Conclusion
p. 313-317
Texte intégral
1Comment parler des violences familiales ? De nombreux auteurs se sont interrogés sur le pouvoir des mots1. Ils peuvent soulager, heurter, voire blesser, mais ils ont aussi la capacité de faire comprendre. En effet, si des enquêtes, des déclarations inquiètes, des discours alarmistes soulignent, souvent avec emphase, les menaces pesant sur la famille contemporaine, elles laissent entendre qu’il faut la considérer comme un bloc qu’il convient de préserver. Or les contributions réunies dans le présent volume attestent de l’ancienneté des tensions et des heurts. Les tragédies, les comédies et les mythes grecs fourmillent de drames et de malheurs à l’intérieur du cercle familial. Mais les mots n’ont pas la même portée s’ils sont dits sur une scène de théâtre devant un public choisi ou bien s’ils sont énoncés dans les journaux télévisuels, donnant une clé interprétative, sans le dire, à des « drames familiaux ». Il est possible de jouer sur la sidération pour ne pas aller plus loin, de rapporter un fait comme s’il était le produit de la fatalité avec laquelle il fallait composer. Le message délivré est que l’on ne peut rien faire, que la violence familiale s’apparente à un accident ou une catastrophe qui peut survenir à n’importe quel moment et qui échappe à la volonté humaine, au même titre qu’une éruption volcanique ou un raz-de-marée. Les mots ne sont jamais neutres et ils ont le pouvoir de faire advenir une réalité méconnue ou tue, comme le viol conjugal ou les violences à enfants, dissimulées pendant plusieurs siècles derrière l’expression de correction paternelle puis de correction parentale.
2Les mots ont une histoire, non pas celle des lexicographes mais de leurs usages. Le passage du crime passionnel au féminicide, désigné comme le mot de l’année 2019, change complètement la perception et la qualification d’un acte criminel. Le premier semble excusable, le mobile n’a rien de crapuleux, le moteur en est l’amour ; les sentiments exacerbés disent l’engagement d’une personnalité qui dans ses représentations du monde a mis au sommet l’inclinaison pour un autre, attisé par une « flamme émotive ». Le second, sans changer la réalité des faits constatés, dit tout à fait autre chose et souligne d’emblée l’horreur du geste et la cruauté du passage à l’acte.
3Pour saisir la diversité des actions brutales, des violences psychologiques, allant d’une gifle à une parole humiliante, il existe un registre lexical guère étendu. Le vocabulaire aurait pu s’adapter à la diversité des situations et se ramifier pour essayer de mieux saisir toute la complexité des violences familiales souvent enfermées dans quelques vocables généraux. Toutefois, le discours romanesque et la « parole » clinique permettent de s’approcher au plus près des hommes et des femmes du temps présent comme de ceux du passé. La littérature, « la grande étrangère » de Michel Foucault, dit aussi autre chose que des phrases sonores et : « Freud a bien compris que notre corps, beaucoup plus au fond que notre esprit, était un faiseur de bon mot, qu’il était une sorte de maître artisan en métaphores et qu’il profitait de toutes les ressources, de toutes les richesses, de toutes les pauvretés de notre langage2. » Les contributions qui s’attachent à des auteurs très variés ne puisent pas dans ce qu’il est convenu parfois d’appeler la « littérature-vérité » mais bien dans la fiction pour mieux faire advenir des rouages, des sentiments, des formes singulières et universelles de violences dans la famille.
4Un bref retour historique témoigne de la tentation de délimiter un espace du pathologique pour ces familles dysfonctionnelles où la violence a cours et de concevoir les raisons de sa présence et de sa transmission entre les générations comme nous l’ont montré quelques-unes des contributions du présent ouvrage. Trois modèles de référence ont eu cours : celui de la dégénérescence initié par Buffon où il s’agissait de marquer l’écart par rapport à l’idéal de l’homme et de conférer la mission à la civilisation de transmettre ce qui apparaissait manquant. La psychiatrie moderne en a largement hérité avec la notion de « tare », formulée entre 1848 et 1914 mais qui « subsiste et perdure bien au-delà, dans la psychiatrie classique, en criminologie3 … » La tare se transmet et s’aggrave de génération en génération souligne René Kaës comme on le constate dans les théories du xixe siècle de Morel et Lombroso. Ce qui se transmet et viendrait rendre compte des « folies familiales » est trop souvent encore assimilé à un négatif destructeur de l’ordre social, de la raison. Le second modèle, repose quant à lui, sur une assimilation du modèle épidémiologique, notamment bactériologique, qui a largement inspiré les logiques du médico-social qui aborde les liens saccagés avec cette perspective d’isoler les porteurs de maladie ; songeons à la vogue actuelle du « pervers narcissique » et aux injonctions sociales de mise à l’écart du partenaire violent pour garantir l’immunité de la famille. Le dernier modèle, celui de la contagion mentale, nous le devons à Gustave Le Bon (1895). Ces familles et couples dysfonctionnels croisent bien des caractéristiques dégagées par cet auteur à propos de la foule : incapacité de raisonner, impulsivité et agressivité, absence d’esprit critique et surtout exagération des sentiments et manifestations « archaïques » en général. Dans ces trois cas il s’agit d’établir, à suivre René Kaës, un « rempart salvateur contre le dérèglement profond, catastrophique, qui caractérise la transmission4 ». Afin d’échapper à ces théories à visée ségrégative, il est utile de se tourner vers les travaux sur les groupes et la famille. Ils ont permis de repérer un certain nombre de processus différenciateurs et d’autres indifférenciateurs. Tout fonctionnement familial relèverait d’un équilibre toujours relatif et précaire entre les mouvements qui distinguent chacun des membres selon les règles de la parenté en lui accordant une position garantie par les institutions et un mouvement contraire visant à confondre les places entre les générations. L’histoire d’Œdipe n’est à cet égard qu’une longue série de transgressions des places initiales. Selon cette perspective, toute famille est susceptible, en fonction de l’histoire de sa transmission entre générations et entre sujets de connaître les dérèglements ici décrits faits de bruits et de fureur. Ainsi certains groupes familiaux ne parviennent pas à garantir les attentes de chaque culture à l’égard de leurs enfants qui, à leur tour, deviendront parents. Au sens anthropologique, la parentalité consiste en un ensemble, culturellement admis, de prescriptions et d’interdictions qui réglementent les fonctions parentales et leur exercice y compris dans la sphère affective (sentiments, attitudes, émotions). Elle délimite certaines attentes de la société à l’égard de ceux qui sont en position d’être le parent d’un enfant. Les diverses fonctions anthropologiques assurées par la parentalité consistent à mettre au monde, élever, nommer, être responsable, avoir autorité parentale, s’interdire certains rapports ou attitudes à l’égard de l’enfant dont on est le parent5. Elles permettent que les logiques du désir et de l’indifférenciation inhérentes à la psyché puissent se vivre dans la garantie que le débordement, l’hubris ne l’emporte pas. Les explosions volcaniques de violence décrites dans ce livre au sein même de la conjugalité témoignent en premier lieu de la non garantie psychique contre la folie que la parenté a pour charge d’assurer.
5Les violences dans la famille sont manifestement des invariants. Elles sont rapportées depuis la plus haute Antiquité en commençant par les mythes. Dans l’Égypte ancienne, Horus se bat contre Seth, son oncle, présenté comme le dieu de la guerre. Il a tué Osiris son propre frère qui était le père d’Horus, puis l’a démembré en quatorze morceaux6. Depuis, les violences familiales ne cessent d’être mises en scène, en mots, en images : guerres fratricides, conflits entre parents et enfants, abus sexuels d’un père, d’un oncle ou d’un proche, saccage du corps d’une épouse…
6Les violences dont on parle sont des révélateurs de l’état d’une société, de son organisation et de ses attentes. En effet, dans le temps comme dans l’espace, ce ne sont pas les mêmes gestes, animosités et circonstances qui suscitent l’indignation de l’opinion publique. Pendant très longtemps, le parricide a été considéré comme le crime le plus abominable qui puisse être commis. Juste au-dessus se trouvait l’attentat commis contre le chef de l’État, le roi, l’empereur ou le président de la République. Le père de la Nation incarnait toutes les figures paternelles. Et puis, progressivement, à l’époque contemporaine, le crime le plus horrible a été celui perpétré contre les enfants, attestant ainsi du passage d’une société patriarcale et autoritaire à une société plus ouverte et démocratique. Existent donc des régimes d’historicité7, puisque des violences particulières, inscrites dans leur époque, sont données à voir et à dire. Bien souvent, ce glissement s’opère à partir de faits divers médiatisés ou de récits romanesques considérés parfois comme sulfureux qui illustrent les violences dans la famille, tout en témoignant du changement des mentalités. L’histoire permet d’en prendre en partie la mesure, mais la littérature reste une fenêtre sur le monde et sur la psychologie des personnages. Mona Ozouf, par exemple, s’était intéressée aux relations entre pères et fils chez Stendhal mais aussi chez Balzac, traitant ainsi de la grande question posée par la Révolution française, interrogeant « jusqu’à quel point une génération est-elle habilitée à peser sur la génération qui la suit8 ? » La littérature, parfois présentée comme un assaut contre les frontières, permet de cerner ce qui est dicible ou irreprésentable pour une société à un moment donné. Elle creuse et fouille dans les coulisses d’une époque, malmenant les représentations usuelles pour aller parfois jusqu’au plus sordide. Dans le présent volume, les œuvres des écrivains marocains, ou nigérians dessillent le regard et témoignent à leur manière des dysfonctionnements et des brutalités mais aussi de formes plus systémiques de violences. Les approches juridiques vont un peu dans le même sens puisque le « flexible droit » est toujours en retard sur l’évolution des mœurs. Mais pour saisir certaines violences, en particulier conjugales, il importe de comprendre les structures d’une société, les formes de la domination masculine, les liens entre les sexes et les générations et de recueillir des témoignages et de retranscrire des confidences qui peuvent s’apparenter aux malheurs du temps, mais ici les victimes ne sont pas mortes et leur souvenir n’est pas figé dans un passé révolu. Bouleversées mais confiantes, elles font entendre leur voix, aussi bien en Algérie ou au Cameroun. Couples, liens conjugaux, alliances, parentés, foyers… sont des termes fréquemment employés et servent presque d’épigrammes, perpétuant un drame minuscule ou collégial. Mais pour comprendre à l’échelle la plus intime certaines violences, il importe aussi de prendre le risque de livrer une grille interprétative, qui n’est pas une stratégie d’écriture, transposable à l’instar du syndrome du Caramantran ou du complexe de Frankenstein.
7Le présent ouvrage entend donc penser un objet complexe, que l’on peut isoler par commodité, mais qu’il convient toujours de placer dans un contexte « feuilleté9 » afin de mieux comprendre « le labyrinthe des manières de faire10 ».
Notes de bas de page
1Voir en particulier Judith Butler, Le pouvoir des mots. Politique de haine et politique du performatif, Paris, Éditions Amsterdam, 2017.
2Michel Foucault, La grande étrangère, Paris, Éditions EHESS, 2013, p. 53.
3René Kaës, « Introduction au concept de transmission psychique », Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 2013, p. 17-32.
4René Kaës, op. cit.
5Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004.
6Bernard Mathieu, « Seth polymorphe : le rival, le vaincu, l’auxiliaire (Enquêtes dans les Textes des Pyramides, 4) », Égypte Nilotique et Méditerranéenne (NiM), 4, Montpellier, 2011, p. 137-158.
7François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
8Mona Ozouf, « Pères et fils chez Stendhal et Balzac », dans Myriam Cottias, Laura Downs et Christiane Klapisch-Zuber (dir.), avec la collaboration de Gérard Jorland, Le Corps, la famille et l’État. Hommage à André Burguière, Rennes, PUR, 2010, p. 195.
9Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard (1975), 2002, p. 111.
10Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 60.
Auteurs
Maître de conférences en histoire grecque à l’université de Poitiers et membre du laboratoire HERMA (EA 3811).
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers (Criham, EA 4270) et directeur de la Maison des sciences de l’homme et de la société.
Psychologue, psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l’université de Poitiers (Caps, EA 4050).

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008