Complexe de Frankenstein et violence intrafamiliale
p. 275-286
Texte intégral
1Cette recherche est issue d’une pratique assidue dans le secteur de la protection de l’enfance relevant de mesures judiciaires et administratives. Elle a commencé voici quelques années et s’est soldée par divers articles1 et conférences qui m’ont permis de développer un concept, en préciser les contours, et en débattre avec d’autres chercheurs2. Elle porte sur des situations familiales complexes. Difficiles, elles le sont sur les plans pratiques, cliniques et théoriques. En pratique les travailleurs sociaux sont confrontés à des rencontres irrégulières parfois très espacées dénotant a priori d’une ambivalence parentale. Celle-ci se traduit tantôt par une mise à distance de l’aidant, tantôt une recherche de complicité dans le « préjudice » traversé. En clinique, le constat porte sur des propos et/ou comportements violents, actés tant du côté des parents que de l’enfant, mais aussi sur des réactions parentales paradoxales doublées d’un climat intrafamilial « malsain ». Ces réactions ambivalentes questionnent, malgré des demandes de soutien, éducateur référent et psychologue sur un engagement subjectif qui se montre insuffisamment pérenne pour un suivi efficace3. Est sous-jacente à cette clinique l’existence d’un lien parent-enfant sclérosé par des relations passionnelles d’amour et de haine toxiques en cela qu’elles génèrent une souffrance psychique patente. En sus de cette singulière dualité, les autres membres de la famille, s’il y en a, semblent secondaires, comme évincés, niés par la prégnance du conflit duel.
2En cela, j’ai proposé les termes de relations dyadiques pour singulariser ce type de fonctionnement et me suis appuyé sur les apports de Paul-Claude Racamier et ses successeurs au sujet de l’incestuel. Ma contribution insiste et met en lumière les différentes modalités de cette épigenèse interactionnelle. Afin d’éclairer l’ensemble des processus idoines, je suis allé chercher dans le domaine culturel de quoi étayer et consolider ma pensée. Le livre Frankenstein, roman issu de l’ère classique bien que de facture fantastique, est devenu un mythe depuis sa création par Mary Shelley au début du xixe siècle. À mon sens, cet ouvrage donne non seulement du relief à la singularité théorico-clinique présentée ici mais sert également de conteneur actif potentiel pour saisir ces liens pervertis dans lesquels chacun se voit à la fois l’asservisseur et l’asservi de l’autre. Ce conte comporte en lui tous les éléments dramatiques d’un attachement singulier menant sur une séparation impossible sans dommages préjudiciables au bien-être de chacun. Comme nous le verrons, il en éclaire les différentes parties par son évolution psychogénétique. Voilà pourquoi j’ai proposé de nommer ces relations singulières et complexes « complexe de Frankenstein » (CF).
3Il convient ici tout d’abord de décrire et décliner les enjeux cliniques de la violence intrafamiliale qui y sont contenus. Ensuite de borner le cadre, par rapport à la clinique et aux conceptualisations théoriques, de préciser la nature de la dyade et ses enjeux de violence au travers de son évolution dans les trois principales phases de sa maturation.
Le complexe de Frankenstein
Présentation clinique
4À l’apogée de ce complexe, les conflits sont majeurs entre parents et enfant. Ils prennent des formes verbales et/ou physiques au sein desquelles les places d’agresseurs et d’agressés sont instables. L’intervenant saisit peu à peu que l’effet de maltraitance qui s’en dégage n’est ni « simplement » parental, vertical, et descendant, par excès d’autoritarisme, ni seulement, par renversement, induit par une position infantile toute-puissante. Vraisemblablement, ces confrontations duelles sont liées à une succession de fluctuations entre amour et haine, protection et rejet, qui amène le parent soit à cacher et dénier les actes violents de son enfant, soit à les dénoncer par de virulentes attaques qui se soldent par des dénigrements intenses et répétés. Le travailleur social se voit alors investi de la fonction de témoin et complice d’une forme de meurtre accompli. En miroir, l’enfant répond en accusant un parent jugé « insuffisant » à plusieurs niveaux (protection, amour, éducation, don, etc.). Ce processus répété s’incorpore en lui pour créer une identification à l’agresseur.
5Nous discuterons plus loin de ce qui peut se jouer en termes de violence, agressivité, haine et rejet lors de cette étape proprement destructrice des liens mais avant cela, précisons d’emblée les principaux processus à l’œuvre. Afin de mieux saisir les enjeux systémiques et complexes mobilisés par ce type de liens pathogènes, notre regard doit se porter tant du point de vue de son anamnèse que des éléments liés à la rencontre, autrement dit, croiser les approches diachroniques et synchroniques. Notons la coexistence de plusieurs critères.
6Le premier critère pointe un enfermement à deux, rejetant tous tiers symbolique. Ainsi, la fermeture relationnelle entre un enfant et son parent empêche tout objet extérieur de s’y frayer passage. Le second porte sur le caractère réversible des rapports de violence constatés. Ainsi, les liens de domination et soumission des protagonistes en présence « voyagent », générant ces effets permutatifs dans les positions d’agresseur et d’agressé. La troisième spécificité se joue dans l’évolutivité de la relation, son caractère de transformation progressif. En fonction de la maturation de l’enfant, le processus relationnel se modifie et prend de l’ampleur. Le quatrième critère est relatif au statut de l’enfant. En apparence tyrannique, enfant-roi, demeure derrière cette façade un être en souffrance, souvent privé des codes sociaux nécessaires pour lui permettre d’ébaucher des relations extérieures constructives. Le cinquième point est fondé sur le caractère extrêmement ligaturé de la relation. Des processus de survie et de destruction mutuelles semblent alors si inéluctables que nos efforts pour tenter de les endiguer sont aussitôt mis en échec. Le professionnel a alors le sentiment qu’aucun des protagonistes la « dyade4 », ne désire véritablement être aidé.
7L’ensemble de ces données cliniques m’a amené à envisager ces situations comme relevant d’une problématique singulière qui balaye un champ large de problèmes actuels peu abordés jusqu’à présent. Des questions, tant sur le plan psychosocial qu’intersubjectif se posent. Nous ne traiterons pas ces premières mais examinons d’ores et déjà les secondes. Comment cette violence est-elle née ? Quels sont les ressorts relationnels qui y président ? Quels en sont les enjeux inconscients, les prémices et les conséquences ? Pourquoi les protagonistes en présence résistent-ils à son abrogation ? Cherchent-ils inconsciemment à la faire perdurer ? Le cas échéant, quels « bénéfices » en tirent-ils ?
8Afin d’éclairer ces questions, la collecte de nombreuses situations cliniques a prioritairement permis d’assembler un panel relativement large de dyades pathologiques fonctionnant certes, de façon singulière, mais préservant en leur essence de plus petits dénominateurs communs. De là, le recours à la théorisation fonctionna comme un passage obligé pour analyser les enjeux intrapsychiques, intersubjectifs ou relationnels.
Point de vue théorique
9Les dyades auxquelles je me réfère dans ces pages sont cimentées par le processus incestuel. Au sein de l’outil métapsychologique issu des théories freudiennes, ce sont les travaux de Paul-Claude Racamier5 qui ont conceptualisé et approfondi ces notions. L’incestuel relève d’un court-circuitage de la pensée, il est un équivalent de l’inceste et trouve son terreau au sein des relations familiales. Il s’oppose à l’œdipe, qui, lui, met en scène des fantasmes sexuels avec pour vocation de siéger dans la scène psychique, d’être éventuellement parlés et transformés via l’instance régulatrice d’un surmoi chargé des interdits et des désirs parentaux, instance régulatrice du moi soumis aux vicissitudes des forces pulsionnelles et des désirs interdits, instance de répression des passages à l’acte.
10Dans l’incestuel, le surmoi est non élaboré, voire court-circuité ; l’antœdipe, qui aurait dû être intégré à l’œdipe, devient pathologique et prédominant. Il aura pour avatar le surantimoi, contraire aux forces d’harmonisation de son double inversé. Il interdira au sujet de penser, apprendre, changer, savoir, symboliser. Le surantimoi promulgue l’incestueux et le meurtre. Il ancre le sujet sur la scène des actes, des comportements et favorise les liens d’emprise, de « séduction narcissique ». Ces concepts sont actuellement défendus par quelques auteurs exerçant essentiellement dans le champ des thérapies familiales psychanalytiques, tels que Jean-Pierre Caillot6, Giovanna Stoll, Jeanne Defontaine. L’APAOR, Association psychanalytique autour de l’œuvre de Racamier reprend et approfondit ces théories depuis deux ans. Ces recherches intrafamiliales « touchent aux confins de la violence physique, psychique ou sexuelle7 ».
11Mon propre travail, en tant qu’il vise à chercher toutes les occurrences du concept présenté, s’est ouvert à d’autres courants de pensée. Au sein des contrats, pactes et alliances qui lient deux sujets entre eux, j’ai entre autres repris de Jacques Robion, les notions de « contrat symbiotique » et me suis servi de la théorie de l’attachement sur l’insécurité interne et les modèles internes opérants. L’éclectisme de mon approche s’inspire de la définition de Daniel Lagache sur la psychologie clinique : « L’étude de la conduite humaine individuelle et de ses conditions (hérédité, maturation, conditions physiologiques et pathologiques, histoire de la vie) en un mot, l’histoire de la personne totale “en situation”8. »
Frankenstein ou le Prométhée moderne
Le recours à la littérature comme conteneur potentiel
12Si je suis allé chercher dans la littérature de quoi approfondir ces enjeux, c’est parce que je considère le livre choisi comme un mythe littéraire, capable d’éclairer des parties de nous-mêmes, de notre fonctionnement psychique, autrement que ne peut le faire la science. Freud, le premier, a largement contribué à cette utilisation des mythes, dont Œdipe en est bien entendu la partie émergente. Véritable conteneur actif, « appareil à penser les pensées » selon Wilfred R. Bion, le mythe permet de concevoir, par analogie et recherche de sens, des aspects qui seraient sans doute restés inaperçus sans son support. Pour ces raisons, ce travail cherchera à saisir les enjeux d’une relation pervertie à travers la clinique, la théorie, et ce conteneur spécifique…
L’histoire
13Victor Frankenstein, jeune médecin obsédé par le désir de donner la vie, conçoit, seul, envers et contre tous, une créature à partir de fragments disparates de cadavres récupérés dans un cimetière. Après des mois de recherche, il finit par donner naissance à une entité qu’il abandonne aussitôt, animé par un profond dégoût. La créature, seule et désemparée, se met alors à la recherche de son créateur. Bonne à l’origine, la société, terrorisée par son apparence monstrueuse, la rejette et la pervertit peu à peu, à mesure que son propre espoir de revoir son créateur échoue. Des retrouvailles auront lieu cependant, générant de nouveaux rejets et de nouvelles incompréhensions de la part du créateur ainsi que des mouvements de dépit et de colère du côté de la créature. À la suite de circonstances d’abord malencontreuses puis de plus en plus assumées par la créature, celle-ci va s’en prendre à l’entourage de Victor en détruisant progressivement tous ses objets d’attachement (son meilleur ami, sa future épouse). Le final est balisé d’une course-poursuite destructrice entre les deux protagonistes qui n’auront pour moteur que la force de leur obsession respective. La mort de l’un se soldera inévitablement par celle de l’autre.
Point de vue diachronique les trois étapes
14Tout d’abord, cette histoire se constitue en trois temps :
-
Une phase de création, engendrée dans l’isolement.
-
Une phase d’abandon qui se manifeste par la fuite du créateur et se solde d’une recherche éperdue de sa créature.
-
Une phase de retrouvailles qui se trament dans une destructivité mutuelle.
15Ceux-ci me semblent représenter les étapes transsubjectives9, structurants les processus psychogénétiques d’un lien incestuel entre un parent et son enfant :
- Etape 1 : Création d’un lien fusionnel, le « contrat symbiotique ».
- Etape 2 : Tensions intenses et déni concomitant.
- Etape 3 : Violence interagie liée d’un côté aux sentiments d’abandon avec réponses par l’attaque ; de l’autre, à la peur de l’altérité radicale et contre-attaque.
Description des 3 temps
Engrènement initial
16Sur le plan imaginaire, la première phase consiste pour le parent en une création parthénogénétique d’un enfant, avec un fantasme d’exclusion du tiers. En fonction des parcours individuels, elle se régule par la mise en place d’un contrat symbiotique10 qui organise la production et le maintien de liens asymétriques au sein desquels le parent, par séduction narcissique, assujetti son enfant à ses désirs et besoins exclusifs, l’objectalisant de fait. Là où le contrat narcissique11 attribue trois fonctions à son récepteur : serviteur, bénéficiaire et héritier des transmissions psychiques ; le contrat symbiotique n’est pas un processus transitionnel dans lequel l’enfant pourrait devenir à lui-même sa propre fin.
17S’injecte alors un interdit primaire de différenciation12 qui, en rassurant le parent, refuse à l’enfant le droit de se singulariser, d’éprouver et de dévoiler sa différence. Au niveau de la transmission intergénérationnelle, ce fonctionnement est dit isomorphique13 en tant qu’il ne laisse pas de place à l’indifférenciation. Le groupe familial sera enferré dans des confusions de rôles et de places allant jusqu’au télescopage des générations. Dans ce rapport incestuel, l’enfant sera soumis à une infiltration trop précoce du sexuel adulte14 que son appareil psychique ne saurait métaboliser.
18Il deviendra d’autre part la cible d’« injections projectives » parentales. Celles-ci se caractérisant par une projection en l’autre d’un contenu non assimilé de soi avec « verrouillage » défensif scellé dans le but de conserver l’espace du secret. L’objet réceptacle n’a alors d’autres choix que d’obéir et se soumettre aux ordres et prescriptions transmis. Ces injections se réaliseront par identification projective symbiotique15 caractérisée par l’annexion du psychisme d’autrui au sein d’une expérience symbiotique. Celle-ci, antérieure à l’identification projective, passe par l’expédition en l’autre d’une partie non admissible de soi pour l’amener, par suite du verrouillage défensif des processus de pensées16, à mettre en acte un comportement que consciemment le projetant condamne. À la suite de ce mécanisme, tout retour de la part d’identité intolérable en soi est imputé à l’autre. En l’occurrence, ce dernier devient dangereux puis monstrueux à la place du sujet émetteur. Par ce biais, un parent peut faire agir son enfant sur des actes consciemment réprouvés mais inconsciemment désirés.
19Les motivations inconscientes des parents pour générer ce type de liens sont diverses. Une étiopathogénie peut renvoyer à un désir ou un besoin d’emprise, une forme de sadisme, une perversion. Mais cela reste très insuffisant pour nous en faire saisir les ressorts cachés. Dans de nombreuses situations, il semblerait qu’un ensemble de deuils non dépassés chez le parent préétablisse un lien singulier à un enfant imaginaire que seuls les aléas causés par l’enfant réel viendront perturber. Dans Frankenstein, Victor cherche à créer la vie après une série de disparitions dont la mort de sa mère est le point cardinal. Dans un renversement générationnel, il tiendrait à faire renaître sa génitrice.
20À ces deuils non faits, ajoutons une autre piste de réflexion. Le modèle attachementiste a mis en exergue, chez ce type de parents, des modèles internes opérants de type insécure-anxieux, autrement dit ceux-ci cherchent à réparer leur mal-être et leur anxiété par le truchement de leur enfant17. J’ai personnellement pu observer la « création » d’enfants-médicament, progressivement utilisés pour soigner des angoisses non élaborables chez une mère délaissée par le père. Somme toute, en fonction des besoins, l’enfant peut devenir médecin, amant, figure principale d’attachement. Cela dit, au-delà du processus de séduction narcissique qui se comprend comme un moyen pour compenser leur manque, il reste, dans cette nécessité vitale d’annexion et d’utilisation du territoire d’autrui, une notion corporelle marquée par une expérience fusionnelle, magmatique, non franchie. Les processus originaires prennent le pas sur les processus primaires et secondaires, augmentant les durées de rapprochés intercorporels. En témoignent ces enfants qui ne peuvent dormir, hors présence parentale et trouvent chez leur géniteur une angoisse similaire à la leur qui se joue dans des recherches réciproques de rapprochés corporels. Somme toute, à l’instar du roman Frankenstein, cette phase initiale d’engrènement se réalise dans un isolement progressif, un retrait des tiers, et demeure sous le sceau d’une intimité confinant au secret. Les perturbations qui en succèdent ouvriront sur un deuxième temps.
Aménagements défensifs face aux retours des dénis
21Ce type de relation va progressivement se conflictualiser. Phénomène étonnant a priori : l’enfant, attaché, contraint et poussé à agir pour un autre, n’a-t-il pas appris à répondre aux injections projectives et donner satisfaction à son objet d’attachement ? En l’occurrence, la dyade ainsi formée pourrait rester stable pour autant que la première phase décrite se soit soldée d’indulgences réciproques, l’enfant acceptant son objectalisation et le parent, certaines de ses exigences pulsionnelles. Mais la dyade est confrontée aux aléas du dehors, un extérieur dynamique, un système composé de forces agonistes et antagonistes. De plus en plus ouvert au monde à mesure que le processus de socialisation requerra de la part de l’enfant ajustement et adaptation, une inadéquation ne manquera pas de survenir entre les attentes sociales et ses incompétences intrinsèques. Trop tôt et trop longtemps intoxiqué (au sens « bionien » du terme) par des incorporats non assimilés, il commencera à présenter des comportements non conformes qui se remarqueront à la crèche, l’école maternelle et primaire. Ses actes seront pointés et de moins en moins tolérés. Surprotégé mais sous-stimulé, en déficit d’apprentissage social, il risquera la marginalisation.
22Sur le plan théorique, l’enfant sera enserré entre l’interdit primaire de différenciation et l’interdit tertiaire d’indifférenciation18, celui-ci l’incitant à se départir de l’espace parental et à abandonner les conduites incestuelles. S’ajouteront à cela ses premiers questionnements sur le tiers manquant. Un enfant de 7 ans pouvait ainsi lancer de sérieux reproches à sa mère qui, après deux relations successives occasionnant la naissance de deux enfants avec deux pères différents, se voyait condamner de n’avoir pas su « garder les papas ». Ces mêmes accusations plus ou moins tacites apparaissent lorsque le deuxième parent est présent dans la famille mais absent psychiquement, forclos.
23Au point de vue dynamique, ce début de conflictualité psychique agit comme un retour des éléments niés. La tension générée est encore acceptable au prix de certains aménagements défensifs. Face à ces perturbations, il ne pourra en effet ni totalement tolérer la différence qui s’esquisse entre lui et sa progéniture, ni tout à fait la condamner. Les parts les plus saines de sa personnalité le rendront responsable quand les autres parties nieront et truqueront la réalité19. Ce jeu d’oscillations entraînera des paradoxes dans les interactions. Tout comme dans l’œuvre, le créateur/géniteur assiste à un retour d’une réalité condamnée. Dans l’histoire, l’apparition à la vie d’une monstruosité, niée et psychiquement insupportable, fait fuir le créateur ; dans la clinique, ce retour du déni lui reviendra en boomerang, par le double miroir tendu par les autres, jusqu’alors scotomisés, et par les sursauts issus de l’enfant réel. Face aux vagues de sentiments de culpabilité ou de honte, viendront s’élever les digues de nouveaux dénis défensifs associés à des attaques projectives contre les responsables de ce retour. Si l’enfant a tels ou tels troubles, tels ou tels inaptitudes scolaire ou relationnelle, ce sera la faute des professeurs, de l’éducation nationale, des éducateurs, du psychologue et tous seront renvoyés dos à dos selon les circonstances.
24Toutefois cette phase restera fragile, paradoxale en cela que le parent agira selon des clivages que je propose de nommer diachroniques et synchroniques. Afin de lutter contre les retours des dénis, incarnés par les revendications transgressives ou les manifestations équivoques de son enfant sur le plan sexuel, afin de combattre leurs cortèges d’angoisses dépressives sous-jacentes, il clivera cette réalité pour fournir, soit simultanément, soit successivement, des représentations fécalisées et/ou idéalisées de sa progéniture. Ainsi en viendra-t-il à la discréditer après l’avoir survalorisée ou bien, dans le même temps, apportera-t-il un élément positif mineur qui visera à la déculpabiliser d’un fait pourtant répréhensible.
25Dans les deux cas, ces aménagements défensifs font perdurer l’illusion d’un objet imaginaire, bloquent le retour des éléments injectés, et préservent l’image biaisée du receveur, l’enfant imaginaire. Tout comme dans l’histoire, l’engendrement de la créature, progressivement monstrueuse et symbole de la négativité parentale, est à rejeter et fuir. À l’identique, le besoin de s’éloigner de cette vérité se solde par l’échec lié à son retour. Dans la clinique, les premières condamnations se résolvent par des conduites ambiguës et versatiles marquées par une paradoxalité porteuse en son sein du troisième volet du « complexe de Frankenstein ». À noter que dans cette seconde phase, le travailleur social est confronté à de véritables écarts. Il aura à négocier avec des revirements de confiance du parent, et parfois de l’enfant, des confidences qui précèdent de nouveaux rejets, voire des agressions, en fonction de ce qui s’avère supportable à accepter ou non pour le parent. Le risque pour lui est, à l’instar du parent, de tomber dans le clivage de l’enfant et s’éloigner de sa complexité intrinsèque pour n’y percevoir que le sujet imaginaire projeté par le parent.
Émergence d’une relation destructrice
26Tout comme dans l’œuvre romanesque, la cristallisation de la phase conflictuelle revêt des potentialités destructrices en tant qu’elle intervient sur une attaque du contrat symbiotique de la part de chaque protagoniste de la dyade. L’enfant va désormais directement remettre en cause l’interdit primaire d’indifférenciation par le biais d’une gradation non linéaire. Dans une paradoxalité fermée20, il revendiquera son autonomie tout en continuant à réclamer la protection de son parent. Pour celui-ci, ces attaques internes surligneront les reproches venus de l’extérieur. Son dilemme sera de préserver la relation incestuelle chargée de proximité corporelle rassurante tout en luttant contre les attaques internes et externes susceptibles de faire revenir les injections projectives initiales. Peu à peu, les aménagements défensifs de la phase deux se verront inopérants. Chargé de destructivité, menant aux passages à l’acte, aux violences insidieuses et à l’agressivité ; le meurtriel21, qui est au meurtre ce que l’inceste est à l’incestuel, surviendra dans la dyade. Dans le roman, le combat entre la créature et son créateur est sans merci et est mené jusqu’à son funeste destin.
27Cliniquement, cette ultime phase est liée à des paradoxes enfermants, pathologiques, dont le premier est celui de la double impossibilité de vivre ensemble et à vivre l’un sans l’autre. Chaque sujet de la dyade en est victime. Ici, évoquer les concepts d’amour et de haine s’avère insuffisant.
Violence dans les familles
28À ce stade, une réflexion sur la violence s’impose. René Kaës22 en propose trois formes. La violence originaire des parents est dite structurante car anticipatrice de l’enfant à venir, procédant de leur désir et servant de base à la constitution psychique d’un sujet. Elle est signifiante et porteuse de forces vitales en tant qu’elle assigne un sujet dans un groupe, une famille, une institution. Elle se loge dans un contrat narcissique. Son absence totale entraîne une quasi-impossibilité du sujet à naître au symbolique. Son revers, qui empêche le sujet de se forger son désir, est marqué par le contrat symbiotique, fort de relation asymétrique et univoque. Le « complexe de Frankenstein » s’inscrit dans l’achoppement de ce socle initial car la violence originaire, organisatrice des origines, lutte contre l’inceste et les pulsions de mort, ce qui est tout le contraire de l’incestuel et du meurtriel qui sévit dans l’antoedipe pathologique. Vient ensuite la violence fondamentale23, initialement structurante, force de vie, « force en action24 », elle est indexée aux pulsions d’autoconservation, vitale pour le soi du sujet tout comme pour son narcissisme. Elle doit toutefois se transformer dans sa psychogenèse, s’allier aux pulsions libidinales. C’est l’environnement qui permettra cela, par son soutien, sa contenance, sa stabilité, son système pare-excitation et sa fonction conteneur. La violence devient destructrice quand les qualités environnementales du sujet ont fait défaut, quand les conditions initiales n’ont pu le faire accéder sur un contrat social fait de renonciation ; autrement dit, lorsque le surmoi héritier du complexe d’œdipe, n’a pu être introjecté. Faute d’alliage aux forces libidinales, elle peut devenir destructrice et s’incarner dans les modes de l’autodestruction, des agirs incestuels et meurtriels, incestueux et meurtriers, etc.
29Dans le « complexe de Frankenstein », par perversion de la violence originaire et mauvaise évolution de la violence fondamentale (non détoxiquée), les recours à l’agir peuvent servir à rétablir des limites entre soi et l’autre afin de protéger self et narcissisme. Du côté du soi s’affirme la violence fondamentale ; du côté du narcissisme, les alternances amour et haine. Peu à peu, une paradoxalité fermée, qui n’a rien de transitionnelle, va faire alterner les positions d’agresseurs et d’agressés dans la dyade. À l’instar du roman où Victor poursuivi devient Victor poursuivant, enfant et parent vont « jouer » à se faire mal. Alors, sadisme et masochisme entrent en scène comme sous-bassement à des formes de tyrannie et soumission. Albert Ciccone25, à partir des travaux de Meltzer, traite ces processus sous l’angle de l’inversion générationnelle, de la projection des angoisses parentales dans l’enfant et de ce besoin de les lui faire vivre pour le rendre porte-affects de sa honte et de sa culpabilité. Si, en face, l’enfant devient tyran, c’est non seulement pour survivre, exister, sortir de soi, mais aussi parce qu’il est l’objet des projections de haine et de séduction de son géniteur, parce que celui-ci ne lui a pas permis d’intégrer ses mouvements de haine, parce qu’il est devenu le premier concerné par les angoisses parentales, faisant fonction de soignant de ses propres parents.
30Voguent alors au sein de la dyade des renvois croisés d’anathèmes qui ont tous pour buts de projeter des sentiments d’humiliation non introjectables et se départir des injections projectives. Progressivement, la relation va empirer et les aménagements défensifs précités vont s’effriter. Le jeu d’amour et de haine mène alors à une destructivité mutuelle marquée par l’accroissement de la violence physique. En fonction de ce lien transsubjectif, le rapport de l’enfant à autrui sera marqué par des types d’attachements paradoxaux, parfois anarchiques, de type insécure désorganisé-désordonné. Pris dans des enjeux narcissiques, avec angoisse de perte d’objet, il pourra se mettre en danger, prendre des risques, chercher la douleur physique afin de taire les fortes souffrances psychiques l’assiégeant…
*
31Des limites existent dans l’analogie entre la clinique et le mythe, ce dernier ne pouvant épuiser l’ensemble des idiosyncrasies retrouvées dans celle-ci. Pour l’enfant, plusieurs destins peuvent découler de ces liens pathogènes. Ils dépendront en grande partie du succès de l’intervention sociale mise en place. Celle-ci variera en fonction de sa précocité. Pour que le « complexe de Frankenstein » prenne effet, il nécessite le déploiement des trois phases susmentionnées. Une fois l’avènement de la phase destructrice survenu, un pronostic thérapeutique positif ne peut qu’être conditionné à une intervention pluridisciplinaire associée à un travail concordant entre les professionnels et institutions, ceci afin d’éviter les effets de clivages et rester conscient des enjeux paradoxaux. Une recherche empathique d’alliance thérapeutique est initialement souhaitable tout au long des interventions afin d’éviter que le lien, ténu, ne rompe. L’approche clinique visera à desserrer les nœuds paradoxaux, travailler le deuil originaire du parent, chercher à remonter vers sa phase dépressive, gagner la confiance de l’enfant et réaménager ses schémas relationnels… Au besoin, il pourrait être nécessaire d’envisager un travail de séparation parent-enfant.
Notes de bas de page
1Frédéric Perez, « Le complexe de Frankenstein », Dialogue, 204, 2, 2014, p. 37-47.
2On se reportera en dernier lieu à Frédéric Perez, Le complexe de Frankenstein. Genèse et développement d’un monstre issu d’une relation pervertie. Approche théorique, clinique et thérapeutique, Paris, L’Harmattan, 2021.
3Frédéric Perez, « La nécessaire implication subjective dans l’intervention médico-sociales. Description de situations délicates », Le sociographe, 65, 2019, p. 71-83.
4Depuis 1838, ce terme renvoie à deux principes qui se complètent. En biologie, il s’agit de deux chromosomes accouplés lors de la première mitose et en informatique, un groupe de deux nombres Dictionnaire historique de la langue française. Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2016.
5Paul-Claude Racamier, L’inceste et l’incestuel, Paris, Dunod, 1995.
6Jean-Pierre Caillot, Le meurtriel, l’incestuel et le traumatique, Paris, Dunod, 2015.
7Se reporter au site de l’APAOR.
8Cité par Albert Ciccone, L’observation clinique, Paris, Dunod, 1998.
9Frédéric Perez, op. cit.
10Jacques Robion, « De la notion d’incestuel à celle d’interdit primaire de différenciation », Dialogue, 161, 2003, p. 65-77.
11Piera Castoriadis Aulagnier, La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé, Paris, PUF, 1975.
12Jacques Robion, op. cit.
13René Kaes, Le groupe et le sujet du groupe, Paris, Dunod, 1993.
14René Roussillon, Le transitionnel, le sexuel et la réflexivité, Paris, Dunod, 2008.
15Jacques Robion, op. cit.
16Jean-Pierre Caillot, op. cit.
17Frédéric Atger, « L’attachement à l’adolescence », Dialogue, 175, 2007, p. 73-86.
18Jacques Robion, op. cit.
19Steven Wainrib, « Des familles qui nous collent à la peau », Les liens trans-subjectifs, Revue française de psychanalyse. Familles d’aujourd’hui, t. LXVI, janvier-mars 2002, p. 197-213.
20Jean-Pierre Caillot, op. cit.
21Jeanne Defontaine, « L’incestuel dans les familles », Nouvelle revue de psychanalyse, 66, 1, 2002, p. 179-196.
22Colloque « Violences et mal-être : discriminations et radicalisations », Saint-Étienne, 2016.
23Jean Bergeret, La violence et la vie. La face cachée de l’Œdipe, Paris, Payot, 1994.
24Alain Rey, op. cit.
25Albert Ciccone, « Aux sources du lien tyranniques », Revue française de psychanalyse, 76, 2012, p. 173-195.
Auteur
Docteur en psychologie, psychologue clinicien exerçant dans le champ de la protection de l’enfance et chargé de cours à l’université Lyon 1.

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Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008