Conclusion
p. 277-286
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Index géographique : France
Texte intégral
Des débats sur l’accouchement sous X…
1La loi de 2002 créé le Conseil national pour l’accès à ses origines personnelles, le Cnaop, moins de dix ans après l’introduction de l’accouchement sous X dans le Code civil en 1993. Elle constitue un renversement dans la manière de considérer la revendication des personnes nées sous X, dont l’expression publique de la souffrance, tant dans les médias que dans les auditions parlementaires, est partie prenante. Ainsi, l’évolution de la législation de l’accouchement sous X montre le poids des groupes d’intérêts dans la production législative. En réalité, si l’on porte le regard sur les débats législatifs et pas seulement sur les lois, une surprise s’estompe, celle que suscite l’accord autour de la nécessité d’accéder à ses origines, dix ans après l’officialisation du droit de la femme à l’anonymat, qui par essence empêche l’enfant adopté de connaître ses origines. La recherche des représentations qui sous-tendent les prises de position a permis de cerner la construction de cet accord parlementaire, puis l’inversion de ce même accord.
2Ainsi, le débat législatif de 1993 met en scène les prémisses de la création du Cnaop. En effet, dès ce débat s’expriment des interrogations, des hésitations qui ont contribué à faire naître la discussion sur l’accès aux origines. Il ne faut donc pas assimiler accord sur un texte de loi et consensus normatif. La loi cache l’existence de normes minoritaires. Ce sont pourtant ces normes, autour de la nécessité pour l’individu de connaître ses origines, qui ont fini par se diffuser de telle manière qu’en 2002 un accord apparaît pour créer le Cnaop. Toutefois, cette loi maintient le droit de la femme à l’anonymat : elle crée ainsi non pas un droit de connaître ses origines, mais une possibilité. Dans ce débat, personne ne combat la création du Cnaop, mais certains continuent de défendre le primat de la filiation sociale. On assiste donc à l’opposition entre ceux qui défendent l’anonymat de la filiation comme un « mal nécessaire » et ceux qui mettent bien davantage en valeur le mal que constituerait le fait de ne pas considérer les parents adoptifs comme les seuls vrais parents de l’enfant, si l’enfant retrouve sa mère de naissance. La loi de 2002 apparaît donc comme une étape décisive reconnaissant la nécessité de connaître ses origines, à partir de laquelle se joue le même type de lutte que dans les précédents débats.
3Quels sont les enjeux de cette lutte ? L’accouchement sous X est un abandon, une a-filiation : une femme enceinte ne souhaite pas garder l’enfant qu’elle porte, et ne peut avorter. Entrer dans le débat sur l’accouchement sous X oblige à prendre en compte l’ensemble des intérêts qu’il met en jeu, et à évaluer les risques, les conséquences de chaque solution et du moindre changement proposé, d’autant plus quand on élabore des lois. Qu’adviendrait-il si cette femme, dont la grossesse est « impensable », émanant d’une histoire déstructurante, n’a pas remarqué pendant plus de six mois qu’elle était enceinte ? Comment évaluer le risque d’abandon dans la rue, dans une poubelle, ou pire d’un infanticide, si l’accouchement sous X est supprimé ? Un enfant né sous X dit vouloir rechercher ses origines, mais que souhaite-t-il trouver ? Des éléments de réponses sur les circonstances de l’abandon ou avoir la possibilité de rencontrer sa mère de naissance, celle qui l’a porté durant neuf mois ? Mais quelle conséquence pour son équilibre psychique, s’il découvre qu’elle a été violée, ou a subi un inceste, et qu’il est issu de cette terrible épreuve ? À l’inverse, quelle conséquence fait-on encourir à l’enfant si on l’empêche de savoir d’où il vient ?
4En premier lieu, la lutte oppose donc deux camps qui avancent des argumentations pour défendre leur cause : le maintien de l’anonymat versus le droit de connaître ses origines.
5Les partisans de l’anonymat avancent les argumentations suivantes :
- L’accouchement sous X protège les familles adoptives. Assimiler accès aux origines et connaissance des parents biologiques est inadmissible : les parents adoptifs ne sont pas de « quasi » parents, mais les seuls vrais parents dont l’enfant a besoin.
- L’accouchement sous X évite l’avortement.
- Il protège de surcroît, physiquement et moralement, l’enfant des infanticides, des éventuelles maltraitances, des abandons tardifs. Le mythe de l’amour maternel entraîne souvent des conséquences désastreuses pour l’enfant, tant physiquement que pour son équilibre psychologique.
- Il garantit un droit fondamental de la femme. Le lien mère/enfant n’est pas indéfectible, seule la femme peut choisir d’être mère. Comment pourrait-on d'un côté autoriser une femme à utiliser la contraception, à avoir recours à l'IVG, et de l’autre la forcer à garder des liens avec un enfant, si tel n’est pas son souhait ?
6Les adversaires de l’anonymat absolu développent les argumentations suivantes :
- Aucune instance, pas même la famille adoptive, ne peut être supérieure à une volonté aussi impérieuse que celle de connaître ses origines.
- Une démocratie, digne de ce nom, ne peut créer deux catégories de citoyens.
- De surcroît, une société se prévalant de la défense des droits de l’enfant, doit aller jusqu’au bout de cette démarche, et déclarer que ses droits peuvent aller à l’encontre de la volonté de la femme. L’accouchement sous X brime l’enfant, nie son identité la plus profonde. En l’empêchant de savoir d’où il vient, on l’empêche de savoir qui il est. Le droit d’être considéré comme un individu à part entière n’est pas respecté. L’enfant n’a pas à être victime des décisions des adultes.
- D’autant plus que l’anonymat brime la mère, elle aussi, la nie dans son identité la plus profonde de mère. Une mère reste mère, le lien mère/enfant est indestructible, indéfectible. D’autres solutions existent, laissant place à sa responsabilité, sa dignité : reconnaître son enfant et le confier, ou au moins laisser son nom dans un dossier, à destination de l’enfant.
7Ce bilan des argumentations portées par chaque camp ne rend pas compte des subtilités du débat. Nous avons en effet distingué l’affrontement des camps des représentations qui sous-tendent un discours, non pas que ces deux niveaux de la réalité ne se confondent jamais, mais parce qu’ils se dissocient quelquefois. Deux personnes appartenant au même camp peuvent avancer des argumentations opposées et une même personne peut se situer dans le même temps ou à des moments différents dans les deux camps. Du regroupement de ces argumentations émergent ainsi des registres différents : la famille adoptive, l’enfant et la femme. Ces registres renvoient eux-mêmes à deux grands principes de distinction, deux axes, qui structurent le débat sur l’accouchement sous X.
… à l’espace des représentations
8Le premier axe oppose deux conceptions de la place de l’individu dans la famille et dans la société. Certains estiment que la volonté des individus de connaître leurs origines ne peut aller à l’encontre de la stabilité de la famille adoptive. Son équilibre risquerait d’être mis en péril si l’enfant adopté accédait à ses origines. Ces personnes sont donc amenées à s’interroger sur les fondements mêmes de la parentalité. En définissant un parent selon deux critères décisifs, à savoir la construction sociale du lien et la volonté d’être parent, on fait entrer les parents adoptifs dans la sphère parentale – ils élèvent l’enfant et ont décidé d’être parents – et dans le même mouvement en sortir les géniteurs, ceux qui ont, certes, mis l’enfant au monde, mais décidé de ne pas être ses parents. Dans cette logique, la parentalité doit être exclusive, condition sine qua non pour que la famille adoptive soit l’égale des autres. La famille se définit par un seul père et une seule mère. Jusqu’en 2002, date de la création du Cnaop, ceux qui défendaient ce modèle estimaient que l’anonymat sert de support à l’adoption plénière. Il est une gomme qui efface la différence entre l’enfant adopté et les autres.
9Sachant que personne durant le dernier débat ne s’oppose à l’instauration d’une possibilité pour la personne née sous X de connaître ses origines, on aurait pu alors imaginer que la défense du modèle de la parentalité exclusivité disparaîtrait. Il n’aurait plus lieu d’être dans la mesure où accorder la possibilité à l’enfant de rencontrer ses parents de naissance revient à admettre la possibilité qu’ils interviennent d’une certaine manière dans sa vie et dans celle des parents adoptifs. Ce serait oublier les composantes essentielles de ce modèle, dans lequel trois éléments fondamentaux apparaissent : les critères de parentalité (construction et volonté), la défense de la parentalité exclusive et la stabilité de la famille adoptive. C’est précisément la définition de la stabilité qui change. Auparavant les éléments qui devaient assurer la stabilité se situaient hors de l’aspect juridique de la filiation adoptive. La crainte portait sur la concurrence affective entre les deux parentés en présence. Depuis 2002, la défense de la parentalité exclusive se centre davantage sur les aspects juridiques : il faut absolument réaffirmer l’attachement à l’adoption plénière, irrévocable et il faut distinguer accès aux origines et accès à ses parents. Il s’agit donc davantage d’une filiation juridique exclusive. La dernière réforme constitue une étape décisive dans le sens où elle témoigne de la transformation radicale des représentations à l’égard de la nécessité pour l’individu de connaître ses origines. Elle n’a pas pour autant fait disparaître les oppositions autour de la parentalité contemporaine : parentalité exclusive versus parentalité plurielle.
10La parentalité plurielle est défendue par les adversaires de l’accouchement sous X, qui développent ainsi une autre conception de la place de l’individu dans la famille. Tout en reconnaissant l’importance de la paix des familles, ils en offrent une autre version dans laquelle la tranquillité des familles passe par le bien-être des individus. À la même question sur les fondements de la parentalité, ils répondent que parmi les fonctions qu’occupent les parents, celle de mise au monde compte autant que celle d’éducation. Insister sur l’idée de fonction permet de réhabiliter les parents de naissance et de ne pas les reléguer au rang de géniteurs. On aurait pu imaginer que la loi de 2002 aille à l’encontre de ce modèle, puisqu’elle n’oblige pas la mère de naissance à laisser son nom. En réalité, cette loi les a séduits, excepté les plus tranchés d’entre eux. Finalement, la complexité de la loi, qui distingue l’accession à ses origines et l’établissement juridique de la filiation, contente les partisans des deux modèles dans la sphère politique. Elle offre une lecture sous deux angles possibles : une valorisation de la parenté exclusive du point de vue juridique (seuls les parents adoptifs sont parents juridiquement parlant), aussi bien qu’une valorisation de la parentalité plurielle non juridique (l’enfant aura la possibilité de rencontrer ses parents de naissance).
11Il nous semble que cette loi traduit plus la reconnaissance d’une pluriparenté sociale que d’une pluriparentalité. Si la notion de parentalité – présente dans les sciences sociales de manière accrue – désigne l’exercice de parenté, cette loi n’oblige précisément en rien les parents de naissance à exercer un rôle de parent. Dans le cas des familles recomposées, la notion de pluriparentalité nous semble mieux convenir. Au point de départ de cette configuration familiale se trouve une séparation entre conjoints et non entre parent et enfant. Ainsi, on peut défendre aisément l’idée que le parent non gardien, le plus souvent le père, garde non seulement son statut mais également son rôle de père. De l’autre côté, le beau-père n’aurait pas le titre de père mais en jouerait le rôle. C’est dire à quel point l’analyse de la filiation contemporaine doit s’effectuer sous les deux registres qui lui sont constitutifs : juridique et social.
12Plus généralement, défendre le droit de connaître ses origines, comme droit inconditionnel, témoigne de représentations de la citoyenneté, qui s’appuient sur les Conventions européennes et nationales des droits de l’homme, et du rapport de l’individu aux institutions démocratiques : aucune institution ne peut détenir des informations sur sa vie sans l’accord de l’individu.
13Cette opposition entre deux manières de concevoir l’insertion de l’individu dans sa famille (ou ses familles), ne suffit pas à rendre compte de l’ensemble des représentations à l’œuvre dans le débat sur l’accouchement sous X. Un autre axe existe qui oppose deux conceptions du lien mère/enfant, qui renvoient à deux définitions de la femme et de l’enfant. D’un côté, certains estiment qu’il est possible de rompre le lien entre la mère et l’enfant et d’autres que ce lien est indéfectible. Pour les premiers, l’anonymat revient à respecter le choix d’une femme de ne pas être mère, mais aussi à la protéger psychologiquement et physiquement. L’enfant est défini comme une personne à part, devant également être protégé.
14Pour les seconds, ce lien est indéfectible, supprimer l’anonymat revient à prendre toute la mesure du fait que la mère reste la mère, quoi qu’il arrive. L’enfant doit s’enraciner, s’attacher pour mieux devenir sujet autonome. On le considère comme un individu à part entière. Mettre l’ensemble des argumentations des adversaires de l’accouchement sous X à propos du lien mère/enfant sous la bannière de l’indéfectibilité du lien nous paraît plus judicieux que sous celle de l’inconditionnalité. En effet, l’inconditionnalité dit ce qui sépare fondamentalement le lien de filiation et le lien conjugal : ce dernier relève de la contractualisation (Théry, 1996a). Il nous semble que lorsque l’on évoque l’inconditionnalité, on se réfère à l’amour qui unit un parent à son enfant, ne souffrant donc aucune condition. Le terme d’indéfectibilité renverrait ainsi davantage au lien parent biologique/enfant, qui ne nécessite pas d’être scellé par l’amour. Autrement dit, des parents pourraient rejeter leur enfant, ils n’en demeureraient pas moins reliés par un lien incomparable.
15Le lien mère de naissance/enfant ne crée donc pas nécessairement une famille. La notion même de famille garde une dimension traditionnelle, et une forte dimension domestique. La notion de parentalité répond peut-être à cette nécessité de distinguer les deux. Ceci semble inverser les problématiques courantes sur les nouvelles figures de parenté. Défendre par exemple, les familles homoparentales ou la reconnaissance juridique du beau-parent dans les familles recomposées, s’appuie sur le lien qui les unit, au sens des relations quotidiennes. Qu’ils entretiennent des liens quotidiens, stables et significatifs pour l’enfant implique de les définir comme des familles. De même, un individu dont les relations avec sa famille sont mauvaises pourra exprimer l’idée qu’il n’entretient pas de lien avec elle. Dans ce cas, utiliser le mot « lien » sert bien à désigner la relation, en l’occurrence l’absence de relation affective, entre deux personnes, pourtant reliées par des liens du sang. La revendication du maintien du lien entre la mère biologique et l’enfant adopté, à l’inverse, ne postule pas obligatoirement l’existence de relations entre ceux-ci. Paradoxalement, existeraient donc un lien de filiation biologique sans famille (abandon de l’enfant), une famille sans lien affectif (famille ordinaire en conflit), et enfin une famille sans lien biologique (famille recomposée, homoparentale, adoptive…). Ainsi, quand le sociologue étudie la famille, au sens de ce qui s’échange, s’y construit, nul besoin de préciser les liens génétiques qui unissent ses membres. Cette différence entre lien et famille est redoublée par celle entre rôle et statut ; la mère de naissance garde le statut de mère, sans pour autant en jouer le rôle communément admis. Les partisans de l’accouchement sous X, quant à eux, se battent pour que la société accepte que la femme refuse le rôle, mais aussi le statut de mère.
16Le débat sur l’accouchement sous X révèle l’existence dans la société française contemporaine de définitions opposées de la famille d’un côté et du lien mère de naissance/enfant de l’autre. Finalement, des homologies existent entre ces deux types de modèles, dont nombre de leurs composants se font écho. Par exemple, les personnes qui défendent l’existence d’une pluriparentalité sont enclines à défendre également l’idée que l’identité est plurielle. Ceux qui assimilent le pluriel à du désordre vont en revanche défendre une parentalité exclusive et le besoin pour l’individu de ne pas être clivé. Le schéma qui croise les deux axes offre ainsi un espace des représentations qui révèle deux grands modèles de famille et d’individu. Mais si le regard sociologique se porte sur ce qui relie toutes ces définitions, des points communs fondamentaux se dégagent pour comprendre en quoi ces définitions opposées renvoient à des référents communs. Elles se réfèrent toutes à la stabilité et à l’insertion de l’individu dans sa famille. Une figure commune de l’individu se dégage de ces définitions pourtant antinomiques, parce qu’elles constituent des normes opposées relevant des mêmes valeurs ou des mêmes idéaux, comme la stabilité, l’autonomie, l’égalité. Les dilemmes auxquels certains sont soumis, aboutissant parfois à des évolutions d’un débat à l’autre, proviennent certainement de la référence des argumentations à cet ordre de légitimité. Les plus fortes tensions observées renvoient aux deux conceptions de l’enfant et de la femme. Si certains parviennent à trancher entre leurs deux définitions opposées, d’autres échouent à choisir entre ce qui apparaît d’ordinaire si intimement lié. Si l’on prend uniquement l’exemple de l’enfant, comment choisir entre l’enfant-individu et l’enfant-vulnérable ? Les groupes d’intérêts (experts et associations) sont les plus militants, au sens où ils luttent pour imposer des modèles, dont les contours sont le plus définis possibles. Les membres du personnel politique sont plus enclins à osciller, ce qui ne signifie pas que certains ne militent pas pour une cause.
L’art du débat
17Le débat oppose donc des représentations qui donnent une impression de symétrie presque parfaite, laquelle s’explique notamment par le suivi de règles élémentaires. Le suivi de ces règles constitue un véritable art du débat.
181re règle : Bien connaître les arguments de ses adversaires.
192e règle : Affirmer l’inverse de ce que dit votre adversaire.
20Par exemple : « Cela ne sert à rien de savoir » versus « Le savoir est constitutif de l’identité d’un individu ».
213e règle : Ne jamais oublier que l’objectif est de convaincre les plus hésitants.
22Défendre une cause nécessite de créer des « mondes communs » (Boltanski et Thévenot, 1991), d’utiliser des arguments « résonnants » (Breton, 1996) par rapport à un certain système de valeurs, d’autant plus que certains restent hésitants. C’est certainement cet objectif qui explique un décalage entre les types d’argumentation énoncés dans la sphère politique et dans la sphère sociale. En effet, les argumentations des experts et associations dans leurs colloques ou leurs écrits sont beaucoup plus radicales que celles échangées lors des débats législatifs. Cette radicalité caractérise le plus souvent ceux dont les normes sont minoritaires. Quand son propre modèle gagne, on peut emprunter un ton plus modéré.
234e règle : Ne jamais laisser l’exclusivité d’un argument à ses adversaires.
24La famille est une des valeurs les plus importantes en France ; chacun, dans le débat, est dans l’obligation de l’évoquer, quitte à lui conférer une autre définition que celle de ses adversaires. Ainsi, si les adversaires de l’accouchement sous X estiment que le droit de l’individu de connaître ses origines s’oppose à la tranquillité des familles, il leur faut redéfinir la famille, de telle façon qu’elle puisse s’articuler avec les intérêts individuels.
255e règle : Déplacer parfois l’argumentation de ses adversaires.
26Prenons l’argument selon lequel l’accouchement sous X protège, notamment de l’infanticide. Soit on répond que les pays qui n’offrent pas cette possibilité aux femmes ne connaissent pas plus d’infanticide qu’en France (2e règle), soit que le problème ne se situe pas sur ce registre : l’accouchement sous X tue l’enfant, sous-entendu moralement (5e règle). Le déplacement de registre peut s’avérer nécessaire, voire primordial, si des faits nouveaux transforment le débat, comme la « boîte à bébé », en Allemagne et en Belgique qui confère une légitimité nouvelle à l’accouchement sous X.
Peut-on coder une revendication comme moderne ou non moderne ?
27À partir du moment où un débat se présente comme une lutte entre plusieurs revendications, la question de leur modernité respective se pose. Eu égard à l’histoire du secret, on pourrait mettre en avant la modernité de la revendication du droit aux origines, d’autant plus si l’on définit comme moderne le mouvement le plus récent. Or, l’analyse des débats sur l’accouchement sous X invite à ne pas percevoir les conceptions de la famille sous l’angle de l’opposition moderne/archaïque. Plusieurs modèles de famille coexistent et chacun peut se prévaloir de sa modernité par rapport à des valeurs contemporaines. Chacun en effet articule son propos autour de l’individu, de ses intérêts et de son bien-être.
28L’enjeu des débats contemporains est d’offrir des définitions potentiellement codées comme modernes, insérées dans leur temps, allant dans le sens des progrès de l’individu, même si elles demeurent traditionnelles.
29Par exemple, la revendication du droit de connaître ses origines personnelles peut être codée comme moderne, parce qu’elle repose sur une définition de l’individu basée sur le respect de son choix et de sa liberté de connaître, de s’attacher pour mieux exister en tant que sujet autonome. La redéfinition de l’accès aux origines biologiques en « accès à son histoire » ou encore en « accès aux origines personnelles » s’inscrit dans ce sens : la référence à la dimension biologique de l’individu peut se coder comme archaïque, voire réactionnaire, tant l’Histoire en a montré les dérives, tandis qu’accéder à son histoire s’insère parfaitement dans le processus d’individualisation de la société, par lequel l’individu se réapproprie tous les éléments de sa vie. Mais cette connaissance passe également par la nécessité de définir la femme qui a mis au monde l’enfant comme mère, quand bien même elle ne souhaiterait pas élever l’enfant : être parent ne relèverait pas de la volonté, du libre-arbitre, mais bien d’un fait établi. Cet élément pourrait être codé comme archaïque, puisque n’allant pas dans le sens du processus d’individualisation, qui s’achemine vers toujours plus d’autonomie et de détachement des statuts assignés. De même, le rejet de la possibilité de connaître ses parents biologiques risque d’apparaître comme archaïque, au sens où l’on entrave la liberté de la personne. Elle s’appuie pourtant sur une définition du parent basée sur la volonté. Être parent ne relèverait pas en conséquence d’une quelconque assignation, mais du libre-arbitre. Dans chacun des camps, les dimensions traditionnelles, voire archaïques, de l’individu comme l’assignation à un statut de mère sont redéfinies, de telle sorte que la définition de l’individu elle-même apparaît finalement comme très moderne.
30Ainsi, ces revendications peuvent toutes être codées comme moderne, au sens où elles renvoient à des valeurs contemporaines définissant le bien-être des individus. Cette référence à des idéaux communs a sans doute contribué à créer le socle normatif, autour de la nécessité de connaître ses origines. La loi de 2002 synthétise deux conceptions modernes qui s’opposaient jusqu’alors : l’importance pour l’individu de connaître ses origines et la liberté de la femme de donner son identité. Et c’est précisément parce qu’elle opère cette synthèse, que dans la sphère sociale (experts et associations) s’élèvent des critiques de la part de ceux qui souhaitaient voir gagner une seule de ces modernités.
31L’ensemble des acteurs se situe dans la Modernité et les revendications s’inscrivent dans un processus d’individualisation, source de tensions. Une des tensions principales émane de la nécessité de prendre en compte une définition de l’individu singulière (chaque individu est unique avec ses désirs, ses souffrances potentielles bref, son identité propre) et catégorielle (par exemple l’identité et les besoins d’un enfant se distinguent de ceux d’un adulte). Cette tension rejoint celle décrite par Alain Renault (2001) et François de Singly (2003) entre la similitude et la différenciation. Dans le débat, cette tension aboutit à des définitions duales tenues par des camps différents. Il est intéressant de constater que les partisans de l’accès aux origines de l’enfant adopté effacent la singularité de la situation des enfants nés sous X pour l’ériger en principe constitutif de l’identité de l’individu. D’un autre côté, la définition de l’égalité qu’ils offrent, passant par la reconnaissance de la différence des personnes nées sous X les oblige, dans le même mouvement, à réintroduire la singularité de leur situation.
32Mais alors, quelle dimension prime dans ce débat ? Le désaccord ou l’accord ? Répondre à cette question s’avère une tâche très difficile, que le retour aux travaux de Norbert Élias éclaire. Dans le processus de civilisation, l’histoire de l’évolution des mœurs émane de la volonté des dominants de se distinguer du peuple. En ce sens, on peut dire que pour Norbert Élias, l’histoire des mœurs est l’histoire symbolique de la lutte des classes. Chaque changement décisif des mœurs, comme l’utilisation individuelle de la fourchette qui remplace l’utilisation collective de la cuillère, se présente comme un socle normatif commun à partir duquel va se jouer le même rapport de classe, sous forme de lutte. On peut ainsi s’interroger sur le statut de l’évolution des mœurs : est-ce le changement ou la permanence des conflits qui prime ?
33Malgré ou grâce à la permanence de cette lutte, la société change vers toujours plus de contrôle des pulsions, vers la reconnaissance toujours plus poussée de l’intériorité de l’individu, d’une volonté de mettre une distance entre soi et les autres. À l'instar du processus socio-historique de Norbert Élias, dans le processus de construction du débat sur l’accouchement sous X, la permanence de ces luttes n’enlève rien au changement décisif qu’effectue la dernière réforme de 2002, qui crée le Conseil national pour l’accès à ses origines.
34Dans l’histoire du débat sur l’accouchement sous X, la loi de 2002 se présente comme une étape dans laquelle le renversement de perception de la connaissance des origines de l’enfant adopté est telle que l’on peut le voir comme un socle normatif. Le terme socle traduit ainsi l’idée qu’un consensus émerge autour de la nécessité pour l’individu de connaître ses origines. Le socle traduit aussi une possible évolution à venir qui déplacerait les enjeux vers une lutte entre deux modèles d’adoption, à travers ses modalités juridiques. Ainsi, la lutte pourrait opposer l’adoption plénière en vigueur à une forme d’adoption proche de l’adoption simple, proche en ce qu’elle ne romprait pas les liens juridiques entre l’enfant adopté et ses parents de naissance, mais éloignée en ce qu’elle ne s’appuierait pas sur la révocabilité de l’adoption dans une société attachée à la stabilité de l’enfant dans sa famille adoptive.
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