de la SFIO et du PS, au 12 Cité Malesherbes ; de même, en 1994, le parti s’est efforcé de donner de l’éclat au 80e anniversaire de sa mort. Dans l’entre-deux-guerres, le secrétaire général Paul Faure a largement contribué à faire de cet assassinat de Jaurès le 31 juillet 1914 la principale cause de la faillite de l’Internationale socialiste et du ralliement des socialistes français à l’Union sacrée. Cette représentation est encore bien vivante chez les militants quatre-vingts ans plus tard. Pour autant, la solidarité de Paul Faure avec ceux qui ont accordé les pleins pouvoirs à Pétain, ainsi que son entrée au Conseil national de Vichy, le condamnent à une damnatio memoriae irréversible à ce jour. À Riom en 1942, Léon Blum dresse un réquisitoire implacable contre le régime de Vichy qui perdure jusque dans les années quatre-vingt-dix. Et par son témoignage lors du procès Pétain sur les journées de juillet à Vichy, il grave l’infamie du 10 juillet 1940 de manière indélébile dans la culture politique des socialistes. Seule l’extrême gauche du parti ne pardonne pas au président du Conseil du Front populaire la non-intervention dans la guerre d’Espagne. Il demeure une figure tutélaire après 1971, d’autant que François Mitterrand doit se présenter comme son héritier. Si le premier secrétaire évoque Blum de manière subliminale par son chapeau à large bord et son écharpe, le parti affiche son portrait en bonne place sur les murs des nouveaux locaux de Solferino à partir de 1981. Le secrétaire général du parti clandestin, Daniel Mayer, échoue à imposer une épopée de la résistance socialiste. Néanmoins, son engagement au Comité d’Action de la Résistance, son anticolonialisme et ses responsabilités à la LDH4 expliquent que, dans le récit proposé par le PS d’Épinay qui oublie tant de résistants, il côtoie Pierre Brossolette. Quant à Guy Mollet, il met en œuvre la même politique mémorielle que ses prédécesseurs mais, après la guerre d’Algérie, il sert de bouc émissaire au PS d’Épinay, comme Paul Faure en son temps. Pour autant, son erreur de jugement n’est pas considérée comme une faute car, à Solferino, s’il n’est pas représenté sur la fresque qui orne la grande salle Marie-Thérèse Eyquem, il figure, tout de même, dans la galerie de portraits du grand escalier, au côté de tous les autres premiers secrétaires – à l’exception de Paul Faure5.
8François Mitterrand, enfin, secondé par ses partisans, réussit un tour de force. Au sein du PS, il n’est remis en cause ni pour son passé de vichysto-résistant jusqu’en 1994, ni pour son rôle aux gouvernements Mendès France et Mollet durant la guerre d’Algérie jusqu’à sa mort. D’une part, le personnage sait habilement tirer parti des attaques de ses adversaires sur sa « francisque » pour se draper, tel Roger Salengro, dans le silence de l’innocent injustement accusé et insister sur la résistance incontestable de son épouse, Danielle. D’autre part, les mitterrandistes, et au-delà les militants, souhaitent ardemment conquérir le pouvoir et veulent croire en leur champion. Comme les Grecs en leur temps, les socialistes ne croient à leurs mythes que tant qu’ils leur servent. Certes, la politique mémorielle mitterrandiste qui était destinée à homogénéiser la culture politique des militants dans les années soixante-dix se retourne contre le président Mitterrand lui-même, sommé d’adhérer au devoir de mémoire et à la repentance au sujet de l’extermination des juifs de France en 1992 et 1993. Pour autant, lorsque l’affaire Péan éclate en septembre 1994, François Mitterrand reste avant tout celui qui a rendu possible la victoire de mai 1981 ; la nostalgie de ces années d’espérances, même déçues, est plus forte que le choc causé par la révélation de son passé à Vichy. Les responsables, qui préparent l’après-mitterrandisme, réagissent publiquement de manière plus tranchée que les fédérations, bien plus modérées dans leur jugement.
9Cet inventaire de la postérité des grandes figures du parti montre que les socialistes ne nourrissent pas envers leurs dirigeants, même très populaires en leur temps6, une révérence aussi pérenne que leurs adversaires de droite et de gauche envers leurs propres chefs. Les gaullistes ne s’autorisent jamais à écorner la mémoire du général de Gaulle qui a fondé leur mouvement ; jusqu’aux années quatre-vingt-dix, les communistes qui jugent s’être trompés doivent quitter le PCF – pour se réfugier d’ailleurs souvent au PS. Les militants socialistes, quant à eux, rejettent bel et bien le statut d’homme providentiel et ne pratiquent pas non plus de culte de la personnalité, comme celui dont a bénéficié Maurice Thorez. Seul Jaurès fait exception mais lui seul est au Panthéon.
10Ces différents traits de caractère propres à la culture politique des socialistes expliquent que leur mémoire soit une co-production des différents organes du parti et pas seulement de sa direction. Une autre constante, tout au long de notre période, distingue les socialistes des communistes.
11Les socialistes, tel le Funes el memorioso de Borges, sont incapables d’oublier et peinent à trouver le point d’équilibre d’une juste mémoire à cause de ce syndrome d’Andromaque.
12Dès la Libération, les militants socialistes s’engagent dans un combat contre l’oubli, non seulement de leurs martyrs, fusillés ou morts en déportation, mais plus généralement de tous les crimes du régime de Vichy et de l’occupant. À ce qui est dû aux morts, s’ajoute l’émotion toujours vivante suscitée par les violences de guerre. Alors que la Seconde Guerre mondiale n’a pas provoqué en France une hécatombe comparable à celle de la Première, les socialistes ressentent le même besoin de donner du sens à ce passé traumatisant. Comment oublier quand le travail de deuil est différé, comme dans le cas de leurs trois anciens ministres du Front populaire, Marx Dormoy, jusqu’en décembre 1945, Léo Lagrange, jusqu’en juillet 1947, et Jean-Baptiste Lebas, jusqu’en septembre 19517 ? Or, alors que tant de cérémonies funéraires pourraient lasser leurs compatriotes, les socialistes sont capables d’exorciser leur douleur dans une catharsis qui concerne la communauté tout entière. Car c’est au nom de la Résistance et de la République que responsables, élus et militants luttent sans discontinuer contre la réhabilitation du régime de Vichy, depuis le procès qui condamne Pétain à la peine capitale en 1945, jusqu’au décret de février 1993 qui reconnaît la responsabilité de son régime dans l’extermination des juifs de France. Sur la scène internationale, l’européisme des socialistes, ainsi que leur progressive prise de conscience de ce que fut le génocide des juifs d’Europe, finissent par leur imposer une claire distinction entre les Allemands et les nazis. Actifs dans la reconstitution de l’Internationale socialiste en 1951, ils y accueillent volontiers les représentants du SPD. Les crimes des nazis ne sont pas oubliés, bien au contraire, et les socialistes français, comme leurs camarades allemands, sont favorables à l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, qu’ils votent en 1965, et à la traque des bourreaux, tel Klaus Barbie, qu’ils suivent avec ardeur. Les socialistes participent donc pleinement à l’obsession mémorielle qui s’empare des Français au début des années soixante-dix à propos de la Seconde Guerre mondiale, puis à l’institutionnalisation du devoir de mémoire au début des années quatre-vingt-dix, quitte à mettre en porte à faux le président Mitterrand.
13Cependant, cette injonction à ne pas oublier le passé pour prémunir l’avenir contre le pire n’a pas le même sens avant et après 1958. Après la Libération, la SFIO souhaite préserver l’union de la Résistance et, dans une certaine mesure, de la nation : son appel à ne pas oublier les crimes vise alors d’authentiques thuriféraires du pétainisme afin d’obtenir justice. Après la scission de septembre 1958 et la création du PSA puis du PSU, les socialistes, quelle que soit leur organisation, s’engagent dans la lutte contre l’OAS et l’extrême droite. Sans doute sont-ils sincèrement convaincus que la guerre contre le fascisme n’en finit jamais, mais ils font un usage très politique du passé. Ils soupçonnent le général de Gaulle et ses premiers ministres de complaisance à l’égard des anciens vichystes puis, sous Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, assimilent, sans nuance, la droite à une forme de néo-vichysme pour la disqualifier. Ouverts aux diverses productions intellectuelles et artistiques, ils participent et contribuent, à leur niveau, au « moment Robert O. Paxton – Lacombe Lucien » en 1973 et 1974. Et alors que le PS compte de plus en plus d’enseignants parmi ses membres et ses électeurs, il se préoccupe de l’enseignement de l’Histoire et, plus particulièrement, de la place des guerres dans les programmes. C’est pourquoi, après avoir dénoncé leurs insuffisances depuis les années soixante-dix, les ministres socialistes de l’Éducation nationale contribuent à les réformer à partir de 1985.
14À différentes échelles et tout au long de notre période, par conséquent, les socialistes apparaissent comme des acteurs décisifs du devoir de mémoire en France, avant même que la formule ne s’impose dans les années quatre-vingt-dix. Toutefois, avec la bipolarisation de la vie politique française, ils systématisent la référence au régime de Vichy ; avec l’essor du Front national dans les années quatre-vingt, ils la banalisent. Du même coup, l’évocation de ce passé-repoussoir perd son pouvoir de diabolisation et, plus grave, à terme, n’immunise plus les jeunes générations contre ses démons. Or, là, résidait justement tout le sens du devoir de mémoire tel que les socialistes le concevaient à la Libération.
15En outre, parce que les socialistes refusent d’oublier et qu’ils conçoivent leur mémoire comme exemplaire, ils la grèvent souvent du poids de leur mauvaise conscience.
16Au remords, ruminé tout l’entre-deux-guerres, d’avoir rallié l’Union sacrée en 1914, s’ajoute celui d’avoir consenti à la non-intervention du gouvernement Blum et à l’abandon des républicains espagnols en 1936. Après la victoire contre l’Allemagne hitlérienne et l’Italie mussolinienne, ce remords s’alourdit et ne s’estompe qu’après la mort de Franco, lorsque la transition démocratique laisse enfin espérer une victoire prochaine du PSOE en 1978. Cette plaie mal cicatrisée est entretenue non seulement par les communistes, qui ne manquent jamais d’y retourner le couteau en se réclamant des Brigades internationales, mais par les socialistes eux-mêmes. Alors que des Espagnols antifascistes ont participé à leurs côtés aux combats pour libérer la France, l’Espagne est toujours sous le joug d’un régime honni. Le soutien du PS aux socialistes espagnols en exil ne se dément jamais, d’autant que nombre d’entre eux, tel le couple Rodolfo et Germaine Llopis, militent en son sein. Cependant, les accueillir à bras ouverts et leur rendre régulièrement hommage, comme lors de l’enterrement de Llargo Caballero au Père Lachaise en mars 1946, ne sauraient suffire à alléger la conscience des socialistes français. Chez les militants, par conséquent, la mémoire de la guerre d’Espagne est cultivée sur le même mode d’obligation morale que pour la Résistance, si ce n’est que la liste des martyrs espagnols ne cesse de s’allonger jusqu’à la mort de Franco en 1975. Sans doute, la gauche dans son ensemble dénonce-t-elle l’attitude de la droite française qu’elle juge complaisante à l’égard du régime franquiste, et le PS ne veut-il rien céder sur ce terrain à ses concurrents, mais ses militants auraient réellement le sentiment de se renier s’ils oubliaient un jour la guerre d’Espagne.
17La honte qu’une majorité de parlementaires socialistes ait pu accorder les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940, quant à elle, ne disparaît jamais. À la Libération, soucieuse d’affirmer la rénovation de la SFIO dans la Résistance, l’équipe de Daniel Mayer fait de ce vote le péché originel dont le parti ne se repentira jamais assez. Elle préfère mettre l’accent sur l’épuration et l’expiation, plutôt que de jeter un voile pudique sur ce fâcheux événement, comme le fait le PCF à propos du pacte germano-soviétique qu’il a approuvé. Si, en pratique, les fédérations répugnent à se flageller, une mauvaise conscience tenace persiste et le parti issu d’Épinay préfère oblitérer toute la complexité des comportements sous l’Occupation en effaçant irrémédiablement Paul Faure de sa mémoire. Comme le parti n’a pu écrire ni son martyrologe, ni son histoire de la résistance socialiste, l’érosion du temps a effacé l’identité socialiste de ses héros et martyrs : qui se souvient, en ce début de XXIe siècle, que Pierre Brossolette fut socialiste ? Ne restent que quelques « traîtres » que l’extrême-droite se complaît à évoquer sur la toile.
18En revanche, la lutte plus ou moins sourde des socialistes pour renverser leur rapport de forces avec les communistes s’avère bénéfique sur le long terme. C’est un combat de longue haleine que celui que mène le PS contre le PCF sur le terrain de la mémoire.
19La polarisation de la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale par les gaullistes et communistes, si elle existe bel et bien, doit être nuancée. Dès la Libération, les socialistes ne restent pas passifs et disputent aux communistes leurs traditionnels lieux de mémoire partagés – la Commune, l’assassinat de Jaurès et le Front populaire – à Paris, mais surtout en province. Les élus municipaux réagissent aux velléités hégémoniques du PCF pour s’approprier les noms de rues. À l’échelle locale, leur dispersion dans les associations telles que la FNDIR, le CAR, l’UNADIF ou encore le MNPGD, leur permet de dépasser les clivages politiques, face à la FNDIRP des communistes, lors des commémorations. La guerre froide venue, ils ont beau jeu de marginaliser le PCF, certes toujours puissant, mais qui se transforme en forteresse assiégée sur le terrain de la mémoire. Car il faut réévaluer la capacité obsidionale du parti socialiste qui, avec sa « croisade de la vérité » pour démythifier le résistancialisme communiste dès 1947, anticipe les révisions historiques des années Soljenitsyne. Ce qui constitue un handicap pour l’image globale du parti, y compris jusqu’à nos jours – l’impossible mythe de la résistance socialiste –, se révèle un atout dans les diverses fédérations qui peuvent, plus aisément que le PCF, pratiquer à leur échelle une sorte de syncrétisme mémoriel.
20En outre, la séduction que le parti communiste exerce sur les intellectuels après la guerre a eu tendance à occulter l’ouverture du parti socialiste sur ceux-ci. Des historiens, parfois encartés, souvent simples sympathisants, auxquels le parti n’impose pas sa ligne mémorielle, contribuent à modeler les représentations de militants qui ont toujours eu le goût de l’Histoire et qui cultivent envers eux une certaine déférence. Dans l’après-guerre, Georges Bourgin, Ernest Labrousse, Henri Michel ou Henri Noguères puis, dans les années soixante-dix, Pascal Ory, Jean-Pierre Rioux ou Alain Bergounioux, sans compter Georges Lefranc – pour ne citer qu’eux – exercent une sorte de magistère sur l’histoire diffusée au sein du parti. Ce dernier joue alors véritablement un rôle de passeur en vulgarisant leurs travaux scientifiques, en organisant des conférences publiques dans ses municipalités, en les invitant dans ses cycles de formation et en publiant des comptes rendus détaillés de leurs livres dans sa presse et ses revues. Même ses feuilles locales disposent de recenseurs motivés et consciencieux. Attentif à l’éducation culturelle de ses militants et sympathisants, le parti les invite également à lire des témoignages, des mémoires et de la littérature, à aller voir des expositions ou des films, à écouter la radio ou à regarder la télévision en lien avec l’Histoire. Le parti qui accueille de nombreux transfuges du PCF dans les années soixante-dix, y compris dans ses instances dirigeantes, donne alors la part belle à l’historien Philippe Robrieux, l’écrivain Jorge Semprun, l’historien de l’art Pierre Daix, ou le réalisateur Mosco Boucault.
21Parallèlement, l’union de la gauche à partir de juin 1972 n’accouche pas d’un véritable programme commun mémoriel : la commémoration de la Commune de Paris est progressivement abandonnée aux gauchistes et le Front populaire est un non-lieu de mémoire communiste. Cependant, avec la victoire du PS aux municipales de mars 1977 et la bataille symbolique du 8 mai, les communistes semblent, pour la première fois, à la remorque des socialistes. L’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques en 1979 et la répression de Solidarność en Pologne, entre autres, semblent donner raison à ces derniers qui n’ont plus qu’à puiser dans leurs arguments fourbis pendant la guerre froide et s’afficher sans complexe dans le milieu antitotalitaire. À la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, PS et PCF renouent avec l’unité d’action pour dénoncer le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie et, par là même, le Front national, au nom de leur lutte de toujours contre le fascisme. La chute du mur en 1989 et la fin de l’utopie à l’Est rendent, désormais, inutile la démystification de l’histoire communiste, et le PS peut même emboîter le pas de la loi Gayssot portée par le PCF en 1990 sans avoir l’impression de déroger. Le temps où il souffrait d’un sourd complexe d’infériorité à l’égard du « parti des 75 000 fusillés » est bel et bien révolu.
22Cependant, le demi-siècle que nous avons étudié révèle aussi de lentes évolutions qui arrivent souvent à maturité dans les années soixante-dix. De sorte que, si le congrès d’Épinay n’est pas la rupture que la direction mitterrandiste a toujours dépeinte, il n’en demeure pas moins que le parti qui en est issu est différent des organisations auxquelles il succède. Certes, il n’existe pas de mémoire socialiste close sur elle-même, mais une mémoire partagée qui se cristallise à certains moments. Lorsqu’une majorité de militants, fédérations, élus et responsables s’accordent sur la représentation commune d’un événement pour une fin et en un temps donnés, elle peut alors devenir celle de l’ensemble du parti. Or, il n’y a pas de véritable mémoire des guerres partagée à la SFIO.
23Leur parti mis en sommeil en juin 1940, les militants ont perdu tous leurs repères. L’influence de Léon Blum, emprisonné puis déporté, s’est surtout exercée sur le parti clandestin reconstitué autour de Daniel Mayer en 1941. Nombre de socialistes se sont engagés dans la Résistance de leur propre chef, en leur âme et conscience et en adaptant leur modus operandi aux diverses contraintes qu’ils devaient surmonter. Leur expérience de la guerre est donc disparate. La mémoire des militants du parti clandestin, celle des membres des différents réseaux et mouvements, celle des combattants de la France libre, celle des prisonniers de guerre et celle des déportés, auxquelles s’ajoute une variable géographique non négligeable, constituent un prisme qui diffracte durablement le passé. Il n’existe donc pas, ni chez les dirigeants, ni chez les militants de la SFIO, une génération de la résistance socialiste comme il y eut une génération du feu dans l’entre-deux-guerres. À terme, cet échec ne permet pas de souder la SFIO dans les crises de l’après-guerre.
24Au début des années soixante-dix, comme en 1945-1946, les effectifs augmentent et sont profondément renouvelés mais, cette fois-ci, la nouvelle direction mitterrandiste parvient à écrire et à diffuser un récit commun sur la Seconde Guerre mondiale par le biais de ses outils de formation. La mémoire des nouvelles générations à ce sujet ne s’enracine pas dans un vécu, et cette « post-mémoire » est, par elle-même, plus homogène8. Cette mémoire de « la génération d’après9 » est le fruit d’une transmission qui suscite l’adhésion par le biais des émotions, véhiculées dans les brochures, guides et autres discours et, surtout, palpables lors des commémorations qui constituent de véritables rites d’intégration pour les nouveaux adhérents. Ces derniers, pour se représenter ce passé devenu éloigné, doivent recourir aux connaissances dont ils disposent déjà en arrière-plan de sorte qu’ils s’approprient un récit qu’ils construisent avec les plus anciens10. Ce mythe de la résistance socialiste se cristallise dès lors autour de quelques héros et martyrs de la Résistance, sur le même pied que ceux de la Commune qu’ils chérissent également, ainsi qu’autour de quelques « traîtres au socialisme » qui font office de boucs émissaires. La damnatio memoriae se révèle plus efficace que vingt ans plus tôt et débarrasse opportunément ces nouvelles générations de la mauvaise conscience de leurs aînés. En outre, les principaux concurrents du parti cèdent du terrain. De Gaulle décède en 1970 ; quant aux communistes, l’union de la gauche renverse le rapport de force, tant politique que mémoriel, à leur détriment. Il existe, par conséquent, une mémoire partagée de la Seconde Guerre mondiale à partir des années soixante-dix, allégée de tout complexe d’infériorité et plus à même qu’après la Libération de se muer en ressource politique.
25De plus, la direction mitterrandiste réussit à mieux gérer la mémoire immédiate de la guerre d’Algérie pour renforcer son identité que, dans les années cinquante, la SFIO celle de la Seconde Guerre mondiale pour se rénover. Après la Libération, l’ombre portée du traumatisme de l’Occupation est telle qu’elle modifie l’appréhension de la « Guerre » en soi, la hiérarchie des valeurs et in fine l’ethos des militants en dépit d’une discipline partisane officiellement intransigeante. Or, ni l’équipe de Daniel Mayer, ni celle de Guy Mollet après août 1946 ne réussissent à construire un roman socialiste susceptible d’être partagé par tous. Alors que depuis Jaurès, la SFIO enseignait que le pacifisme et le socialisme étaient consubstantiels, la Résistance a rallié définitivement ses membres à un fervent patriotisme républicain, lequel ne contribue guère à l’appréhension du fait national algérien chez certains d’entre eux. Aussi, lorsque le présent impose de faire des choix douloureux à propos de la CED en 1954, de la guerre d’Algérie et de l’affaire de Suez en 1956, ou enfin du retour du général de Gaulle en mai 1958, la direction molletiste est incapable d’imposer une vision commune du futur au moyen du passé : à une mémoire éthique de la Résistance, s’oppose une mémoire patriotique. De mémorielles, les crises deviennent existentielles et finissent par faire éclater la SFIO en septembre 1958.
26La conjoncture est toute autre pour le PS d’Épinay. La SFIO déjà, puis le nouveau PS d’Alain Savary, ont dénoncé la pratique de la torture par principe et pour ne pas prêter le flanc aux attaques en légitimité de la Nouvelle Gauche. Ce mea culpa facilite le durcissement du PS qui, après juin 1971, se construit en miroir inversé de la SFIO, « le national-molletisme » servant de repoussoir. Pour assimiler le courant des Assises de 1974, le PS capte la mémoire immédiate de la décolonisation élaborée à la fin des années cinquante et dans les années soixante par le PSA, puis le PSU. Le 6 février 1956 y est dépeint comme le nouveau péché originel qui a provoqué la débâcle de la IVe République en mai-juin 1958. Cette représentation anticolonialiste et antigaulliste, qui permet au PS de tenir la dragée haute aux communistes et aux gauchistes, devient la nouvelle vulgate. Alors que la SFIO souffrait d’une mémoire immédiate de la Seconde Guerre mondiale contrite, le PS se dote d’une mémoire immédiate de la guerre d’Algérie armée de bonne conscience. Cette fois-ci, le parti cherche à atteindre une juste mémoire en conciliant celle des anciens combattants, celle des pieds-noirs qui pèsent électoralement dans certains territoires et, enfin, celle de tous ceux qui sont entrés en politique par anticolonialisme. Plus complexe et nuancée que celle de l’Occupation, cette mémoire officielle affichée par le PS fait consensus jusqu’au bras de fer entre le gouvernement Mauroy et le groupe parlementaire à propos de l’amnistie des généraux en 1982. Du moins ne provoque-t-elle pas de crise existentielle au sein du parti comparable à celles qui l’ont bouleversé dans les années cinquante.
27Enfin, les horizons d’attente des socialistes à la Libération et à la fin des années soixante-dix diffèrent. Sous la IVe République, les militants SFIO choisissent de défendre avant tout la République et la mémoire de la Résistance – qu’ils jugent indissolubles – plutôt que de s’atteler à ériger un monument à leur propre mémoire et, encore moins, à celle du parti dans la guerre. Patriotique et républicaine, leur mémoire est embarquée dans une cause qui dépasse celle des intérêts immédiats de la SFIO.
28Le PS issu d’Épinay, au contraire, est entièrement tourné vers la conquête du pouvoir – sa raison d’être – et se dote d’une mémoire des guerres adaptée à cette fin. La mémoire simplifiée et, somme toute, manichéenne de l’Occupation construite par la direction mitterrandiste est en phase avec l’obsession des années noires qui s’empare des Français, voire y contribue. La presse socialiste et les responsables se nourrissent de « la mode rétro » et, en recommandant les livres, films ou émissions télévisées sur l’Occupation, l’alimentent à leur tour. Ainsi, le PS est dans l’air du temps et peut jouer de la bipolarisation de la vie politique nationale en utilisant son rejet du régime de Vichy pour stigmatiser et disqualifier la droite de Georges Pompidou puis de Valéry Giscard d’Estaing. Il s’agit donc de rendre l’alternance possible et de conquérir le pouvoir en se projetant résolument, à cette fin, dans un futur meilleur. À son niveau, cette mémoire partagée contribue à la victoire socialiste de mai 1981.
29Progressivement, les mémoires des guerres ne provoquent plus de crises existentielles aussi graves que dans les années cinquante mais ce n’est pas un signe de bonne santé.
30Chez les socialistes, le passé est certes souvent reconstruit, voire manipulé en fonction des enjeux politiques du présent, mais il s’impose parfois de manière irrépressible et balaye alors toute considération partisane. En tant que parti ouvrier, le PS cultive la discipline. Néanmoins, depuis le congrès de Tours en décembre 1920, il entend se démarquer du centralisme démocratique hérité de Lénine et qui prévaut au PCF. Si liberté de discussion et unité d’action veulent que « nul n’ait jamais raison contre son parti », en pratique, la discipline est avant tout imposée aux parlementaires, auxquels la liberté de vote n’est presque jamais accordée. La commission des conflits propose des sanctions que les congrès font appliquer mais les exclusions, y compris de parlementaires, ne sont souvent que provisoires. Les crises que nous avons étudiées – querelle de la CED de 1952-1955, gestion de la guerre d’Algérie par le gouvernement Mollet et affaire de Suez de 1956, crise du régime républicain en mai-juin 1958 et intervention en Irak en janvier 1991 – ne dérogent pas à cette règle informelle. C’est donc dans la tension entre ce passé éruptif et cette discipline qui se veut d’airain que se forge aussi l’identité du parti.
31Or, il n’y a pas de génération de la Résistance, alors qu’il y a une génération mémorielle d’Épinay. Dans les années cinquante, la liberté de conscience, que chacun invoque à l’envi et qui renvoie à un système de valeurs personnel, semble irréductible aux intérêts supérieurs du parti. Ces dissidences montrent, d’une part, que la sortie de guerre n’en finit pas pour certains, et d’autre part que le déterminisme partisan trouve ses limites face aux représentations du passé et aux motivations – viscérales, éthiques, religieuses – qui leur sont liées et qui sont propres à chacun. La haine, la peur, la volonté de revanche ne sont pas nécessairement verbalisées, et l’historien ne peut toujours sonder les reins et les cœurs. Or, lors de ces crises, l’expérience vécue favorise la diffraction du passé, alors que l’expérience héritée uniformise les comportements. Tant en 1956 qu’en 1991, le syndrome de Munich doit alors être compris non seulement comme une instrumentalisation conjoncturelle du passé mais aussi comme la conviction sincère que l’Histoire se répète. La projection du passé sur le présent divise les socialistes dans les années cinquante, alors qu’elle les rassemble lors de la guerre du Golfe, à quelques exceptions près. Sans doute, en 1991, s’agit-il de soutenir la politique du président Mitterrand, mais en 1956, en régime parlementaire, la politique du gouvernement Mollet était aussi celle de la France. Le facteur décisif serait donc l’évaporation du pacifisme intégral. Certes, le 70e anniversaire de 14-18 est l’occasion de commémorations spectaculaires où le dégoût de la guerre est réaffirmé, mais le jus ad bellum, hérité de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance, est érigé en véritable patrimoine par les générations qui ne les ont pas vécues. Ce principe l’emporte donc sur les autres – anti-impérialisme teinté d’antiaméricanisme, tiers-mondisme, voire pacifisme – hérités de leurs engagements de jeunesse. Avec le temps, les mémoires des guerres semblent se dessécher, telles des reliques, et réduire d’autant les choix possibles au présent.
32Les désillusions du pouvoir sous les septennats de François Mitterrand et l’aggiornamento social-démocrate du congrès de l’Arche, en décembre 1991, n’érodent pas les mémoires des guerres des socialistes mais les fossilisent. La génération mémorielle d’Épinay se veut exemplaire : c’est elle qui refuse l’amnistie de 1982 sur l’Algérie, déplore le sort de tous les poilus en 1984, vote la loi Gayssot en 1990 et impose à l’Élysée le décret de février 1993 sur le génocide des juifs de France. Devenu Premier ministre, Lionel Jospin réhabilite les mutins de 1917 à Craonne, le 5 novembre 1998, puis fait adopter la loi du 18 octobre 1999 qui permet la reconnaissance officielle de la guerre d’Algérie. Le 17 octobre 2001, le maire de Paris, Bertrand Delanoë, inaugure une plaque dédiée aux Algériens tués sur les bords de la Seine quarante ans plus tôt, avant que, le 17 octobre 2012, le président François Hollande ne reconnaisse la répression sanglante du 17 octobre 1961. On comprend mieux pourquoi ce droit d’inventaire mémoriel porte plutôt sur la politique mitterrandienne que sur l’itinéraire du jeune François Mitterrand : il est dans le droit fil de la génération mémorielle d’Épinay. Cependant, les mémoires des guerres, même partagées par l’ensemble du parti, perdent leur pouvoir performatif, et leur réitération, sous forme d’incantations, témoigne à la longue d’une idéologie qui manque de souffle et d’une identité fragile. Ces mémoires font office de valeur refuge depuis que la « rupture » proclamée à Épinay a vacillé et que l’extrême-droite gagne sans cesse plus de terrain. Le devoir de mémoire, au-delà de sa dimension morale, sert ainsi à compenser une perte de substance idéologique qui peine à réinventer une identité socialiste. Grâce à lui, le PS voudrait oublier qu’il ne sait plus comment faire chanter les lendemains.
Notes de bas de page
1Winock Michel, « La culture politique des socialistes », dans Berstein Serge, Les cultures politiques en France, Paris, Le Seuil, 1999, chap. 6.
2Quilliot Roger, La SFIO et l’exercice du pouvoir 1944-1958, Paris, Fayard, 1972. Voir supra chap. v.
3En 2014, une nouvelle édition, introduite par les historiens Jean-Numa Ducange et Michel Biard, est parue aux éditions sociales.
4Daniel Mayer adhère en même temps à la SFIO et à la LDH en 1927. Il préside la Ligue de 1958 à 1975, puis la fédération internationale des Ligues des droits de l’homme de 1977 à 1983.
5Précisons que la galerie de portraits et la fresque datent de la toute fin du xxe siècle.
6Il ne faut pas oublier que dans l’entre-deux-guerres, Paul Faure jouit d’une très grande popularité, sans doute supérieure, dans certains milieux populaires, à celle de Léon Blum. Entre autres, ses discours et ses articles sont jugés plus accessibles.
7Au-delà, les historiens de la guerre civile espagnole ont montré que l’atermoiement du deuil a pour conséquence d’exacerber le traumatisme. Voir Arostegui Sanchez Julio, Generaciones y memoria de la represión franquista : un balance de los movimientos por la memoria, València, Publicacions de la Universitat de València, 2010.
8Voir Hirsch Marianne, The Generation of Postmemory. Writing and Visual Culture After the Holocaust, Columbia, Columbia University Press, 2012 et le dossier inspiré par ses travaux : « Hantés par la mémoire », Esprit, 2017/10 et particulièrement, Hirsch Marianne, « Ce qui touche à la mémoire », p. 42-61. Selon l’auteur, la transmission intergénérationnelle, en particulier au sein de la famille, serait le fruit d’actes de transmission incarnés, affectifs et symboliques. La génération d’après ne se souviendrait que par le biais des histoires, des images et des comportements au milieu desquels elle a grandi et ce, avec tant d’affect, que ses souvenirs passent pour véritables (p. 44). De même, le nouvel adhérent hérite de souvenirs qu’il est censé faire siens.
9Ibid.
10L’anthropologue Maurice Bloch considère que lorsque la mémoire d’un passé éloigné est transmise par des témoins, leur récit est compris par ceux qui les entendent au moyen de processus inférentiels de sorte qu’ils transforment ces souvenirs hérités en expériences personnelles et en souvenirs tout aussi vifs que s’ils avaient été vécus. Bloch Maurice, « Mémoire autobiographique et mémoire historique du passé éloigné », Dossier « Usages de la tradition », Enquête, anthropologie, histoire, sociologie, second semestre 1995, p. 59-77. La question se pose alors du rôle déterminant des témoins et de leur disparition dans la pérennité de la mémoire partisane. Et il faut souligner l’importance de Daniel Mayer, Robert Verdier et Christian Pineau pour des historiens tels que Marc Sadoun, Alya Aglan et Guillaume Piketty.

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