Violence conjugale
Auteurs et victimes aux prises avec leurs liens d’alliance et de famille
p. 197-207
Texte intégral
1Véritable enjeu sociétal, la violence au sein du couple continue aujourd’hui d’inquiéter et de questionner travailleurs sociaux, praticiens comme chercheurs. Nous proposons, à partir d’un dispositif de recherche original, d’étudier les violences commises en couple sous l’angle psychanalytique, en nous centrant sur les liens du couple et familiaux. Il s’agira ici de rendre compte de la difficulté à se déprendre du lien conjugal qui semble toucher autant les victimes que les auteurs. Marie-José Grihom1 explique au sujet des violences conjugales que le lien intersubjectif entre les partenaires devrait être davantage pris en compte puisque la violence ne viendrait pas s’ajouter au lien conjugal mais ferait partie intégrante de ce lien. Anna Maria Nicolo dit quant à elle que : « le lien dans le couple est un élément crucial à l’origine des situations de violence2 », elle postule l’idée selon laquelle nous devrions accepter que la violence ne soit pas uniquement l’expression de l’un sur l’autre. Ces quelques éléments nous font penser que le fonctionnement psychique de l’auteur et celui de la victime ne sont pas nécessairement à isoler dans les recherches mais plutôt à distinguer pour mieux les articuler. Sortir d’une vision dichotomique du rapport auteur-victime et adopter une lecture renouvelée de ces violences nous semble important. Aussi notre intérêt se porte-t-il sur les partenaires conjugaux ainsi que sur la dynamique en jeu. Nous avançons l’hypothèse suivante : la violence viendrait s’inscrire dans les liens qui fondent la dynamique du couple et plus largement dans les liens familiaux. Cette hypothèse repose pour une part sur l’abord du lien conjugal, d’autre part sur celui de l’histoire des sujets.
Le dispositif de recherche
2Nous avons rencontré des personnes concernées par des faits de violences conjugales dans le cadre d’un dispositif de justice restaurative. La justice restaurative ou restauratrice est une nouvelle forme de réponse aux infractions. Introduite en France par la loi du 15 août 20143, elle est un système complémentaire à la justice pénale. Il en existe plusieurs formes, nous évoquerons ici les rencontres condamnés-victimes. Il s’agit d’organiser dans un cadre sécurisé, des rencontres entre des personnes condamnées par la justice et des personnes reconnues victimes. Ces personnes sont volontaires et ne se connaissent pas. Avant les rencontres, chaque personne est reçue au cours de trois entretiens individuels, c’est dans ce cadre que nous rencontrons Vanessa et Corentin.
3Corentin a une trentaine d’années, il a été condamné à plusieurs reprises à de la détention pour des faits de violences conjugales. Mariés après les premiers faits de violences, Corentin et sa femme sont en couple depuis sept ans. Il dit éprouver beaucoup d’amour pour sa femme cependant, le fait qu’ils soient encore ensemble est une vraie incompréhension ; « Je ne comprenais pas pourquoi elle m’aimait encore et qu’elle voulait rester avec moi, ça a été un choc ! J’étais un monstre, [elle] en train d’aimer un monstre… “mais change de vie quoi !” » Il ne se souvient pas des violences, ce sont des « énigmes » dit-il. Les larmes coulent lorsqu’il explique qu’un matin il se réveille et voit sa compagne blessée au corps et au visage. Son état est grave, il veut l’emmener à l’hôpital, mais elle refuse. Corentin décrit une grande culpabilité, il se dit : « ce n’est pas possible ! », c’est en voyant les marques sur ses mains qu’il a des images « flash ». Au matin, sa compagne lui a dit qu’elle comprenait les motifs de son acte et qu’elle lui pardonnait. Corentin, ne partage pas son point de vue, c’est presque une forme de violence pour lui d’entendre cela ; « elle a justifié mes coups, mais moi je ne suis pas d’accord […] rien ne justifie la violence […] mes peines sont trop courtes par rapport à ce qu’elle a subi ». Malgré les violences, ils sont restés en couple : « On réparera jamais la culpabilité que j’ai, ça reste gravé dans ma tête. [La culpabilité] de base ça part sur quelque chose de négatif, mais avec ce négatif, on a réussi à en faire, je dis “on” avec ma femme parce que je suis pas tout seul dans l’histoire quand même, on a réussi à en faire quelque chose de positif, ça nous a rendu plus fort d’un côté, tout le monde lui a dit “quitte-le” ce qui était peut-être la meilleure des décisions à ce moment-là hein, mais on a dû se battre contre tout le monde, montrer que… » Pour eux les périodes d’éloignement pendant les condamnations ont été extrêmement difficiles à vivre.
4Vanessa a une quarantaine d’années, mère de deux enfants nés d’une précédente union, elle a été reconnue victime par la justice. En couple avec son ex-compagnon pendant sept années, elle a subi des violences verbales, psychologiques et physiques. Vanessa reprend les propos de son entourage et se présente comme une femme solide, à la tête d’une entreprise et qui a du « caractère ». Malgré cette apparence de femme forte, nous avons face à nous une femme anxieuse, fragile et confuse, son récit est parsemé de lapsus, elle dit par exemple : « les faits dont il [ex-compagnon] est victi… euh coupable » ou : « c’est lui qui est victime ». Elle a peur que les rôles s’inversent, peur de devoir « répondre de sa responsabilité » devant la justice. Elle pense que le dispositif de justice restaurative qui lui est proposé est une obligation de soins pour elle, au même titre que son ex-compagnon en a une. Au cours des entretiens, son récit est déstabilisant, elle livre des violences subies effroyables, entraînant par exemple une incapacité totale de travail4 de 80 jours, mais tout en minimisant les faits, avec un sentiment de culpabilité et en se plaçant dans un rôle protecteur vis-à-vis de son ex-compagnon. Aujourd’hui comme nous le verrons, malgré la séparation, le lien à son compagnon semble toujours présent, elle explique que s’il n’y avait pas eu ; « cet événement », elle serait certainement encore avec lui par amour.
5Pour Corentin, Vanessa et les autres personnes que nous avons rencontrées, la relation de couple a duré ou dure depuis un temps certain. Quant à la séparation, elle est rarement envisagée par l’auteur ou par la victime, elle est le plus souvent à l’initiative des membres de la famille. La « désunion » ne s’opère pas, insupportable pour Corentin et sa compagne, nous le verrons, ils ont tout fait pour échapper à un nouvel éloignement. Quant à Vanessa et son compagnon, la séparation se fait en grande partie par l’intervention de tierces personnes. Pour quelles raisons la séparation n’est-elle pas envisagée par les partenaires du couple conjugal violent ? Nous apporterons différentes réponses à partir des paroles recueillies, ce dans la perspective d’une prime étude des rencontres condamnés-victimes. Sont-elles propices à saisir les motifs inconscients qui rendent ce lien quasi indestructible pour certains sujets, que peuvent-elles mobiliser au plan psychique qui favoriserait un changement du lien en jeu ?
De quoi parle-t-on ?
6« C’étaient pas vraiment des grosses violences, c’était juste les bras, des bleus, il me poussait, non ça va c’est pas énorme ça. Je ne me considère pas vraiment comme une femme battue, car en 4 ans il n’y a eu que 6 grosses violences. Des petites, il y en a eu beaucoup plus, c’est par exemple les bleus sur les bras, c’est juste qu’il me tenait un peu fort et ça laissait des marques, mais ça va c’était pas… Ça c’est rien, après les grosses c’était vraiment quand j’étais marquée partout au visage, au nez, à la bouche » nous dit Sarah qui a 25 ans. Le discours de Sarah à propos des violences subies, témoigne d’entrée de jeu de l’intrication des représentations subjectives à une définition culturelle de ce que serait la violence dans le couple. Ainsi, elle différencie les violences selon leur intensité : « petite » et « grosse » et selon leur fréquence : deux ou trois grosses violences par an et un « rythme habituel » de plus petites violences, lui semblaient rentrer dans la norme du couple. Malgré les violences, Sarah et son compagnon se sont mariés et sont restés en couple pendant 6 ans. Comme dans son cas les violences conjugales ne sont souvent pas repérées en tant que transgressions. Souvent minimisées, déniées, elles représentent un phénomène complexe. La notion elle-même est d’usage variable et pour Louise Atani Torasso5, ce nombre élevé de dénominations et de définitions viendrait attester de la « multifactorialité » ainsi que de la complexité de ces situations. « La violence n’est pas une simple définition ou n’est pas simple à définir […] il s’agit d’une complexité à saisir tant les aspects sont multiples [… et] qu’elle s’inscrit à la fois dans une dimension personnelle, tant pour l’auteur que pour les victimes que dans un lien à l’autre du couple6. » Les questions portant sur les caractéristiques de ces liens violents, se retrouvent dans les travaux récents et aussi dans l’utilisation des formulations actuelles telles : « les violences au sein du couple », « la violence du couple » ou encore « la violence en couple ». À notre sens, ce vocabulaire utilisé viendrait là souligner et accentuer la prise en compte d’un lien tissé entre les conjoints, mais aussi des enjeux et des mécanismes à l’œuvre pour les partenaires. D’ailleurs étymologiquement, le sens premier du mot « couple » faisait déjà référence au « lien » et Philippe Robert a dit : « couple et lien sont une seule et même chose7 ». Aussi nous proposons, en appui sur des éléments théoriques et les récits de vie de Vanessa et Corentin, d’aborder la question du lien conjugal puis celle des liens familiaux.
Le lien
7Dès la naissance, un sujet s’inscrit dans un ensemble de liens qui lui sont attribués, on parle ici de son groupe d’appartenance, la famille. Puis, au travers de choix subjectifs, un sujet va créer au cours de sa vie de nouveaux liens. Marie-José Grihom8 étudie le lien dans sa double acception : « le lien affectif et psychique à l’autre » ainsi que « la relation de parenté instituée ». Les liens familiaux vont non seulement venir colorer la vie psychique du sujet, son histoire subjective, mais ils vont aussi marquer les liens futurs tissés avec d’autres sujets. Si l’on fait référence aux définitions littéraires, le lien serait « un ensemble de deux personnes liées par un sentiment, un intérêt quelconque9 ». En psychanalyse, René Kaës propose de le définir comme :
« un espace de réalité psychique spécifique construit à partir de la matière psychique engagée dans les relations entre deux ou plus de deux sujets […] les sujets sont dans des relations d’accordages, de conflit, d’écho et de miroir, de résonance avec leurs propres objets inconscients et avec ceux des autres10 ».
8On peut entrevoir ici toute la complexité que représente le lien à l’autre. Pour l’auteur, le lien se construit sur la base d’alliances inconscientes, il y aurait une sorte d’intérêt inconscient, un gain psychique réciproque à tisser des liens où chaque sujet attendrait, de manière plus ou moins consciente, quelque chose du lien. Le lien c’est aussi : « ce qui met dans une situation de dépendance, ce qui contraint, enchaîne, asservit11 ». En psychanalyse, Alberto Eiguer souligne un double sens du lien qui serait à la fois un attachement réciproque, mais également un assujettissement. Philippe Robert évoquait quant à lui un double effet du lien qui vient nous soutenir ou bien nous aliéner. On voit apparaître ici deux valences du lien, une plutôt positive, l’autre négative mais elles ne s’opposent pas forcément, par exemple historiquement, « la couple » était un lien, qui permettait d’attacher deux chiens de chasse ensemble et cette attache pour Philippe Robert peut : « rendre les animaux dépendants l’un de l’autre, mais [ce lien] leur permet de fournir ensemble une force importante comme il en est de la résultante des forces en physique12 ». Dans cette visée, il considère le lien plutôt comme un « mouvement » ayant une part « active », une sorte de « poussée » qui tend vers un but. Cette idée vient selon nous rejoindre celle des alliances inconscientes. En utilisant le terme de « liant » Philippe Robert accentue l’aspect mouvant du lien, l’aspect « associatif » et de « collaboration » afin de réunir, dans la durée, plusieurs sujets. Nous souhaitons attirer l’attention sur cette idée de durée que l’on retrouvait déjà dans les travaux de Jean-Georges Lemaire qui différenciait le lien conjugal de la relation amoureuse13. Pour lui, la relation amoureuse était rapidement abandonnée si elle ne permettait plus d’apporter aux sujets des « satisfactions immédiates » disait-il. Au contraire, dans le lien « conjugal » il y a un impératif de devoir durer ensemble, cela en dépit de la souffrance et des conflits. Le lien conjugal est : « un lien amoureux marqué par une intention avouée, ou non avouée de durée14 ». Cette volonté de construire un lien dans le temps est particulièrement saillante chez les personnes rencontrées, notamment chez Corentin et Vanessa. Nous proposons de dire que ce liant, pour reprendre le terme de Philippe Robert, leur permettrait de tendre vers un but commun. Quelles alliances auraient pu être à l’œuvre, au sein de leur union conjugale ? Vanessa explique qu’ils avaient construit un « cocon » au sein duquel son ex-compagnon : « avait tellement construit le chemin » dit-elle qu’elle ne pouvait pas partir faute de quoi elle « n’avait plus rien ». Son compagnon avait des problèmes de santé et nous entendons dans son récit qu’elle souhaitait le protéger et prendre soin de lui : « on était dans un engrenage ou finalement bah je le protégeais et puis au risque d’en perdre la vie à un moment donné » dit-elle. Elle explique qu’en retour son ex-compagnon pouvait lui apporter toute l’aide dont elle avait besoin. Les propos de Vanessa nous interrogent. Qu’en était-il de cette envie de le protéger et de prendre soin de lui ? À aucun moment Vanessa n’a eu l’idée de partir : « Je l’aimais » dit-elle. Pour les personnes rencontrées, l’amour est souvent mis en avant afin d’expliquer « la raison » ou « la cause », qui a fait, selon eux, que leur couple a duré ou dure depuis toutes ces années. « J’aime ma femme […] on ne s’est jamais quitté […] c’est un miracle » dit Corentin. Dans le rapport de Marie-Paule Chevalerias15, l’amour est un élément venant régulièrement complexifier les prises en charge. Pour les professionnels, penser que « amour » et « violence » puissent « aller ensemble » relèverait d’un véritable paradoxe. De plus, l’amour éprouvé par les partenaires est souvent un frein pour entamer les démarches de dénonciation et vient mettre en échec les séparations instituées par la justice ou par les associations. Vanessa ne voulait absolument pas récupérer l’ITT de l’hôpital afin d’éviter que cela se retourne contre son compagnon. Elle ne voulait pas être séparée de lui, elle le protégeait avant même de se protéger elle ou ses enfants. Corentin quant à lui, dit avoir mis en œuvre des « stratagèmes » avec sa compagne pour empêcher une nouvelle condamnation et éviter la séparation. Après des faits de violences graves à l’encontre de sa femme, Corentin est resté, avec la complicité de celle-ci, caché plusieurs mois. Il parle de « cavale » pendant laquelle cachés de tous, ils vivaient leur vie conjugale lors d’excursions nocturnes. Ils prenaient des risques, sa femme livrait des faux témoignages, mentait aux professionnels et falsifiait des documents. Tout était mis en œuvre pour faire échouer les institutions accompagnatrices susceptibles de les séparer. C’est comme si la séparation relevait de l’ordre d’une impossibilité pour eux. Philippe Robert16 évoque d’ailleurs la séparation conjugale comme pouvant être parfois vécue semblablement à un « déchirement » au sens presque physique du terme ; « Le divorce, ça m’a déchiré » ; paroles de Sylvain, 54 ans rencontré dans le cadre de la justice restaurative. Il compare en outre la séparation des conjoints à une sorte « d’hémorragie narcissique » venant créer un vide chez le sujet avec cette idée qu’après la séparation il peut y avoir des « crises », des « vécus d’étouffement » pouvant se terminer dit-il par ; « des fausses séparations pour mieux vivre les retrouvailles du paradis perdu17 ». L’attache semblait tellement forte que Corentin et sa compagne ne pouvaient pas envisager la séparation. Quant à Vanessa, elle n’a jamais pu partir de peur « d’affronter » la séparation : « On avait un petit cocon qui était quand même construit. » Même après la séparation et les procédures judiciaires, malgré une interdiction d’entrée en contact avec elle et les enfants, son ex-compagnon se retrouvait fréquemment dans les mêmes lieux publics et Vanessa ne signalait aucun de ces faits aux autorités. Nous pensons que la séparation conjugale ne signifie pas la désunion du couple. Que pouvait-il se jouer ici pour eux ?
9Les chercheurs strasbourgeois18 évoquent le fait que dans certains couples, la violence serait comme un « repère » faisant partie du lien au partenaire. Ils parlent de : « couples vivant en osmose » où la violence est un des « modes de relation prédominants ». L’intervention d’un professionnel viendrait alors provoquer un déséquilibre et en réponse, ces couples mettraient en place des « modes de résistances ». Ce qui semble-t-il a pu être le cas pour Corentin et sa compagne pour qui la séparation fait violence. « Je pensais que ma vie s’arrêtait là [silence] », dit-il lors de la première séparation. Auteur comme victime témoignent d’un clivage ou le conjoint impitoyable devient l’instant d’après un véritable prince charmant ; « D’un côté il avait un côté très incertain, très inconfortable et puis d’un autre côté il était là » a dit Vanessa. Jean-Pierre Caillot et Gérard Decherf19 ont abordé l’ambivalence lorsqu’ils ont conceptualisé la « position narcissique paradoxale », un mode particulier de fonctionnement psychique, archaïque et basé sur la paradoxalité. Ils ont décrit l’existence d’un double mouvement oscillatoire, à l’œuvre chez certains couples, entre des angoisses de séparation et d’union ; « Vivre ensemble nous tue, nous séparer est mortel20. »
Les liens familiaux
10Un soir au domicile de Vanessa, la violence n’est plus dirigée à son encontre. Son ex-compagnon, armé, menace de s’en prendre aux enfants. C’est cet évènement que nous évoquions précédemment comme étant à l’origine de la séparation conjugale. Vanessa parle de cet évènement comme étant : « une alarme », un « ultime réveil ». « Tant que c’était que moi ça va et le jour où mes enfants m’ont vue […] Je me suis dit il y a des témoins. Je l’ai vu prendre l’arme, il a monté les escaliers, je me suis dit mon dieu c’est à eux qu’il va… et là je me suis dit c’est plus possible quoi. » La sœur de Vanessa présente a prévenu le père des enfants qui est intervenu, il a interdit au compagnon de revoir les enfants. « Comme leur papa à un moment donné a pris la décision pour mes enfants, je me voyais pas rester avec un homme… qui du coup avait menacé mes enfants. » Nous retrouvons fréquemment ce type de discours où les enfants sont tantôt la raison pour laquelle le couple dure, tantôt la cause de la séparation conjugale. Même si Vanessa n’est pas l’instigatrice principale de la séparation, elle reconnaît que c’est à ce moment-là que quelque chose s’est passé, ses enfants ont été témoins et ils ont été victimes. La violence conjugale ne s’exerce pas uniquement au niveau du couple, elle s’inscrit plus largement au niveau de la sphère familiale. Il est fréquent que la séparation ou les démarches judiciaires soient à l’initiative d’un parent, d’un frère, d’une sœur ou des enfants. Victimes directes ou indirectes, les enfants sont régulièrement impliqués, en 2017 en France, 25 enfants ont été tués dans ce contexte et sur 31 enfants témoins de l’homicide d’un des parents, 9 ont donné l’alerte21. La question de la famille et des enfants dans les problématiques de violences conjugales fait l’objet ces dernières années d’une grande préoccupation. Afin de parler de son couple et des violences commises, Corentin commence par dire : « ça remonte à l’enfance […] c’est un très gros dossier » et laisse entendre ici que pour lui, la violence fait partie de son passé familial. Il évoque l’idée d’une « spirale », terme qui mobilise en nous la représentation d’une répétition transgénérationnelle. Enfant, il était victime de violences conjugales et de maltraitances maternelles. Penser le lien conjugal avec les liens familiaux a son intérêt puisque former un couple est le début de la famille. Ces liens sont pour Alberto Eiguer22 des liens intersubjectifs organisés sous la forme d’un réseau dans lequel des places, des lois et des fonctions sont définies. Ils sont régis par des règles sociales et anthropologiques, cependant ; « la famille ne se réduit pas au jeu de ces règles23 ». Les travaux psychanalytiques ont dégagé des « règles internes » propre à l’organisation familiale et à son fonctionnement psychique. Par exemple, René Kaës développe ce qu’il nomme l’appareil psychique familial, Jean-Pierre Caillot et Gérard Decherf développent la position narcissique paradoxale, Didier Anzieu conceptualise l’enveloppe familiale, et bien d’autres. Corentin dans ses propos, souligne bien la dimension intergénérationnelle et transgénérationnelle. En psychanalyse nous faisons le postulat que chaque sujet est lié aux sujets des générations qui le précèdent et à ceux de sa propre génération. Les phénomènes de transmission entre les générations s’actualisent dans les liens de tout un chacun. Sur le plan inconscient ; « les relations entre sujets sont l’occasion de la transmission d’objets et de processus de défense, […] en particulier d’ordre inter ou transgénérationnel ; la manière dont le sujet se situe dans les pactes et les alliances inconscientes avec l’autre, dans la famille, dans le couple ou dans sa relation de parentalité peuvent être les témoins de cette transmission inconsciente24 ». Jean Guyotat25 parlait d’ailleurs de : « filiation traumatique ». Pour lui, cette filiation renverrait aux problèmes de transmissions par les générations précédentes. Il n’est pas rare d’entendre qu’un climat de violence colorait déjà les relations des membres de la famille. Victime de maltraitances maternelles, Corentin narre un « passif douloureux » où il voyait son père et sa mère se battre. Les « origines de la violence » s’inscriraient ainsi dans l’histoire de chacun des partenaires et de son héritage familial inconscient26. La violence n’est pas choquante car il l’a connue enfant dit-il. Elle s’est pérennisée dans son histoire subjective. L’élaboration de la filiation traumatique n’a sans doute pas pu se faire provoquant une répétition familiale actualisée dans le lien à son épouse. Il dit d’ailleurs ; « les enfants sont les éponges du couple », soulignant là un facteur central dans la répétition de la violence au fil des générations. Le choix du partenaire ; « cette attitude de l’homme, qui conduit la plupart des individus à établir une relation privilégiée avec un autre27 » est pour Jean Lemaire porteur « d’innombrables significations ». « La dimension fantasmatique apparaît comme fondamentale dans l’organisation du choix amoureux et y souligne son lien à l’histoire propre du Sujet, avec ses divers avatars28. » Claire Metz, Marie-Paule Chevalerias et Anne Thevenot postulent que le vécu des sujets et leurs « liens infantiles avec leur père et mère » marquent les « choix amoureux29 ». Philippe Robert explique que les sujets vont venir « transférer », « déplacer » sur l’autre partenaire, des images du passé. « Le couple, c’est le passé et l’actuel » disait Philippe Robert30. Vanessa, par exemple, faisait le portrait de son ex-compagnon comme étant un homme bien plus âgé qu’elle et sur lequel elle pouvait se reposer : « 25 ans de plus que moi, donc un peu le papa qui était absent quand j’étais jeune ». Que se joue-t-il au niveau inconscient chez Vanessa ? La figure du père et le lien infantile au père semblent se réactualiser auprès de ce partenaire conjugal. L’idéalisation qu’elle fera de lui au cours de son récit, ne pourrait-elle pas avoir pour fonction de venir combler les manques infantiles ? N’ayant pas davantage d’éléments d’anamnèse sur son histoire familiale, il est difficile d’aller plus loin dans les interprétations, mais il semble que certains éléments infantiles s’actualisent. Les partenaires conjugaux devront « cohabiter » avec ce que Maria Lucia de Souza Campos Paiva et Isabel Cristina Gomes nomment le « bagage psychique de chaque conjoint31 ». Dans le même sens, Evelyn Granjon disait que ce qui fonde le lien conjugal se rapporterait à une « affiliation », le lien s’organise à partir des bases d’une transmission psychique transgénérationnelle, c’est pourquoi : « s’intéresser aux enveloppes et aux liens familiaux, c’est interroger cette part originaire de l’inconscient qui échappe à l’individuel, mais implique les sujets dans des nouages, des attaches et des entraves pour chacun et ensemble32 ». Corentin nous dit : « On avait nos soucis respectifs et jumelés ensemble, ça fait un feu d’artifice. » Si on postule que les « soucis » font référence à leurs passés infantiles et que le « feu d’artifice » évoque les violences, on peut penser que Corentin fait un lien entre les violences commises et leurs passés familiaux.
*
11Nous avons voulu ici nous détacher de la vision dichotomique bourreau/victime afin d’interroger les violences et les difficultés de séparation au regard du lien conjugal et des liens familiaux. La violence prend racine dans l’histoire des sujets et vient s’exercer dans le lien conjugal mais aussi au niveau de la sphère familiale. Même si cela semble encore difficile à envisager au niveau sociétal, nous ne sommes pas uniquement face à des pathologies individuelles mais bien inter et trans-générationnelles33. C’est pourquoi, s’intéresser au couple, nécessiterait, selon Jean Lemaire34 de dépasser la perspective intrapsychique en s’inscrivant dans une approche intersubjective et donc d’envisager pour cela un « espace intersubjectif ». Les rencontres détenus-victimes ne pourraient-elles pas être cet espace ? Que pourrait mobiliser ce dispositif chez ces personnes ?
12La justice restaurative réunit plusieurs sujets, si on postule l’idée qu’ils vont former un groupe, quelles représentations, quels affects et quels processus inconscients vont pouvoir circuler ? Au sein d’un groupe, un sujet peut retrouver chez l’autre sujet du groupe ce qu’il a jusque-là évité de voir ou de reconnaître en lui. Aujourd’hui Vanessa a peur de mourir, un lien constant est présent à son ex-compagnon qui a dit : « dans quatre ans je la tue ». Elle est comme attachée à cette phrase, bloquée dans un espace-temps ou elle se prépare à cette éventualité. Elle se questionne aussi sur le « schéma reproductif » de la violence dit-elle, elle appréhende la suite pour ses enfants. Elle souhaite rencontrer d’autres victimes et d’autres auteurs de violences afin d’écouter d’autres histoires de vie pour en tirer une compréhension de ce qu’elle a pu vivre. « Pour moi c’est complémentaire au travail que je suis en train de faire, […] aller discuter avec d’autres victimes […] de rencontrer des auteurs, de comprendre peut-être, de mettre des mots différents. » Soutenu par sa femme, ce qui intéresse Corentin c’est l’échange entre « coupable et victime ». « Les entretiens ça m’a chamboulé, [le dispositif] ça m’a interpelé c’est la première fois que j’entendais parler de ça. » Il souhaiterait comprendre son comportement, celui des sujets violents, tenter de comprendre ; pourquoi sa compagne reste avec lui ? Finalement un travail sur l’histoire subjective, sur le lien ainsi que sur les enjeux psychiques de ce lien pourrait-il s’opérer au travers de ces rencontres ?
Notes de bas de page
1Marie-José Grihom, « Les motifs du silence. Violence sexuelle et lien de couple », dans Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud, Ludovic Gaussot, Marie-José Grihom et Myriam Soria (dir.), Le corps en lambeaux, violences sexuelles faites aux femmes, Rennes, PUR, 2015, p. 321-332.
2Anna Maria Nicolo, « La violence dans le lien », dans Anna Maria Nicolo et Alberto Eiguer (dir.), La violence dans la famille et dans le couple, Paris, In Press, 2012, p. 28.
3Article 10-1 du Code de procédure pénale.
4ITT.
5Louise Atani-Torasso, Femmes victimes. Subjectivation, liens et violences conjugales : effets des facteurs interculturels et intersubjectifs chez les femmes immigrées dans les couples endogames ou mixtes. Approche clinique, thèse de doctorat, université de Poitiers, 2017.
6Marie-Paule Chevalerias, Liliane Goldsztaub, Christophe Marianne et al., « Les violences conjugales. Bilan des dispositifs et propositions d’amélioration », sous la responsabilité scientifique de Frédérique Granet, Centre de droit privé fondamental, université de Strasbourg, 2016, p. 288.
7Philippe Robert, « Les liens de couple », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 45, 2005, p. 159-165, p. 160.
8Marie-José Grihom, De la subjectivation des liens aux solutions subjectives. Subjectivation, lien et acte, habilitation à diriger des recherches, université de Poitiers, 2013.
9Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du 19e au 20e siècle, tome sixième, Paris, Éditions du CNRS.
10René Kaës, « Le sujet, le lien et le groupe. Groupalité psychique et alliances inconscientes », Cahiers de psychologie clinique, 34, 2010, p. 13-40, p. 21.
11Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du 19e au 20e siècle, tome dixième, Paris, Éditions du CNRS, 1983.
12Philippe Robert, « Les liens de couple », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 45, 2005, p. 159-165, p. 160.
13Jean-Georges Lemaire, Le couple : sa vie, sa mort. La structuration du couple humain, Paris, Payot, 1979.
14Ibid., p. 31.
15Marie-Paule Chevalerias, Liliane Goldsztaub, Christophe Marianne et al, op. cit., p. 285.
16Philippe Robert, « Violences dans le couple : des séparations impossibles », dans Florent Houssier (dir.), Violences dans les liens familiaux, Paris, In Press, 2014, p. 125-136.
17Ibid., p. 131.
18Marie-Paule Chevalerias, Liliane Goldsztaub, Christophe Marianne et al, op cit, p. 294.
19Jean-Pierre Caillot et Gérard Decherf, Thérapie familiale psychanalytique et paradoxalité, Paris, Éditions Clancier-Guénaud, 1982.
20Ibid., p. 148.
21MIPROF, novembre 2018, La lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes, mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains
22Alberto Eiguer, La parenté fantasmatique, Paris, Dunod, 1987.
23Marie-José Grihom, op. cit, 2013, p. 50.
24Ibid., p. 117.
25Jean Guyotat, « Traumatisme et lien de filiation », Dialogue, 168, 2, 2005, p. 15-24.
26Op. cit.
27Jean-Georges Lemaire, op. cit., p. 36.
28Ibid., p. 54.
29Claire Metz, Marie-Paule Chevalerias et Anne Thevenot, « Les violences dans le couple au risque d’en mourir : paroles de femmes », Annales Médico-psychologiques, 175, 8, 2017, p. 692-697, p. 693.
30Philippe Robert, op. cit.
31Maria Lucia De Souza Compos Paiva et Isabel Cristina Gomes, « La transmission psychique et la constitution du lien… conjugal », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 58, 2012, p. 81-90, p. 84.
32Evelyn Granjon, « L’enveloppe généalogique familiale », dans Gérard Decherf et Élisabeth Darchis (dir.), Crises familiales : violence et reconstruction, Paris, In Press, 2005, p. 69-86, p. 69.
33Anna Maria Nicolo, op. cit., p. 28.
34Jean-Georges Lemaire, « Croire, se fier, se lier : la constitution du lien amoureux », Dialogue, 178, 2007, p. 55-67.
Auteurs
Doctorante à l’université de Poitiers et membre du laboratoire Caps (EA 4050) ; psychologue clinicienne dans un espace de rencontre pour l’exercice des droits de visite des parents avec leurs enfants.
Psychologue, psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l’université de Poitiers (Caps, EA 4050).
Maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie à l’université de Poitiers (Caps, EA 4050), psychologue clinicienne.

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