Chapitre V. L’accouchement sous X défend les intérêts de l’enfant et de la femme
p. 181-217
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Texte intégral
1La première conception s’appuie sur une définition de la femme-individu, basée sur le combat du mythe de l’amour maternel qui enfermerait la femme dans un statut de mère qu’en l’occurrence elle ne souhaite pas tenir, et sur une définition de l’enfant-vulnérable, personne à protéger. L’accouchement sous X est alors perçu comme garant des intérêts de l’enfant, qu’ils soient moraux ou physiques. Ces deux conceptions de l’enfant et de la femme donnent à voir une représentation du lien mère/enfant conditionnel, c’est-à-dire qui peut être rompu définitivement1.
La nécessité de considérer l’enfant comme personne à protéger physiquement et moralement
2Pour beaucoup, défendre l’accouchement sous X s’apparente à une défense de la protection de l’enfant. La mère vit un drame et se trouve dans une situation de détresse des plus graves. Lui offrir l’anonymat permet de faire venir au monde l’enfant dans les conditions les plus satisfaisantes et parfois de lui éviter la mort. Il permet également de lui offrir un cadre stable, et de le faire bénéficier de son droit à l’amour. Depuis les années 2000, sous l’influence du débat autour de l’opportunité de créer le Cnaop, l’anonymat est moins rattaché à l’équilibre psychique. En effet, le consensus selon lequel il devient impératif d’inviter la femme à laisser son identité, le devoir étatique de favoriser l’accès de l’enfant à ses origines biologiques se marient difficilement avec la logique de l’anonymat. À l’inverse, la perception de l’accouchement sous X comme protection de l’enfant est l’élément qui a directement influencé la défense de son maintien.
L’accouchement sous X évite la mort au nouveau-né
3Le débat sur l’accouchement sous X est fréquemment présenté par ses adversaires comme une mesure brimant le droit des enfants, ici à connaître leurs origines. Or, les partisans de l’accouchement sous X revendiquent le fait que cette mesure défend bien au contraire ses intérêts puisqu’il le protège physiquement en lui permettant de naître dans de bonnes conditions et d’éviter des maltraitances. La question de la protection physique de l’enfant est une question tellement vaste qu’il n’est pas rare de voir ses différentes facettes traitées ensemble. En témoigne la manière dont Denise Cacheux, durant les débats parlementaires de 1992, présente l’accouchement sous X : « considéré comme le prix à payer pour éliminer les risques d’avortement, de l’infanticide, de l’abandon différé et des mauvais traitements à l’enfant2 ».
L’accouchement sous X protège physiquement le nouveau-né de l’infanticide…
4En premier lieu, l’accouchement sous X évite l’infanticide. Nous l’avions déjà vu, l’infanticide peut être perçu comme l’expression la plus horrible d’un rejet total de la mère à l’égard de son enfant, qui la pousse à commettre l’irréparable. Catherine Bonnet est l’expert qui utilise le plus cette argumentation puisqu’elle en fait la problématique de son ouvrage Geste d’amour, l’accouchement sous X (1994). Les femmes qui accouchent sous X seraient en proie aux mêmes types de problèmes psychologiques que ceux analysés chez les femmes infanticides. Cet ouvrage se découpe essentiellement en deux parties. La première concerne l’état psychique des femmes qui ont accouché sous X. La deuxième concerne le compte rendu des entrevues qu’elle a réussies à obtenir en prison, avec des femmes ayant commis un infanticide, ce que l’auteur nomme un « néonaticide » (Bonnet, 1996, p. 212). Toute sa démonstration consiste à affirmer que si ces femmes avaient pu bénéficier d’un soutien moral elles n’auraient pas tué leur enfant mais accouché sous X. Elle raconte alors une série d’entretiens dans lesquels ressort de manière récurrente un mécanisme psychique de grossesse impensable et d’accouchements foudroyants.
5En 1991, EFA relevait les mêmes risques (Accueil, n° 5-6, 1991). Qu’ils soient de droite ou de gauche, les élus participant aux débats parlementaires de 1992 se sont fait l’écho de ce type d’explication. Pascal Clément, député UDF, estime que si « on ne leur offre pas la possibilité d’accoucher en secret, elles (les femmes qui ne veulent pas garder leur enfant) peuvent être prises d’une envie de violence périnatale sur l’enfant qu’elles portent, ou bien au moment de la naissance commettre un acte qui débouche sur l’horreur, c’est-à-dire sur l’infanticide »3. D’ailleurs, l’ouvrage de C. Bonnet est cité à plusieurs reprises durant ces débats. Gérard Gouzes, député socialiste établit également ce lien. Il estime en effet, que cette « disposition empêchera peut-être des infanticides »4. Nicole Ameline estime également qu’il s’agit « d’une garantie de la survie de l’enfant »5.
6Michel Vauzelle, garde des Sceaux en 1992, insiste pour dire qu’il n’est pas dans les intentions du Gouvernement de supprimer la possibilité d’accoucher sous X, régi par l’article 47 du CFAS. Il note les risques d’infanticide et d’abandons sauvages que les enfants encourraient dans le cas contraire6. Qu’il s’agisse du personnel politique ou des experts, la question de l’infanticide est rarement utilisée seule ; elle est associée aux abandons clandestins. Depuis le débat législatif de 1996, l’association infanticide/accouchement sous X perd de sa valeur dans la sphère politique, et seul Jean-François Mattéi, lors des débats de 1996, l’utilise encore explicitement. Mais l’abandon clandestin reste prégnant. Selon la revue d’EFA, l’accouchement sous X prévient « le risque d’infanticide ou d’abandon sauvage susceptible de provoquer sa mort » (Accueil, n° 5-6, 1991).
7Ces deux faits peuvent aisément être traités ensemble au regard de leurs conséquences. Le cas de l’infanticide proprement dit concerne des femmes qui tuent leur enfant. Ce sont des criminelles. Dans le cas d’abandon clandestin, il n’y a pas à proprement parler de meurtre, mais malheureusement dans de nombreux cas, l’enfant peut mourir des conséquences d’un tel abandon.
… et de l’abandon clandestin, aux conséquences similaires
8Une femme accouche dans des toilettes et laisse le nouveau-né. En l’absence de soins élémentaires cet enfant risque de mourir. Pour illustrer ce genre d’histoire, le cas d’une femme déposant son enfant devant les portes d’une pouponnière cité par Lucien Neuwirth durant les débats parlementaires de 1996 est très éloquent :
Voilà quelques semaines, dans ma ville – toute la grande presse s’en est fait l’écho – une toute jeune femme a accouché clandestinement et a abandonné son enfant devant une pouponnière, l’Angélus ; malheureusement, quand au petit matin, la femme de ménage est arrivée et que les portes se sont ouvertes, l’enfant était mort de froid et n’a pas pu être réanimé. Cette malheureuse ignorait qu’il était possible d’accoucher « sous X »7.
9Lucien Neuwirth s’appuie sur un fait divers proche chronologiquement et physiquement, voire psychologiquement, puisque l’événement a eu lieu dans sa propre ville. Ces différents ingrédients donnent de l’ampleur à son discours, une sorte de label d’authenticité ; l’abandon sur la voie publique que l’accouchement sous X peut empêcher sont des événements réels, et non des fantasmes, des simples prises de positions. Vraisemblablement cette femme avait suffisamment réfléchi pour choisir une pouponnière comme lieu devant lequel elle déposerait son bébé, endroit idéal en théorie pour s’occuper d’un bébé. Mais l’enfant n’a pas survécu au froid. Les circonstances atténuantes que l’on peut accorder à cette femme en détresse n’enlèveront pas ce drame ; l’enfant est mort. Si seulement la mère avait accouché sous X ! Telle se veut être la conclusion de Lucien Neuwirth. Ainsi, l’exemple de ce sénateur est très habile puisqu’il ne se situe pas sur le registre de Catherine Bonnet. Là, seuls le froid et le manque de chance expliquent la mort du bébé. Il ne s’agit pas de meurtres à coup de couteaux ou par étouffement, comme l’ouvrage de C. Bonnet en relate. On peut émettre l’hypothèse qu’évoquer le cas d’un bébé mort des suites d’un abandon et non pas d’un infanticide répond au souci d’être le plus convaincant possible. En effet, l’argumentation selon laquelle l’accouchement sous X protège des infanticides est très critiquée de la part des adversaires de l’accouchement sous X, tandis que l’argumentation centrée sur l’abandon clandestin l’est moins ; les adversaires ne se placent pas sur ce registre. De surcroît, comparer l’état mental d’une femme qui tue son enfant à celui d’une femme qui souhaite « seulement » abandonner l’enfant paraît plus périlleux.
10Ainsi, l’accouchement sous X est un abandon dans la mesure où la femme choisit de ne pas élever son enfant mais de le confier. Mais, il ne l’est pas si on entend par abandon le fait de laisser un enfant dans la rue, livré à lui-même. D’ailleurs depuis la loi du 6 juin 1986, le CFAS ne dit plus abandon mais « remise de l’enfant en vue d’adoption ». Pour les partisans de l’accouchement sous X, cette mesure présente l’avantage de constituer un acte qui, contrairement à d’autres formes d’abandon, protège l’enfant. C’est ce que développe particulièrement Catherine Bonnet :
L’abandon sur la voie publique est proche d’un infanticide par manque de soins. Les femmes qui vivent cette expérience ignorent le plus souvent que des lois autorisent celles qui le demandent à se séparer de leur enfant à la naissance. La procédure de « l’accouchement secret » pourrait protéger leur identité tout en leur permettant de bénéficier du suivi médical nécessaire à leur enfant et à leur propre santé. (Bonnet, 1990, p. 106).
11Cette protection du nouveau-né semble un thème particulièrement consensuel. En effet, durant les débats de 1996, tous les élus qui défendent l’accouchement sous X le mobilisent dans la mesure où l’accouchement sous X, comme le dit Muguette Jacquaint, députée communiste « garantit à l’enfant les conditions de sa venue au monde, si sa mère a choisi l’anonymat8 ». Face à une pression croissante pour le droit aux origines, certains imaginent des scénarios dans l’éventualité d’une suppression de l’accouchement sous X, comme Jean-François Mattéi, député UDF. Il se pose en effet la question de savoir qui « pourrait alors empêcher les femmes d’accoucher dans la clandestinité, puis d’abandonner leur enfant dans un lieu public ?»9. Il développe la même idée dans son ouvrage Les droits de la vie, de manière d’ailleurs plus radicale, puisqu’il estime que si l’accouchement sous X devait être supprimé la femme en détresse « préférerait le plus souvent accoucher dans la clandestinité avant d’abandonner son nouveau-né dans un lieu public ou dans une poubelle, à moins qu’elle ne décide de le supprimer » (Mattéi, 1996). Cette violence des propos, beaucoup plus grande dans un ouvrage qu’au sein de l’hémicycle, témoigne sans doute de l’euphémisation du politique dans les arguments employés. Le personnel politique participe à un débat en direct, « interactionel », dans lequel sont présents leurs adversaires, mais aussi les plus hésitants, ce qui implique de ne pas tenir des positions trop extrêmes dans l’optique de ne pas choquer.
12En 2001, il poursuit également la même idée : « Faut-il prendre le risque de la rejeter dans la clandestinité quand elle est déjà perdue et sans repères ? Faut-il qu’elle accouche seule, cachée, et qu’elle ait le seul choix de l’infanticide ou de l’abandon dans un lieu public ? Nous savons tous la réalité de ces situations, et le mystère définitif qui entoure les enfants trouvés. » Il met donc en avant l’idée que l’accouchement sous X est bien moins entouré de mystère qu’un abandon dans la mesure où l’on sait au moins que l’enfant est né dans de bonnes conditions et que la femme est invitée à donner des éléments non identifiants, voire, depuis la loi de 2002, son identité.
13Ainsi, grâce à l’anonymat, l’accouchement sous X offre à la femme les mêmes garanties que si elle l’avait abandonné dans la rue mais sans les risques pour l’enfant. Sa volonté de ne plus avoir aucun lien avec l’enfant est telle que si l’anonymat total et valable toute la vie venait à ne pas lui être proposé, elle préférerait la solution de l’abandon clandestin. Nicole Peltier, gynécologue10, témoigne dans ce sens :
Je connais beaucoup de femmes, qui si elles n’avaient pas été sûres qu’on ne puisse pas les retrouver, auraient choisi d’autres voies, illégales par exemple, ou dangereuses pour le bébé, ou n’auraient pas consenti à l’adoption. L’anonymat était une façon de couper tout lien non seulement avec l’enfant, mais aussi avec les errements qui avaient précédé cette naissance. (Peltier, 1995, p. 156).
14Dans la mesure où l’accouchement sous X est présenté comme une mesure primordiale du point de vue de la survie de l’enfant, Catherine Bonnet estime qu’il répond aux exigences inscrites dans la Convention internationale des droits de l’enfant « puisque l’article 6 indique qu’il est nécessaire dans toute la mesure du possible d’assurer la survie de l’enfant » (Bonnet, 1992, p. 130). Lors des débats de 1992, Lucien Neuwirth évoque le même article de la Convention :
Quant à la Convention internationale sur les droits de l’enfant, elle indique dans son article 6 qu’il est nécessaire, dans toute la mesure du possible, d’assurer la survie de l’enfant. Ne pensez-vous pas que la situation de ces femmes qui ont conduit leur grossesse à terme dans des conditions médicales satisfaisantes et acceptent que leur enfant soit pris en charge par une famille qui le préservera des risques de violence et de négligence ultérieurs relève de ce cas de figure11 ?
15Dans le même ordre d’idées, pour Jacques Toubon, garde des Sceaux, supprimer l’accouchement sous X n’aboutirait pas simplement à être impuissant face aux abandons sauvages mais serait à l’origine d’un accroissement de ce type d’abandon, puisque cela reviendrait à « pousser les femmes qui ne peuvent assumer la charge d’une maternité à accoucher dans des conditions qui, socialement et sur le plan sanitaire, seraient de nouveau désastreuses »12.
« La conspiration du silence »
16Maryse Bergé-Lavigne, sénatrice socialiste, évoque également la question de l’infanticide mais de manière différente. Elle ne dit pas tant que l’accouchement anonyme prévient les infanticides mais qu’il «pourrait prévenir indirectement l’infanticide, si ces femmes dans la détresse avaient une meilleure connaissance de son existence »13. Ce type d’argument répond aux adversaires de l’accouchement sous X, qui mettent en exergue le fait que les pays où cette possibilité n’existe pas, ne connaissent pas plus d’infanticides qu’en France. C. Bonnet énonce la même idée. « Jusqu’à présent, il n’y a eu aucune différence entre les taux d’infanticides en France et dans les pays voisins. Mais l’accouchement secret est une loi si clandestine qu’elle est peu connue de tous les citoyens : on n’a donc pu en vérifier les effets sur le taux d’infanticides » (Bonnet, 1992, p. 186). Pour autant, aucun chiffre fiable n’a été produit à ce sujet. C’est dire si dans ce type de débat le chiffre ne compte pas. Dans une société qui est à l’affût de production chiffrée pour mieux se comprendre elle-même (Singly, 1993), certains débats restent pourtant en dehors de ces considérations. On notera la date de la prise de position de C. Bonnet, 1992 : à cette époque, l’accouchement sous X était effectivement très peu connu. Mais le propos de cette experte consiste en une véritable dénonciation puisqu’elle parle de loi « si clandestine », sous-entendant par là qu’elle n’est pas simplement méconnue mais qu’elle fait l’objet d’une sorte de conspiration.
17Lucien Neuwirth s’étonne précisément et explicitement « d’une certaine conspiration du silence qui règne autour de cette possibilité d’accouchement secret, alors que, dans tous les départements de notre pays, il existe des établissements susceptibles de recevoir ces femmes en détresse qui choisissent de conduire leur grossesse à terme ou qui s’y trouvent contraintes »14. C’est ainsi qu’il introduit le cas du bébé mort après avoir été déposé sur les portes de l’Angélus.
18Muguette Jacquaint, députée communiste, reprend une des conséquences du silence qui entoure l’accouchement sous X, à savoir l’abandon : « On se rappelle comment, par le passé, quand la possibilité d’anonymat n’était pas laissée à la mère, les choses se passaient : la mère abandonnant son enfant. Malheureusement, cela arrive encore parfois, lorsque la femme ignore la possibilité d’accouchement sous X15 ». Selon la députée communiste, s’il arrive encore que la femme abandonne son enfant, c’est précisément parce qu’elle souhaitait absolument se cacher mais qu’elle ne connaissait pas la mesure légale qui aurait permis de le faire en toute sécurité. Le rapport de l’Académie de médecine rejoint ce type d’analyse, estimant qu’« autant la faculté d’avoir recours à l’interruption volontaire de grossesse est désormais connue des jeunes femmes, autant celle d’un accouchement dans le secret ne l’est pas, alors qu’il correspond à la même situation de détresse. L’ignorance est à l’origine de drames actuels » (Henrion, 2000, p. 4-5).
19Les argumentations autour de la nécessité de légaliser l’accouchement sous X et de le maintenir sont de même ordre que celles développées par Simone Veil au nom de la légalisation de l’IVG, à savoir prévenir l’avortement clandestin, à l’origine de tant de dégâts physiques et moraux pour la femme. Ainsi, l’idée n’était pas d’inciter à l’avortement, mais bien d’être contre les avortements clandestins. De même, pour les partisans de l’accouchement sous X la loi de 1993 n’incite pas les femmes à rester anonymes, mais permet au contraire à la société de réguler les accouchements anonymes, une pratique existant depuis fort longtemps. Dans le même ordre d’idées, Jean-François Mattéi insiste pour dire que ce n’est pas l’État, mais les femmes qui ont inventé l’accouchement sous X. Il faut ainsi comprendre que ce n’est donc pas lui qui souhaite absolument préserver cette possibilité, mais bien les femmes elles-mêmes qui n’ont pas attendu que la loi l’institue pour le faire. La critique des conséquences néfastes du mythe de l’amour maternel pour l’enfant prolonge cette dénonciation de la conspiration autour de l’accouchement sous X.
Les conséquences néfastes du mythe de l’amour maternel pour l’enfant
20Catherine Bonnet souhaite casser ce qu’elle estime constituer un mythe, celui de l’amour maternel. En soi, cette dénonciation pourra illustrer la définition qu’elle donne de la femme. Les conséquences, telles qu’elles peuvent être exprimées par les partisans de l’accouchement sous X, concernent la protection de l’enfant.
Forcer la mère à se rétracter pousse à la maltraitance et à l’abandon différé
21Quand Catherine Bonnet évoque la question de la maltraitance du bébé, elle l’aborde du point de vue des professionnels qui entourent la femme au moment de l’accouchement. Elle dénonce alors les conséquences très négatives des pressions sociales à l’égard de la femme, qui s’enracinent profondément dans le mythe de l’amour maternel, un mythe que les professionnels contribuent à véhiculer :
Celles qui subissent des pressions sont parfois contraintes à participer à l’accouchement ou à l’allaitement car les professionnels pensent ainsi stimuler l’amour maternel. Les femmes alors explicitent très clairement leur ambivalence à l’enfant : une part d’elle s’attache au bébé et une part d’elle ressent des pensées négatives à son encontre, car le bébé demeure en dépit de ces expériences sensorielles chaleureuses, celui qui réactive des expériences douloureuses du passé. […] C’est au travers de ces expériences d’ambivalence que se nouent précocement les racines de la maltraitance qui peut s’exprimer ultérieurement. Amour et négligence ou/et amour et violence vont rythmer précocement le début de cette relation. Ces observations montrent qu’il est nécessaire de s’interroger. (Bonnet, 1996).
22Catherine Bonnet invite à s’interroger précisément sur les conséquences néfastes du mythe de l’amour maternel. Le problème que pose la maltraitance d’un nouveau-né réside précisément dans la frontière ténue entre la négligence et la maltraitance à proprement parler, d’autant plus que la « négligence des enfants est très délicate à repérer » (Bonnet, 1996). Ainsi, la question de la protection de l’enfant dépasse le seul cadre de l’infanticide au sens strict, à savoir l’homicide volontaire d’un enfant par sa propre mère. Mais ces questions sont souvent traitées ensemble dans les discours, tant elles paraissent intimement liées aux yeux des partisans de l’accouchement sous X.
23Les abandons tardifs sont des abandons qui surviennent bien après la naissance de l’enfant, et qui compliqueront son destin, puisqu’il sera plus difficile de le faire adopter dans la mesure où les couples en attente d’un enfant préfèrent les très jeunes bébés. Brigitte Trillat, juriste, fait état, en effet, des problèmes qui se posent par exemple après certaines rétractations. Elle évoque le cas de femmes qui se rétractent sous la pression de leur entourage mais dont l’enfant finira par faire l’objet d’une déclaration judiciaire d’abandon plusieurs années après – l’enfant est déclaré abandonné par le tribunal de grande instance (Trillat, 1995, p. 248). L’enfant vit déjà dans un établissement et le tribunal constate que « les parents n’ont pas entretenu avec lui les relations nécessaires au maintien de liens affectifs » (art 350 du CC). Ces derniers ne s’en occupent plus du tout. À l’appui de son argumentation, elle cite la circulaire du 30 avril 197416, qui préconise une formation des personnels de maternité pour qu’ils cessent de se livrer à des pressions auprès des femmes, dans l’espoir qu’elles se rétractent. L’auteur déplore que vingt ans plus tard, rien n’ait été élaboré dans ce sens, ce dont une enquête parisienne témoigne à ses yeux : les résultats montrent que sur 12 % de rétractations, la moitié a fait l’objet d’un abandon différé. Une autre enquête parisienne montre que « trois ans après la remise en vue d’adoption, 1 enfant sur 5 dont le (s) parent (s) s’étaient rétractés est toujours en placement à l’aide sociale à l’enfance. 1/10 des délaissés sera adoptable après une procédure de déclaration judiciaire d’abandon (art. 350 du CC) » (Trillat, 1995, p. 248).
24Nicole Peltier inscrit également sa défense de l’accouchement sous X dans la dénonciation de l’incitation à la rétractation des femmes qui ont accouché sous X, qui participe pour elle de la même conception de la prééminence des liens du sang sur les liens affectifs, laquelle pousse les juges à laisser l’enfant dans sa famille d’origine, même en cas de maltraitance. Elle met l’accent sur les risques d’abandon tardifs et sur les délaissements à la Ddass.
25L’Académie de médecine est particulièrement prolixe sur les risques d’abandons différés, dont elle note la « nocivité » pour l’avenir de l’enfant :
L’enfant, mal accepté, se trouve ballotté, pendant des années, entre différents placements rendant de plus en plus difficile son adoption. Ces conditions sont de toute évidence éminemment défavorables à son développement et à l’édification de sa personnalité. En revanche les enfants nés « sous X » se trouvent d’emblée placés dans une situation juridique permettant une adoption rapide, qui dans la plupart des cas, va effectivement se produire. L’enfant bénéficiera donc très vite d’un foyer stable et d’une sécurité juridique et affective favorisant son développement. (Henrion, 2000, p. 3).
Les raisons psychologiques du refus d’enfant au service de la défense de l’accouchement sous X
26Le premier ouvrage de Catherine Bonnet, publié pour la première fois en 1990 et utilisé par le personnel politique durant les débats parlementaires de 1992, rend compte des processus psychiques à l’œuvre dans la volonté de la femme de se séparer définitivement de son enfant. Il s’avère que l’ensemble du vécu psychologique des femmes qu’elle a rencontrées, renvoie à un processus particulier les amenant à nier le fait qu’elles sont enceintes, nommé « déni de grossesse », à l’origine des dépassements des délais légaux de l’IVG. Le déni peut être tellement fort, ces grossesses tellement « impensables » que certaines femmes apprennent qu’elles attendent un bébé lors d’une consultation pour un mal de ventre alors que la grossesse est déjà avancée de plusieurs mois17.
27Le déni revêt un enjeu considérable dans la mesure où il permet d’asseoir l’inscription de l’accouchement sous X dans la protection de l’enfance. En effet, si la femme est profondément atteinte psychologiquement, les risques sont alors plus grands pour la survie de l’enfant que s’il s’agissait d’un manque d’argent. Ainsi, Nicole Emmam, conseillère juridique de l’œuvre d’adoption le FAF, critique les conclusions du rapport de Laurent Fabius et Jean-Paul Bret (1998), qui estime que l’infanticide pouvait représenter une raison valable au XVIIe siècle, mais plus actuellement, eu égard aux aides dont la femme peut bénéficier. Selon elle, « c’est ne reconnaître que la détresse matérielle des mères, puisque des mécanismes sociaux pourront peut-être y remédier. C’est nier ainsi toutes les autres détresses (psychologiques, sociales, familiales) » (Emmam, 1998).
28Mettre en valeur les raisons psychologiques et non économiques s’avère un argument de poids pour qui veut défendre l’accouchement sous X. Si l’on démontrait, au contraire, que les raisons sont économiques, on pourrait aisément agir en amont. Il suffirait, si l’on peut dire, de proposer des aides à la femme. À l’inverse, l’objectif de Catherine Bonnet consiste à démontrer qu’il est question de problèmes psychologiques structurels, très fortement ancrés chez les femmes.
L’enfant a besoin d’amour dès le plus jeune âge pour se construire
29Les partisans de l’accouchement sous X estiment qu’il garantit les droits élémentaires de l’enfant dans la mesure où il le protège physiquement et moralement, et parce qu’il prévient les dangers, les risques, qui entourent une grossesse difficile. L’accouchement sous X garantit à l’enfant son droit à l’amour, comme l’exprime Catherine Bonnet : « Le droit à l’amour n’est-ce pas le droit le plus fondamental dû à l’enfant. Celui qui aurait mérité d’être reconnu en premier par la Convention des droits de l’enfant ? » (Bonnet, 1992, p. 111). Pour l’enfant, le droit d’être aimé ne serait-il pas un droit élémentaire, supérieur ? Évoquer la Convention internationale des droits de l’enfant n’est pas anecdotique, puisqu’on la convoque aussi bien pour combattre l’accouchement sous X que pour le défendre. Face à la perception des adversaires de l’anonymat absolu du droit de connaître ses origines comme droit de l’enfant, Catherine Bonnet insiste pour inscrire sa défense de l’accouchement sous X, autant dans la défense des intérêts de la femme que de ceux de l’enfant. Cette attitude témoigne à elle seule de l’impossibilité de simplifier le débat comme opposant le droit de l’enfant au droit de la femme, malgré les apparences.
30Mais comment parler du droit à l’amour quand l’enfant subit un abandon ? Tout simplement parce que ce sont les parents adoptifs qui lui donneront cet amour que la mère biologique sait ne pouvoir lui donner. C’est pourquoi Catherine Bonnet affirme que « le droit de ces femmes au respect de leur vie privée ne va pas à l’encontre des droits essentiels de l’enfant, celui de voir sa vie protégée et d’être aimé par des parents (adoptifs) le plus tôt possible » (Bonnet, 1990, p. 130).
31Dans le débat, l’article 7 de la CIDE revient de manière récurrente puisqu’il concerne le droit de connaître ses parents18. Catherine Bonnet ne cite pas ici un article inséré dans cette Convention mais le droit à l’amour comme droit qui aurait pu, et surtout qui aurait dû, y trouver une place naturelle. Cette idée s’inscrit parfaitement dans le processus socio-historique décrit par Philippe Ariès (Ariès, 1973). À travers les siècles, ce processus place l’enfant, et surtout le sentiment d’amour à son égard, au centre des relations familiales et des préoccupations sociales. Il aura fallu précisément du temps aux hommes pour observer ce que le manque d’amour pouvait créer chez l’enfant, adulte en devenir. Reconnaître le droit à l’amour, à être protégé et à obtenir la satisfaction de besoins élémentaires peut être interpréter effectivement comme l’un des aboutissements de ce processus.
32On peut également voir la reconnaissance du droit d’accéder à ses origines comme la condition sine qua non de la construction de soi, qui s’inscrit dans les nouvelles exigences de la modernité, dans laquelle la famille joue un rôle fondamental (Singly, 1996a). En effet, les adversaires de l’accouchement sous X estiment alors que défendre l’anonymat ne s’inscrit absolument pas dans la Modernité, puisqu’il empêche l’enfant de disposer d’un élément constitutif de la construction de soi, ses origines (cf. chapitre suivant). On pourrait ainsi percevoir le débat comme l’opposition de la modernité contre l’archaïsme. Or la manière dont Catherine Bonnet inscrit la défense de l’anonymat dans celle de la protection de l’enfant illustre combien ce type d’analyse ne semble pas satisfaisant. Le thème du droit à l’amour rejoint, en effet, les préoccupations d’une famille moderne dans laquelle l’enfant prend une place primordiale, et où l’amour quotidien des parents est nécessaire à l’épanouissement de l’enfant (Singly, 1996a). Cette exigence de l’amour est résolument moderne puisqu’elle aspire à l’équilibre psychique de l’enfant.
33En effet, qu’il s’agisse de François de Singly, d’Irène Théry ou de Jacques Commaille, tous les auteurs contemporains évoquent la question de l’intérêt de l’enfant comme point nodal des débats sur la famille, et notamment des nouvelles figures familiales. Le traitement de la maltraitance est un bon révélateur de la difficulté à définir les besoins de l’enfant. Dans le cas où un enfant est maltraité par ses parents, doit-on le séparer obligatoirement de son environnement, de ses parents, ou bien les liens biologiques exigent-ils que tout soit mis en œuvre pour qu’il puisse rester dans sa famille d’origine (Singly, 1996a) ? À ces questions, Catherine Bonnet répond qu’il faut cesser d’accorder la priorité aux liens du sang. Dans cet ordre d’idées, l’accouchement sous X permet simultanément d’éviter des mauvais traitements et de donner de l’amour à l’enfant. Cette vision moderne de l’enfant se perçoit également dans la volonté de réduire le délai de rétractation le plus possible.
34Se positionner par rapport à l’accouchement sous X oblige non seulement à choisir entre le droit aux origines ou le droit à l’anonymat, mais également à définir la durée que la société concède à la mère pour se rétracter, ce qui laisse entrevoir des conceptions différentes du nourrisson. Considérer le bébé comme une personne est certainement la dernière phase du processus socio-historique décrit par Philippe Ariès, qui fait de l’enfant un individu à part entière. Jusque dans les années 1950, le bébé était considéré comme un « tube digestif » (expression de Catherine Rollet, citée par Gérard Neyrand, 2001, p. 31). L’entrée de la psychanalyse dans la pédiatrie invite à penser les besoins de l’enfant autrement que des seuls points de vue physique et physiologique. Ainsi, la question du délai de rétractation de la femme qui accouche sous X se pose de manière à ce que l’enfant reste le moins possible dans une pouponnière, dans un établissement public. Selon les partisans de l’accouchement sous X, comment cette forme d’accueil pourrait-elle en effet se substituer à l’amour parental dont l’enfant a besoin de manière vitale pour sa construction psychique ? Un délai le plus court possible est soutenu au nom du droit de l’enfant à être protégé physiquement et moralement. C’est pourquoi Catherine Bonnet estime qu’une durée de trois mois, durée en vigueur jusqu’en 1996, s’avère interminable pour la mère comme pour l’enfant (Bonnet, 1992). La proposition de Jean-François Mattéi a traduit cette dénonciation en proposant de le réduire à six semaines. D’autres élus l’avaient rejoint en 1996. Tous les députés souhaitaient réduire le délai de rétractation. Certains jusqu’à quatre semaines, au nom du droit de l’enfant a un environnement stable et à l’amour le plus rapidement possible. Alors que le débat législatif en 2001 à l’origine de la création du Cnaop ne faisait pas l’objet de discussion sur le délai, Véronique Neiertz et Marie-Thérèse Boisseau ont proposé un délai le plus court ; si la femme est parfaitement décidée à laisser son enfant la douleur de l’attente s’avère intolérable.
L’ignorance de ses origines, garante de l’équilibre psychique de l’enfant
35Certains partisans de l’accouchement sous X estiment que l’anonymat permet de garantir un certain équilibre à l’enfant. On peut cerner deux types d’argumentations : celle qui s’attelle à démontrer que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire et celle qui s’attache à dévoiler les différences ténues qui existent entre les enfants nés sous X et les autres.
Une distinction fondamentale : secret de l’adoption et secret sur les origines
36Le refus de l’accès aux origines peut également provenir de la peur des dommages éventuellement créés par cette révélation auprès de l’enfant, qui peut se traduire par le proverbe « toute vérité n’est pas bonne à dire ». Si pendant longtemps il a été conseillé aux parents de ne pas révéler à l’enfant qu’il était adopté, de nos jours le secret ne concerne que les origines de l’enfant adopté. Un consensus large dans le champ de l’adoption contemporaine impose de dire à l’enfant qu’il est adopté. L’adoption n’échappe donc pas à l’idéal de transparence et de vérité, qui est partagé même par ceux qui combattent l’accès aux origines, comme Catherine Bonnet : « Les familles adoptives se sont ainsi familiarisées avec l’idée d’informer l’enfant de son adoption dès le plus jeune âge. » (Bonnet, 1992, p. 150).
37Ce consensus sur la révélation de l’adoption a certainement contribué à asseoir le mouvement des nés sous X. D’une part, pour revendiquer l’accès à leurs origines encore fallait-il qu’ils soient mis au courant de leur situation d’adopté. D’autre part, ils peuvent estimer que la suppression du secret des origines constitue l’étape ultime de ce processus de transparence dans l’adoption. Le débat sur l’accouchement sous X articule deux conceptions de la vérité pour des enfants adoptés : celle qui consiste à dévoiler totalement ses origines à l’enfant (circonstances de la naissance et possibilité de connaître ses parents de naissance) et celle qui estime qu’un ultime voile doit encore cacher un certain nombre de choses, notamment et surtout le nom de la mère. Ce voile constitue donc également une barrière entre l’enfant et la mère biologique.
38Lucien Neuwirth établit explicitement le parallèle entre la vérité sur l’adoption et le secret des origines. Il précise qu’il y a « trente ou quarante ans, il pouvait apparaître normal aux parents adoptifs de ne pas dire à leur enfant qu’il était adopté. Ainsi pensaient-ils mieux l’intégrer dans sa nouvelle famille et ne pas remettre en cause cette intégration par la révélation de son adoption ». Or, il estime qu’« à l’aube de l’an 2000 », il n’est « plus possible de raisonner ainsi. Les parents adoptifs informent désormais les enfants de leur adoption ». S’il s’agissait d’un adversaire de l’accouchement sous X, il aurait conclut son propos de la manière suivante « il faut donc laisser accéder l’enfant à ses origines ». Le propos de Lucien Neuwirth vise l’objectif inverse. Il énonce ce processus historique pour en marquer les limites : « Mais faut-il aller plus loin dans ce domaine ? N’y a-t-il pas un risque de remettre en cause le système de l’accouchement secret ? » (Neuwirth, 1997).
39La distinction entre la révélation de l’adoption et celle des origines peut d’ailleurs porter à confusion dans la lecture de certains propos, tant il est question dans les deux cas d’informer et de communiquer un événement entourant la conception de l’enfant. Certains propos de Catherine Bonnet en offrent un bon exemple. Elle poursuit son analyse du mythe d’Œdipe, que nous avions examinée du point de vue de la définition de la filiation exclusive qu’elle défend19 :
Le drame d’Œdipe serait selon la deuxième théorie de Freud, l’effet d’un risque que l’enfant fait peser sur ses parents et dont Œdipe serait le bouc émissaire. Pourtant, c’est lui qui a été d’abord la victime de la violence de ses géniteurs, puis de l’erreur de ses parents adoptifs Polybe et Mérobe, qui, ne l’ayant pas informé de la réalité de ses origines l’ont rendu aveugle20. (1992, p. 93).
40L’évocation de la réalité des origines pourrait susciter une méprise sur le camp dans lequel la situer par rapport à l’accouchement sous X. C’est en lisant son premier ouvrage Geste d’amour, l’accouchement sous X que l’on comprend son intention. Elle y traite déjà du mythe d’Œdipe sous le même angle : « C’est donc Œdipe qui a été la première victime d’une conduite parentale criminelle, et non Laios et Jocaste les victimes d’un parricide et d’un inceste désirés par Œdipe, en ne l’informant pas des circonstances de sa naissance » (Bonnet, 1990, p. 217-218). Il faut en fait entendre par « réalité des origines » les circonstances de sa naissance. L’utilisation par Catherine Bonnet de ce type d’expression témoigne de la complexité et de l’ambivalence du terme « origines ». Il ne faut pas oublier que les partisans de l’accouchement sous X peuvent parler d’accès aux origines pour évoquer l’accès aux éléments ne permettant pas d’identifier les parents de naissance. Ceci montre le danger à extraire des citations hors du contexte, à savoir l’ensemble de l’ouvrage. Certains propos d’EFA peuvent également rentrer dans ce type de distinction et porter à confusion :
Nous savons que nos enfants sont nés hors de nous : nous les avons adoptés et aimés avec leur histoire. Nous sommes les premiers à avoir réclamé des renseignements sur le passé. Alors même que, pendant longtemps les services sociaux se sont évertués à apparier physiquement parents et enfants adoptés, nos associations montraient aux futurs adoptants l’importance capitale de la vérité sur l’origine des enfants. (Accueil, 1996, p. 31, souligné par nous).
41À cette date, EFA se positionne en faveur du maintien de l’anonymat, avec recueil d’éléments sur l’histoire des parents de naissance, dans la mesure où ils ne permettent pas de les identifier. Que signifie alors cette « vérité sur l’origine des enfants » ? Elle désigne le même phénomène que « la réalité des origines » de Catherine Bonnet : révéler à l’enfant sa situation d’adopté. Un consensus contemporain prévaut sur le fait que l’individu a besoin de connaître son histoire. C’est d’ailleurs ainsi que des personnes soutenant les éléments non identifiants peuvent les présenter comme répondant à ce besoin, comme Jean-François Mattéi et Annick Bocandé, en 1996. Mais la définition qu’ils en donnent, loin de viser une rencontre entre les parents de naissance et l’enfant adopté s’articule autour des causes et des circonstances de l’abandon, autour d’informations qualitatives. Avec l’évolution du débat sur dix ans, on voit la définition se préciser. Lors d’une conférence de presse, le 12 septembre 2002, EFA donne à nouveau à voir le même type de raisonnement. Pour eux, « la connaissance des origines » revêt trois formes :
- la vérité de l’adoption : savoir que l’on a été adopté et comment les chemins des enfants croisent ceux des parents pour ne faire plus qu’une famille ;
- l’histoire : savoir pourquoi on a été « abandonné » puisqu’à un moment tout enfant adopté se dit qu’il a été abandonné […];
- un nom, nécessaire à certains, une rencontre éventuellement que souhaitent d’autres.
42Cette manière de présenter l’accès à l’histoire de l’enfant rejoint celle de présenter les différents types de filiation (chapitre III) dans lesquelles la filiation biologique ne prenait qu’une place mineure. De même, la rencontre éventuelle avec des parents de naissance n’est pas présentée comme une chose primordiale, encore moins comme un droit élémentaire de l’individu. EFA explique que leur fédération s’est battue « pour qu’il n’y ait plus de dossiers “vides” » (Accueil, 1996). C’est aussi la revendication de quasiment tous les partisans de l’accouchement sous X ; la seule limite qu’ils posent est la rencontre entre les parents de naissance et l’enfant adopté. Toutefois, au-delà de cette rencontre impossible, qui peut être défendue au nom de la stabilité des familles adoptives, se pose également la question des limites à poser quant aux révélations faites à l’enfant.
La question du viol et de l’inceste
43Nicole Peltier s’interroge sur le type d’éléments à transmettre à l’enfant sur ses origines :
Toute vérité n’est pas bonne à dire, et il est à mon avis inutile, pour ne pas dire nuisible, de signaler à tel ou tel que sa mère se prostituait ou qu’il est issu d’un viol. Elles ont bien d’autres choses à dire à leur enfant, sauf les indifférentes qui nous laissent le soin de présenter les choses à notre façon, et ce n’est pas le plus facile. Comment dire que la mère s’en moquait éperdument ? (Peltier, 1995, p. 158).
44Ici, sont donc posés deux garde-fous à préserver dans le seul objectif de ne pas nuire à l’équilibre de l’enfant : non seulement des circonstances de naissance peu acceptées socialement mais également un désintérêt de la mère de naissance. Cette position s’oppose en tous points à celle tenue par les adversaires de l’accouchement sous X ; ces derniers soutiennent que l’enfant ne cherche pas une histoire idyllique, mais son histoire qui lui appartient en propre. Ils présentent par ailleurs l’accouchement sous X comme une situation subie par la femme, sous la contrainte de ses proches. La conception développée par Nicole Peltier dans ce passage brise donc cette image ; certaines femmes ne se préoccupent absolument pas de l’avenir de l’enfant. Elle se pose la question de savoir si ce dernier serait prêt à l’entendre.
45Il est intéressant de constater qu’EFA adopte une attitude différente par rapport aux viols. Ils ne mettent pas en scène des circonstances terribles à l’origine de la volonté de la femme d’abandonner son enfant. Il ne faut pas oublier que les positions que cette fédération d’associations de parents adoptifs défend concernent leurs propres enfants. Leur dire qu’ils sont issus d’un viol, l’imaginer seulement doit s’avérer très difficile. C’est ainsi qu’ils sont amenés à tenir des propos très rassurants et réconfortants. Selon eux, en effet, « la plupart des enfants sont tout simplement issus du plaisir d’un amour provisoirement partagé ! ». Le terme « provisoirement » suppose en conséquence que la rupture de lien entre une mère et son enfant, est en rapport avec une rupture conjugale qui la précède.
46Catherine Bonnet utilise très régulièrement la question du viol dans ses démonstrations. Selon elle, plus de 10 % des naissances sous X sont issues d’un viol. Un sous-titre d’un de ses articles est à cet égard révélateur de la manière dont elle envisage cette question : « Transmettre le secret du viol est-il une menace ou une protection pour le devenir de l’enfant ? » (Bonnet, 1994, p. 167). Elle opte sans hésiter pour la première proposition. L’enfant serait atteint très profondément dans son intégrité psychique. Selon elle, le secret autour du viol ou de l’inceste risque de le déstabiliser profondément : « le dévoilement de la conception violente risque de projeter sur l’enfant des fantasmes négatifs qui le stigmatisent » (Bonnet, 1994, p. 167). Cinq ans après, elle tient le même discours : « il y a des réalités difficiles à accepter : l’enfant n’a peut-être pas besoin de connaître dans quelles circonstances de détresse il a été conçu et porté. » (Bonnet, 1999). Catherine Bonnet ajoute que les parents adoptifs ne doivent pas non plus être tenus au courant : « Les fantasmes des scènes violentes et humiliantes que des adultes vont superposer sur le bébé ne sont-ils pas plus traumatiques que le risque génétique ? » (Bonnet, 1994, p. 167-168). Ce type de remarque aurait pu se placer dans le chapitre III, dans la mesure où il illustre une certaine conception de la paix des familles adoptives : l’une de ses modalités passe ainsi par l’impossibilité pour les parents de tout savoir sur leur enfant sous peine de le stigmatiser. Si la conception de leur enfant est entourée d’horreur, l’adoption peut mal se dérouler. À l’inverse, l’absence de vérité doit permettre à l’enfant de mener une vie normale : « La rupture irrévocable de la filiation à la naissance, qu’organise la loi de l’accouchement secret, offre ainsi à l’enfant une nouvelle chance de vivre sans que pèse le poids de sa conception. » (Bonnet, 1994, p. 168).
47L’association Le collectif féministe contre le viol qui se bat pour que l’on prenne davantage en compte les souffrances des femmes, notamment à travers leur prise en charge judiciaire, partage cette conception du viol. Ce collectif estime que l’accouchement sous X est une bonne mesure pour la femme qui a subi un viol, notamment dans la prise en compte de l’enfant qu’elle serait amenée à rejeter. Il estime que :
le changement de vocabulaire « accouchement au secret » (au lieu d’accouchement sous X), consentement à l’adoption (au lieu d’abandon), peut favoriser un changement de mentalité par rapport aux femmes qui font ce choix dans l’intérêt de l’enfant, et peut contribuer aussi à apaiser les enfants adoptés qui n’ont pas été abandonnés par leur mère mais « confiés à l’adoption »21. (Bulletin 2000, p. 71).
48Au Parlement, cette question du viol et de l’inceste est également abordée, notamment par Bruno Bourg-Broc, député RPR. Selon lui, « le secret de l’origine d’un enfant adopté peut couvrir pire qu’un abandon : viol, abus sexuel, inceste doivent-ils entrer dans l’histoire d’un enfant ? »22. Pour une femme victime de sévices sexuels, garder secrète son identité résulte d’une attitude « généreuse » en vue d’épargner à l’enfant une souffrance. Il estime en conséquence qu’il serait malvenu de lever le secret au nom de l’intérêt de l’enfant.
49Un des résultats de l’enquête réalisée par Nadine Lefaucheur sur des femmes ayant accouché sous X montre que le viol constitue une minorité par rapport aux autres situations, entre 4 et 10 %23 (Lefaucheur, 2001). Mais finalement que peu de femmes qui accouchent sous X aient été victimes d’un viol ne change guère le débat. Il semble que dans ce débat le chiffre ne compte décidément pas. Lors du débat législatif de la loi de 2002, Marie-Hélène Aubert, députée verte, s’appuie sur l’enquête de Nadine Lefaucheur et se demande si l’on peut supprimer l’accouchement sous X pour les victimes de drames aussi terribles « même si ce n’est pas la majorité des cas »24.
50Cette insistance des partisans de l’accouchement sous X à mettre en avant la souffrance de l’individu s’inscrit dans une conception moderne de l’individu occidental. La souffrance individuelle compte plus que le nombre. L’étude du traitement social du viol depuis le Moyen Âge, dans une perspective éliasienne (Élias, 1975), telle que la réalise Georges Vigarello (1998), permet de mettre davantage notre objet en perspective. Le processus d’individualisation de la société, c’est-à-dire la prise en compte accrue du « je », de la subjectivité de la personne, de sa dimension interne et intime a amené à prendre en compte sa souffrance psychique, notamment en cas de viol : « L’individu livré davantage à lui-même est parallèlement livré à plus d’incertitude, moins protégé par des institutions qui auparavant réglaient son quotidien, son destin. La privatisation de l’existence […] développe une sensibilité plus réceptrice à la souffrance psychique, plus vulnérable aux conflits internes, aux obstacles personnels, aux difficultés d’agir par soi » (Vigarello, 1998, p. 273). De même, Charles Taylor soutient que l’évitement de la souffrance est une des principales caractéristiques de la conception moderne du respect que chacun doit à autrui (Taylor, 1998). Seulement ce dont témoigne le devoir de se positionner à l’égard de l’accouchement sous X, c’est la difficulté, voire l’impossibilité à définir la souffrance d’un individu, tant elle peut prendre de multiples formes. Que doit-on prendre en compte : la souffrance de l’enfant face à la découverte du viol de sa mère de naissance ou sa souffrance de ne pas connaître ses origines ?
Il faut protéger l’enfant d’une déception
51Lors du débat législatif de 1992, la revendication des élus de la majorité socialiste et des députés communistes réside dans la volonté de favoriser l’accès aux origines. Pascal Clément s’interroge sur les limites que la loi doit se fixer par rapport à son objectif de « mise en harmonie avec la science ». Une des limites majeures doit être dictée par l’équilibre psychique de l’enfant, c’est pourquoi il affirme qu’« il ne faut pas inciter de façon excessive à faire de telles recherches des enfants qui ont déjà du mal à trouver leur équilibre dans la vie »25.
52Selon lui, la rencontre avec des parents de naissance, loin d’apporter à l’enfant la paix intérieure recherchée, le déstabiliserait complètement dans la mesure où elle pourrait susciter une grande déception :
La recherche de l’origine familiale ne doit pas être systématique. C’est un besoin presque irrépressible pour un enfant naturel devenu adolescent de connaître ses parents, ses origines familiales. Cette recherche réussit quelquefois, mais débouche sur une immense déception en cas de rejet du père ou de la mère naturelle – la mère légitime26.
53On aurait pu imaginer que les partisans de l’accouchement sous X insistent pour mettre en valeur l’idée selon laquelle les enfants adoptés ne souffrent pas plus que les autres. Bien au contraire, Pascal Clément choisit une tout autre argumentation : les enfants abandonnés sont des enfants qui souffrent particulièrement, il ne faut pas en rajouter. L’accès aux origines est perçu comme source de déséquilibre, ce qui fait écho à la fragilité supposée des familles adoptives, qui poussait ce même élu à vouloir les sécuriser grâce à l’anonymat. Lucien Lanier, sénateur RPR, le rejoint en 1992, et estime également que l’anonymat, l’impossibilité pour l’enfant de connaître ses origines, le garantit « contre les déceptions, les désillusions ou les traumatismes dont on n’aurait pas su le protéger »27. En revanche, d’autres partisans peuvent rejeter la légitimité de la demande des nés sous X.
Roman familial et scène primitive au service d’une délégitimation de la demande des nés sous X
54Selon certains, demander d’accéder à ses origines est certes parfaitement compréhensible mais les experts et le législateur doivent prendre leurs responsabilités et ne pas donner trop d’ampleur à cette revendication. Aussi, plutôt que de répondre sur le même terrain, ils tentent de relativiser leur besoin de connaître leurs origines pour mieux en saper le fondement. En 1996, les députés Bruno Bourg-Broc et Paul Chollet, respectivement RPR et UDF, développent des conceptions qui convergent dans le sens d’une normalisation du problème des personnes nées sous X. Ces deux élus s’appuient sur une argumentation psychanalytique qui a pour objectif principal de démontrer la normalité de la demande des nés sous X.
55Paul Chollet s’appuie sur la théorie de la scène primitive. Tous les enfants s’interrogent sur leurs origines, même s’ils ne sont pas adoptés : « Et bien des comportements des enfants, bien des régressions ou des comportements agressifs sont liés à la recherche éperdue de ce que Freud appelait la scène primitive28 ». La scène primitive désigne une scène dans laquelle l’enfant se voit assister aux relations sexuelles de ses parents, soit parce qu’il y a réellement assisté, soit parce qu’elles suscitent chez lui un fantasme. Le recours à cette théorie permet au député d’affirmer que les fantasmes des enfants sont identiques ; qu’ils soient adoptés ou non, la manière dont ils ont été conçus restera toujours finalement un mystère.
56Bruno Boug-Borc, quant à lui, s’appuie sur la théorie du roman familial, comme le fait Catherine Bonnet, que ces mêmes élus ont d’ailleurs auditionnée durant les travaux préparatoires de 1996. Le roman familial est une théorie élaborée par Freud, pour la première fois en 1909 dans son livre intitulé Le roman familial des névrosés. Le roman familial consiste pour l’enfant à s’imaginer d’autres origines que la sienne, par exemple une provenance royale quand on est élevé dans une famille modeste. C’est dire à quel point ce roman est perçu par Freud comme relevant de l’ordre de la normalité. Le recours à cette théorie permet ainsi à Catherine Bonnet de signifier que ce processus est normal, repérable chez tous les enfants ; la seule différence chez les enfants nés sous X, est qu’ils se confrontent à un fait objectif et réel, l’abandon, la séparation avec une filiation d’origine. Aussi, insiste-t-elle sur le fait qu’organiser des retrouvailles n’aiderait pas à dépasser le fantasme du roman familial, mais au contraire y enfermerait les enfants.
57Selon Catherine Bonnet : « Comme les enfants biologiques, ces enfants adoptés imaginent en effet qu’ils ne sont pas nés de la relation sexuelle de leurs parents, seulement cette fois-ci c’est vrai ! » (Bonnet, 1992, p. 160-161). Selon elle, ce « qui les dérange, en fait, et suscite “le roman familial”, ce n’est pas l’unique relation sexuelle qui les a conçus mais la relation affective et sexuelle quotidienne du couple de leurs parents adoptifs ». C’est ainsi qu’elle explique la quête de ces enfants : « Qui vont-ils alors idéaliser, s’ils souhaitent prendre une distance à l’égard de leurs parents adoptifs ? En l’absence d’informations précises sur leurs géniteurs, leur roman familial peut se superposer à ceux qui les ont conçus et alors exacerber la curiosité sur leurs origines. » La quête des origines des enfants nés sous X est simplement exacerbée par l’absence d’informations sur leurs géniteurs, mais ne s’avère pas constitutive de l’identité. Cette façon d’aborder le roman familial permet à Catherine Bonnet de défendre l’institution des renseignements, certes non identifiants, mais qui les informent sur leur histoire. Dévoilés le plus tôt possible, ils suffisent à atténuer cette souffrance et surtout à ce que « leur rêverie du “roman familial” » ne soit pas « amalgamée à cette recherche des origines. » (Bonnet, 1992, p. 160-161).
58Selon ces partisans de l’accouchement sous X, la souffrance des personnes nées sous X ne provient pas réellement de l’absence de connaissance de leurs origines, bien qu’elles se persuadent du contraire, mais du fantasme classique du roman familial. Leur recherche n’est pas motivée par leur situation d’adopté mais par l’idéalisation qu’ils font d’autres parents face aux imperfections de leurs parents réels (adoptifs), comme tous les enfants. Au lieu de dépasser ce stade classique ils vont s’y enfermer, s’y maintenir, ce qui les empêche de se construire de façon équilibrée. Catherine Bonnet pose alors la question suivante :
N’est-il pas plus sage d’aider les adoptés à accepter leurs origines biologiques et à faire le deuil de ne pas connaître l’identité de leurs géniteurs si ceux-ci ont réclamé l’anonymat ? Ils pourront alors adopter leur histoire originelle et accepter comme les adolescents biologiques l’imperfection et la quotidienneté banale de leurs parents adoptifs. (Bonnet, 1992, p. 180).
59EFA, qui tente également de comparer la demande de leurs enfants adoptés aux autres enfants, estime que la différence est plus ténue que ce que l’on pense, puisque dans les deux cas la vérité n’est que partielle. Il n’existe pas de différence entre enfants adoptés et enfants dits biologiques :
Quoi qu’on fasse, elle [la vérité absolue] est impossible à dire. Les parents biologiques lui expliqueront qu’il est né parce qu’ils en avaient envie. Mais qu’y a-t-il derrière ce désir ? Il n’est pas bon de l’éclaircir totalement. Pourquoi là, maintenant, comme cela ? Vouloir un enfant, c’est souvent cesser de ne pas en vouloir. Il n’existe aucun moyen de lui dire la vérité complète sur ses origines. Il faut bien sûr parler à l’enfant adopté de son adoption, sans rester dans le mythe que l’on lui livrera la vérité absolue. On ne lui expliquera pas plus qu’un parent biologique ne lui explique pourquoi on a souhaité un enfant. Je ne sens pas là non plus de différence radicale entre l’enfant adopté et biologique. (Accueil n° 3-4, 1996, p. 7).
60Jeanine Noël estime que chacun d’entre nous se soumet à ce type de recherche qui n’est qu’« un mode de chercher : “qui je suis” […] c’est la recherche de tous les êtres humains […] Certes, quelques-uns persistent dans leurs fantasmes narcissiques à propos du secret ou de l’abandon, mais à la manière de tout individu qui cherche à trouver des causes à ses souffrances ou à ses insuccès dans les périodes conflictuelles et douloureuses » (Noël in Soulé et Noël, 1996, p. 63, souligné par nous).
61Ainsi, ces partisans de l’anonymat usent du passage du particulier au général décrit par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (Boltanski et Thévenot, 1991). Ces deux auteurs constatent que dans une lutte basée sur le langage et non sur la violence physique, cette technique s’utilise pour mieux se convaincre de la légitimité de son action, s’inscrivant ainsi dans la défense d’une cause. Pour servir sa propre cause, l’argumentation basée sur le roman familial et sur la scène primitive dénigre la cause de l’adversaire. Il s’agit de passer de l’énoncé « les enfants nés sous X veulent connaître leurs origines » à « tous les enfants veulent connaître leurs origines », pour finir par un énoncé annulant la spécificité du premier « il ne faut pas donner trop d’importance à la demande des enfants nés sous X de connaître leurs origines ». La quête des nés sous X exprimerait de manière exacerbée la quête de tous les enfants, à laquelle la société donne trop d’importance. Les nés sous X ne se posent pas de questions différentes des autres individus, et surtout, ils n’obtiendront pas plus de réponses, estiment les partisans de l’accouchement sous X. Ces propos représentent précisément un très fort décalage entre les adversaires et partisans de cette mesure.
62Dans un colloque consacré au thème des origines, Annette Blain, fondatrice de la première association de personnes recherchant leurs origines, témoigne de sa souffrance. Un dialogue s’engage avec Anne Bouchart, psychologue coorganisatrice du colloque, qui montre les extrémités parfois atteintes par la « normalisation » de la demande des personnes nées sous X. Nous nous permettons de citer leur échange intégralement :
Anne Bouchart [psychologue] : D’emblée vous situez la question de connaître ses origines dans une quête d’identité : Qui sommes-nous ? Dites-nous qui sont nos parents, nous saurons qui nous sommes. Dit comme cela, j’ai envie de relancer le débat, de l’élargir en disant que c’est une question que tout le monde ici pourrait reprendre à son compte. Dites-nous qui sont nos parents, nous saurons enfin qui nous sommes. De la même façon et de manière provocante, mais je crois que cela permet d’ouvrir la question de l’abandon et peut-être de faire apparaître ce qui est spécifique d’un abandon réel, je dirai : « Nous sommes tous des enfants abandonnés… »
Annette Blain : Non ! Je ne crois pas, si j’en juge parce que j’ai entendu ici, je suis la seule dans la salle à l’avoir été.
Anne Bouchart : Je pourrais répondre que j’ai été abandonné et je crois que chacun à sa manière pourrait trouver à vous dire comment il a été abandonné. (Blain, 1988, p. 152).
63Françoise Dolto reprend la parole pour dire qu’il faut tenter de comprendre Annette Blain. Elle estime que les deux femmes ne parlent pas du même abandon. La sensibilité a tellement changé qu’aujourd’hui ce type d’échange semble indicible voire impensable. Il devient indécent, dans la mesure où le propos d’Anne Bouchart est tenu en présence d’Annette Blain qui a été réellement abandonnée par ses parents. Certains partisans de l’accouchement sous X tiennent une autre logique argumentaire, comme Pascal Clément (cf. ci-dessus). Ils continuent et continueront certainement à expliciter que les personnes nées sous X peuvent effectivement souffrir de l’absence d’origine, mais que supprimer l’accouchement sous X reviendrait à prendre le risque qu’elles ne puissent jamais en témoigner.
64L’accouchement sous X est donc perçu comme une mesure impérative qui protège les intérêts de l’enfant dans la mesure où il le protège physiquement de maltraitances, voire de la mort, mais également dans la mesure où il permet de lui garantir les droits élémentaires liés à son statut d’enfant, à savoir le droit à l’amour et à l’équilibre psychique. S’exprime donc là une conception de l’enfant dont le besoin essentiel est d’être protégé, aimé et choyé. Les protections morale et physique semblent tellement inextricablement liées que certains propos peuvent difficilement faire l’objet d’une interprétation tranchée entre les deux, comme ceux de Jacqueline Rubellin-Devichi. Elle estime en effet qu’« en organisant une rupture irrévocable avec les origines et en respectant ainsi un anonymat total, il [l’accouchement sous X] permet à toute femme qui le souhaite de garder le secret des circonstances de la conception pour protéger le devenir du bébé ». Ce devenir du bébé peut s’interpréter dans le sens d’un devenir psychologique aussi bien que physique. Simone Chalon, dans l’éditorial du numéro spécial d’Enfance majuscule, déclare :
Certains détracteurs de l’accouchement sous X connaissent-ils les autres articles de la Convention internationale des droits de l’enfant ? Pour beaucoup, non. C’est regrettable et c’est à nous de nous battre pour la dignité et le droit pour chaque enfant de vivre « son enfance » en étant aimé, aidé, à l’abri des violences de toutes sortes. (Enfance majuscule, 1998).
65Cette nécessité de considérer l’enfant comme un être à protéger s’insère dans un processus que nous qualifions d’« enfantisation » : la société n’a jamais autant considéré l’enfant comme un enfant qu’aujourd’hui. Nous nous pencherons précisément sur ce processus dans le chapitre VII. C’est également une certaine conception de la femme que les partisans de l’accouchement sous X donnent à voir à travers leur soutien à l’anonymat.
Une définition de la femme indépendante de la fonction maternelle
66Les partisans de l’accouchement sous X développent une certaine conception de la femme comme d’un individu qui peut s’affranchir totalement de sa maternité.
L’accouchement sous X comme droit fondamental de la femme
67Défendre l’accouchement sous X part d’un constat : la femme peut ne pas être mère si tel est son souhait, et seul l’anonymat total en est le support. Cette idée s’inscrit dans un mouvement plus général de reconnaissance de l’autonomie de la femme face à sa maternité, mouvement marqué par les lois autour de l’IVG et de la contraception.
Un postulat : respecter le choix d’une femme de ne pas être mère
68La lexicologie que les partisans de l’accouchement sous X emploient illustre leur conception de la femme. Les mots utilisés pour nommer les femmes accouchant sous X s’avèrent révélateurs de la manière de les percevoir, voire de les définir. C’est le cas de Catherine Bonnet qui s’efforce de ne pas utiliser le mot « mère » à leur égard. Il s’agit de respecter ces femmes et le choix qu’elles font de ne pas être mère. Elle critique dans ce sens le fait que chacun
semble encore réciter cette litanie : toute femme qui accouche est nécessairement une mère, toute mère aime nécessairement son enfant. On croirait que l’amour d’une mère pour un enfant augmente au fur et à mesure du développement de l’embryon ! On croirait que notre société s’effondrerait si la grossesse et l’accouchement ne faisaient pas germer le sentiment maternel. À l’heure des techniques de fécondation en éprouvette, pourquoi notre société s’accroche-t-elle si curieusement à la maternité utérine comme à une bouée de sauvetage ? (Bonnet, 1992, p. 94-95).
69À partir du moment où ces femmes ne souhaitent pas être mère, faut-il encore « considérer ces femmes en détresse comme des mères indélébiles, astreintes à transmettre un nom et devant ainsi assumer des retrouvailles, ou doit-on laisser à chaque femme la liberté de choisir de ne pas devenir mère à l’accouchement ?» (Bonnet, 1992, p. 42).
70En spécifiant l’état des femmes qui accouchent sous X, Catherine Bonnet ne remet-elle pas en cause son propre postulat ? Tout en insistant sur le droit fondamental de toute femme de ne pas être mère, elle insiste sur les raisons psychiques et pathologiques qui les obligent à se séparer de leur enfant. On peut se demander si pour Catherine Bonnet, la femme doit toujours arborer une raison légitime pour bénéficier de ce droit. Dans l’affirmative, cela montrerait que ce postulat ne relève pas d’un principe aussi intangible qu’il y paraît. Pour qu’il le soit réellement, il faudrait pousser le raisonnement en affirmant que toute femme, peu importe sa condition, son état, peut se séparer de son enfant définitivement, comme l’on se sépare de son conjoint. Rappelons que la loi, elle, s’applique à toute femme, mariée ou non, sans préciser de seuil d’âge et sans aucune restriction.
71Jacqueline Rubellin-Devichi peut employer le mot « mère », mais semble en partie rejoindre Catherine Bonnet, puisqu’elle précise qu’il s’agit là d’une dénomination qui ne caractérise que l’aspect biologique : « On remarquera que tous deux [Neuwirth et Clément] ont une connaissance qui n’est pas seulement théorique des situations rencontrées par les mères (au sens biologique) en difficulté » (Rubellin-Devichi, 1994, p. 36, souligné par nous).
72Catherine Bonnet dénonce à plusieurs reprises, dans ses articles et ouvrages, un ensemble de pratiques qui lui semblent inhérentes au consensus autour de ce mythe de l’amour maternel, de l’instinct maternel, auquel les professionnels n’échappent pas.
Sous prétexte d’éveiller leur « instinct maternel », gestes et mots se répètent :
- contraindre une femme à accoucher « naturellement » alors qu’elle réclame une anesthésie afin de ne pas voir l’enfant qu’elle veut remettre en vue d’adoption ;
- contraindre une femme à prendre dans ses bras l’enfant malgré elle, alors qu’elle a préféré ne pas le voir pour ne pas s’attacher et ainsi mieux en faire le deuil ;
- refuser à une femme de lui montrer son enfant quand elle le demande alors qu’elle pense qu’elle pourra mieux l’oublier si elle l’a vu au moins une fois ;
- contraindre une femme qui a décidé de se séparer de son enfant à le mettre au sein en espérant ainsi que l’allaitement déclenchera « l’instinct maternel »;
- contraindre une femme à assister à l’émotion et la joie d’autres en les mettant dans la même chambre que de jeunes accouchées et leur bébé pour le faire regretter ;
- être persuadé que c’est un devoir pour le personnel de forcer une femme à faire la connaissance de son enfant pour la faire changer d’avis et lui donner ainsi l’envie de le garder ;
- accueillir, soigner de jeunes accouchées sous X en ne cessant de les entourer de commentaires désobligeants ou en les assaillant de questions indiscrètes ;
- ou les appeler d’emblée « mères »… (Bonnet, 1988).
73On voit que parmi ces pratiques, incriminables à ses yeux, figure celle de les appeler « mère ». Le terme « d’emblée » met en valeur le fait que pour la plupart des gens – dont le personnel des hôpitaux – une femme qui accouche est automatiquement mère. D’autres auteurs dénoncent des pratiques similaires : « Des cliniques ignorent la procédure de l’accouchement anonyme. Certains membres du personnel ne manquent pas de montrer leur réprobation en mettant la parturiente en quarantaine » (Maury, 1988).
74En 1996, Nicole Borvo, sénatrice communiste, développe une argumentation plus pragmatique. Certes, elle estime qu’il faut respecter le « libre choix de la femme », mais elle craint le pire si l’accouchement sous X devait à être supprimé : « C’est l’obliger à assumer une situation qu’elle ne peut pas assumer. Mettre des conditions à l’anonymat n’est plus assurer l’anonymat et risque de poser plus de problèmes que cela n’en résout et engendrer, par exemple, de fausses déclarations d’identité29 ».
75C’est sur la manière de nommer la mère que Sophie Marinopoulos s’éloigne le plus de Catherine Bonnet. Elle estime, en effet, qu’il faut continuer à appeler « mère » les femmes qui ont accouché sous X. Selon elle, cette désignation doit s’appliquer également à la femme qui commet un infanticide : « c’est une mère qui a tué son enfant » (Marinopoulos, 1997, p. 80). De même, partant du principe qu’il s’agit bien d’un droit de la femme, il ne peut être considéré par le personnel comme une obligation. Selon elle, «l’anonymat est un droit, pas une obligation »30. Elle ajoute : « L’imposer, c’est entraver la liberté individuelle de celui qui consulte » (Marinopoulos, 1997, p. 99). Au nom de la liberté de la femme, son libre-arbitre doit être sauvegardé. D’autres solutions que l’accouchement sous X existent dont elle doit être parfaitement informée. En ce sens, la loi de 2002 à l’origine de la création du Cnaop s’inspire de cette position. Au moment où la femme est invitée à donner son identité, elle est informée de toutes les possibilités qui s’offrent à elle.
L’accouchement sous X relève du même principe que l’IVG ou la contraception
76Certains défendent l’accouchement sous X au nom de la liberté de la femme de disposer de sa maternité, qui relèverait du même principe que l’interruption volontaire de grossesse ou la contraception. Ces deux pratiques sont reliées par le fait même qu’elles répondent bien à une demande spécifique d’une femme enceinte qui ne désire pas ou ne peut pas garder son enfant. Aussi, la société française lui laisse-t-elle la possibilité d’avorter afin de stopper le processus qui la mènerait à être mère. Or, si certaines femmes dépassent les délais légaux d’IVG, il n’en demeure pas moins qu’elles ne souhaitent pas être mère, et qu’elles ne désirent aucun lien avec leur enfant. Nicole Roussel, du Planning familial, estime que l’accouchement sous X s’inscrit dans la défense générale des droits de la femme : « Ce qui est la base de notre action auprès de ces femmes, c’est le droit de choisir une maternité. (Rappelez-vous l’affiche du Planning familial “un enfant si je veux, quand je veux”). L’accouchement sous X comme la loi sur la contraception et l’IVG leur permettent d’exercer ce droit » (Colloque organisé par le Planning familial, 1994). De même, pour Jacqueline Rubellin-Devichi et Lucien Neuwirth31, l’accouchement sous X est clairement une « liberté fondamentale » (Rubellin-Devichi, 1998, p. 15). Mais il ne faut pas s’y méprendre : les adversaires de l’accouchement sous X estiment que cette mesure ne défend pas le droit des femmes, mais au contraire le bafoue (chapitre suivant) tout en défendant par ailleurs le droit à l’avortement. Le féminisme est une idéologie qui revêt plusieurs formes, parfois contradictoires.
77À travers le respect du choix de la mère, c’est donc une dimension féministe que certains donnent à leur combat pour le maintien de l’accouchement sous X. Ainsi, la question de la liberté dont l’accouchement sous X serait porteur, se conjugue automatiquement à l’idée qu’une femme est femme avant d’être mère. Pour certains partisans de l’accouchement sous X, il existerait un décalage entre l’acceptation sociale du refus d’une maternité par le biais de l’IVG et par le biais de l’accouchement sous X. Pour Catherine Bonnet, « la société a du mal à vouloir reconnaître le droit à une femme au-delà de 10 semaines de dire qu’elle ne se sent pas capable d’assumer la maternité et qu’elle souhaiterait déléguer à d’autres son autorité parentale » (Bonnet, 1988). Dans cette optique, si la femme a la possibilité de ne pas élever son enfant, mais qu’elle est susceptible de le revoir, cela reviendrait à l’emprisonner dans un statut de mère, même en pointillés.
78Nicole Peltier, quant à elle, n’abolit pas le mot mère puisqu’il fait même partie intégrante du titre de son ouvrage Les mères de l’ombre. Ainsi, ce titre ressemble à celui d’un des articles de Catherine Bonnet Les femmes de l’ombre. Bien que cette dernière se soit bien gardée d’employer le mot « mère », un fil conducteur les relie : l’ombre. Mais pour quelles raisons des partisans de l’accouchement sous X, qui souhaitent tant réhabiliter cette mesure, associeraient-ils l’accouchement sous X à l’ombre ? Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’en 1998, une association de mères ayant accouché sous X a choisi de s’appeler « Association des Mères de l’Ombre ». Est-ce à dire qu’elles défendent l’accouchement sous X comme Nicole Peltier ? Bien au contraire. Depuis sa création, l’AMO a rejoint la Cadco, ses membres tiennent à être les porte-parole des femmes qui regrettent leur accouchement sous X et qui recherchent leur enfant. Il y a donc ombre et ombre. L’ombre dont parlent Catherine Bonnet et Nicole Peltier désigne l’opprobre de la société, la méconnaissance et le mépris qui entourent les femmes qui accouchent sous X. Tandis que l’ombre de l’AMO représente celle dans laquelle l’anonymat les place (chapitre suivant). Certains propos permettent de bien comprendre la manière dont la question de l’ombre intervient dans le but de défendre l’accouchement sous X.
On ne peut que s’étonner de l’écart qui règne entre :
- le droit pour les femmes de recourir à une contraception, autrement dit à désacraliser les cellules sexuelles en leur enlevant leur potentiel « enfant »;
- le droit, en cas d’échec de la contraception, de recourir à l’interruption volontaire de grossesse et bientôt à la contraception32 ;
- le droit de donner ses cellules sexuelles à d’autres individus pour leur permettre de procréer (donneurs de spermatozoïdes, donneuses d’ovules).
Et tout cela, en toute liberté et sans avoir à se cacher… et l’ombre et la honte dans lesquelles sont mises les femmes qui s’interrogent sur leur grossesse non désirée. (Bonnet, 1988).
79Selon elle, si la société permet à la femme de disposer de son corps et de sa maternité comme elle l’entend, qu’il s’agisse de contraception, de procréation ou d’avortement, pourquoi l’accouchement sous X devrait-il constituer une exception ? Pour Catherine Bonnet, c’est l’abandon en lui-même plus que l’anonymat que l’on juge difficilement. Ainsi, Catherine Bonnet et Nicole Peltier s’efforcent de faire la lumière sur ces femmes, non en leur enlevant l’anonymat mais l’opprobre que la société leur jette, en montrant qu’accoucher sous X représente un acte digne, contrairement à d’autres solutions.
Une définition de la responsabilité
80Pour beaucoup de ses partisans, l’accouchement sous X est un choix de la femme qu’il faut respecter, au nom de la défense des droits de la femme. Défendre le maintien de cette mesure ne relève pas uniquement, selon eux, de la défense d’un principe, celui du respect du choix de la femme, mais également du respect de la nature de ce choix. Face à une grande détresse, accoucher sous X, plutôt qu’abandonner son enfant dans la rue, devient un acte des plus positifs, qui réhabilite ce geste.
De l’accouchement sous X comme acte positif…
81Les adversaires de l’accouchement sous X, nous le verrons, présentent cette mesure comme bafouant la dignité de la mère, que l’on souhaite nier et mettre à l’écart. Une toute autre position est celle présentée par ses partisans d’après lesquels la mère accomplit un acte digne, en comparaison d’un abandon dans la rue. Ainsi, l’objectif de rapprochement qu’effectue Catherine Bonnet entre les processus psychologiques des femmes ayant accouché sous X et celles qui ont commis un infanticide en tant qu’elles ont toutes vécu une « grossesse impensable », réside dans la volonté de valoriser le choix de l’accouchement sous X. Elles étaient pourtant en prise au même désarroi :
C’est en les écoutant [les femmes qui accouchent sous X] qu’est alors possible de comprendre pourquoi il ne faut pas confondre les femmes qui cherchent à protéger leur nouveau-né d’un risque ultérieur de maltraitance ou de négligence, celles qui accouchent soudainement dans la solitude et qui, dans un grand désarroi, laissent le nouveau-né sur la voie publique […] et celles qui vont confier leur enfant temporairement à une institution publique ou privée car elles ne peuvent dire qu’elles ne peuvent pas l’élever. (Bonnet, 1992, p. 95).
82Percevoir l’accouchement sous X comme acte positif, courageux et digne, se décline en deux points essentiels. La femme qui accouche sous X est une femme courageuse et digne parce qu’elle se projette dans le temps court et le temps long. Elle choisit en effet la protection immédiate de son enfant, en lui offrant des conditions sanitaires et sociales correctes au risque de la désapprobation, plutôt qu’un anonymat absolu et total en l’abandonnant dans la rue. La femme qui accouche sous X prend donc ses responsabilités face au destin de son enfant, en ne plaçant pas son aspiration à la rupture totale de lien au-dessus de la protection de son enfant. Abordé sous cet angle, déposer son enfant n’importe où, même en espérant qu’il soit trouvé et recueilli très vite, est un acte beaucoup plus facile que l’accouchement sous X.
83La femme choisit également la protection de son enfant dans le temps long, en lui permettant d’être adopté au plus vite. C’est pourquoi, selon les partisans de l’accouchement sous X, elle « confie son enfant à l’adoption ». Ils commettent ainsi un abus de langage juridique dans la mesure où confier son enfant à l’adoption renvoie à un article spécifique dans le Code de la famille et de l’aide sociale, qui implique au préalable une reconnaissance de l’enfant par la mère (article 62, alinéa 4). Or, les femmes qui accouchent sous X ne reconnaissent pas leur enfant. Nicole Peltier s’excuse de s’autoriser à utiliser un terme juridique dont elle sait qu’il ne correspond pourtant pas au dispositif de l’accouchement sous X. Elle précise qu’il correspond à une réalité, et non au droit : les femmes souhaitent confier l’enfant à des familles qui l’aimeront, plutôt que de ne pas assumer leur décision et de laisser temporairement leur enfant.
84Simone Chalon, directrice de l’œuvre d’adoption « Famille Adoptive Française », partage cette opinion sur la décision d’accoucher sous X, tant et si bien qu’elle effectue également le même abus de langage, car pour elle « la reconnaissance officielle par un texte législatif inséré dans le Code civil du droit de toute femme d’accoucher dans l’anonymat et de confier son enfant en vue d’adoption serait certainement un grand pas de fait. » Bien que l’accouchement sous X ait déjà été légal en France, au titre de l’article 47 du CFAS, Simone Chalon perçoit l’insertion de l’accouchement sous X dans le Code civil comme contribuant « à faire de cette démarche un acte positif, et de ces jeunes femmes des personnes respectables, faisant un choix difficile dans l’intérêt exclusif de leur enfant » (Chalon, 1992b, p. 17).
85Même quand il s’agit de juger la mère de naissance, l’enfant reste au centre des préoccupations : du respect de la volonté de la femme dépend celui de ses intérêts. C’est ce que l’on peut observer également chez les parents adoptifs d’EFA, qui estiment que « ces mères ont pris librement une décision courageuse après s’être convaincues que c’était la meilleure solution pour l’enfant » (Accueil, 1991 et Chombeau, 1992).
86Pour Sophie Marinopoulos, l’objectif du travail psychologique effectué auprès des femmes qui prennent ou ont pris la décision d’accoucher anonymement consiste « à considérer comme un acte responsable la décision de se déresponsabiliser de leur enfant, et ce afin de permettre une amorce de reconnaissance sociale » (Marinopoulos, 1997, p. 80). Selon elle, ceci n’est possible qu’en leur reconnaissant le statut de mère. Tout en se situant dans le camp partisan de l’accouchement sous X, elle estime que l’on doit considérer ces femmes comme mère, du moins dans le statut, afin que la société les respecte. C’est en tant que mère qu’elles confient leur enfant.
87Catherine Bonnet, quant à elle, insiste néanmoins pour les appeler « femme ». Pour autant, elle ne s’arrête pas à l’idée selon laquelle elles réalisent un acte courageux, en prenant le risque d’être vues et jugées, mais elle réinjecte une notion d’amour…
… au « geste d’amour »
88Elle va plus loin en exprimant l’idée qu’en accouchant sous X, ces femmes réalisent un « geste d’amour », titre de son livre paru pour la première fois en 1990. Selon elle, le « seul acte d’amour qu’elles peuvent accomplir est de le confier à d’autres » (Bonnet, 1992b, p. 98). Elle précise bien qu’il s’agit là du seul, de l’ultime acte qu’elles puissent réaliser, il ne faudra pas leur demander davantage. C’est pourquoi il ne s’agit pas d’un « abandon, c’est vraiment un choix d’amour par protection » (Bonnet, 1992b, p. 98). Le titre d’un de ses articles invite à l’interrogation par rapport à la question du geste d’amour : « Les femmes qui accouchent anonymement. Abandon ou geste d’amour ? » (Bonnet, 1992).
89La défense de l’accouchement sous X comme acte courageux ne revient pas à affirmer qu’il constitue un acte d’amour. Il n’est pas question pour nous de juger cette position, mais de mettre en valeur le paradoxe qui existe entre le fait de dénoncer les ravages du mythe maternel (vu plus haut) – qui consiste à enfermer la femme dans un statut de mère sous prétexte de la grossesse – et celui de qualifier l’accouchement sous X de geste d’amour. Catherine Bonnet dénonce le préjugé selon lequel « si une mère se sépare définitivement d’un enfant c’est une mauvaise mère car elle abandonne ». Dans son souci de réhabiliter ces femmes, Catherine Bonnet les transforme en êtres aimants. Dès 1988, elle déplore que malgré la loi de 1984 (remplaçant le terme « abandon » par « remise en vue de l’adoption ») « cet acte n’est pas valorisé encore aujourd’hui » (Bonnet, 1988). Elle note d’ailleurs l’étymologie éclectique du terme « abandon » : « remettre à », « donner », « laisser », « négliger ». En évoquant un geste d’amour, elle souhaite mettre l’accent sur l’aspect le plus valorisant de ce terme, d’autant qu’une grande partie de son propos consiste en la démonstration de la différence décisive et radicale qui existe entre la décision réfléchie et sage d’accoucher sous X et l’attitude irraisonnée et spontanée d’un abandon clandestin.
90Frédérique Bredin, députée socialiste, développe la même idée : « Souvent, comme l’a dit Catherine Bonnet, c’est un geste d’amour que de savoir abandonner un enfant quand on sait qu’on ne peut rien lui offrir d’autre que sa propre violence ou une violence à son égard »33. Paul Chollet, député UDF, également : « Le docteur Catherine Bonnet nous précisait, lors de son audition en commission, que si une femme décide de renoncer à devenir la mère de son bébé, le seul acte d’amour qu’elle puisse faire pour lui c’est de lui donner la vie et de le confier à une famille adoptive : cette décision ne doit pas être amalgamée avec l’abandon »34. Catherine Bonnet, Frédérique Bredin et Paul Chollet replacent la femme dans un rôle de mère aimante.
91Nicole Peltier, quant à elle, s’écarte de cette problématique. Après avoir réhabilité l’acte de la femme en expliquant que « loin d’être condamnable, c’est un acte qui ouvre un avenir, un geste d’amour » (Peltier, 1995, p. 46), elle nuance dans un premier temps son propos :
En l’occurrence, il me semble que le risque est que cet acte d’abandon, geste d’amour peut-être, geste courageux en tout cas, et parfois seulement acceptation lucide de l’inévitable, ne soit porteur d’une culpabilité sans fin, d’autant plus redoutable qu’il est peu probable que la femme qui n’aura pas voulu s’entretenir avec des professionnelles comme nous, a priori bienveillantes, ni avec les intervenants de la maternité, trouve un jour un interlocuteur neutre pour décharger son cœur. (Peltier, 1995, souligné par nous).
92Autant elle doute de l’amour impliqué dans l’acte d’abandon, autant elle semble certaine du courage qu’il demande. Cependant, Nicole Peltier s’éloigne assez fortement de cette assimilation accouchement sous X/geste d’amour, dans la mesure où elle relève des cas où ces femmes ne faisaient preuve ni d’amour, ni même de courage, puisqu’à travers son interrogation sur le bien fondé d’une transparence totale à l’égard de l’enfant, elle signalait que certaines femmes étaient « indifférentes » face à leur enfant (Peltier, 1995, p. 158).
93L’évocation de l’amour de la femme qui accouche sous X s’explique certainement par la nécessité de réconforter les enfants nés sous X, puisqu’ils sont également ceux auxquels s’adresse Catherine Bonnet. Ainsi, elle souhaite séparer la conception, pouvant être horrible (viol ou inceste), de l’acte d’accouchement sous X lui-même, noble, respectable et emprunt d’amour. Deux énoncés traduisent le message adressé aux enfants adoptés : « seuls vos parents adoptifs sont vos parents » et « votre mère de naissance vous a aimés suffisamment pour vous abandonner, n’allez pas croire qu’elle vous détestait ». Ainsi, même de la part d’une des personnes les plus radicalement impliquées dans la défense de l’accouchement sous X, au nom de la rupture possible et souhaitable parfois entre la femme et son enfant, le lien de départ doit être positif. Elle tente pourtant jusqu’au bout de le couper, ce lien, puisqu’elle ne code pas les actes commis par Œdipe envers ses géniteurs d’incestes et des parricides. En revanche, à partir du moment où elle s’adresse à l’enfant abandonné, il lui est difficile d’affirmer jusqu’au bout qu’il n’a aucun lien avec sa mère biologique, au point de lui dire « elle ne t’aimait pas, et ne t’a jamais aimé ». EFA se trouve dans la même problématique puisque les efforts de cette fédération pour réhabiliter les femmes va jusqu’à les rendre aimables : « Soyons-en assurés, une mère ne renonce à élever son enfant que pour des raisons bien graves » (Accueil, 1991). Ils ajoutent : « N’oublions pas d’en parler à nos enfants adoptés. Ils n’ont pas été générés par une pouponnière, un pays ou un avion. Eux aussi ont connu la chaleur du ventre de la femme qui leur a donné la vie. Eux aussi sont issus d’un acte d’amour » (Accueil, 1991, p. 14).
94Ainsi, défendre l’accouchement sous X s’accompagne automatiquement d’une vision positive des femmes qui en usent. Qu’il s’agisse pour les uns d’un acte d’amour ou d’un acte courageux, ou les deux, accoucher sous X relève toujours d’une décision responsable et donc respectable.
Les « boîtes à bébé », une nouvelle légitimité à l’accouchement sous X
95De manière récurrente, l’accouchement sous X est présenté comme une spécificité française par les médias et par les experts. Cette argumentation sert souvent de critique à ses adversaires, pour qui spécificité équivaut à marginalité. En effet, dans la plupart des pays européens, la naissance entraîne automatiquement l’établissement de la filiation, au moins entre la mère et l’enfant. Or, ces dernières années, certains événements ont bouleversé le paysage européen sur ce plan.
96En 1999, à Hambourg, en Allemagne, la première « boîte à bébé » est en effet installée. Il s’agit d’un emplacement situé devant les hôpitaux, à l’intérieur duquel les parents peuvent déposer leur bébé sans être vus. Comme l’indique Le Monde, les Allemands partent du constat dramatique qu’en « 1999, 40 nouveau-nés ont été abandonnés déposés en pleine rue dans les toilettes ou des poubelles »35. En 2001, on compte 24 cas dans tout le pays. Tout récemment, à Anvers, s’est installé également un « tourniquet ». Cette institution suscite en France des réactions très négatives de la part des deux camps. En effet, du point de vue des partisans de l’accouchement sous X, les notions comme la dignité et la responsabilité peuvent prendre tout leur sens. Historiquement, en France l’abandon secret est né de la volonté de cesser la pratique du tour. L’accouchement sous X donne un autre sens à l’anonymat puisqu’il privilégie le contact humain, la parole, contrairement au tour ou à la boîte à bébé allemande. Deux valeurs contemporaines sont ainsi mobilisées : la responsabilité et l’importance de la parole, du récit. En conséquence, la spécificité française qu’est l’accouchement sous X peut être jugée, selon ses partisans, à l’aune de l’originalité et non plus de la marginalité par rapport aux pays européens, comme l’Allemagne, cité souvent en exemple par ses adversaires. D’ailleurs, alors que les médias semblent en général plutôt favorables à la suppression de l’accouchement sous X, Elle consacre un article sur ces « babyklappe ». L’introduction de l’article est la suivante : « La première babyklappe s’est ouverte, il y a un an à Hambourg […]. Cette solution pour sauver la vie de bébés – faute de pouvoir aider les mères – a choqué nos voisins germaniques. Mais, en Allemagne, l’accouchement sous X n’existe pas » (Garandeau, 2001, p. 189).
97Durant les débats parlementaires de 2001 à l’origine du Cnaop, cet argument prend de l’ampleur. Jean-François Mattéi y développe l’idée que l’argument des adversaires de l’accouchement sous X, selon lequel seuls la France et le Luxembourg ont institué l’anonymat de l’abandon est irrecevable, dans la mesure où beaucoup de pays ont opté pour l’installation de la boîte à bébé :
Paradoxalement, le mouvement qui se dessine aujourd’hui va même dans le sens de [la] reconnaissance de [l’accouchement sous X] et de sa légalisation. L’Italie l’admet depuis toujours. L’Allemagne vient d’organiser les « boîtes à bébés ». La Suisse vient d’ouvrir « la fenêtre des bébés », à quarante kilomètres de Zurich. L’Autriche accepte les « nids à bébés » : il y en a un qui vient de s’ouvrir dans l’un des plus grands hôpitaux de Vienne. Tout comme la Belgique, sur une proposition de loi du sénateur Monfils devant le déplacement des femmes belges venant accoucher sous X à la maternité de Lille36.
98Le député DL Jean-Louis Lorrain note également que l’Allemagne, alors qu’elle a inscrit le droit aux origines dans sa constitution a institué des « boîtes à bébés » : « L’Autriche a réformé sa législation en juillet dernier. La Belgique prend la mesure des difficultés posées par les femmes qui traversent la frontière pour venir accoucher en France37 ». Il est rejoint par Martine Lignières-Cassou, députée socialiste : « il est heureux que l’accouchement sous X ne soit pas remis en cause car nos voisins européens qui n’ont pas de législation de ce type sont aujourd’hui obligés de mettre en place des « boîtes à bébés », comme c’est le cas en Allemagne38 ». De même, Nicole Borvo, sénatrice communiste, tient à préciser que si on supprime l’accouchement sous X, cela favorisera « sinon plus d’infanticides, du moins l’abandon sur la voie publique, qui, hélas ! n’ont pas disparu et ont même réapparu, y compris dans certains pays européens avec le phénomène des fameuses “boîtes à bébés”, à tel point que certains veulent introduire aujourd’hui la possibilité de l’accouchement secret »39.
99De même, dans un des rapports préparatoires aux débats parlementaires, on peut lire que ces boîtes à bébé servent à défendre le maintien de l’accouchement sous X malgré la revendication des nés sous X :
Mieux vaut garder le secret de son identité que de mettre clandestinement au monde un enfant et l’abandonner dans un lieu où sa santé serait compromise. Il paraît en effet préférable d’accueillir et d’accompagner les femmes au moment de l’accouchement et de leur garantir, ainsi qu’aux enfants, de bonnes conditions sanitaires que de mettre en place, comme en Allemagne, des « boîtes à bébés » pour recueillir les nouveaux nés abandonnés après avoir été mis au monde dans des conditions difficiles40.
100Ce changement du paysage européen a redonné une légitimité à l’accouchement sous X dans la mesure où il modifie la nature de sa spécificité : de marginale, elle peut passer pour exemplaire.
101L’émission de Mireille Dumas sur la question de l’accouchement sous X offre une bonne illustration de la manière dont on peut réhabiliter un abandon dans un établissement public, de sorte précisément que le terme « abandon » ne soit plus approprié. Voici en effet, un extrait de cette émission dans lequel Mireille Dumas présente Smaïn, comédien que sa mère n’a pu élever.
Mireille Dumas : « Smaïn, enfant aussi abandonné »
Smaïn : « Non, non… parce qu’il y a une nuance entre le fait d’être abandonné et le fait d’être recueilli. Quand on abandonne un enfant, une femme accouche et elle abandonne son enfant, c’est-à-dire qu’elle met son enfant au bord d’une route, près d’une forêt, près d’une fontaine. Non, là ça n’est pas le cas. Ma mère a accouché et elle m’a apporté dès le lendemain au dispensaire de Constantine. Donc moi j’estime qu’elle ne m’a pas abandonné » (Vie publique, vie privée, France 2, 2001).
102Précisément, dans la même émission, un directeur de l’ASE, Claude Ameline, signale que c’est pour cette raison que la loi de 1986 a changé la nomination. En effet, on ne parle plus d’abandon, mais de remise à l’ASE, et il précise « c’est pourquoi c’est un acte responsable ».
103Selon ses partisans, l’accouchement sous X respecte le choix de la femme, il est un acte digne par rapport aux autres solutions qu’elle pourrait choisir, devant les émotions ambivalentes qui la tenaillent à l’égard de son enfant. Mais il protège également la femme en elle-même.
L’accouchement sous X protège la femme
104Supprimer l’anonymat remettrait en cause le devoir de la société de protéger l’enfant mais remettrait également en question celui de respecter la vie privée de la femme.
« Tourner la page » ou le droit à la vie privée
105Selon EFA, l’accouchement sous X « permet aussi à des femmes qui ont assuré l’avenir de leur enfant de tourner une page difficile et parfois tragique de leur existence en refusant délibérément que l’enfant devenu adulte ne vienne perturber leur vie et risquer de détruire le foyer qu’elles auront pu construire. Le cas s’est vu » (Accueil, Éditorial, 1991, p. 15). L’anonymat permet donc à la femme, à travers la rupture définitive avec l’enfant, de clore cet épisode. Selon EFA, « tourner la page » signifie laisser derrière soi cette grossesse et cet abandon, pouvoir continuer sa vie. On remarquera que dans ce propos, ils ne disent pas « son enfant » mais « l’enfant ». Précisément, cet enfant est devenu un étranger pour la femme, source potentielle de désespoir. Ce type d’argumentation irrite particulièrement les adversaires de l’accouchement sous X dans le sens où il est, selon eux, absolument impossible que la mère puisse tourner la page par le biais de l’anonymat (chapitre suivant).
106Roland Geadah, quant à lui, met en exergue l’idée selon laquelle si l’on supprime l’anonymat et si l’enfant est autorisé à retrouver sa mère, celle-ci vivra dans la peur que cet événement survienne : « Dans le cas où l’enfant devenu majeur pourrait rechercher sa mère, avons-nous le droit de faire vivre une femme, dix-huit ans durant ou plus, dans l’anxiété de l’attente d’une éventuelle découverte de son secret, d’un acte qu’elle avait autrefois “commis”, d’une situation antérieure embarrassante, d’une faute “oubliée” ? » (Geadah, 1986, p. 104). L’auteur semble être pris dans une ambivalence, deux conceptions irrémédiablement opposées : considérer l’abandon comme un acte commis au même titre qu’un autre, et considérer les circonstances de la conception de l’enfant comme une « faute ».
107Comme lui, Jeanine Noël condamne l’attitude consistant à placer une épée de Damoclès au-dessus de la tête de la femme : « N’est-ce pas révélateur d’un certain sadisme – le mot ne nous paraît pas trop fort – que de maintenir la génitrice, dix-huit ans durant, dans l’attente anxieuse d’une sanction décidée par un éventuel désir de recherche chez un enfant ». Par contre, elle semble précisément écarter la notion de faute. Selon elle : « N’est-ce pas demander à celles qui recourent à l’accouchement anonyme de plaider coupable face à leur milieu socio-familial, face à leur enfant, face à leur conscience, que de leur ôter la possibilité de dissimuler l’aboutissement de leur grossesse ? » (Noël in Soulé et Noël, 1996, p. 109).
108Nous l’avons vu, Catherine Bonnet estime que ces femmes ont le droit au respect de leur vie privée (Bonnet, 1996). Jacqueline Rubellin-Devichi se réjouit de la décision résultant de la loi de 1993 d’interdire à l’enfant la possibilité de rechercher sa mère si celle-ci a accouché sous X, en affirmant que cela protège sa vie privée (Rubellin-Devichi, 1994). Juger l’accouchement sous X à l’aune du respect de la vie privée de la femme révèle à quel point l’enfant n’est plus considéré comme partie prenante de sa vie. En 2001, la mise en place concrète du Cnaop a suscité des interrogations très pragmatiques quant au respect de la vie de la femme. Comment, très concrètement, contacter la mère dans le respect de sa vie privée ? Quels procédés utilisés pour ne pas la heurter, et surtout pour le faire discrètement ? Par courrier, lettre… Lors de l’examen du projet Ségolène Royal, les députés ont ainsi mis en exergue les difficultés liées à la définition concrète du respect de la vie privée d’un individu, dont on n’avait abordé jusque-là que le seul principe.
L’anonymat, une question de survie
109Dans le débat sur l’accouchement sous X, la question de la survie concerne principalement l’enfant mais certains de ses partisans estiment qu’il protège parfois la vie de la femme. EFA souligne que « des femmes de toute l’Europe et d’Afrique du Nord viennent accoucher anonymement en France ». Elle rajoute qu’« il est notoire que la situation socioculturelle des femmes issues du Maghreb est telle que l’anonymat est pour elles et pour l’enfant synonyme de survie […] La suppression de l’anonymat entraînerait pour les mères :
- les risques de santé consécutifs à un accouchement clandestin,
- le risque d’être victimes de crimes d’honneur, ou cause de déshonneur de leur famille » (Accueil, 1991).
110Tout comme les boîtes à bébé européennes, le recours à l’accouchement sous X français par des femmes étrangères donne une dimension positive au fait que cette mesure soit une spécificité française. Jacqueline Rubellin-Devichi rappelle la situation des femmes françaises qui, par le passé, souhaitaient avorter : elles étaient dans l’obligation de se rendre à l’étranger avant que cela ne soit légalisé en France. Elle voit là une comparaison heureuse pour légitimer la spécificité française de l’accouchement sous X (Rubellin-Devichi, 1994). Dans le même ordre d’idées, Nicole Emmam s’interroge : « Ne se pose-t-on pas de questions en voyant arriver en France ou au Luxembourg, pour accoucher sous X des jeunes Belges ou Britanniques, comme on voyait autrefois des Françaises aller en Angleterre à une époque où l’IVG n’était pas possible en France. » (Emmam, 1998, p. 18). L’Académie de médecine, elle aussi, note qu’il « serait navrant que de jeunes Françaises en détresse soient obligées d’aller hors de nos frontières pour accoucher anonymement comme elles le faisaient en d’autres temps pour avorter et comme le font actuellement les femmes belges qui viennent accoucher dans le secret en France » (Henrion, 2000, p. 3). Dans cet état d’esprit, l’Académie estime que les hésitations de la Belgique pour instituer l’accouchement sous X tout comme le fait que l’Allemagne « réinvente le tour », doivent donner une nouvelle orientation au questionnement à l’égard de la spécificité française. C’est face à ce constat que depuis déjà deux ans, la Belgique s’interrogeait sur l’opportunité de créer l’accouchement sous X. Comme nous l’avons vu, les Belges viennent d’opter pour le tourniquet à Anvers.
111Dès 1988, Roland Geadah s’interrogeait : « Peut-on pour défendre une minorité d’enfants chez qui il persistera un sentiment de manque, une frustration supplémentaire, exposer tant de femmes au rejet social, au désarroi le plus total, sinon à la mort » (Geadah, 1988, p. 111). Ainsi sont mis en balance la souffrance de quelques personnes et le désarroi, mais surtout la survie de ces femmes. Lucien Neuwirth se penche particulièrement sur le problème de la survie des femmes, au Sénat, en 1996, où il note que dans certains milieux à Paris, « certaines femmes risquent leur vie si elles n’abandonnent pas leur enfant dans le secret »41.
112Il tient également à souligner le nouveau profil des mères : « Si le nombre des accouchements secrets a peu évolué depuis quinze ans, c’est le profil même des mères qui s’est modifié (avec l’accroissement des mères en grandes difficultés psychologiques ou des mères d’origine maghrébine) »42.
113Ce sont ces femmes d’origines maghrébines qui, selon le sénateur, risquent leur vie. Récemment, l’enquête de Nadine Lefaucheur montre qu’effectivement une proportion importante de femmes est musulmane (Lefaucheur, 2001). Jacqueline Rubellin-Devichi rappelle, dans le même esprit que « pour de nombreuses femmes, et spécialement aujourd’hui dans les milieux d’origine maghrébine, l’enfant qu’elles ont eu hors-mariage est la marque d’un défaut de conduite » (Rubellin-Devichi, 1994, p. 34).
114Une fois encore, l’accouchement sous X est présenté comme une mesure progressiste, moderne en tant qu’elle protège la femme, et notamment celles de milieux défavorisés ou les femmes particulièrement dominées, pour qui la découverte d’une grossesse est une catastrophe. Ainsi, il ne s’agit pas seulement de défendre un principe ; la vie de certaines femmes dépend de la possibilité de pouvoir couper définitivement tout lien avec leur enfant, elle dépend de l’accouchement sous X qui garantit aux femmes leur autonomie mais aussi leur survie.
Un accompagnement et une protection au-delà de l’anonymat
115Les partisans de l’accouchement sous X sont également sensibles au suivi des femmes avant et après l’accouchement. Jeanine Noël note « l’importance capitale de l’accompagnement des intéressées longtemps après l’accouchement » (Noël in Soulé et Noël, 1996, p. 109). EFA, en 1996, donne la parole à des professionnels ayant ouvert une consultation pour les femmes enceintes en difficulté, notamment la psychologue Sophie Marinopoulos, dont l’objectif était entre autre de « mieux accueillir la mère et l’enfant en apportant l’aide précoce et massive dès le début de grossesse » (Accueil, 1996, p. 132).
116Catherine Bonnet précise également qu’il faut suivre ces femmes après l’accouchement et ne pas les laisser dans le désarroi :
Il serait indispensable que se mette en place le suivi, dès la découverte de la grossesse, afin de préparer le moment de l’accouchement. Une prise en charge sociale ne suffit pas, mais l’accompagnement psychique devrait être obligatoire. Il est important de rappeler à cet égard qu’en plus des risques infanticides, les impulsions suicidaires ne sont pas rares, tout comme les situations de viol, et celles d’inceste seraient à dépister systématiquement. (Bonnet, 1996, p. 255-256).
117Ainsi, la défense de l’intérêt des femmes nécessite un accompagnement psychologique. Les élus sont sensibles à ce type d’argumentations. L’insertion de l’accompagnement psychologique et social, à l’article 47 du CFAS, ne suscite pas d’autres controverses que celle de savoir s’il devait être précisé « à la demande de la femme » ou « avec son accord ». C’est la deuxième solution qui est choisie, ce qui va davantage dans le sens de Catherine Bonnet que la première.
Le lien mère/enfant conditionnel
118Les partisans de l’accouchement sous X se prévalent autant de la défense des intérêts de l’enfant que de la femme. Face à la définition des partisans de l’accès aux origines des droits de l’enfant, ils répondent que l’enfant est protégé et aimé. Le droit, la liberté de choix et la protection de la femme sont également garantis par l’anonymat.
119Les conceptions de l’enfant et de la femme, mobilisées par les partisans de l’accouchement sous X, malgré quelques nuances (employer ou non le mot de mère, qualifier l’accouchement sous X de geste d’amour ou simplement de courageux) convergent dans le même sens : rompre tout lien entre la femme et l’enfant. Ainsi, le danger encouru par l’enfant provient bien de la mère : le lien ne peut exister dans la mesure où le seul élément qui existe dans l’esprit de la mère est un rejet, un lien emprunt de violence. D’ailleurs, l’épilogue de l’ouvrage phare de Catherine Bonnet, Geste d’amour, l’accouchement sous X, s’intitule « un lien maternel impossible » (Bonnet, 1996, p. 259). Ne pas autoriser cette rupture totale (l’abandon) et définitive (par le biais de l’anonymat) ferait encourir à l’enfant de lourds risques, tant moraux que physiques. Son avenir dépend de la manière dont on respectera ou non le désir de la femme. Celle-ci doit en effet être respectée dans son désir de ne pas devenir mère. Son choix d’accoucher sous X est doublement respectable, d’une part au nom de la défense des droits de la femme à disposer de son corps et de sa maternité, d’autre part, par la nature même de ce choix, qui place au premier plan le bien-être de son enfant. Ainsi, la société ne doit pas forcer à faire exister un lien mère/enfant, avec la conséquence de prendre d’énormes risques pour les deux protagonistes.
Notes de bas de page
1 Il faudrait plutôt dire « lien de la femme ayant accouché sous X-enfant mis au monde ».
2 JO, Débats, Assemblée nationale, 28 avril 1992, p. 730.
3 Idem.
4 JO, Débats, Assemblée nationale, 23 décembre 1992, p. 7869.
5 Idem, 17 décembre 1992, p. 7357.
6 Idem, 28 avril 1992, p. 725.
7 JO, Débats, Sénat, 8 décembre 1992, p. 3736.
8 JO, Débats, Assemblée nationale, 30 mai 1996, p. 3640.
9 JO, Débats, Assemblée nationale, 17 janvier 1996, p. 101.
10 Elle a travaillé longtemps dans l’association Moïse subventionnée par la Ddass, qui constitue un lieu où les femmes peuvent parler, réfléchir et être conseillées.
11 JO, Débats, Sénat, 8 décembre 1992, p. 3736.
12 JO, Débats, Assemblée nationale, 17 janvier 1996, p. 102.
13 JO, Débats, Sénat, 8 décembre 1992, p. 3759.
14 JO, Débats, Sénat, 8 décembre 1992, p. 3736.
15 JO, Débats, Assemblée nationale, 17 janvier 1996, p. 103.
16 Cette circulaire concerne l’adoption, les enfants délaissés dans les services de l’Aide sociale à l’enfance, à l’application des dispositions de l’article 350 du Code civil.
17 Notons que ce déni est également reconnu par les adversaires de l’accouchement sous X mais qu’ils n’aboutissent pas aux mêmes conclusions ; selon eux, cette mesure prolonge dramatiquement cet état pathologique, au lieu de l’en faire sortir (chapitre suivant).
18 L’article 7 énonce : « L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a, dès celle-ci, le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux. »
19 Cf. chapitre III.
20 Souligné dans le texte.
21 Le véritable changement est « remise de l’enfant à l’adoption ». Le consentement à l’adoption est une forme particulière de remise de l’enfant à l’adoption qui suppose de reconnaître au préalable l’enfant.
22 JO, Débats, Assemblée nationale, 16 janvier 1996, p. 25.
23 Nadine Lefaucheur signale les problèmes de sous ou de surestimation de ce chiffre (soit la femme préfère avancer le viol pour justifier l’abandon, soit au contraire elle ne le déclare pas parce qu’elle n’ose l’avouer).
24 JO, Débats, Assemblée nationale, 31 mai 1996, p. 3740.
25 JO, Débats, Assemblée nationale, 28 avril 1992, p. 729.
26 Idem.
27 JO, Débats, Sénat, 22 décembre 1992, p. 4686.
28 JO, Débats, Assemblée nationale, 16 janvier 1996, p. 28.
29 JO, Débats, Sénat, 23 avril 1996, p. 2132.
30 En gras dans le texte.
31 JO, Débats, Sénat, 8 décembre 1992, p. 3736.
32 « La contragestion consiste à interrompre une grossesse précoce par l’ingestion d’un comprimé pour éviter la méthode instrumentale habituelle » (note de Catherine Bonnet).
33 JO, Débats, Assemblée nationale, 30 mai 1996, p. 3648.
34 Idem, 16 janvier 1996, p. 28.
35 Le Monde, 16 mars 2000.
36 JO, Débats, Assemblée nationale, 30 mai 2001, p. 3742.
37 JO, Débats, Sénat, 20 décembre 2001, p. 7205.
38 JO, Débats, Assemblée nationale, 30 mai 2001, p. 3748.
39 JO, Débats, Sénat, 20 décembre 2001, p. 7211.
40 Rapport, première lecture, de Richemont, Sénat n° 72, p. 18.
41 JO, Débats, Sénat, 24 avril 1996, p. 2161.
42 Rapport, n° 298, Sénat. Avis présenté par Lucien Neuwirth au nom de la commission des affaires sociales.
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