Violence conjugale en Algérie entre textes législatifs et réalité
p. 221-232
Texte intégral
1D’après les études menées sur les actes de violence en Algérie, spécialement durant la décennie noire de 1990 à 2000, les conséquences du traumatisme collectif sont énormes comme l’attestent les travaux entrepris par des équipes de recherche, dont les résultats ont été reconnus par plusieurs pays européens qui travaillaient sur les traumatismes psychiques.
2Pour notre part nous avons mis en lumière le phénomène de la violence conjugale, qui est assez répandue dans le monde ainsi que dans les pays arabes dont notre pays, l’Algérie, fait partie. En effet, les femmes vivent d’abord une grande détresse psychologique qui se manifeste de diverses façons. De plus, elles vivent des difficultés dans leurs relations interpersonnelles par exemple : dépendance affective ou difficulté à faire confiance. Enfin, la violence conjugale affecte non seulement le côté relationnel, mais aussi l’acquisition d’habiletés parentales positives. Plusieurs femmes violentées hésitent à contrôler les comportements de leurs enfants et à établir des règles de fonctionnement familial. Ces mères ont donc besoin d’acquérir un sentiment de compétence parentale et d’apprendre à formuler des instructions de façon positive.
3Nous avons mené une étude pendant trois ans qui comporte cent cas de femmes victimes de violences conjugales, dans le but de comprendre leur vécu psychologique et sa répercussion sur leurs enfants. Cette étude a été menée au service de médecine légale dans la wilaya de Bejaia, en Algérie où la femme brutalisée par son conjoint venait, pour qu’on lui délivre un certificat médical de coups et des blessures, volontaires et involontaires, afin de prouver qu’elle est victime de violence conjugale. Ce n’est qu’alors que des poursuites judiciaires, lui permettront de reprendre ses droits si nécessaire, pourront être entreprises. Nous avons établi un guide d’entretien qui comprend plusieurs axes essentiels que nous avons utilisés lors de l’entretien clinique mené en présence de ces femmes et réalisé le test du TAT « Thematic Apperception Test », pour cerner leur personnalité notamment du point de vue des relations sociales. Après l’analyse de contenu des entretiens de trente cas, nous sommes arrivés à quelques spécificités qui caractérisent les femmes violentées et leurs enfants, qui souffrent de troubles et de déséquilibres psychiques, parfois physiques. À partir de notre enquête, cette question a été traitée sous trois angles : l’impact de la violence conjugale sur le fonctionnement des femmes et leurs habiletés parentales ; les conséquences de la violence conjugale sur les enfants ; les textes législatifs traitant cette problématique en Algérie.
La violence conjugale et sa prévalence
4La violence conjugale est majoritairement une violence faite aux femmes ; elle englobe tous les actes d’agression, qui sont de nature à provoquer des souffrances et/ou des séquelles psychologiques, dans le but d’intimider, de punir, d’humilier ou de maintenir la victime, dans des rôles stéréotypés. De nos jours, le phénomène de la violence est largement répandu et son registre comprend un éventail très large. Nous retrouvons la violence familiale qui s’avère la plus prédominante au sein de la société algérienne, où les femmes sont brutalisées par leurs conjoints. En effet, il n’est pas rare aussi, que les enfants, assistent aux scènes de violence entre leurs parents. Les violences familiales sont souvent insidieuses, dissimulées derrière le respect de l’intimité de la cellule familiale et les relations qui unissent ses membres. Les femmes victimes de violences conjugales gardent le silence pendant une longue période, voire des années, avant qu’elles ne décident de demander de l’aide auprès de leur entourage proche, famille et amis, et de s’approcher d’institutions de santé telles que les urgences pour une prise en charge médicale ou le service de médecine légale pour avoir le certificat de coups et blessure volontaires. En dernier lieu, nous retrouvons le recours auprès des autorités : la police, la gendarmerie ou le procureur de la République pour déposer plainte contre le mari et s’engager dans une procédure judiciaire dans le but de mettre fin à cet enfer. C’est pourquoi il est extrêmement difficile d’appréhender le phénomène et d’avoir des renseignements sur le type de violences qui se commettent en famille. Peut-on seulement avoir une estimation de l’ampleur de la violence conjugale en Algérie ?
5L’évaluation de la situation de la violence familiale en Algérie ne peut être exacte, vu le manque des statistiques nationales fiables et la rareté des enquêtes de dépistage en la matière. Néanmoins, pour disposer de statistiques représentatives à l’échelle nationale, nous nous référons à l’enquête nationale sur les violences à l’encontre des femmes, conduite par l’Institut national de santé publique (INSP), publiée en 20051. L’enquête indique que les femmes mariées sont les plus exposées à la violence par rapport à la population générale, elles représentent ainsi la moitié des victimes ce qui reflète l’importante de la violence conjugale. Au niveau des autorités de santé, nous retrouvons essentiellement le domicile comme le lieu de l’agression cité par les femmes mariées avec un pourcentage de 71,2 %, et la majorité des agressions sont commises par le mari (67,3 %). Près de la moitié des violences physiques sont le fait du mari (45,4 %). Toutefois ces chiffres élevés sont loin de traduire la réalité puisque les femmes ne déclarent pas facilement des faits de violence conjugale. Les données disponibles ne reflètent donc qu’une partie de l’iceberg2. Soulignons que pour ce qui concerne leurs enfants, aucune donnée statistique n’a été avancée par cette étude.
6Les femmes mariées se sacrifient et restent avec leur mari violent à cause de leurs enfants. Elles déclarent que le fait d’avoir des enfants les pousse à cacher les événements de violence dont elles souffrent pendant une longue période. D’après notre recherche auprès de ces femmes victimes, certaines déclarent que la présence des enfants les empêche de mettre fin à cette situation. Pour celles qui veulent quitter le mari violent, elles sont très inquiétes par rapport au devenir de leurs enfants en cas de divorce, notamment pour leur éducation et leur prise en charge financière, ce plus particulièrement chez les femmes qui ne travaillent pas et qui sont sans aucune rentrée d’argent. Pour d’autres femmes, être assurées de trouver un environnement sain et calme, loin de la violence et de la peur, les encourage à mettre fin à la terreur provoquée par leur conjoint.
L’impact de la violence conjugale sur le fonctionnement des femmes et leurs habiletés parentales
7Parmi les recherches effectuées sur les répercussions de la violence, sur l’état de la santé des victimes, nous pouvons citer les travaux de différents auteurs tels Ruth Fischbach et Barbara Herber3 qui ont souligné l’importance des effets de la violence, en terme de santé mentale à travers plusieurs études. Tous les travaux épidémiologiques qui ont testé ces effets, sont concordants pour constater des répercussions négatives sur la santé mentale : les pathologies associées sont les troubles dépressifs, l’anxiété, le syndrome post-traumatique, les troubles de la personnalité et les comportements auto-agressifs, etc. Selon une recherche menée par le centre de recherche Innocenti de l’UNICEF, la violence psychologique est plus difficile à saisir, dans les études quantitatives. Les victimes rapportent que la violence psychologique constante, à savoir, vivre dans la terreur et subir des tortures émotionnelles, est souvent plus insupportable que les brutalités physiques car elle crée un état de tension mentale qui se traduit dans de nombreux cas, par un suicide ou une tentative de suicide. En effet, une corrélation étroite entre violence domestique et suicide, a été établie à partir d’études réalisées aux États-Unis, aux îles Fidji, en Papouasie Nouvelle Guinée, au Pérou, en Inde, au Bangladesh et au Sri Lanka.
8En parallèle, pour les femmes violentées, la responsabilité de prendre soin d’un enfant – qui est une tâche difficile même dans les meilleures conditions – est encore plus lourde à cause des nombreuses séquelles de la violence qu’elles subissent. En effet, ces femmes vivent d’abord une grande détresse psychologique qui se manifeste de diverses façons : peur constante, hypervigilance, anxiété et dépression, faible estime de soi, sentiments de culpabilité, de tristesse et de colère, malaises somatiques, consommation abusive de drogues ou d’alcool. Par conséquent, à partir de l’analyse de contenu des entretiens effectués avec trente femmes, on a souligné que 70 % d’entre elles réagissaient à la situation de violence par des pleurs, des cris et que 50 % d’entre elles présentaient une frigidité sexuelle. Par contre, on constate que la plupart de ces femmes, malgré leurs difficultés sur plusieurs plans, ne veulent pas quitter leurs conjoints à cause de leur enfant, l’idée du sacrifice est partagée entre elles. Une d’entre elles nous dit : « quand il revient à la maison il me frappait et je me dis c’est normal, il est fatigué, je vais patienter peut-être qu’il va changer, après tout c’est le père de mes enfants ». Cette détresse occasionne aussi des changements cognitifs : perte du sentiment de sécurité, perte d’une vision positive du monde, croyances négatives par rapport à elles-mêmes, impression qu’il n’y a aucune alternative à la violence et augmentation du seuil de tolérance face à cette même violence. De plus, ces femmes vivent des difficultés dans leurs relations interpersonnelles (par exemple : dépendance affective ou difficulté à faire confiance) et des problèmes sexuels4. En plus, la violence conjugale affecte non seulement le fonctionnement personnel et interpersonnel, mais aussi l’acquisition d’habiletés parentales positives. Plus spécifiquement, ces femmes vivent quatre difficultés dans leur rôle parental.
La peur de se faire enlever ses enfants
9La peur de se faire enlever ses enfants, amène souvent les femmes violentées à taire les mauvais traitements et les agressions qu’elles subissent de la part de leurs conjoints et à vivre cette maltraitance dans le silence.
La difficulté à encadrer et à discipliner adéquatement ses enfants
10Plusieurs femmes violentées hésitent à contrôler les comportements de leurs enfants et à établir des règles de fonctionnement familial car elles associent ces pratiques à un abus de pouvoir. On a souligné à partir de nos trente cas que 70 % des maris sont des toxicomanes et présentent des comportements antisociaux, et 50 % d’entre eux trahissent leurs femmes. Ces mères ont donc besoin d’acquérir un sentiment de compétence parentale et d’apprendre à formuler des instructions de façon positive.
La difficulté de choisir un lieu de résidence sécuritaire pour elle-même et ses enfants
11Si la femme décide de rester à la maison, elle devient responsable de la violence qu’elle-même ou ses enfants risquent de subir. Si elle choisit de quitter son conjoint, elle peut bénéficier des services d’une maison d’hébergement, en mesure d’offrir à ses enfants un toit et de la nourriture, sinon elle risque de perdre la garde de ses enfants. En Algérie, des organismes assurent la prise en charge et l’accompagnement des femmes victimes de violence. Ces femmes s’adressent aux services de santé, de police, de gendarmerie, de la justice et aux centres d’écoute et d’accueil, ces centres correspondent aux structures pouvant assurer un soutien psychologique aux femmes victimes de violence et ou les accueillir. Ces structures relèvent essentiellement des ministères chargés de la solidarité et de la jeunesse et des sports, néanmoins d’autres ministères possèdent de telles structures. Celles-ci se répartissent en centres d’écoute prévus pour fonctionner, 24 heures sur 24, soit sous forme d’appels téléphoniques anonymes et gratuits, soit sous forme de consultations classiques. Cette écoute est assurée par des psychologues, des juristes et des médecins et en centres d’accueil conçus pour héberger momentanément toute femme victime de violence. Leurs objectifs sont d’offrir une protection et un accompagnement au plan social, médical, psychologique et juridique ; les centres de redressement relèvent de la justice et accueillent les mineures pour lesquelles une décision de justice a été prononcée ; enfin les centres de transit qui sont, comme leur nom l’indique, des lieux de tri5.
Les difficultés financières
12Les services de protection de l’enfance enlèvent à la femme ses enfants parce qu’il y a de la violence dans le couple ou qu’elle n’a pas réussi, après avoir quitté son conjoint violent à leur procurer un logement et une alimentation appropriés. En perdant la garde des enfants, elle perd du même coup la possibilité de recevoir une aide financière et sans l’argent nécessaire pour procurer les soins appropriés à ses enfants, elle ne peut plus les récupérer. Ailleurs, comme au Canada, la femme peut bénéficier de l’aide sociale. Par ailleurs, l’aide financière du gouvernement n’est parfois pas suffisante et la femme est contrainte de trouver un emploi. Si elle n’a jamais été sur le marché du travail auparavant, cette démarche peut constituer un énorme défi. Bien que certains insistent sur les difficultés de ces femmes à assumer leur rôle parental, elles ne sont pas toutes affectées au même point et chacune réagit différemment à la violence conjugale. Les ressources personnelles et le soutien de l’entourage et des professionnels font une différence6 entre elles. La violence conjugale affecte les pratiques parentales de femmes violentées. Cette influence peut être négative : moins d’énergie, de motivation ou de temps à consacrer à l’enfant, plus d’agressivité envers lui, ce qui peut entraîner des mauvais traitements, mais aussi positive : plus d’empathie, de soins et de protection à l’égard de l’enfant7. Quant aux éléments qui contribuent à rendre leur rôle parental plus difficile, les femmes insistent sur leurs difficultés financières, les problèmes de santé physique ou affective, les conflits avec leur conjoint, le fait d’être seule à assumer la responsabilité parentale, c’est-à-dire à exercer la discipline, à gérer les troubles de comportement ou à répondre aux besoins spécifiques de l’enfant.
Les conséquences de la violence conjugale sur les enfants
13Lors de violences conjugales, les enfants vont grandir dans un climat de grande insécurité et de terreur et vont être témoins ou victimes directes de ces violences qui peuvent s’abattre sur eux en même temps. La majorité de ces enfants, s’ils ne sont pas efficacement protégés et pris en charge, développeront des troubles psycho traumatiques graves et durables sur leur santé physique et psychique. Dans ce contexte, Cherifa Bouatta avance que « l’un des événements pouvant être à l’origine du traumatisme psychique chez l’enfant est le fait d’être témoin de la souffrance de son parent8 ». La même idée a été déjà abordée par Sandor Ferenczi en 1932 qui a parlé de « terrorisme de la souffrance » où une confusion des affects est causée par les désastres imposés par l’adulte à l’enfant, entraînant ainsi sa souffrance. Robbie Rossman9 indique en 2001 que les enfants traumatisés par des violences conjugales peuvent présenter à l’âge adulte une augmentation de plusieurs types de risques : celui d’être à nouveau victimes de violences tout au long de la vie ; ceux de présenter des conduites agressives, des conduites à risque, des conduites délinquantes et des troubles psychiatriques : la majorité des hommes violents avec leurs partenaires ont été témoins de violences conjugales dans l’enfance.
14La violence conjugale a par ailleurs de nombreux impacts sur leur santé, ils peuvent souffrir de lésions traumatiques : de blessures accidentelles lorsque l’enfant reçoit un coup qui ne lui était pas destiné, ou de violences intentionnelles, que l’enfant soit utilisé comme moyen de pression ou lui-même victime de violences de la part de l’un de ses parents. Ils peuvent également présenter des troubles psychologiques : troubles du sommeil, cauchemars, troubles de l’alimentation, anxiété, angoisse, état dépressif, syndrome post-traumatique. La sphère du comportement et de la conduite est également perturbée. Le climat de violence qui règne à la maison, la terreur engendrée par cette violence déséquilibre l’enfant et peu provoquer en lui désintérêt ou surinvestissement scolaire, agressivité et violence, conduites addictives et toxicomanies, des idées suicidaires. Des troubles psychosomatiques peuvent également être présents car le manque de soins ou le traumatisme psychologique engendré par les violences entraîne des troubles sphinctériens comme l’énurésie, des retards staturo-pondéraux, des troubles de l’audition et du langage, des infections respiratoires à répétition.
15Peter Jaffe et ses collaborateurs10 ont pour leur part, constaté que les garçons exposés à la violence du père envers la mère avaient des problèmes d’adaptation identiques à ceux des enfants maltraités et significativement différents en gravité et en type de ceux d’un groupe de comparaison de la population générale. La synthèse réalisée par Eli Somer et Anat Braunstein11 en 1999 montre que les enfants de femmes battues ont significativement plus de problèmes de comportement et moins de compétence sociale que les enfants d’un groupe de comparaison. Par la suite, ils ont plus de probabilités d’être impliqués dans des crimes personnels graves tels que l’agression violente, le viol, la tentative de viol, la tentative de meurtre. Cependant, à partir de notre recherche, nous avons souligné que les enfants peuvent être aussi au centre de chantage, comme un moyen de pression entre le couple, ils sont pris en otage dans les conflits qui opposent leurs parents. En plus, les enfants peuvent être touchés par d’autres comportements violents tels que la négligence, la privation de nourriture, l’exclusion du domicile familial, etc. Nous allons présenter quelques vignettes cliniques, afin de démontrer les conséquences des épisodes de violence, sur les enfants ainsi que sur la mère.
Illustrations cliniques
16Dans le cas de Samia on note que sa fille pleurait et criait lors des violences subies par sa maman. À travers l’entretien avec Samia on a constaté que la victime a des céphalées, des pertes d’appétits, même des vomissements : « quand je mange j’ai l’envie de vomir ». Dans le cas de Farida, les enfants détestaient leur père et ne voulaient plus de lui. Cela se reflétait sur leur scolarité avec un recul constaté dans leurs résultats scolaires : « les résultats scolaires de ma fille se sont dégradés ». L’entretien nous confirme que la victime a du mal à accepter cette vie, elle se sentait méprisée, triste, ce n’est pas la vie qu’elle voulait vivre et elle n’arrivait pas à comprendre son mari « jusqu’à présent je ne l’ai pas compris ». Farida ne trouvait pas de solution à sa situation alors elle pensait au suicide et présentait une perte de mémoire « je ne me souvenais pas ». Les enfants de la victime Samira sont perturbés, ils ont peur des autres, ne jouant pas avec leurs pairs, toujours à l’écart. Le garçon présente un échec scolaire, de plus il est énurétique même à l’école.
17À travers l’entretien on a constaté que la victime a un certain dégoût, une sorte de dépression (toujours à l’écart elle aussi). Nous développerons davantage le cas de Farroudja. À chaque dispute la victime demandait à ses enfants de rejoindre leur chambre, pour qu’ils n’assistent pas aux scènes de violence : « Je disais à mes enfants d’aller regarder la télévision et de fermer la porte de leur chambre […] Je ne disais pas du mal de leur père. » Mais il n’empêche que les enfants savaient tout et ça s’est reflété sur leurs résultats scolaires, qui tendaient vers l’échec. L’entretien nous confirme que la victime se sentait méprisée, marginalisée, rabaissée « il n’y a pas du respect ». Sur le plan psychologique Farroudja rencontre des difficultés de concentration, de perte d’estime de soi : « je suis méprisée » dit-elle, une détresse est visible et un air mélancolique ressort : « je m’isolais ». Sur le plan physique, elle a perdu ses dents, elle avait toujours des bleus sur son visage et des blessures, et puis cette maladie relevant de la néphrologie. Ses enfants sont susceptibles plus tard de reproduire la violence, seul modèle de communication qu’ils aient connu, soit dans les lieux publics, à l’école, dans la rue, soit en privé : à la maison, dans une future relation. Afin de comprendre cet éventuel comportement, nous devons cerner le concept d’identification à l’agresseur.
L’identification à l’agresseur
18Les violences conjugales sont si répandues que nombreux sont les enfants qui y ont été exposés à l’intérieur de leur famille. Le couple est alors pour eux un lieu naturellement violent, dans lequel la jalousie, le contrôle et la domination de l’homme sur la femme font partie des relations habituelles. Ils apprennent de leur famille une façon violente de gérer les conflits. Ils font l’expérience au sein de leur famille de la pression, de l’intimidation et de la manipulation émotionnelle comme outil pour obtenir ce qu’ils veulent. Les psychanalystes ont proposé plusieurs mécanismes de défense, parmi ces derniers on va présenter le mécanisme le plus invoqué qu’est l’identification à l’agresseur, par laquelle le sujet intériorise inconsciemment l’agression de son parent violent et la dirige contre sa femme. On va présenter le cas Zahra, pour démontrer l’identification de son mari aux comportements de son père, quand il était petit. Zahra âgée de 60 ans est mère de quatre garçons, divorcée après 17 ans de mariage. Elle avait décidé de divorcer quand elle a découvert que son mari la trompait, dans son milieu professionnel avec la femme de ménage, et depuis lors Zahra était battue au moindre problème. Elle dit qu’elle était bien matériellement avec lui, il ne lui manquait rien sauf que cette trahison et la violence de la part de son époux étaient difficiles. Après l’avoir quitté, Zahra travailla dans un atelier de confection, entre-temps elle perdit ses deux parents. Elle décida alors de refaire sa vie, en effet elle s’est remariée avec un homme de dix ans plus jeune qu’elle et qui avait une fille et un garçon de sa première femme. Elle découvrit, une année après leur union, qu’il était drogué et obsédé sexuel. Elle revit alors les scènes de violences. Zahra nous dit que son mari regrette, pleure et il lui demande des excuses après le déchaînement de sa violence, et comme elle n’est pas rancunière elle lui pardonne, mais actuellement, elle commence à le haïr. Zahra nous révèle que son beau-père aussi frappait sa belle-mère et qu’il a fini par divorcer et se remarier. Son mari actuel semble s’être identifié à son père qui agressait sa mère.
La sanction pénale
19La sanction judiciaire relevant de l’ordre du droit, pour que la violence soit perçue comme un acte effectivement condamnable par la société et qu’elle ne soit plus source de culpabilisation des propres victimes, il faut que cette sanction rende justice. L’application de la loi est alors une étape essentielle pour tendre vers un mode de fonctionnement familial de type système ouvert, afin de permettre à l’auteur des violences et aux divers membres de la famille d’envisager d’autres modes d’interaction. Elle signifie aussi la fin du processus de fermeture sur le foyer et de secret. Dans de tels contextes, la référence à la loi sociale, à la police, à la justice représente une brèche dans cette forteresse familiale. En France, le Code pénal ne définit pas la violence conjugale en tant que telle, mais considère que les violences volontaires ou involontaires entre conjoints appellent des sanctions plus lourdes qu’entre personnes n’ayant pas ce lien ; elles relèvent du tribunal correctionnel sauf lorsqu’il y a crime, torture, acte de barbarie, viol et sont évaluées en fonction de la durée de l’incapacité totale de travail (ITT)12.
La violence conjugale en droit Algérien
20La pénalisation des violences conjugales en droit algérien est loin d’être établie. Les actes de violences commis par le conjoint sont ainsi sanctionnés à l’instar de toute infraction commise par quiconque selon le Code pénal. Cependant l’application de ces sanctions étant laissée à l’appréciation du juge, le conjoint bénéficie des circonstances atténuantes. En Algérie le droit algérien souligne un classement selon la gravité des violences conjugales, comme suit : les violences conjugales qui constituent des contraventions ; celles qui constituent des délits ; celles qui constituent des crimes. Les moyens juridiques existent donc réellement mais soit ils se révèlent insuffisants, soit le délai de leur application a expiré.
Le Code pénal
21Les violences sont prévues et sanctionnées par l’ordonnance no 66-156 du 8 juin 1966, modifiée et complétée. Parmi les nombreux articles concernant notre objet, on peut citer, par groupes de violences : les violences volontaires qui regroupent les coups et blessures volontaires : articles 264 à 276. Dans ces articles, pour appliquer des peines d’emprisonnement et d’amende au coupable, peines variables selon les circonstances et les conséquences de l’agression, il faut qu’il résulte des violences : une maladie ou une incapacité totale de travail pendant plus de quinze jours. En deçà de ce délai, les violences passent de la catégorie des crimes et délits contre les personnes à la catégorie des contraventions (article 442) où les peines sont moins sévères que dans la catégorie précédente. Il convient aussi de signaler l’article 267 qui prévoit des peines plus lourdes quand les coups et blessures sont le fait d’un ascendant contre son père, mère ou autres ascendants légitimes et l’article 272 qui aggrave les peines lorsque l’agresseur est un ascendant ou une personne ayant autorité sur la victime lorsque celle-ci est un enfant. Le deuxième alinéa de l’article 264 prévoit, outre l’emprisonnement et l’amende, la privation de certains droits, telle que la dégradation civique, prévue aux alinéas 8 et 14 du code13. Concernant les violences conjugales qui constituent des crimes en droit algérien, les peines encourues varient de la réclusion perpétuelle, à la peine de mort.
Les codes spéciaux pour les médecins
22Le code de santé no 17-90 du 31 juillet 1990, Article 3-206 prévoit que les fonctionnaires médicaux doivent déclarer les violences contre les enfants mineurs et les personnes dépourvues de leurs libertés, y compris ceux croisés au moment de leur exercice médical. Par ailleurs, le code de moralité du métier médical de juillet 1992, article 12, stipule qu’il est interdit aux médecins appelés pour examiner une personne dépourvue de liberté d’une manière directe ou indirecte, d’encourager ou de recommander à ces personnes de toucher à leur santé physique ou mentale ou à leur dignité et au cas où ils constatent les traces de mauvais traitement contre cette personne ils sont obligés d’en informer les autorités juridiques.
L’assistance portée aux femmes victimes de violences en Algérie
23Les mesures qui ont été prises au cours de ces dernières années pour venir en aide aux victimes et assurer leur protection contre l’agresseur ne concernent pas uniquement les violences conjugales à l’égard des femmes. Elles englobent en fait toutes les formes de violences, sans spécificités. Un conseil national de la famille et de la femme, ainsi que deux centres d’accueil et d’hébergement pour jeunes filles et femmes victimes de violences et en situation de détresse ont été créés par décret exécutif. D’autres sont issus du mouvement associatif et d’une ONG. En outre, des centres d’écoute dédiés aux femmes victimes de violence ont été mis en place dont la quasi-totalité est à l’initiative du mouvement associatif14.
Discussion
24Le droit algérien reste rigide concernant la reconnaissance de ce phénomène de société en tant qu’infraction. Du coup, des propositions en vue d’améliorer les lois, dans le sens de la reconnaissance de la femme en tant que personne humaine égale à l’homme ont été faites. Par ailleurs, l’absence de textes juridiques pour une incrimination explicite de la violence conjugale contribue à l’étendue de ce phénomène de société. D’autant plus que les lois existantes amplifient l’exercice de cette violence, en l’occurrence le code de la famille, qui considère la femme mineure quel que soit son âge ou son statut. En réalité, l’homme ne s’autorise cette violence que parce qu’il pense que sa femme ne dira rien et généralement, il fait ce qu’il faut pour qu’elle se taise. Cette situation abusive s’aggrave toujours avec le temps, il faut donc intervenir de l’extérieur pour l’interrompre, s’immiscer dans la vie familiale. La violence n’est plus une atteinte à la vie privée, contrairement au passé.
*
25Au terme de la présente étude, nous devons retenir que la violence conjugale est un phénomène de grande ampleur, qu’il ne faut pas sous-estimer, car elle peut se répercuter sur tous les membres de la famille et qu’elle va avoir des conséquences dans la vie quotidienne et à long terme. C’est pourquoi, plusieurs organismes dans le monde entier, ont déjà été mis en place pour aider les femmes à dépasser cette situation critique, mais il reste encore beaucoup à faire. Il faut accorder plus d’attention au sort des femmes violentées, les encourager à dénoncer leur conjoint violent et surtout avoir recours aux mesures judiciaires. Aussi faut-il remplacer les relations autoritaires par des relations affectives, égalitaires, sachant que toute démarche visant l’égalité sociale, éducative, législative, financière et professionnelle des femmes prévient et éloigne la violence. Enfin, à la lumière de notre travail, on peut dire que la violence conjugale, provoque des conséquences négatives sur la victime, sur le couple, les enfants et la société entière. En outre, on doit veiller à ne pas oublier que la question de la violence conjugale est très complexe, elle va au-delà de l’agresseur, qu’il faut condamner, ou de la victime, qu’il faut protéger. De plus, si les deux antagonistes restent muets devant la violence conjugale, ce silence pourrait être perçu comme une approbation de celle-ci. Si on n’apporte pas une aide aux personnes emprisonnées dans les cycles de violence, on les condamne à rester enfermées dans leurs comportements agressifs et surtout dans leurs souffrances physiques et psychoaffectives.
Notes de bas de page
1L’Enquête National Algérie, INSP, 2005,
2Ibid., p. 14.
3Ruth Fischbach et Barbara Herbert, « Domestic violence and mental health : correlates and Conundrums within and across cultures », Social science medicine, 45, 8, 1997, p. 1161-1176.
4Donald G. Dutton et Susan K. Golant, De la violence dans le couple, traduit par Hélène Prouteau, Paris, Bayard Jeunesse, 1992-1996.
5Youcef Mehdi et al, Violence à l’encontre des femmes, l’enquête nationale, Alger, Rubicube, 2005, p. 154.
6Donald G. Dutton et Susan K. Golant, op. cit.
7Claire Chamberland, La violence parentale et violence conjugale, des réalités plurielles multidimensionnelles et interreliées, Québec, Canada, Presses de l’université du Québec, 2003, p. 311.
8Cherifa Bouatta, Des corps et des mots. Sexuation, genre et violences conjugales, Algérie, SARP, 2012, p. 140.
9Cité par Diane Ariane Riou et al, La violence envers les conjointes dans les couples québécois, Collection Santé et bien-être, Éditeur Institut de la statistique Québec, 1998.
10Peter Jaffe et al, « Family violence : a review of theoretical and clinical literature », Editor Policy, Communications and Information Branch, Health and Welfare, Canada, 1986, p. 155-156.
11Eli Somer et Anat Braunstein, « Are children exposed to interparental violence being psychologically maltreated ? », Aggression and Violent Behavior, 1999, 4 (4), p. 449-456.
12Irène Francois-Purssell, Légitimité d’une intervention médicale dans la vie privée d’une personne victime de violence conjugale, est-elle un objet médical ?, thèse de doctorat, sous la direction de Christian Hervé, université René Descartes Paris V, Paris, 2006, p. 12.
13Youcef Mehdi et al., Violence à l’encontre des femmes, l’enquête nationale, op. cit., p. 25.
14Ounissa Daoudi, Responsabilité pour violence conjugale à l’égard de la femme en droit comparé, thèse de doctorat en droit, sous la direction de Abdelkader Kacher, université de Tizi-Ouzou, Algérie, 2009, p. 144.
Auteur
Professeure en psychologie clinique, directrice du laboratoire Santé mentale et Neurosciences à l’université Abderrahmane-Mira de Bejaia (Algérie).

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