Chapitre VII. L’espace des représentations comme révélateur de modèles et de tensions contemporains
p. 255-276
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Texte intégral
1Les prises de positions du débat contemporain sur l’accouchement sous X suivent deux principes de distinction, schématisés sous forme de deux axes1. Il reste à observer à présent une de leur valeur heuristique, à savoir leur croisement qui forme un espace de représentations. Que peut apporter de plus ce schéma qu’un tableau à deux colonnes qui rendrait compte des raisons sous-tendant le rejet ou le soutien à l’accouchement sous X ? Nous l’avons vu à maintes reprises, il existe plusieurs enjeux contradictoires à l’origine d’une même position. On peut être favorable à l’accouchement sous X au nom de la liberté de la femme de disposer de son corps comme au nom de la solution alternative qu’il fournit à l’avortement. Il s’agit donc de visualiser la manière dont les personnes se situent face à l’ensemble des enjeux que soulève l’accouchement sous X. Pour certains, l’évaluation des risques qu’impliquerait la suppression ou le maintien de l’anonymat ne leur pose pas de problèmes majeurs, et leurs solutions se présentent comme de véritables modèles de famille et d’individu. À l’opposé, les solutions que d’autres préconisent empruntent à des registres opposés et traduisent des tensions entre des définitions de l’individu. Notre schéma a donc pour ambition de rendre compte des subtilités qu’implique une analyse de débat centrée sur l’articulation entre prises de positions (favorable/défavorable) et représentations. Ainsi, alors que les adversaires de l’accouchement sous X estiment que seule la prise en considération des intérêts des adoptants explique le maintien de cette mesure, la réalité du débat impose de dire que ce registre ne constitue qu’un des enjeux dans la mesure où tous les acteurs la défendant ne s’y réfèrent pas. Autrement dit, la prise de position face à une mesure ne présage pas du registre argumentaire auquel cet individu va se référer.
2L’espace des représentations du débat sur l’accouchement sous X que nous proposons constitue un univers des possibles, une sorte de cartographie du débat dans le double sens de montrer la manière dont les gens se situent à l’intérieur et de guide pour s’y retrouver (au niveau de la compréhension du débat), voire pour s’y situer soi-même.
L’espace des représentations, une cartographie du débat
3Cet espace concerne l’ensemble des acteurs qui se sont positionnés à l’égard de l’accouchement sous X. Toutefois, dans un souci de lisibilité, nous avons décidé d’en rendre compte dans deux figures 1 et 1’2. La première permet de positionner le personnel politique, la seconde les experts et les associations. Elles doivent être considérées comme deux éléments d’un schéma unique. Reste à expliquer comment s’effectue le choix du placement. Chacun des axes rend compte des positionnements opposés vis-à-vis de l’accouchement sous X, qui renvoient à des représentations différentes. En conséquence, chacun de leurs pôles correspond soit à une position favorable à l’accouchement sous X, signalé par un signe +, soit à une position défavorable signalé par un signe - .
La complexité de l’articulation entre prises de position et discours
4Pour bien comprendre le schéma, certaines méprises doivent être évitées. Malgré des ressemblances fortes avec le schéma de Pierre Bourdieu qui représente l’espace social et les styles de vie (Bourdieu, 1975), notre schéma s’en éloigne, en ce sens qu’il ne résulte pas d’une analyse factorielle (statistique). Le positionnement des acteurs émane de leurs discours et ne résulte pas de propriétés objectives des acteurs, comme le fait Pierre Bourdieu.
5De même, ce schéma n’a pas prétention d’être transposé en soi à d’autres débats sur la famille ou sur la filiation. Pour seule preuve de cette impossibilité pratique, citons le cas de Christine Boutin. Sa position dans notre schéma n’a de sens qu’à partir du moment où on le considère comme portant sur l’accouchement sous X. C’est parce qu’elle peut défendre de manière centrale les intérêts de personnes nées sous X par rapport aux familles et une certaine conception de la citoyenneté qu’elle se place dans le pôle « la volonté de connaître ses origines ne peut dépendre d’aucune instance ». Sans doute une analyse des débats sur le PACS aurait amené à la situer dans la conception qui consiste à privilégier les intérêts de la famille et de la société. D’un autre côté, le débat sur l’accouchement sous X ne peut être considéré comme un débat particulier qu’à la seule condition de considérer tous les débats sur la famille de la sorte. Il semble qu’au-delà des spécificités de chacun, ressort une certaine unité. En ce sens, le débat sur l’accouchement sous X demeure d’un grand intérêt pour la sociologie politique de la famille, il participe de la complexité à rendre compte des principes à l’œuvre dans les prises de position autour de la famille contemporaine.
6Le schéma forme quatre cases, dans lesquelles se trouvent des blocs (désignés par « B1 », « B2 ») qui représentent la plus ou moins grande proximité à l’égard des pôles, donc à chacune des représentations. Les dates accolées aux noms du personnel politique correspondent aux trois débats législatifs (1993, 1996, 2002), à l’occasion desquels leurs positions ont été appréhendées. À l’inverse, aucune date n’est précisée à côté des acteurs non politiques (EFA et « Droit de parole pour des citoyens différents » exceptés, qui changent de position après le débat de 1996 pour l’un et en 2001 pour le second). Cela signifie qu’ils tiennent une position continue3. Une des simplifications inévitables du schéma provient de la complexité des prises de positions du personnel politique. Aucun élu ne propose concrètement la suppression pure et simple de l’accouchement sous X mais leurs propos expriment un tel attachement au droit aux origines que nous les avons placés près du pôle qui exprime un rejet de l’accouchement sous X. À l’inverse, alors que personne, durant le débat législatif de 2002 ne rejette la création du Cnaop sous-tendue de fait par la défense d’une possibilité de connaître ses origines, nous avons situé certains des membres du personnel politique à proximité de pôles qui désignent un soutien fort à l’accouchement sous X, tant leurs propos expriment un attachement au maintien de l’anonymat. Ce type de contradiction illustre la nécessité de mettre au cœur de l’analyse de débats législatifs, l’articulation entre les propositions concrètes des parlementaires et leurs discours. Cette distinction constitue une déclinaison de l’articulation entre prises de position et représentations.
7L’axe 1 constitue un principe de distinction politique assez fiable. La presque totalité du personnel politique de gauche se situe dans la conception selon laquelle la volonté de connaître ses origines est inconditionnelle (pôle A’), excepté Véronique Neiertz, députée socialiste. À l’inverse, la presque totalité du personnel politique de droite développe une conception selon laquelle la volonté de connaître ses origines peut être, au besoin, conditionnée à des instances supérieures, comme la famille (pôle A). Christine Boutin, députée UDF, constitue la seule exception. Cette lecture ne doit pas effacer l’existence de plusieurs nuances. D’abord, les positions ne sont pas unanimes et l’on peut difficilement écarter des personnalités, telles que Véronique Neiertz et Christine Boutin. Ensuite, cette lecture émane d’une simplification idéale typique des positions qui implique toujours un risque. D’un autre côté, peut-on s’étonner de repérer des antagonismes politiques dans une analyse de débats législatifs ? Toutefois, il ne faut pas s’y méprendre, cela ne revient pas à dire qu’il existe un clivage droite/gauche homologue au clivage pour/contre l’accouchement sous X. Les antagonismes se situent donc au niveau des représentations.
8Certains partisans de cette mesure ne se réfèrent pas à tous les registres de représentations ; ils ne prennent position qu’au regard d’un seul axe. Par exemple Frédérique Bredin, députée socialiste, les élus communistes (1992 et 1996) et le Planning Familial ne prennent position à l’égard de l’accouchement sous X qu’au nom du droit de la femme à ne pas être mère et de la protection de l’enfant (axe 1, pôle B’). Ils ne font pas intervenir d’argumentations qui portent sur la place de l’individu dans la famille ou dans la société (axe 2).
9Alors que certains hésitent, changent de position, d’autres semblent assurés de leur position à l’égard de l’accouchement sous X. À chaque fois, leurs discours se réfèrent à des argumentations aisément identifiables sur les deux axes comme favorables (case 2) ou défavorables (case 4) à cette mesure. Ces positions représentent ainsi les définitions de la famille et de l’individu les plus tranchées et les plus stables. Il est intéressant de voir à présent comment chacune de ces définitions s’associe aux autres, aboutissant à des modèles de famille et d’individu, tant les définitions du soi font écho aux définitions de la famille.
Les espaces de certitude, expression de la coexistence de modèles
10À partir de la comparaison des deux processus de réforme sur l’adoption (1966) et sur le divorce (1975), Jacques Commaille concluait
à l’existence d’une dichotomie fondamentale au sein de la société française entre les partisans d’une primauté absolue des liens du sang et de l’institution familiale dans sa conception traditionnelle et les partisans d’une primauté des liens affectifs, de l’application du principe de la liberté individuelle, de la nécessaire adaptation de la loi à l’évolution sociale. (Commaille, 1994, p. 63).
11Le débat sur l’accouchement sous X inverse les termes de cette dichotomie ; ceux qui souhaitent voir consolider les liens sociaux et affectifs sont en effet ceux qui défendent un modèle de famille « traditionnel », tandis que ceux qui souhaitent voir revaloriser les liens du sang, défendent un modèle plus « individualiste ». Nous entendons par modèle, un ensemble de critères retenus pour définir la famille et l’individu, dont on estime qu’ils servent de référence et dont on espère la mise en œuvre concrète. Cette inversion de la tendance s’expliquet-elle par la versatilité des représentations, d’une période à une autre, d’un contexte à un autre ? L’examen des modèles en question montre que la manière dont ils font intervenir des éléments codés comme traditionnels ou individualistes complique une interprétation en ces termes.
12Dans le modèle le plus « traditionnel » de la famille et de l’individu (case 2), la recherche de la stabilité de la famille, d’une forme la plus proche possible d’une famille traditionnelle passe par la consolidation de la filiation sociale. Ce primat accordé à ce type de filiation ne peut être compris que replacé dans la manière de se représenter ce qui relève du domaine parental. Or, cette définition de la parentalité exclut la parenté biologique de la sphère parentale. Seuls les adoptants peuvent obtenir le titre de parents, la parentalité elle, doit être exclusive, au risque de brouiller les repères, ce qui aboutirait à anéantir l’édifice de la famille adoptive. Les critères essentiels pour définir un parent résident dans la volonté des individus de le devenir et dans l’aspect construit et quotidien des relations, donc de la primauté des liens affectifs (chapitre IV, pôle A). Ce modèle s’appuie sur une dimension élective des relations de parenté contemporaines, qui semble en général être associée au modèle individualiste. En effet, ce modèle de famille se renforce par une manière de percevoir l’identité des individus (chapitre VI, pôle B’), notamment le soi enfantin4 et féminin. L’identité de la femme doit pouvoir se construire selon sa propre volonté, et ne pas dépendre d’un statut de mère assigné de l’extérieur. De plus, pour se construire, l’enfant a besoin d’amour et d’équilibre, de toute l’attention possible. Il n’a pas besoin de connaître ses géniteurs, qui n’ont pas souhaité être ses parents. C’est ainsi que la femme peut refuser d’être mère. Dans cette optique, l’« autrui significatif » (le proche qui aide à la construction identitaire) (Singly, 1996a), est celui qui a décidé de l’être et qui socialise l’enfant au quotidien.
13Il semble alors que ce modèle défend particulièrement la liberté et le choix des individus, plus que d’autres. Malgré l’aspect électif et libéral que peut développer ce modèle, il n’en demeure pas moins que son idée initiale subordonne l’accès aux origines d’un individu aux intérêts du groupe.
14Le deuxième modèle, le plus individualiste (case 4) est associé à une valorisation des liens du sang. Il renvoie à la dimension d’assignation de la filiation, dans la mesure où être parent dépasse très largement la volonté des personnes de le devenir : cela relève de l’ordre du fait établi et non de celui de la décision (chapitre V, pôle A’). Le modèle de parentalité qui correspond à cette définition de la famille est qualifié de « pluriparentalité ». Si la famille veut répondre à l’exigence de bien-être de l’individu, elle ne peut se définir selon des modèles pré-établis, de type traditionnels, un père, une mère, un enfant, mais doit s’adapter à la situation concrète des individus. La reconnaissance des intérêts de l’individu s’apparente, nécessairement, à une reconnaissance de la complexité de son identité. La pluralité et la complexité de la famille font écho à la pluralité et à la complexité du soi enfantin et féminin. Considérer chaque individu comme une personne implique de ne pas mettre l’enfant à la marge de cette norme. Ce modèle offre une définition de l’enfant-individu qui doit pouvoir jouir d’un certain nombre de droits, capable de s’opposer à l’adulte, d’autant que l’enfant est un adulte en devenir. De même, la mère doit garder une certaine responsabilité vis-à-vis de l’identité de son enfant (chapitre VII).
15L’assignation de l’individu à sa filiation biologique peut aisément être codée comme un élément très traditionnel. Néanmoins, elle est défendue en vertu de l’autonomie du sujet qu’elle permet paradoxalement d’atteindre (chapitre VII, pôle B). Pour reprendre la métaphore utilisée par François de Singly sur les racines et les ailes (Singly, 1996a), les individus s’enracinent pour pouvoir s’envoler. Les travaux de Jean-Hugues Déchaux sur le rituel autour de la fête de la Toussaint témoignent de cette dualité assignation/élection, dans les rapports de l’individu à sa filiation, qu’il nomme pour l’occasion « identitaire » (Déchaux, 1997). Si l’on souhaitait coder le débat selon la dichotomie moderne/traditionnel, quel élément privilégier alors ?
16Ces modèles de famille et du soi coexistent et certaines personnes leur donnent plus ou moins de poids. La plupart des membres du personnel politique paraissent moins enclins à trancher face à ces modèles. Nous avons été surpris par l’existence d’un décalage entre les argumentations défendues par les membres du personnel politique et celles des experts et associations. Nous avons constaté, en effet, l’utilisation d’arguments beaucoup plus extrêmes dans les sphères non politiques. En premier lieu, les membres du personnel politique débattent dans une scène qui ne leur permet pas de faire abstraction du camp adverse. Ils doivent être particulièrement attentifs à leurs adversaires et à leurs arguments, mais également convaincre les plus hésitants. Il n’est pas question alors de soutenir des positions qui pourraient choquer. Par exemple, un adversaire de l’accouchement sous X, Jean-Marie Delassus, maternologue, exprime l’idée selon laquelle l’absence de connaissance sur ces propres origines représente un infanticide moral. Aucun élu n’a jamais défendu une telle argumentation.
17Le décalage provient d’autre part, d’une différence de fond : derrière les propos de personnalités comme Catherine Bonnet, Jeanine Noël (partisans de l’accouchement sous X) ou Pierre Verdier, Geneviève Delaisi de Parseval (adversaires de l’accouchement sous X), que nous qualifions d’« experts-engagés », se dessinent des modèles de famille et d’individu très clairs et très stables par rapport à ceux des membres du personnel politique. Ces derniers sont amenés à osciller beaucoup plus entre les différents modèles présentés. L’analyse de débat exige également une grande attention à l’articulation des arguments, et au-delà des représentations défendues, aux contradictions pouvant émerger.
18Tous ceux qui participent au débat ne sont pas à proprement parler des militants au sens de la défense d’une cause établie, dont les contours sont bien définis. En fait, il y a des gens qui luttent, des gens engagés et des gens qui participent au débat. Les gens qui luttent le font pour imposer leur modèle, leur vision du monde. Ils peuvent être politiques comme experts. Mais on a observé une plus grande propension des experts à être militants, à défendre des modèles très tranchés.
19Il semble que les normes de références (c’est-à-dire celles à partir desquelles des modèles peuvent émerger) impliquent un « travail d’équilibriste » (Singly, 1996) aussi fort que les normes de comportement (celles à partir desquelles les individus agissent). Ce travail d’équilibriste entraîne parfois des hésitations, même chez ceux qui semblent en être le plus à l’abri. Ainsi, Pascal Clément, député UDF, qui en 1992 défend un modèle de famille basé sur la primauté exclusive de la filiation sociale, laisse pourtant échapper une phrase qui témoigne de la difficulté à s’affranchir du modèle des liens du sang pour définir le parent (chapitre IV). En effet, alors que tout son propos consiste à afficher le primat qu’il accorde à la filiation adoptive, les parents adoptifs étant les seuls vrais parents, il qualifie pourtant spontanément les parents de naissance, de « vrais parents ». Peut-être la défense explicite et sans relâche d’une certaine représentation de la famille ne s’affranchit-elle jamais complètement de la représentation dominante. Pour d’autres, la difficulté de trouver un équilibre se traduit par de véritables dilemmes.
Les incertitudes
20Certaines personnes, surtout parmi les membres du personnel politique, ne parviennent pas aisément à trancher face à l’accouchement sous X. Ces difficultés proviennent d’incertitudes que suscitent certaines définitions de la famille et de l’individu. À l’inverse, des incertitudes auxquelles on aurait pu s’attendre n’apparaissent pas (case 1 vide). La loi de 2002 aurait en effet pu aboutir à ce que certaines personnes prennent la défense de l’accouchement sous X au nom d’un modèle de parentalité exclusive (pôle A) et le combattent au nom du droit supérieur de l’enfant à connaître ses origines et de l’indéfectibilité du lien mère/enfant (pôle B). Après tout, cette loi maintient l’anonymat de la filiation et l’adoption plénière en même temps qu’elle crée le Conseil national pour l’accès à ses origines personnelles. Mais il n’en demeure pas moins que dans ce débat comme dans les précédents, on peut défendre le même point de vue en vertu de principes différents. Or, le placement des acteurs qui ont participé au débat sur l’accouchement sous X s’appuie sur les argumentations qu’ils emploient. Ainsi, en 2002, certains membres du personnel politique mettent en valeur les intérêts des adoptants sans avancer d’arguments pour la défense d’une nécessité de connaître ses origines, lors même qu’il s’agit de créer le Conseil pour l’accès à ses origines personnelles. Il s’agit par exemple de Jean-François Mattéi qui se situe encore à cette époque dans une valorisation d’une parentalité exclusive, dans laquelle seuls les parents adoptifs sont les vrais parents de l’enfant. Il ne s’agit pas d’amoindrir la portée des changements intervenus avec cette dernière réforme, puisqu’elle représente une étape décisive, à savoir un accord sur l’importance de connaître ses origines. Mais force est de constater qu’à partir de cet accord se jouent les mêmes oppositions autour des représentations de la société, de la famille, de l’enfant et de la femme.
21Dans la même logique, on aurait pu s’attendre à ce que personne ne défende l’accouchement sous X au nom de la protection de l’enfant et ne le combatte au nom de l’accès aux origines, au regard tout simplement de l’improbabilité qu’une même personne puisse défendre et combattre l’accouchement sous X. Toutefois, une difficulté théorique ne signifie pas une impossibilité pratique. En effet, certains membres du personnel politique se situent dans ce type de contradiction.
22Le schéma fait apparaître une zone de dilemme et/ou d’évolution. Pour visualiser au mieux cette zone, allons jusqu’au bout des images que nous fournit la métaphore de la cartographie. En effet, la zone de dilemme et/ou d’évolution représente la situation d’une personne qui hésiterait quant au chemin à prendre. Doit-elle tourner à droite ou à gauche ? À force d’hésitations et le temps pressant, elle finit par rester sur place, au milieu. Cette perplexité prend deux formes, soit elle traduit des oscillations dans le même temps, soit une certaine évolution dans les prises de position. L’avis d’une personne sur l’accouchement sous X peut évoluer parce qu’elle est tiraillée, prise dans un dilemme (bloc 5). Le personnel politique se trouve dans ce cas. Un décalage existe en effet entre la détermination et le sentiment assurés des experts et associations et la perplexité du personnel politique. Le personnel politique oscille entre les différentes conceptions défendues par des experts, comme Geneviève Delaisi, Pierre Verdier (pour les adversaires) et Catherine Bonnet (pour les partisans).
23Par exemple, durant le débat législatif de 1993, les sénateurs socialistes votent dans le même temps pour l’introduction dans le Code civil de l’accouchement sous X au nom du droit de la femme et de la protection de l’enfant, tout en rejetant la proposition d’interdiction de recherche de maternité en cas d’accouchement sous X au nom du droit de l’enfant de connaître ses origines5. Michel Dreyfus-Schmidt estime, par exemple, que cette interdiction consiste à mettre des « bâtons dans les roues » de l’enfant et que la paix des familles ne peut constituer une entrave à la jouissance du droit de connaître ses origines. Ces élus valorisent donc aisément le droit aux origines de l’individu, qui doit, selon eux, primer sur la tranquillité des parents adoptifs. Ils placent les intérêts des individus au-dessus de la société, de la famille ou de quelque instance que ce soit. Ils n’éprouvent donc pas de difficulté à se positionner sur le premier axe. Seulement, il leur reste encore à évaluer les risques du point de vue de l’enfant et de la femme. Or, ils doivent choisir entre deux manières de défendre la cause et l’intérêt de ces deux individus. Ils hésitent entre deux options antinomiques : le droit de l’enfant à ses origines conjugué au postulat que la mère reste mère (pôle B) et le droit de la femme à l’anonymat conjugué à la protection de l’enfant (pôle B’). Une question vient compliquer leur prise de position ; jusqu’à quel point le lien mère-enfant peut-il être rompu ? (chapitre VI). En tant qu’experte, seule Françoise Dekeuwer-Défossez se situe dans cette zone dans la mesure où bien qu’elle était encline à demander la suppression de l’accouchement sous X, elle défend le maintien de l’accouchement anonyme au nom de la protection de l’enfant et demande la suppression de l’interdiction de recherche de maternité au nom du droit de connaître ses origines.
24Durant le débat législatif de 2002, de nombreux membres du personnel politique se situent dans cette zone de dilemme. L’esprit même de la loi favorise ce type d’attitude, dans le sens où elle se présente comme une loi qui prend acte des intérêts contradictoires de l’enfant et de la femme. Mais comment expliquer qu’aucun dilemme entre la parentalité exclusive et plurielle ne soit exprimé dans le schéma ? Le compromis a pris une forme particulièrement originale en ce qui concerne la parentalité. En invitant la femme à donner son identité et en créant à cet effet une instance de médiation, la loi de 2002 opère une synthèse entre deux modèles de parentalité, source d’interprétations différentes voire opposées. Chacun peut ainsi voir dans cette loi une valorisation de la parenté exclusive du point de vue juridique (seuls les parents adoptifs sont parents juridiquement parlant), aussi bien qu’une valorisation de la parentalité plurielle non juridique (l’enfant aura la possibilité de rencontrer ses parents de naissance). Néanmoins, cette synthèse n’est possible que si la femme accepte de donner son identité. Dans le cas contraire, l’accouchement sous X est préservé et l’enfant ne peut connaître ses origines. C’est la raison pour laquelle l’axe 2 qui oppose deux conceptions de l’enfant et de la femme intervient si fortement dans ce dernier débat législatif. Sans la prise en compte de la protection de l’enfant, de nombreux membres du personnel politique qui valorisent une forme de pluriparentalité auraient soutenu la suppression de l’accouchement sous X. Ainsi, en défendant en même temps le droit de l’individu de connaître ses origines, ils se retrouvent dans la zone de dilemme, attitude bien traduite par l’expression un « mal nécessaire ». L’accouchement sous X représente à leurs yeux un « mal » en vertu de la souffrance identitaire qu’induit l’impossibilité de connaître ses origines mais « nécessaire » en regard de la protection qu’il offre à l’enfant, voire à la femme.
Une zone de dilemme et d’évolution, tensions entre deux individualisations
25Comment expliquer que des personnes soient à ce point tenaillées entre la volonté de soutenir ou non l’anonymat de la filiation maternelle ? L’analyse des débats sur l’accouchement sous X dévoile que l’attribution de statuts spécifiques et particuliers perdure dans la société, et peut créer des problèmes, dans une société soucieuse du bien-être individuel. En effet, les besoins de l’enfant peuvent-ils être les mêmes que ceux d’un adulte ? Restituer toute la spécificité de catégories de personnes comme la femme et l’enfant, leur statut et dans le même mouvement leur reconnaître des droits en tant qu’individus à part entière, telle est la difficulté rendue visible par le débat sur l’accouchement sous X.
L’enfant, individu à part ou individu à part entière ?
26Dans le débat sur l’accouchement sous X, deux positions se confrontent : d’aucuns estiment que le droit de connaître ses origines est l’étape ultime du processus d’individualisation de l’enfant, d’autres que l’anonymat de l’accouchement et de la filiation répond à la protection de l’enfant, morale autant que physique, qui constitue une priorité. La coexistence de ces deux modèles génère des tensions entre plusieurs normes.
Un consensus, « l’enfant est une personne »
27« L’enfant est une personne » représente une valeur dominante de notre société. L’utilisation récurrente de la Convention internationale des droits de l’enfant exprime le consensus autour de la prise en compte de l’enfant, de l’attention qu’on lui accorde. La ratification de cette convention par la France en 1990 pouvait précisément laisser espérer qu’elle fixe des repères, un cadre normatif pour élaborer des lois à l’égard de l’enfant, et notamment dans le débat sur l’accouchement sous X. Or, elle alimente toutes les prises de position, le soutien comme le rejet de l’anonymat. Chacun se prévaut de la défense des droits de l’enfant. Ainsi, dans le débat sur l’accouchement sous X, adversaires comme partisans s’affrontent autour de l’article 7 énonçant que « tout enfant a droit dans la mesure du possible à un nom, de connaître ses parents et d’être élevés par eux ». Pour les adversaires, supprimer l’anonymat représenterait la seule solution pour assurer la jouissance de ce droit. Les partisans le conjuguent à l’article 6 qui concerne la survie de l’enfant. De surcroît, pour Catherine Bonnet le droit à l’amour devrait être le premier droit de cette convention, et l’adoption succédant à l’accouchement sous X y renvoie. Comment peut-on expliquer un tel désaccord ?
28Comme toute déclaration de droits, cette convention implique une définition du sujet en question. Quel est l’enfant dont cette Convention se fait le porte-parole ? La définition de l’enfant que recouvre la Convention de New York n’est pas univoque. Ainsi, malgré le consensus selon lequel « l’enfant est une personne », des divergences existent quant à la définition des besoins de l’enfant, de ses intérêts et finalement de sa personne. Selon Irène Théry, l’intérêt de l’enfant recouvre deux types de droit : la protection et les droits moraux, voire civiques (Théry, 1992), qui émanent de deux définitions de l’enfant, défendues dans le débat.
Mouvement d’individuation et d’« enfantisation »
29Si le processus d’individualisation de la société se caractérise par une centration sur l’individu, une valorisation de son autonomie et une prise en compte de son psychisme (voir notamment Élias, 1975 et Vigarello, 1998), sans aucun doute, considérer l’enfant comme une personne constitue l’aboutissement d’un processus d’individualisation de l’enfant. Ainsi, l’enfant est un individu à part entière, qu’il faut traiter avec égard. Il n’est pas un être indéfinissable, voire un objet ou un animal. Seulement ce qui caractérise la centration sur l’enfant dans notre société réside également dans la prise en compte de sa spécificité. On considère l’enfant comme un individu à part entière, mais également à part des adultes. Le débat sur l’accouchement sous X constitue un bon prisme pour analyser la confrontation de ces deux façons de se représenter l’enfant, alors que l’on pourrait imaginer qu’elles sont confondues dans un même processus. Ainsi le processus d’individualisation de l’enfant s’avère compliqué à saisir ; s’il est seulement question de se pencher sur la prise en compte de son intériorité (Élias, 1996), au même titre que tous les individus, alors cette qualification d’individualisation suffit. Mais si l’on veut aussi rendre compte de sa « mise à part » (Ariès, 1973), elle devient insuffisante. Pour distinguer ces deux mouvements qui participent de la prise en compte de l’enfance, de ses problèmes, nous nommons le premier « individuation » et le second « enfantisation ».
30Le mouvement d’individuation de l’enfant se traduit notamment dans le domaine juridique : l’enfant a obtenu des droits qui peuvent s’opposer à ceux des adultes, il devient sujet de droit, et non plus seulement objet. Comme l’exprime Françoise Dekeuwer-Défossez, il existe un droit de l’enfant alors qu’auparavant existait un droit applicable aux enfants (Dekeuwer-Défossez, 2001). L’égalité des enfants, notamment face à la filiation, constitue une des étapes de ce mouvement.
31En revanche, le mouvement d’enfantisation semble renvoyer au processus décrit par Philippe Ariès : la construction historique d’un sentiment qui fait de l’enfant une personne à part. Cette prise en compte de la spécificité de l’enfant rend nécessaire son isolement, sa mise « en quarantaine ». Si elle peut rendre difficile, comme le pense Philippe Ariès, le passage de l’enfance à l’âge adulte, elle constitue le mouvement par lequel la société prend en compte les besoins spécifiques de l’enfant : l’école est un lieu de transmission pour l’enfance, certains jeux lui sont spécifiques, les habits également se distinguent, des nouvelles sciences spécialisées dans l’étude et les soins des enfants apparaissent. L’interdiction formelle de la pédophilie participe des normes contemporaines à l’égard de l’enfant, qui constitue une des dernières étapes du mouvement d’« enfantisation ». Il suffit de rappeler l’initiation sexuelle de Louis XIII enfant par ses gouvernantes (Ariès, 1973, p. 141), pour réaliser l’ampleur de la transformation du sentiment à l’égard de l’enfant. De même, Georges Vigarello rend compte du processus historique qui a abouti à la prise de conscience de la souffrance et des séquelles psychologiques pour l’enfant d’un viol. Pendant longtemps, le viol d’une très jeune fille choquait parce qu’elle n’était plus vierge ; elle était alors entachée (Vigarello, 1998). À présent, le viol d’un enfant choque au nom du respect de l’enfance et des étapes de son développement, qui lui sont propres. Cela ne signifie pas que la norme se base sur l’absence de sexualité de l’enfant. Mais sexualité de l’enfant et sexualité de l’adulte doivent demeurer séparées. Alain Renault replace cette manière particulière de traiter l’enfant dans notre espace démocratique :
En ce sens, la modernisation des représentations de l’Autre, qui a fait apparaître tout être humain comme un semblable et comme un égal, a eu aussi pour effet de faire surgir progressivement le retrait durable de l’enfance par rapport à cette communauté des égaux que devenait, dans ses principes, la communauté démocratique. (Renault, 2001).
32En somme, l’enfant n’a-t-il jamais été considéré autant comme un enfant qu’aujourd’hui ?
33Ces deux mouvements aboutissent à deux conceptions distinctes de l’enfant, que le débat sur l’accouchement sous X dissocie clairement. Cette dissociation suscite des tensions dans la mesure où les deux peuvent séduire. D’un côté, l’enfant doit être protégé physiquement et moralement, il a le droit d’être élevé dans un environnement stable et aimant, et de l’autre il a le droit de jouir de droits moraux, civiques, s’opposant à ceux des adultes. Comment choisir entre les deux ? Comme le dit Françoise Dekeuwer-Défossez «l’enfant n’est pas un individu ordinaire à qui il suffit d’appliquer le principe d’égalité des droits » (Dekeuwer-Défossez, 2001, p. 5).
34L’enfant témoigne de ces deux injonctions contemporaines : prendre en compte son individualité et en même temps son statut particulier, entre lesquels le personnel politique oscille aisément. Des argumentations qui relèvent de la protection contre l’infanticide, les abandons sauvages dans la rue ou les maltraitances ne peuvent que les interpeller (chapitre V). Il leur paraît difficile d’être insensible à des prises de positions qui se présentent comme relevant de la protection de l’enfant, dont la prise en compte est codée comme une avancée historique. À l’inverse, dans le débat, certains experts mettent en avant le fait que l’accouchement sous X ne protège pas l’enfant. Mais comment s’en assurer, comment créditer tel expert plutôt que tel autre ? D’un autre côté, comment ne pas prendre en compte l’idée selon laquelle les droits de l’enfant peuvent s’opposer à ceux des adultes, et que l’enfant considéré comme un individu à part entière peut à ce titre, affronter certaines vérités (chapitre VI) ?
35Cette tension s’observe chez des parlementaires, comme Jean-Paul Bret député socialiste, dont les prises de positions semblent pourtant plus tranchées que beaucoup d’autres. Dans le rapport qu’il présente avec Laurent Fabius, il propose de créer une instance de médiation, qui permettrait à l’enfant de retrouver sa mère, avec l’accord de celle-ci pendant sa minorité, et sous information de celle-ci à sa majorité. Depuis, il a eu l’occasion de réitérer son engagement en faveur du droit de l’enfant de connaître ses origines. Il a, en effet, déposé une proposition de loi allant dans ce sens (chapitre VII) et participé à un colloque organisé par la Cadco. Pourtant, à partir du moment où le droit de l’enfant est soumis à l’accord de la mère biologique pendant sa minorité, il ne s’agit pas d’une possibilité légale qu’il peut exercer de plein droit. Le droit de l’enfant de connaître ses origines reste dépendant de la volonté de la femme. Les propositions de Jean-Paul Bret vont cependant plus loin que celles des autres élus sur la question, dans la mesure où la levée de secret serait systématique à la majorité de l’enfant. Cette situation traduit bien une conception particulière de l’enfant, une séparation entre les droits des adultes et ceux des enfants, alors même qu’il dénonce par ailleurs, l’aspect « adultocentré » des lois sur la filiation. Les experts comme Geneviève Delaisi et les représentants d’associations comme Pierre Verdier tiennent des positions plus cohérentes en regard de leur conception de l’enfant. Pierre Verdier souhaiterait voir s’instaurer à terme l’obligation de mentionner le nom de la femme dans l’acte de naissance, afin d’assurer un droit de l’enfant, dès sa minorité.
36Enfin, pour les partisans de l’accès aux origines, la protection de l’enfant n’est qu’un prétexte pour répondre, en réalité, le mieux possible à l’intérêt des adultes : les couples en attente d’enfant, les parents adoptifs désireux d’obtenir des enfants sans origines. Claire Neirinck estime que les mesures telles que l’accouchement sous X et la déclaration judiciaire de l’abandon existent uniquement dans l’optique de procurer des enfants à l’adoption (Neirinck, 1994). Or, la déclaration judiciaire d’abandon (article 350 du CC), soulève des questions particulièrement difficiles quant à la protection de l’enfant. Dans l’hypothèse où l’enfant est délaissé et vit dans un établissement de la Ddass depuis longtemps, il ne peut pas être adoptable puisque les parents ne l’ont pas abandonné. La loi permet donc de déclarer son abandon judiciairement. Naturellement, ce genre de décision reste l’une des plus difficiles à prendre, d’autant qu’elle met en exergue un double intérêt. En effet, si Claire Neirinck soulève la question des intérêts exclusifs des adoptants, on peut voir aussi dans la résistance de la société face à la déclaration judiciaire d’abandon une façon de répondre aux intérêts des parents de naissance, qui souhaitent un lien maintenu avec leur enfant.
37Se positionner et trancher face à l’accouchement sous X témoigne de la difficulté de la production de la loi contemporaine, confrontée à des injonctions contradictoires : attribuer des droits à chacun dans le respect de son intégrité et de l’égalité, tout en prenant en compte la spécificité statutaire des individus. La nécessité de définir les individus dans des catégories comme celle d’enfant crée de la similitude en même temps qu’elle est source de différenciation sociale. Cette contradiction se situe au cœur de la modernité (Renault, 2001 et Singly, 2003) Qu’adviendrait-il d’une société qui ne serait plus capable de distinguer les besoins de l’enfant de ceux de l’adulte ? Le challenge de nos sociétés contemporaines est de le considérer en même temps comme un individu à part entière. On peut voir dans la loi de 2002 un effort pour relier ces deux dimensions essentielles de l’individu (être égal de ses semblables en même temps qu’unique). Bien qu’elle ait déçu de nombreux partisans de l’accès aux origines, elle officialise la possibilité de connaître ses parents de naissance, en la considérant comme compatible avec la stabilité de l’enfant dans sa famille adoptive. Elle maintient la possibilité d’accoucher anonymement pour les femmes qui le souhaitent vraiment, plutôt que de faire prendre le risque à l’enfant d’être maltraité, voire tué.
38On pourrait imaginer que la seule personne qui suscite le plus de problèmes dans l’élaboration de la politique familiale soit l’enfant tant la définition de ses intérêts s’avère problématique. Mais le débat sur l’accouchement sous X soulève également des interrogations sur la définition de la femme, et rend visible une tension entre deux femmes.
Femme-individu ou femme-mère
39Le processus d’individualisation de la femme a été long et a abouti à ce qu’elle ait des droits équivalents à ceux de l’homme, comme individu à part entière. Le consensus autour de l’énoncé « La femme est une personne » n’aboutit pas à une définition claire et consensuelle des comportements qu’il implique, des droits et devoirs qui en découlent.
La femme est un individu à part entière
40Jusqu’à récemment, le droit remettait en cause une partie des droits des personnes majeures à l’égard de la femme mariée. Juridiquement, le mariage marquait pour elle le passage d’une autorité à une autre : de la tutelle de son père à celle de son mari. Elle était donc un adulte-mineur ou un majeur sous tutelle, puisque ses droits étaient subordonnés (droit de travailler, d’ouvrir un compte en banque). La prise en compte de son autonomie, de son intégrité psychique et physique, de ses éventuelles souffrances est récente. Ceci témoigne de l’individualisation de la femme dans notre société. Dans le processus général d’individualisation, la femme n’existe pas seulement par son statut, elle n’est plus seulement, « fille de » ou « épouse de » ou/et « mère de ». Le traitement du viol dans l’histoire qu’étudie Georges Vigarello s’avère un indicateur de cette évolution, comme pour l’enfant. Cet auteur met en évidence à quel point dans l’Ancien Régime, l’opinion publique ne s’intéressait qu’au statut de la femme dans le cas où elle avait été violée. Coder un tel acte comme un crime dépendait du statut de la femme, et surtout du rapport social existant entre la femme violée et l’agresseur (ou les agresseurs). Mieux valait alors être une bourgeoise qu’une servante. Prendre en compte la souffrance liée directement au viol, et non plus selon le statut social, apparaît un indicateur important de l’individualisation de la femme (Vigarello, 1998).
41Depuis les années 1960, la progression du salariat des femmes et la maîtrise de la fécondité ont entériné le processus d’individualisation de la femme, qui participe lui même de nombreuses transformations de la famille et notamment du divorce (Singly, 1993). De manière générale, le principe d’autonomie de la femme sur lequel ce processus se base paraît clair : elle peut, comme l’homme, être scénariste et actrice de sa vie. Toutefois, comme pour l’enfant, le processus d’individualisation n’a pas entraîné une définition consensuelle.
Être féministe, une résolution de la tension ?
42Le débat sur l’accouchement sous X révèle que ce principe d’autonomie peut soulever des problèmes et des interrogations. L’accouchement sous X, en donnant la possibilité à une femme de ne pas assumer sa maternité, pose des questions à la société et génère des tensions. Une des tensions s’exprime en ces termes : que choisir entre la volonté d’une femme de ne pas être mère et l’idée selon laquelle elle reste mère, à partir du moment où elle a accouché ? Les oscillations entre ces deux définitions de la femme (mère) peuvent être grandes.
43On pourrait penser que le féminisme constitue une clé de la résolution de la tension, qu’il la réduit. Mais précisément, quand le souci de préserver les intérêts de la femme guide les prises de position, comment être sûr de ce qui va le plus y correspondre ? Est-ce la définition de certains partisans de l’accouchement sous X, comme Catherine Bonnet, pour qui la procréation ne peut entraîner l’enfermement de la femme dans un statut et un rôle de mère ? Ou, au contraire celle de Nadine Lefaucheur, pour laquelle une grossesse ne peut s’oublier aussi aisément que l’on voudrait le laisser croire : « Mais, après un accouchement sous X, peut-on vraiment reprendre sa vie “comme si de rien n’était”, ou la page ne se tourne-t-elle qu’apparemment ? » (Lefaucheur, 2001, p. 171).
44Le principe selon lequel la femme a le droit fondamental de maîtriser son destin, sa fécondité et son désir d’enfant, peut séduire ceux qui veulent s’inscrire dans le processus d’autonomie de la femme. Des associations comme le Planning familial ou le Collectif féministe contre le viol ont privilégié, jusqu’à maintenant une valorisation du droit de la femme (bloc 4). La Coordination nationale pour le droit à l’Avortement et à la Contraception (Cadac), durant les auditions de 2001 dans le cadre de la réforme de l’accouchement sous X privilégie cette unique définition.
45D’autres pensent qu’il ne faut pas assimiler l’IVG, la contraception et l’accouchement sous X. Dans les deux premiers cas, l’enfant n’est pas encore né ; à partir du moment où une femme accouche, elle devient la mère de l’enfant et sera marquée à vie par l’acceptation de l’anonymat et par la négation de l’enfant traduite dans le « X ». De surcroît, les questionnements que fait surgir l’accouchement sous X provoquent l’émergence des sentiments ambivalents à l’égard de la femme. Ne doit-elle pas ressentir une certaine responsabilité vis-à-vis de cet enfant et donc pas seulement vis-à-vis d’elle-même ? En d’autres termes, jusqu’où l’autonomie peut-elle aller ? Cette question redouble une question plus philosophique : la liberté des uns (en l’occurrence les femmes) ne s’arrête-t-elle pas où commence la liberté des autres (en l’occurrence, les enfants nés sous X) ?
46Coder le débat en suivant le principe de distinction moderne/traditionnel s’avère décidément difficile. En effet, à chaque fois des arguments peuvent être codés comme l’un ou l’autre. La Modernité peut être prise sous deux sens ; un caractère récent et des valeurs très contemporaines. Dans ce sens, le droit de connaître ses origines constitue une revendication moderne : il s’agit bien d’un mouvement récent et les valeurs qui le portent apparaissent également modernes : accéder à son histoire, s’appartenir et la transparence. Mais, on peut également voir dans cette revendication un aspect archaïque ; l’assignation à la filiation biologique. De même, renvoyer la femme à sa maternité est-elle une conception moderne de la femme, ne l’emprisonne-t-on pas quand on affirme qu’une femme est mère à partir du moment où elle accouche, même si tel n’est pas son désir ? Toutefois dans le débat sur l’accouchement sous X, l’idée de responsabilité à laquelle on associe cette définition de la maternité légitime, l’obligation de la femme envers son enfant. Et c’est par le biais de sa responsabilité à l’égard de son enfant, qu’elle peut être considérée comme mère. L’indéfectibilité du lien mère/enfant émerge également par la prise en compte contemporaine des relations très particulières entre le bébé et sa mère dès la grossesse.
Et l’homme ?
47Dans le débat, ceux qui se préoccupent de la question de l’homme sont ceux qui défendent la suppression de l’accouchement sous X. Les partisans, quant à eux, ne l’utilisent pas. C’est pourquoi aucun des axes ne l’évoque explicitement. Or, les partisans de la suppression de l’accouchement sous X développent deux visions de l’homme. Des tensions peuvent donc émerger dans le même camp entre l’homme-coupable et le père-victime.
48D’un côté, l’homme est celui à qui profite l’anonymat, plus que la femme. L’anonymat permet de le déresponsabiliser. Ainsi, il peut entretenir des relations sexuelles avec n’importe quelle femme, puis la quitter, fuir les responsabilités qui auraient dû être partagées. La femme devient victime. D’un autre côté, l’accouchement sous X le prive de sa paternité, puisque la femme, qu’elle soit mariée ou non, a le droit de bénéficier de cette mesure sans en prévenir le père. L’affaire Novack et des affaires jurisprudentielles plus récentes dans lesquelles la femme a abandonné son enfant sans prévenir le père, peuvent être alors mobilisées. L’homme devient victime, la femme coupable (voir Neirinck, Delaisi et Verdier, 1998, chapitre IV). D’ailleurs, la Fédération des mouvements de la condition paternelle, qui travaille sur des questions concernant l’après-divorce, se joint à la lutte pour la suppression de l’accouchement sous X. Un de leurs tracts dénonce cette « inégalité entre hommes et femmes : si la mère accouche sous “X”, pire le père devient “XX”, car il lui est impossible de retrouver son enfant ».
De l’opposition dans les définitions au système de valeur commun
49Le schéma, avec les tensions qu’il met en exergue, montre qu’un avis sur une question comme l’accouchement sous X reste fragile, dans la mesure où il ne s’appuie pas toujours sur des conceptions stables de l’individu et de la famille. Cet embarras, tout le monde peut y être confronté. Mais le personnel politique a ceci de particulièrement intéressant qu’il se trouve dans l’obligation de trancher, pour aboutir à un texte perçu comme une norme juridique. À partir de ce texte, l’on affirmera que le « législateur » ou même « l’État » a opté pour telle ou telle solution par rapport à l’accouchement sous X, ce qui gomme les divergences éventuelles. Le personnel politique participe à la production des normes, comme nous l’avons vu dans les parties précédentes. Il vote une loi, ses membres s’affrontent « en direct » et s’appuient sur les modèles de la famille et de l’individu défendus par les personnes auditionnées, ou qui émanent de leurs lectures, de leur participation à des colloques. Finalement, certains membres du personnel politique peuvent être pris dans des tensions entre les différents modèles, puisqu’ils sont beaucoup moins tranchés. Ainsi, l’idée même de supprimer purement et simplement l’accouchement sous X est mal perçue dans la sphère politique. De même, à l’inverse des experts ou associations, aucun élu ne propose la suppression de l’adoption plénière. Pour aller plus loin, c’est même certainement l’attachement à cette forme d’adoption qui les différencie le plus de la majorité des adversaires de l’accouchement sous X, appartenant à la sphère sociale.
50Les experts apparaissent alors comme des « experts-engagés ». En cela, leurs prises de positions peuvent être considérées comme des idéaux-types, comme le serment de Franklin représentait l’idéal-type du capitalisme pour Max Weber (1967). Ainsi, parce qu’ils défendent des positions très précises dans le champ de l’accouchement sous X, ils s’expriment en faveur de modèles, de définitions tranchées de l’individu et de la famille, sur lesquels ils n’évoluent quasiment pas. Leurs propos synthétisent l’ensemble des positions claires (sans dilemme) qui peuvent être tenues dans le débat.
51Les deux seules associations qui n’ont pas maintenu des positions aussi tranchées sont EFA, la fédération de parents adoptifs, et le mouvement national pour les origines, dirigé par Georgina Souty-Baum. Cette dernière grande figure du combat des nés sous X, a soutenu le projet de Ségolène Royal sur le Conseil national pour les origines, alors même qu’il ne supprime pas l’accouchement sous X. Les responsables d’EFA ont choisi de résoudre leurs tensions, en ne se positionnant plus par rapport à l’accouchement sous X. Ils s’adaptent aux propositions et restent vigilants à l’égard de l’adoption plénière, qu’ils ne souhaitent, en aucun cas, voir remise en cause.
52Si Pierre Verdier défendait en 1987 l’accouchement sous X, peu de temps après, il devenait un des plus fervents avocats de sa suppression et président de la fédération Cadco qui mène le combat. Est-ce à dire que les acteurs sociaux sont hésitants, voire versatiles ? Est-ce à dire qu’ils se réfèrent un jour à un système de valeurs donné et un autre jour à un autre ?
53L’existence de tensions fortes dans le débat sur l’accouchement sous X s’explique par le fait que les différentes normes à l’œuvre constituent des aspirations légitimes. En ce sens, le débat s’appuie sur un certain ordre de légitimité. Cet ordre donne ainsi sens à des contradictions apparentes. L’espace des représentations forme finalement un ensemble de définitions opposées qui renvoient aux mêmes objectifs. À partir du moment où l’on s’affronte pour défendre des choses différentes, on aurait pu imaginer que l’on se batte avec des mots différents. Or, l’espace de représentation a ceci de particulier qu’il suit deux grands principes de distinction, construits à partir des mêmes mots. Ainsi, dans la lutte pour imposer leur modèle, les personnes combattent avec les mêmes armes. La surprise face aux changements de positions provient de la lecture en termes de soutien ou rejet de l’accouchement sous X. Sous l’angle des normes auxquelles ces positions se réfèrent, ces changements surprennent moins.
54Après avoir observé la manière dont le débat se structure autour de définitions opposées de la filiation, voyons à présent la manière dont il se réfère pourtant aux mêmes mots, aux mêmes notions, à savoir la stabilité, la construction identitaire, l’égalité, la responsabilité et l’autonomie. On constate deux grandes façons de les décliner. Soit, ces mots se réfèrent aux mêmes personnes, et donc les oppositions se situent sur le même registre, mais impliquent des définitions opposées d’un type identique de personne, par exemple l’enfant. Soit les définitions portent sur des personnes différentes, l’enfant ou la femme, et en conséquence renvoient à leurs oppositions d’intérêts.
La construction identitaire
55Si de tout temps, toute personne possède une identité, la construction identitaire signifie que chacun peut s’approprier une identité qui lui est propre, qui correspond à son soi original (Singly, 2001a). Cet attachement contemporain à la construction identitaire se traduit par l’injonction à devenir soi-même (Singly, 2003). Elle parcourt l’ensemble de ces valeurs, auquel les uns et les autres ne confèrent pas les mêmes modalités d’application. Comment parvenir à être réellement soi-même ? Les enjeux identitaires contemporains ne se réduisent pas au besoin de stabilité et d’unité, mais également de « totalité » du soi (Singly, 1996a, p. 223). Pour les partisans de l’accouchement sous X, le besoin de « totalité » du soi nécessite de ne pas cliver, fissurer l’enfant, en brouillant ses points de repères familiaux traditionnels (chapitre III et V). Pour les adversaires, seule la connaissance de ses origines permet à l’enfant d’aboutir à cette totalité du soi, sous peine de créer des individus incomplets (chapitre VI). Or, il leur paraît difficile de concilier l’exigence d’être soi-même si l’on est incomplet.
Stabilité et prise en compte de la souffrance
56Le contexte contemporain donne beaucoup d’importance à la stabilité familiale. Irène Théry estime que la stabilité et la sécurité de la filiation sont remises en cause par la période du « démariage » dans laquelle le mariage ne constitue plus un critère décisif dans l’établissement de la filiation (Théry, 1996a et 1998). Ainsi l’objectif des lois contemporaines serait de sécuriser ce lien de filiation, que l’enfant ne soit pas ballotté, déséquilibré par la situation matrimoniale de ses parents. Or, le débat sur l’accouchement sous X offre deux définitions de cette stabilité.
57La première réponse énonce que l’enfant ne peut avoir qu’un seul père et qu’une seule mère, au risque d’être parfaitement déséquilibré, d’avoir une identité, sans point de repère. La parentalité doit donc être exclusive : seuls les parents adoptifs sont les vrais parents (chapitre III). L’autre réponse se présente de la façon suivante : l’enfant a besoin de stabilité, et d’équilibre. Il faut absolument reconnaître l’existence de sa double appartenance : de fait, l’enfant a une mère biologique, une mère adoptive, et un père biologique, un père adoptif. La parentalité est plurielle : c’est en le coupant d’un des éléments qui forment cette pluralité que l’enfant souffre, qu’il est déstabilisé (chapitre IV).
58L’idée de souffrance se retrouve de manière récurrente et redouble l’attention portée à la stabilité identitaire. Les travaux respectifs de Charles Taylor (1998) et de Vigarello (1998) montrent, chacun à leur manière, combien la prise en compte de la souffrance est constitutive de la modernité. Le débat sur l’accouchement sous X témoigne, quant à lui, de l’existence possible d’au moins deux définitions de la souffrance des personnes concernées, ce qui participe des hésitations. Soit on estime que l’enfant souffrirait énormément d’avoir quatre parents, ou pour le moins deux mères, soit on estime que c’est l’absence de connaissance qui constitue la plus grande souffrance identitaire.
L’égalité
59Les débats sur l’accouchement sous X mettent en scène deux définitions de l’égalité qui s’inscrivent dans deux principes de distinction des individus : la similitude et la différenciation (Singly, 2003, p. 158) D’aucuns estiment que la similitude entre les individus assure le principe d’égalité. Ainsi, il faut gommer la différence de l’enfant adopté. Comment en effet prétendre établir l’égalité de tous les enfants, éviter qu’ils soient stigmatisés si l’enfant possède un signe si distinctif, le fait d’être adopté ? C’est l’anonymat de l’accouchement et de la filiation qui permet ici de gommer les différences (chapitre III). Les autres estiment qu’au contraire, une société ne peut prétendre accorder le droit à l’égalité, si elle crée deux types de citoyens, ceux qui connaissent leurs origines et les autres. De surcroît, l’enfant adopté est différent, l’égalité n’équivaut pas à abolir les différences entre individus. L’enfant a une double filiation. De manière générale, si le soi peut être multiple – Bernard Lahire utilise d’ailleurs l’expression d’individus pluriels – (1998), les individus doivent demeurer égaux (chapitre IV)6.
La responsabilité
60De même, deux définitions de la responsabilité s’opposent. On aurait pu espérer que cette notion indique une certaine orientation à l’égard de l’accouchement sous X : pour ses adversaires, la responsabilité de la femme implique qu’elle laisse son nom à l’intention de son enfant (chapitre VI). Mais ses partisans estiment que la femme est parfaitement responsable en accouchant sous X, en renonçant à l’abandonner dans la rue, ou depuis peu en Europe, dans des « boîtes à bébés » (chapitre V).
Autonomie et liberté
61Enfin deux conceptions de la valeur d’autonomie s’affrontent. La liberté fondamentale de la femme constitue un des arguments les plus apparents dans le débat. Être parent devrait résulter d’un choix et de la volonté humaine. Ce qui s’oppose à l’idée selon laquelle l’enfant doit avoir la liberté de connaître ses origines. Précisément, Sylvie Sagnes estime que la revendication des origines traduit une forte dimension élective : seule une rencontre permet de véritablement choisir ses parents (Sagnes, 2000, voir aussi Delaisi dans le chapitre IV).
62La construction identitaire, la souffrance et l’égalité portent sur les mêmes personnes. Donner deux définitions opposées à ces notions, qui apparaissent dans le débat comme des valeurs, revient à donner deux définitions de l’intérêt d’une même personne. C’est ainsi que l’accouchement sous X participe de la difficulté à prendre en compte l’intérêt de l’enfant dans la production législative, dans la mesure où cette notion recouvre bien souvent au moins deux définitions. La valeur d’autonomie, quant à elle, donne à voir l’intérêt de deux individus distincts, l’enfant et la femme, ce qui implique de les hiérarchiser. En d’autres termes, cette dualité procède par l’exclusive : logiquement si l’on opte par exemple pour l’intérêt de l’enfant (celui de la liberté de l’enfant à connaître ses origines), on ne peut défendre celui de la femme (à choisir sa maternité). Il n’en demeure pas moins que cette dualité contrarie les prises de positions autour de l’accouchement sous X d’une personne qui voudrait choisir son camp en fonction de celui qui mettrait le plus en exergue la valeur de l’autonomie.
63Selon Howard Becker, les valeurs auxquelles les individus peuvent se référer sont trop vastes et trop vagues pour régir des actions précises. C’est la raison pour laquelle il peut s’avérer difficile de se positionner dans le débat. Si l’on est attaché à telle valeur contemporaine comme l’importance de la stabilité pour l’individu, l’on trouvera en réalité deux définitions dans le débat. Les individus donnent alors des contenus précis aux valeurs : les normes (Becker, 1985).
64L’analyse des débats sur l’accouchement sous X peut se pencher aussi bien sur ce qui sépare les personnes, traduite dans l’idée de camps portées par des définitions opposées, comme sur ce qui rapproche les personnes, au-delà de leurs différends. Ainsi, les différentes modalités par lesquelles les personnes vont donner sens aux mêmes mots et aux mêmes valeurs permettent que se dégage de l’ensemble des débats une figure de l’individu contemporain. Il s’agit d’un individu autonome, responsable, l’égal de ses semblables et intégré dans sa famille. Les conflits portent donc sur les modalités par lesquelles cette figure de l’individu doit s’accomplir concrètement.
65À chaque fois, les tensions entre les normes impliquent qu’on leur attribue une forte légitimité. Ainsi, les individus qui changent d’avis sur la question de l’accouchement sous X, ne le font pas en changeant de régime de légitimité, ils se réfèrent aux mêmes idéaux. À partir du moment où les définitions de la famille, de la femme et de l’enfant renvoient à des principes modernes de réalisation de soi, elles sont toutes légitimes. Mais comme pour n’importe quelle tension entre plusieurs normes, une certaine hiérarchisation est opérée, sans que l’une ou l’autre ne soit réellement exclue.
66En réalité, les personnes se réfèrent à des principes contemporains historiquement et spatialement marqués. Mais, il nous apparaît que, si les principes sont immuables, la manière de les appliquer est totalement fonction du contexte, de leur inscription sociale. Dans les débats, les personnes adaptent leurs principes en fonction du contexte, mais cette adaptabilité ne se fait pas au hasard. Le débat sur l’accouchement sous X est un bon prisme par lequel l’on peut voir la prégnance des normes. Si sans aucun doute les difficultés de notre modernité proviennent de la multiplicité des normes (Singly, 2003, p. 158) et non pas comme on aurait pu le penser d’une absence de norme liée au processus d’individualisation, le débat sur l’accouchement sous X fait émerger l’existence de normes duales. Les personnes puisent dans un stock circonscrit de normes. À chaque argument défendu s’oppose un autre qui renvoie au même système de valeurs. On peut même affirmer que la légitimité des normes découle du fait qu’elles se situent précisément dans un espace restreint. C’est ainsi que l’on peut voir l’analyse du débat sur l’accouchement sous X comme une contribution à une sociologie du conflit entre des aspirations légitimes. Ainsi, un même principe comme « l’enfant est une personne » peut être partagé par toute une société, sans que cela n’indique a priori ce que cette même société en fera.
Notes de bas de page
1 Sur lesquels l’analyse des chapitres III, IV, V et VI a porté.
2 Le lecteur trouvera également un tableau qui récapitule la construction des axes.
3 Ainsi, bien que Pierre Verdier ait soutenu l’accouchement sous X lors d’une interview du Monde en 1987, il est analysé en ce qu’il représente un fervent adversaire de ce système depuis les années 1990.
4 Nous employons ce terme au sens de ce qui se rapporte à l’enfance, et non dans son acception péjorative.
5 Cf. chapitre II.
6 Nous rejoignons ainsi François de Singly, quand il affirme : « Doivent être recherchées des solutions de compromis entre deux exigences qu’il n’est pas aisé de concilier : celle de l’égalité de principe entre tous les individus, et celle de la reconnaissance des besoins propres à chacun » (Singly, 2001a, voir également Singly, 2003).
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