Reconfiguration sociale et violence conjugale protéiforme au Cameroun
Analyse à partir des foyers polygamiques dans l’Ouest-Cameroun
p. 209-219
Texte intégral
1Système social dans lequel une personne peut contracter simultanément plusieurs unions légitimes, la polygamie est une réalité incontestable dans la société camerounaise1. En effet, elle est omniprésente dans toutes les régions, plus particulièrement dans celles de l’Ouest et peut être au centre de violences conjugales. Considérée comme un véritable problème de société, la violence conjugale constitue une tare sociale grave par son ampleur et par les coûts humains et sociaux considérables qu’elle entraîne2. C’est un type de comportement d’agression ou de coercition qui inclut aussi bien les attaques physiques, verbales, psychologiques et sexuelles que les coercitions économiques utilisées par un conjoint sur son partenaire. Pour Kathy Souffron3, la violence conjugale désigne des comportements agressifs et violents d’une personne à l’encontre d’une autre dans le cadre d’une relation de couple. Ces comportements menacent l’intégrité physique et psychique de la personne qui en est victime. Il n’existe pas qu’un seul type de violence conjugale, mais plutôt une multiplicité de dynamiques qui entretiennent des liens complexes avec d’autres formes de violences exercées dans la sphère intime ou qui sont d’ordre structurel. Le débat public entre les différents courants d’analyse peut être source de confusion en matière de violence conjugale. De nombreuses études démontrent que les femmes en sont les principales victimes. Abondant dans ce sens, l’Organisation des Nations unies en 2013, définissant explicitement la violence conjugale comme une forme de violence faite aux femmes, constate qu’elle en est la forme la plus fréquente et persistante, et qu’elle touche toutes les classes sociales. Dans la même lancée, l’OMS affirme que le tiers des femmes de la planète a déjà été victime de violence physique. Par contre, d’autres auteurs avancent que les violences entre partenaires sont individuelles et désexualisées, c’est-à-dire infligées tant par les hommes que par les femmes4, et ce de manière symétrique ou complémentaire. L’acte violent est alors considéré comme le résultat de l’exacerbation de conflits entre les conjoints5.
2Cet écrit épouse la seconde thèse en se concentrant sur les violences physiques, verbales et psychologiques6 dans la ville de Bafoussam, chef-lieu de la Région de l’Ouest-Cameroun. Il pose le problème de savoir quelles sont les manifestations et les conséquences des formes plurielles de violences dans la ville de Bafoussam ? L’hypothèse qui en découle est que la violence conjugale est un phénomène multidimensionnel : l’homme comme ses épouses jouant alternativement les rôles de victimes et de bourreaux, en fonction des foyers. Pour vérifier cette hypothèse, la méthodologie utilisée dans cette étude a consisté en l’exploitation des documents, ouvrages, articles, thèses, rapports sur les thèmes de la violence conjugale et de la polygamie dans le monde. La collecte et l’analyse des données qualitatives issues de l’observation directe, des « focus groups » et des entretiens semi-directifs effectués de mars à avril 2019 dans la ville de Bafoussam auprès d’une centaine d’hommes et femmes vivant en situation de polygamie, ont enrichi également l’ossature de la recherche. De l’analyse de ces données, il ressort qu’il existe une pluralité de nouveaux visages de la violence conjugale se manifestant d’une part par une domination constante des hommes sur leurs épouses et vice-versa et, d’autre part, par des violences réciproques entre les co-épouses.
Réalités plurielles et nouveaux visages psychosomatiques de la violence conjugale dans les foyers polygamiques des Grassfields
3La violence conjugale n’est plus considérée comme un problème privé. Graduellement, elle est devenue une préoccupation sociale et politique7. S’il est aujourd’hui communément admis que les femmes sont les plus touchées par la violence à Bafoussam, on ne peut nier que certains hommes sont également victimes de domination morale, physique et symbolique de la part de leurs épouses.
Violence masculine et victimisation de la femme
4La violence conjugale est récurrente dans toutes les sociétés et dans toutes les classes sociales. Elle reflète les rapports de domination qui existent à l’intérieur de l’institution du mariage. Conscient de ce problème, l’État camerounais, en ratifiant la plupart des Conventions concernant la protection des femmes8, s’est ainsi engagé dans la lutte contre les violences conjugales. Dans l’immense majorité des cas, les femmes sont les principales victimes de la violence au sein du foyer et les hommes sont ceux qui la perpètrent. Dans l’ensemble, 56, 4 % de femmes camerounaises en union ont subi au moins une forme de violence. Elles sont 39, 8 % et 14, 5 % à subir respectivement des violences émotionnelles et physiques9. De façon générale, le comportement d’un homme violent est souvent considéré comme normal et justifiable. L’acte de violence est alors vu comme un geste de domination de sa part, une façon d’établir son autorité et de régler les conflits sans avoir à négocier10. D’après Françoise Héritier11, la domination masculine agissante, opprimante et violente, existe dans toutes les cultures et dans toutes les civilisations. Le recours à la violence devient un moyen d’avoir raison, de se convaincre de son contrôle sur l’autre. Prisonnier de la violence, souvent il ne peut s’arrêter que si quelqu’un le lui demande ou l’y oblige12. Plus précisément à Bafoussam, le comportement d’un homme violent est souvent considéré comme normal et justifié. Dans le cadre du focus group de six personnes, certains aspects sont saillants. Ainsi, le fait de frapper sa femme par usage du fouet, des coups de poing ou de gifles est perçu par certains citoyens comme une pratique positive, bien plus encore, une preuve d’amour et de responsabilité. C’est ce qui ressort également des propos de Jérôme qui avoue : « Un homme qui ne bastonne pas son épouse ne l’aime pas et ne remplit pas son rôle de mari. » Abondant dans le même sens, une femme renchérit alors en disant : « Quand mon époux me frappe, je me sens aimée par rapport à ma co-épouse. Parce qu’il m’offre des cadeaux pour une réconciliation. »
5Cette idée n’est pas unanimement partagée. D’aucuns condamnent avec force les actes de violences physiques de leurs maris. Une vendeuse de marché argue que les femmes ne se marient pas pour être l’objet de violence et de bastonnade, mais pour être aimées et chéries de leurs époux. La violence crée un climat de peur et de tension, réduit les possibilités d’épanouissement personnel de la femme et affecte parfois gravement sa santé. Lors des premières manifestations de violence, certaines femmes ont tendance à réagir elles-mêmes par le recours à la violence. Cette réaction s’apparente ainsi à de la légitime défense13. C’est le cas des épouses d’Adolph rencontré en entretien :
« La première essaye toujours de riposter, de se défendre, de me donner elle aussi des coups, de me croquer. Mais par la suite, et vu mon acharnement, elle se laisse battre. Ma seconde épouse a une arme de combat plus différente qui consiste à m’injurier ou à refuser de faire l’amour avec moi pendant des semaines. »
6Mais cette riposte provoque chez l’époux une détermination plus brutale et une recrudescence rageuse des coups portés. Commence une bagarre qui ne pourra être stoppée que par les voisins, ou par la soumission de l’un ou de l’autre. D’autres épouses par contre, physiquement faibles, pourraient répliquer par des violences morales. Elles menacent d’appeler un membre de famille influent, de chercher de l’aide auprès d’un service spécialisé, d’engager une procédure de divorce ou de partir avec les enfants.
7Quoiqu’il en soit, il serait inexact de croire que la violence conjugale ne s’exerce que sur les femmes. Les hommes en sont également victimes même si c’est dans une moindre mesure.
Domination grandissante et évidence dissimulée de la violence des femmes sur leur époux
8L’organisation de la société est basée sur un rapport social des sexes où l’homme est perçu comme le dominateur et non comme le dominé. C’est la raison pour laquelle les hommes violentés ont honte de dénoncer leur condition de vie. Ainsi, dans les quartiers de Bafoussam, la violence domestique envers les hommes est un sujet tabou que peu d’hommes évoquent. C’est une honte pour eux de dire qu’ils sont victimes de violence conjugale, donc battus par leurs épouses. Ce dernier aspect a été abordé lors du focus group avec quelques hommes. Quant aux femmes, ce n’est pas toujours un exploit d’être « l’homme de la maison ou de porter le pantalon ». Quoi qu’il en soit, les épouses manifestent trois principaux types de violences, en l’occurrence les violences verbales et symboliques, souvent associées à la violence physique. Dans une large proportion, la domination féminine s’exerce par le biais de la violence symbolique. Elle vise à dénigrer l’homme dans sa valeur personnelle, dans son identité. Il s’agit de comportements méprisants, tels que l’adultère, l’abandon du lit ou du domicile conjugal, dénigrant les opinions, les valeurs et les actions de l’autre. Cette violence peut prendre aussi la forme d’une relation punitive : refus de communiquer, ignorer la présence de l’autre et parler de l’autre comme s’il était absent14. Celle-ci est une « violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus précisément, la méconnaissance ou, à la limite, du sentiment15 ». On peut même dire, en s’inspirant d’Herbert Marcuse, que l’homme s’identifie le plus souvent au mode d’existence que lui impose la femme dans le foyer et y trouve réalisation et satisfaction16. La violence symbolique s’accompagne de la violence verbale, qui consiste à humilier l’autre par des messages de mépris, à le terroriser par intimidation, cris, hurlements, menaces. Se référant au débit de parole, à la violence perçue dans la voix, au ton, aux cris, c’est-à-dire au mode de communication17, cette violence revêt des formes multiples selon la personnalité de l’auteur, son niveau social, sa culture. Elle peut s’exprimer par des interdictions, du chantage, des ordres. Delphine n’a plus d’amour, de respect ou d’estime envers son époux depuis qu’il l’a épousée en secondes noces. C’est lui qui fait le ménage, la vaisselle et la lessive de la maison. Elle refuse d’avoir des relations sexuelles avec son époux prétextant qu’il est vieux et que si elle l’a épousé, c’est seulement parce qu’il était riche. Cet époux est seulement alors victime de la moquerie et de l’incrédulité de celle-ci. Si ce monsieur a opté pour la polygamie afin de remédier aux différends qui l’opposent à sa première épouse, il s’est retrouvé dans des filets plus graves.
9En fait, le mariage polygamique a toujours des répercussions économiques. Il exige du mari de pourvoir aux besoins d’une pluralité d’épouses et, éventuellement, d’enfants. La pauvreté de l’homme, sa vulnérabilité ou sa dépendance sur le plan économique envers la femme sont des facteurs aggravants de violence symbolique. Un homme qui apporte peu ou pas de revenus, ou qui n’arrive pas à subvenir aux besoins de sa famille ne peut exercer une autorité véritable, dépendant alors économiquement et financièrement de son épouse. Quand cette situation se présente, celui-ci perd de son autorité à la maison et fait face aux injures répétées de l’épouse qui assure les charges familiales au quotidien. D’après Daniel rencontré en mars 2019, un homme qui n’a plus de travail n’a plus de valeur. Il renchérit : « Depuis que j’ai eu un accident, j’ai été licencié de mon lieu de service. Maintenant je vis aux dépens de mes épouses ». Si la faiblesse des ressources financières constitue un handicap pour les hommes, elle suscite questionnement et indignation auprès de certaines femmes. La première épouse du chef de village de Bafoussam s’interroge ainsi : « Je n’explique toujours pas cette tendance des hommes à être de plus en plus polygames alors qu’ils sont pauvres et ont déjà des difficultés à s’occuper d’une femme. » La violence physique n’est que la continuation des autres violences morales et psychologiques souvent passées inaperçues ou négligées18. Certains époux subissent la bastonnade de leurs conjointes, passant alors de bourreaux à victimes. Ainsi, sur la base de multiples entretiens avec hommes et femmes dans ce lieu, il est fréquent de voir un homme avec un œil poché, une lèvre fendue, le visage griffé suite à des coups de son épouse. Pis encore, le caractère impulsif de certaines femmes les amène souvent à violenter leur époux en public. La situation se complique quand toutes les épouses s’assemblent pour oppresser leur époux. Jacqueline affirme ainsi : « Quand je rencontre mon époux avec une femme dans un bar, j’appelle ma co-épouse. Et ensemble, nous infligeons une bastonnade aux deux amants. »
10Quoi qu’il en soit, loin d’être un prestige ou une preuve de réussite ou de richesse, le foyer polygamique pourrait aussi être un espace d’expression de souffrance multiforme des hommes et même parfois des femmes, qui se battent alors pour le contrôle du foyer.
Duel constant des épouses pour le contrôle du foyer
11Au sein d’un foyer polygamique, il est difficile pour un homme d’aimer ses épouses de la même façon et de les traiter de manière équitable. C’est ainsi que cette forme de discrimination entraîne de graves problèmes entre les coépouses et transforme certains foyers en champ de bataille. Celles-ci s’échangent des coups, verbaux et physiques.
Mixage entre injures et menaces mystiques
12La polygamie est un fléau qui mine la société en général et l’institution familiale en particulier. Elle demeure une compromission pour beaucoup de femmes et souvent, même si elles essayent de s’entendre, la jalousie, la méchanceté, la méfiance sont des facteurs qui troublent la paix familiale. Rivalité et haine19 se traduisent par des violences diverses entre co-épouses20, des souffrances multiformes, le stress et la dépression21. Parmi de telles actions, on retrouve fréquemment insultes, viols, menaces de mort, intimidations, dévalorisations, chantages, moqueries, dénigrements. En effet, la vie quotidienne des co-épouses est parsemée de conflits en l’absence de témoins ou devant des enfants qui peuvent en être traumatisés. La menace et la crainte d’attaque en sorcellerie et la suspicion permanente que cette situation engendre, saturent les vécus quotidiens des femmes dans les couples polygames22. À Bafoussam, les voies de la violence varient en fonction des foyers. Ainsi, on cite des pratiques de sorcellerie, d’envoûtement et d’empoisonnement mystique. Le but principal est de s’approprier l’époux et ses faveurs au détriment des autres épouses. Parlant de la valorisation sociale de la femme africaine à travers sa capacité féconde, des anthropologues écrivaient ceci :
« Dans les sociétés traditionnelles, ce sont les capacités reproductrices de la femme qui déterminent le statut auquel elle peut prétendre. […] La femme stérile, dans ce système, est dramatiquement “auréolée” d’indifférence ou, dans certains cas, accusée de sorcellerie. […] C’est dire que la représentation de la femme est celle d’une bonne mère qui n’interrompt jamais le cycle de la reproduction. Elle féconde, elle accouche, elle allaite23. »
13Le manque de procréation peut aussi engendrer des tensions24. Le risque d’être victime des actes de violence verbale varie selon la fécondité ou la stérilité d’une des épouses. Il n’est pas rare alors que celle qui a des enfants se moque de sa co-épouse stérile. Rita conte son histoire ainsi : « Après mon mariage comme seconde épouse, j’ai eu des difficultés d’accouchement. Ma co-épouse se moquait de moi et refusait que je parle à ses enfants. » Ainsi, une épouse est déclarée inutile si elle ne symbolise pas, comme toute femme, la fécondité. Les récits de relations entre co-épouses foisonnent de marques de stigmatisation à l’égard de celles qui n’ont pas d’enfant. Rumeurs et propos insultants sur leur infécondité confortent ces femmes dans la culpabilité. En effet l’accouchement permet à une femme d’acquérir de la considération et du respect au sein de son entourage, respect souvent marqué par le fait que la femme est désignée par le nom de ses enfants : « La mère de… » L’infécondité de la femme est source de moqueries et railleries de la part de l’entourage du couple qui sont parfois suivies de violences physiques.
Luttes et violences physiques entre les coépouses
14D’après sa recherche anthropologique effectuée dans des tribus africaines, Madja Thunder25 explique que, dans un mariage polygamique, la première épouse jouit d’une position plus importante que les autres. Celle-ci est leur surveillante dans le ménage et, quelquefois, le porte-parole du maître de la maison. De nos jours, la situation est très différente. Sans distinction, toutes les co-épouses se combattent pour un enjeu commun : obtenir l’amour exclusif de leur mari. Il s’agit d’un acquis qui, de par sa nature, est inaccessible au compromis et au partage du fait de son indivisibilité. D’où le caractère âpre et violent des luttes d’appropriation et de la jouissance du corps de l’homme auxquelles se livrent les co-épouses. La sexualité est une cause première de conflit. Le fait pour un homme d’entretenir des rapports sexuels avec une seule épouse au détriment de l’autre, entraîne le plus souvent un sentiment de jalousie. Ce comportement du mari est analysé comme un « amour qui s’éteint et se réveille avec d’autres épouses26 ». Les données recueillies permettent d’identifier une autre cause de violence physique, celle qui tient à l’inégale répartition des ressources économiques entre les co-épouses. Cette inégalité renforce ou atténue leur position par rapport à l’amour, la considération ou le respect du chef de ménage. En fait, la position des épouses par rapport à l’homme dépend de leur capacité à mobiliser des ressources économiques et sociales dans le cadre d’un travail salarié ou d’une aide intergénérationnelle familiale. En effet, celles qui disposent de ressources bénéficient d’un statut privilégié par rapport au chef de ménage. Leur activité favorise l’acquisition d’une autonomie de gestion dans le ménage, parfois même d’une autorité décisionnaire. Achille Mbembe27 affirme d’ailleurs que l’échange de coups de poing entre des co-épouses relève de « l’ordre de la banalité », c’est-à-dire ce qui est attendu, parce qu’il se répète sans surprise, dans les faits et gestes de tous les jours. C’est ainsi que Sara a brûlé sa co-épouse. Pour justifier son geste, elle argue lors de son entretien réalisé à Bafoussam :
« Je ne supportais pas du tout les comportements moqueurs et les provocations indirectes de ma co-épouse. Comme elle n’arrêtait pas de se vanter de sa beauté physique et de sa forme, j’ai chauffé de l’eau et lui ai versé sur son visage avant de m’enfuir. »
15Pour Valérie, c’est dans le mariage qu’elle a appris à se défendre et à se bagarrer :
« J’ai deux coépouses, la première et la deuxième sont parentes, mais ne s’entendent pas, elles se bagarrent souvent et mon époux a l’habitude de les battre aussi. Lorsque je suis arrivée, j’ai subi le même sort qu’elles, mais en plus de cela les enfants de la première qui avaient le même âge que moi me battaient aussi. »
16On peut alors comparer le foyer polygamique à un ring de boxe, à une jungle où tous les coups sont permis surtout s’ils sont efficaces pour déstabiliser l’adversaire, qu’il soit la co-épouse ou le mari. Le problème est qu’on ne tient pas toujours compte des effets qui en découlent.
Effets multiples de la violence dans les foyers polygamiques
17Les violences au sein des foyers polygamiques ont des effets non seulement sur le paysage interne de la famille, mais aussi et surtout sur les enfants.
Déséquilibre familial au sein des foyers polygamiques : divorce ou réconciliation ?
18La violence conjugale conduit à un déséquilibre familial et à la destruction de la valeur socio-économique même du mariage. La réalité de la polygamie traditionnelle avec résidence commune des co-épouses et ses effets sont incompatibles avec les changements économiques, culturels et sociaux récents. Ces opinions sont fréquemment justifiées par des sentiments selon lesquels la polygamie engendre l’inégalité entre les coépouses. En fait, un mari ne peut pas s’occuper de plus d’une épouse et répondre aux besoins de toutes. De plus la polygamie confère aux hommes un pouvoir et une autorité sans limites. Face à tous ces problèmes, le Comité des Nations unies sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, en 1994, a énoncé que :
« La polygamie est contraire à l’égalité des sexes et peut avoir de si graves conséquences affectives et financières pour la femme et les personnes à sa charge qu’il faudrait décourager et même interdire cette forme de mariage. »
19De son côté, la Déclaration des Nations unies de 1993 sur l’élimination de la violence à l’égard de femmes condamne tous les actes de violence qui provoquent, ou sont susceptibles de provoquer des souffrances physiques ou psychologiques aux femmes, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit en public ou en privé. Mais il n’est pas évident de réprimer un acte qui n’a pas fait l’objet de plainte de la part de la victime. Les épouses tolèrent la violence. Elles pensent que cette dernière relève de l’intimité conjugale. D’aucunes arguent que tous les couples ont des problèmes et qu’il n’est pas bon de les exposer au grand jour. En effet, les victimes ne veulent, en aucun cas, que de tierces personnes soient au courant de leurs misères au sein de leur foyer – ce dont témoignent des femmes battues dans différents quartiers de la ville de Bafoussam. La famille essaie de régler le problème à huis clos et à l’amiable. Elle a alors recours à la médiation à maintes reprises, suite à des cas avérés de violences conjugales, car l’épouse préfère la négociation au dépôt d’une plainte. Il existe aussi des femmes battues qui acceptent cette situation et se taisent, pour ne pas perdre leur sécurité matérielle. Les maris les cajolent et leur offrent beaucoup de cadeaux selon les dires d’une femme et de quelques hommes rencontrés en entretien. D’autre part, les facteurs qui incitent une femme à se séparer de façon permanente d’un partenaire violent semblent notamment liés à une intensification et à une aggravation de la violence ; la prise de conscience du fait que le partenaire ne changera pas et la reconnaissance que la violence affecte les enfants. Certaines femmes aimeraient alors fuir le domicile conjugal. Mais leur dépendance économique, la crainte de représailles contre elles-mêmes et leurs enfants, ou le manque de ressources, de soutien familial, juridique ou social constituent des obstacles. Elles se résignent alors à demeurer dans ce calvaire.
20La famille permet un épanouissement lorsqu’elle n’est pas une jungle au sein de laquelle la loi du plus fort est la meilleure. Or, les diverses formes de violence fragilisent également l’époux dans son rôle et sa fonction de chef de famille. Il perd parfois l’estime ou l’amour de ses enfants, de sa belle-famille et même des voisins dans le quartier. Les femmes battues gardent généralement les stigmates des coups reçus tout au long de leur vie. L’avilissement qui naît de toute expérience de violence perpétrée par une personne qui, en temps normal devrait la soutenir, est un frein à l’épanouissement de la femme.
Maltraitance et traumatisme des enfants comme conséquence de la violence conjugale
21Les violences commises sur les conjoints au sein des foyers polygamiques concernent aussi les enfants, favorisant l’émergence d’un environnement instable. Il est très fréquent dans des foyers polygamiques de rencontrer des enfants qui subissent des châtiments corporels infligés soit par le père, soit par la co-épouse de la mère. Ces violences sur l’enfant varient selon le contexte. Le premier contexte est celui des violences des co-épouses sur des enfants orphelins de mère. Ceux-ci se retrouvent alors dans une forte détresse psychologique aggravée par la stigmatisation et les discriminations dont les conséquences sont l’exclusion de la famille, ou la maltraitance. Les enfants sont très souvent violentés par leur marâtre pour exploiter leur force de travail, notamment dans la domesticité, le commerce. Leurs conditions d’existence sont extrêmement difficiles. Il existe des conséquences à court, moyen et long termes de la violence conjugale sur les enfants, des problèmes de santé physique et mentale, de fonctionnement social et scolaire : trouble d’adaptation grave (intériorisés et extériorisés), état de stress post-traumatique. Sans ressources et protection, ils courent le risque d’être exploités économiquement ou sexuellement ou de se tourner vers les chemins de la prostitution et de la délinquance. Le second contexte est celui des enfants qui subissent des châtiments en même temps que leur mère. Par ailleurs, l’enfant issu des foyers polygames est amené à détester ses frères consanguins différents ; cela ressort clairement des entretiens tenus avec de nombreux enfants dans divers quartiers de la ville de Bafoussam en avril 2019.
*
22Afin de répondre à la question de savoir comment se manifestent les violences conjugales au sein des foyers polygamiques dans la ville de Bafoussam, cette recherche a tenté de considérer les dimensions banales et routinières des violences domestiques, de la victimisation des femmes, en élargissant le contexte aux violences faites aux hommes. Considérant que cette étude relève essentiellement de la recherche qualitative, il résulte des enquêtes de terrain effectuées que les violences conjugales se matérialisant sous diverses formes sont une réalité dans la société camerounaise, ici particulièrement dans la ville de Bafoussam. En effet, s’il est aujourd’hui communément admis que les femmes sont les plus touchées par la violence, on ne peut toutefois nier l’hypothèse de la symétrie de la violence conjugale qui stipule que certains hommes font également l’objet d’abus ou de domination par leurs épouses au sein du foyer conjugal. La recherche a permis de remettre en question la croyance populaire selon laquelle la violence faite aux hommes en contexte conjugal serait un problème rare et isolé. Il s’agit certes d’une victimisation faible, faite d’injures, de menaces, de pression, de négation de la victime en tant que personne respectable mais qui peut dégénérer en violence physique. Par ailleurs, la violence faite aux femmes par les femmes, celle exercée par les enfants des co-épouses ou même par la belle famille se retrouvent également de plus en plus dans les couples polygames. Au total, les violences conjugales et domestiques revêtent une multiplicité de formes dont certaines, du fait de leur caractère ordinaire, routinier et banal, deviennent presque invisibles tant pour les chercheurs en relations de genre que pour les activistes qui luttent contre les violences faites aux femmes.
Notes de bas de page
1La polygamie envisagée dans le cadre de cette recherche est de type « polygyne » ; c’est-à-dire qu’elle se caractérise par l’union d’un mari et de plusieurs épouses.
2Ting Zhang et al, Une estimation de l’incidence économique de la violence conjugale au Canada en 2009, ministère de la Justice du Canada, 2012, [http://publications.gc.ca/collections/collection_2013/jus/J4-17-2012-fra.pdf].
3Kathy Souffron, Les violences conjugales, Paris, Milan, 2000.
4Murray A. Strauss, « Gender symmetry and mutuality in perpetration of clinical-level partner violence : Empirical evidence and implications for prevention and treatment », Aggression and Violent Behavior, 16, 4, 2011, p. 279-288.
5Dominique Damant et Françoise Guay, « La question de la symétrie dans les enquêtes sur la violence dans le couple et les relations amoureuses », Revue canadienne de sociologie, 42, 2, 2005, p. 125-144.
6Cette recherche exclut les violences sexuelles.
7Chantal Lavergne, « Analyse du processus de construction de la violence faite aux femmes en contexte conjugal comme un problème socio-pénal au Québec », Revue Femmes et Droit, 10, 1998, p. 377-400.
8Il s’agit notamment de la Convention des Nations unies de 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes et de la Déclaration des Nations unies de 1993 sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
9Statistiques issues de l’exploitation des données de l’EDS-MICS 2011.
10Ginette Larouche, Agir contre la violence, Montréal, La Pleine Lune, 1987.
11Françoise Heritier, De la violence, Paris, Odile Jacob, 2005.
12Jacques Broue et Clément Guevremont, « Devient-on violent ? », dans Jacques Broue et Clément Guevremont, Intervenir auprès des conjoints violents, Montréal, Édition Saint-Martin, 1999.
13Michael Paul Johnson, Intimate terrorism, violent resistance and situational couple violence, Hanovrre, Northeastern University Press, 2008.
14Kathleen Hofeller, Social psychological situational factors in wife abuse, Palo Alto, California, 1982.
15Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998.
16Marcuse Herbert, L’homme unidimensionnel, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 36-40.
17Daniel Welzer-Lang, Arrête ! Tu me fais mal ! La violence domestique : 60 questions, 59 réponses, Montréal, Le Jour/VLB, 1992, p. 3.
18Ibid.
19Hacene Merbouti, La polygamie en Algérie : Pratique et conséquences La dépêche de Kabylie, 2008, [http://www.la-kabylie.com/actu/dossiers/dossier-703-la-polygamie-algerie-pratique-consequences-.html].
20Yasmina Belkaid, « La polygamie résiste aux efforts de “décohabitation” », Le Monde, 2005, [www.lemonde. fr/old-societe/2005/05/07/la-polygamie-resiste-aux-efforts-dedecohabitation_647185_3226.htm].
21Hélène Kamdem Kamgno, « Genre et fécondité : Une expérience de la culture chez les Bamiléké et les Béti du Cameroun », Population et Développement en Afrique, 1, 2009, p. 9-41.
22Sylvie Fainzang et Odile Journet, La Femme de mon mari. Anthropologie du mariage polygamique en Afrique et en France, Paris, L’Hamattan, 1988, p. 116-120.
23Catherine Desjeux, Bernard Desjeux et Doris Bonnet, Africaines, Paris, L’Harmattan, 1983.
24Kristen M. Mccabe et al, « The relation between violence exposure and conduct problems among adolescents : A prospective study », American Journal of Orthopsychiatry, 2005, p. 575-584.
25Madja Thunder, A comparative study of marriage stability in African societies, Ann Arbor, University Microfilms, 1966, p. 138-139.
26Pauline Chiziana, Le Parlement conjugal, trad. Sébastien Roy, Paris, Actes Sud, 2006.
27Achille Mbembe, La postcolonialité peut-elle être une banalité, Paris, Karthala, 2000, p. 137.
Auteur
Enseignante-chercheure, socio-anthropologue politique, titulaire d’un doctorat en socio-anthropologie à l’université de Yaoundé II (Cameroun).

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