Violences conjugales et étude du lien de violence
« L’éruption volcanique couplale » comme porte-symptôme familial révélatrice d’une « empreinte inconsciente maudite »
p. 185-195
Texte intégral
1Notre travail s’inscrit dans une réalité sociétale où les violences conjugales constituent en France un véritable problème de santé publique. En effet, selon le rapport de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains, 220 000 femmes sont victimes chaque année de violences dans le couple, et une femme décède de mort violente tous les 2,7 jours. C’est dans ce contexte que cet écrit se situe. Il est issu des premiers résultats de notre recherche exploratoire universitaire1 dont l’objectif est d’approfondir les modèles actuels de compréhension de la violence conjugale, en appui de la conceptualisation psychanalytique couplale2, familiale3, et groupale4 dans une perspective des emboîtements intra, inter et trans-psychiques. Ces apports conceptuels constituent la toile de fond de réflexion qui nous invite à proposer une métaphore qui s’inscrit en filigrane de ce travail : tout sujet serait vêtu d’un habit tissé avec une multitude de fils représentant les liens familiaux qui l’enveloppent dès sa naissance et tout au long de sa vie ; car comme le dit André Ruffiot, un des pères de la psychanalyse familiale : « On est tissu avant d’être issu5. » En effet, on ne se construit pas tout seul, mais bien en appui sur une famille, et le psychisme individuel s’étaie sur ce qu’André Ruffiot nomme l’appareil psychique familial.
2Celui-ci correspond à un fonctionnement psychique commun, formé par l’association des psychismes de ses membres et présente « une fonction essentielle de contenir les psychismes individuels6 ». Par ailleurs, lors de la rencontre d’un sujet avec un autre dans l’intime, un travail psychique de remaillage de son tissu pour entrer en lien s’impose. Ainsi, lors de la formation de tout couple, les partenaires amoureux « partagent leurs habits », mettent en commun leurs « fils familiaux » pour tisser une tunique singulière. Cette tunique, nous pouvons l’envisager telle que le permet la métaphore issue de la théorie psychanalytique groupale des « enveloppes psychique7 » permettant à deux membres dé-liés d’être liés psychiquement ensemble. Pour préciser, les enveloppes psychiques sont définies comme des « structures limitantes de la psyché8 » l’enveloppe étant définie comme :
« Ce qui entoure complètement un espace et qui, de ce fait, contient tout ce qui se trouve dans cet espace, qui est ainsi fermé […]. Dans tous les cas, ce qui est commun à tous les types d’enveloppe est la notion d’une limite entre un dedans et un dehors, entre ce qui est connu à l’intérieur et ce qui est à l’extérieur d’un espace donné9. »
3Selon cette conception, le couple présente un espace psychique commun constitué par un contenant délimitant le contenu de ce qu’ils sont amenés à partager ensemble d’un point de vue conscient mais aussi inconscient. Cet espace couple baigne aussi au sein d’un autre espace, celui de la famille qu’il a construit, qui baigne lui-même, au sein de l’espace familial élargi composé des deux lignées. Ces propos illustrent l’idée d’une notion d’emboîtement d’espaces interdépendants du fait de la dynamique de fonctionnement psychique à l’œuvre. Il existe bien un partage et une circulation par transmission de contenus conscients (inter) et inconscients (trans) entre les contenants des différents espaces. Cette perspective fait référence à un dispositif d’emboîtement désigné par Guillaumin10 comme étant en « pelure d’oignon ». En effet, selon l’auteur « toute enveloppe psychique enveloppante est aussi enveloppée11 ». Notre réflexion explore ainsi la violence conjugale dans ses articulations de ces différents contenants entre eux, déclinés en enveloppe individuelle, couplale, familiale, éclairant ainsi les niveaux intra-, inter-et trans-psychiques afin de dessiner un tableau de compréhension globale de la problématique. Dans cette perspective nous partons de l’hypothèse selon laquelle il existerait au sein de certains liens de ces couples où émerge la violence, une « empreinte inconsciente maudite » révélatrice d’une trace psychique subie, insuffisamment élaborée qui se traduirait à différents niveaux de lecture de l’inconscient comme énoncés ci-dessus. À partir d’une étude de cas, nous allons nous essayer à traduire, l’agir violent du couple, suivant cet angle de vue élargi. Cette nouvelle perspective, par son approche, permet ainsi un apport complémentaire aux modèles de compréhension existant et ouvre des axes de travail clinique sur le plan de la prise en charge psychologique des couples et des sujets vivant cette problématique.
Vignette clinique
4Nous choisissons de présenter ce cas clinique, issu de nos entretiens de recherche, qui nous semble au regard de nos premiers résultats d’investigation, représentatif d’un groupe typologique particulier d’agir violent au sein d’un couple. Nous rencontrons au cours de plusieurs entretiens, une femme victime de violences conjugales ainsi que ses enfants, accueillis au sein d’une association. Il s’agit de Mme Pretot12 et de ses trois enfants. Mme Pretot a rencontré M. Pretot alors qu’elle venait de se séparer d’un premier mari. Elle était alors déjà mère de deux enfants, nés de ce premier mariage. Mme Pretot n’était pas dans l’idée de rencontrer quelqu’un, mais Monsieur « lui a fait la cour avec insistance » alors qu’ils avaient un écart d’âge, elle étant plus âgée, d’une dizaine d’années. Elle décrit cette période comme un conte de fées où tout était parfait. La particularité est que cette idylle a duré longtemps car ils se sont mariés et onze années se sont passées sans ombrage, la famille vivant des jours heureux. M. Pretot s’investissant auprès de Madame, de ses enfants, ainsi que dans sa vie de famille. Madame veillant à prendre soin en tant que femme et mère aimante, à privilégier la dimension familiale, en accordant une importance par exemple à la confection des repas familiaux, ce que Monsieur appréciait particulièrement car il n’avait jamais connu cela dans sa propre famille, ses parents étant beaucoup occupés par le travail. De cette union ils eurent une fille âgée maintenant de six ans. Monsieur était très heureux. Du point de vue familial, Madame décrit sa belle-famille comme peu accueillante, se sentant mise à l’écart de manière permanente. Elle aurait été vécue par sa belle-mère comme « celle qui lui aurait pris son fils ». Sa belle-sœur était elle-même très jugeante vis-à-vis d’elle. Mère et fille étaient très présentes dans la vie de Monsieur, lui accordant une place d’importance en tant que garçon de la famille, d’autant plus qu’ils étaient amenés à beaucoup travailler ensemble au sein de l’entreprise familiale où Monsieur était directeur. Mme Pretot nous dit avoir fait beaucoup d’efforts au quotidien pour favoriser le lien avec sa belle-famille par amour pour son mari. Dans l’étude des lignées, nous notons le fait que le père de Monsieur était jugé très sévère, il pouvait donner « des grandes claques » pour marquer son éducation. La grand-mère paternelle de Monsieur était elle-même peu bienveillante (au contraire de sa grand-mère maternelle qui était d’une gentillesse extrême), vécue comme tyrannique par le reste de la famille mais respectée et souveraine dans son fonctionnement. Seule une tante, fuira l’univers familial en partant vivre à l’étranger avec son mari. Avec ses petits-enfants, elle exerçait également un pouvoir dictatorial, prenant particulièrement soin par exemple, de cuisiner des mets dont elle était sûre que ceux-ci ne les apprécieraient pas et d’exiger d’eux au sein de l’ambiance des repas, qu’ils puissent goûter et même montrer avant qu’ils ne puissent quitter la table qu’ils les avaient appréciés. De même, elle a rejeté sa belle-fille (la mère de Monsieur) à son arrivée dans la famille, lui faisant bien sentir « qu’elle lui prenait son fils ». Nous remarquons ainsi une reproduction de l’histoire familiale par chacun des membres de la génération d’après, reprenant le même rôle dans la famille : la belle-mère de Mme Pretot reprenant avec elle le comportement de sa propre belle-mère à l’égard de sa belle-fille, Monsieur, reprenant l’entreprise familiale et l’attitude passive de son père, la sœur de Monsieur reprenant le métier de sa mère dans l’entreprise et le rôle jugeant des sœurs de son père, la famille vivant dans une coprésence importante. Nous noterons que la grand-mère paternelle est décédée il y a quatre ans, le père de Monsieur est décédé il y a deux ans, et sa grand-mère maternelle, il y a un an.
5Du côté de Madame, nous apprendrons que sa mère a subi de la violence conjugale lors d’un premier mariage dont était issu un premier enfant, elle a été abandonnée par son mari, suite à une maladie de longue durée, se retrouvant mise à la porte le jour de retour de son année d’hospitalisation avec pour seuls effets personnels une valise à la main. Le père de Monsieur quant à lui a été marié une première fois et sa première femme est décédée par suicide alors que le couple avait un enfant en bas âge. Le père et la mère de Madame se sont rencontrés formant un couple heureux et vivant pendant plusieurs années hors mariage – la mère de Madame n’étant pas encore divorcée, cette situation conjugale a été particulièrement éprouvante pour celle-ci car à l’époque elle a vécu l’opprobre social en raison de son statut « non régularisé ». Madame est la dernière des trois enfants du couple de ses parents, cinq enfants composaient donc au total la fratrie dans cette famille. Elle ne relate pas dans son éducation des évènements malheureux à type de violences ou d’éducation rigide, décrivant plutôt une famille unie, bien qu’un élément du discours nous interpelle lorsque celle-ci évoque que « tout n’était pas bleu », à la place de « tout n’était pas rose ». Nous notons que son père est décédé il y a trois ans. Sa mère très âgée présente une santé fragile depuis deux ans, nécessitant des hospitalisations régulières. Madame s’attachant à préserver sa mère de ses confidences. Alors que les enfants grandissent, que son fils part en internat pour débuter une formation professionnelle et que la famille est marquée par un certain nombre de pertes successives (décès de la grand-mère paternelle de Monsieur il y a quatre ans et du père de Madame il y a trois ans, décès du père de Monsieur il y a deux ans, début d’entrée dans la dépendance de la mère de Madame, puis décès de la grand-mère maternelle de Monsieur il y a un an), Mme Pretot raconte la venue de la violence soudaine dans le couple il y a six mois, de manière incompréhensible, de la part de son mari, tel un coup de tonnerre dans un ciel serein. La violence débute par une situation de violence sexuelle, Madame se refusant à Monsieur un soir et celui-ci ne le supportant pas. Mme Pretot évoque cette période où elle attendait « des excuses » de la part de son mari qui ne sont jamais venues. S’ensuit une période de désillusion où Mme Pretot se met alors à moins admirer son mari et à refuser de « faire les efforts » qu’elle avait l’habitude de faire pour maintenir le lien avec sa belle-famille et contribuer à un groupe familial uni. Elle commence à moins s’investir et à ne plus venir aux repas familiaux, ce qui est insupportable pour Monsieur et qui déclenche les scènes de violence. Celles-ci se dérouleront pendant plusieurs mois, devant les marques d’opposition de Madame et les conflits issus de ces prises de position où celle-ci pouvait parfois lui parler avec virulence, Monsieur tentant en réponse de lui faire taire ses propos qui lui paraissaient intolérables. Ce fut finalement Monsieur « qui demanda le divorce » selon Madame, « préférant aller divorcer chez ses parents ». Suivra une période difficile de séparation où l’on observe un retournement en négatif de l’investissement jusqu’alors positif de Monsieur vis-à-vis de sa femme et de ses beaux-enfants. Madame subit alors également le rejet de sa propre famille, de ses frères et sœurs et notamment de son frère le plus proche, préférant prendre parti pour son mari. Elle est toujours actuellement en rupture relationnelle avec sa famille.
L’agir violent au sein du couple sous l’angle de vue familial
L’apparition de l’agir comme un coup de tonnerre dans un ciel serein
6Dans cette vignette clinique, la violence émerge soudainement au bout de 11 ans de relation amoureuse idyllique. Au-delà du lien d’emprise subi par Madame de la part de son mari, souvent abordé par les cliniciens, entendu et repéré dans son discours, nous proposons d’aller plus loin dans notre recherche de compréhension de la problématique en élargissant l’angle de vue par la prise en compte des emboîtements (entre l’intrapsychique, l’inter et le transpsychique). Autrement dit, nous étudions les éléments d’arrière-fond qui ont pu jouer, d’un point de vue inconscient, dans l’émergence de l’agir violent. La particularité de cette situation est que la violence intervient tardivement et brutalement. L’entente est parfaite pendant de nombreuses années, nous observons un couple s’étayant l’un sur l’autre. Mais l’équilibre familial se fait du côté de la famille de Monsieur, au prix des efforts de Madame d’un maintien du lien, car elle est difficilement intégrée au sein du groupe. Nous observons un fonctionnement familial rigide, de type clanique, tyrannique, où la violence transpire. Du côté de la famille de Madame, le fonctionnement reste aussi en clan, la mère nous confie avoir été très proche de ses frères et sœurs, avant la rupture avec son mari
L’importance de la prise en compte du contexte familial lors du premier passage à l’acte
7Intéressons-nous maintenant au contexte du passage à l’acte. Au cours des quatre ans précédant le premier acte violent, nous observons des pertes successives importantes au sein du groupe familial : décès de la grand-mère paternelle de Monsieur il y a quatre ans et du père de Madame il y a trois ans, décès du père de Monsieur il y a deux ans, début d’entrée dans la dépendance de la mère de Madame, puis décès de la grand-mère maternelle de Monsieur il y a un an. L’agir violent de Monsieur intervient six mois après cette dernière perte. L’étude de la problématique sous l’angle de vue théorique familial par la prise en compte de la relation d’interdépendance existante entre les différents espaces individuels, du couple et de la famille, nous permet alors d’effectuer un lien d’importance entre ces nombreuses pertes et le passage à l’acte.
L’hypothèse de la perte du Surmoi familial comme facteur précipitant l’agir conjugal violent
8L’appui sur notre référentiel théorique nous permet de faire l’hypothèse que l’origine de cette agir est à mettre en lien particulièrement avec le décès de plusieurs membres faisant figure de piliers dans la famille, représentant des figures dites « surmoïques », paternelle et grand-maternelle. Plus précisément ces figures incarnent une fonction d’importance dite de « surmoi familial13 » censée apporter une structuration du groupe autour des limites et des interdits. Dans une famille au fonctionnement équilibré, la perte d’un être cher reste en possibilité d’intégration et lorsqu’un pilier part, il existe un réaménagement psychique qui permet que la fonction de Surmoi puisse se transmettre et s’intégrer facilement au sein de la famille. Dans cette situation clinique, faisant écho à d’autres situations de violence conjugales également analysées, nous percevons la fragilité sous-jacente du fonctionnement du groupe famille. En effet, nous observons un déséquilibre de fonctionnement de base qui se manifeste par une tendance au chevauchement des espaces et des fonctions, une impossibilité pour les membres d’avoir un espace individuel respecté par les autres et donc de s’individuer. Une forte angoisse de séparation est à l’œuvre et perceptible dans le fonctionnement clanique, particulièrement du côté de la lignée de Monsieur où semble exister un fonctionnement d’emprise de type narcissique. La transgression opère : actes de malveillance, lien tyrannique. Dans ce type de configuration familiale, la fonction surmoïque est très souvent mal intégrée et c’est ce que nous retrouverons dans les résultats de l’analyse de l’étude exploratoire, d’un point de vue plus objectif grâce à l’utilisation des épreuves projectives familiales14. Aussi toute perte d’un pilier incarnant la Loi (les décès des pères de Madame et de Monsieur) ou assurant une fonction maternante (tel que le décès de la grand-mère paternelle dont la fonction bien que tyrannique permettait un soutien familial rigide de ce qui était permis ou non, de la grand-mère maternelle incarnant une fonction bienveillante soutenante, sans oublier l’entrée de la mère de Madame dans la dépendance induisant une nécessité d’inversion de l’étayage mère-fille) est amenée à fragiliser particulièrement l’homéostasie familiale. Dans ce cas clinique, nous constatons deux décès de membres importants pour le couple : perte des pères respectifs ainsi que la perte de deux figures grand-parentales (les deux grands-mères de Monsieur au fonctionnement clivé : l’une bienveillante, l’autre frustrante et maltraitante). Nous pouvons aisément supposer que ces décès n’ont pas été sans effet sur le fonctionnement psychique de cette famille, au fonctionnement de base déjà déséquilibré. Par un effet domino, le vécu de la perte a déclenché une perte de contenance des enveloppes psychiques familiales, individuelle et couplale, ayant des répercussions sur l’identité et l’étayage des différents contenants, des différentes enveloppes, des différents espaces. L’identité filiative est alors impactée, l’ambiance familiale est perturbée tout comme les places et fonctions de chacun qui y sont liées, tel le déclenchement d’un phénomène de « décompression » fissurant les enveloppes psychiques et annonciateur d’une catastrophe familiale. Ce phénomène a particulièrement été constaté dans la clinique de la violence sexuelle15, c’est ce que nous retrouvons par ailleurs dans notre situation clinique, car le premier passage à l’acte débute par une violence sexuelle au sein du couple. La théorie familiale psychanalytique met en effet en évidence que lorsque l’homéostasie familiale est atteinte, le socle inconscient du couple peut être touché et vaciller. Le couple devient ainsi porte-symptôme familial.
L’hypothèse d’une empreinte inconsciente « maudite » en négatif
9En ajout de cette première hypothèse, nous apportons un autre élément d’importance. Lors du temps de la formation d’un couple, il est communément admis parmi les psychanalystes du couple et de la famille que chacun des membres chercherait appui sur l’autre, donnant naissance à un lien unique dont la tonalité varie en fonction de l’articulation des étayages narcissiques nécessaires à chacun, dépendant de son histoire personnelle et de l’héritage psychique familial dont il est issu et porteur d’une partie. Pour Christiane Joubert16, le choix du partenaire s’effectue au travers des résonances des aspects transgénérationnels au sein des deux lignées. De façon plus précise, le socle inconscient du couple repose sur les failles de la filiation et sur les négatifs de la transmission17, autrement dit notamment sur les traumatismes familiaux dont chacun porte une partie et qui ont insuffisamment été élaborés, faisant l’objet de non-dits, de souffrances émotionnelles restantes et de secrets parmi les générations du dessus et notamment concernant les parents.
10Ces objets de transmission18, que l’on peut également nommer « objets transgénérationnels », renvoient à un élément indicible évoquant la prohibition de la parole, un innommable, un impensable ancré dans un espace insaisissable19 qui n’a pas pu être transformé, symbolisé, intégré psychiquement20. Cette dernière pénètre violemment l’espace psychique de chacun par un processus d’incorporation et de transmission transgénérationnelle traumatique d’éléments des deux lignages donnant lieu à un objet enkysté. Ces éléments ancrés dans l’ombre de la psyché familiale sont, en partie, marqués par le négatif et constituent « une part maudite de l’héritage généalogique21 » :
« Ne laissant pas les vivants en paix, ils se manifestent à travers symptômes, répétition, dans une sorte de retour de ce qui fut dénié […]. Tout en le méconnaissant ou ignorant tout de lui, le descendant est tenté inconsciemment d’imiter l’ancêtre et ses méfaits, de réaliser un acte plus effroyable que lui ou d’essayer en le reproduisant de mieux comprendre ce qui est arrivé, éventuellement, pour lui donner une dimension plus digne. »
11Ainsi, dans le tissage des liens du couple sur l’héritage négatif se retrouve ces transmissions traumatiques qui opèrent par le jeu des « alliances inconscientes22 » et chacun se met d’accord, à son insu, pour soutenir l’autre, dans ce qu’il porte de son groupe familial et de ce qui n’a pu être transformé. Il existe ainsi une certaine forme de contention des contenus psychiques de l’un et de l’autre au sein de l’espace couple. Lors d’une faillite du point de vue des capacités de contenance de l’enveloppe individuelle, couplale et familiale, comme dans la situation d’une perte de la fonction de Surmoi familial, la contention de ces éléments n’est plus opérante. Tout comme l’empreinte inconsciente a effracté les espaces psychiques individuels des deux partenaires, elle va violemment transpercer l’enveloppe couplale, étant incorporée sans pouvoir être transformée23. L’alliance inconsciente du couple scellée à son origine, considérée comme une boîte de Pandore, s’ouvre pour laisser s’échapper l’empreinte inconsciente maudite qui n’est plus contenue.
L’éruption volcanique couplale comme porte-symptôme familial
12Ce défaut de métabolisation en pensée donne lieu à l’émergence de la violence par des agirs explosifs et destructeurs s’infiltrant dans les liens du couple. En référence à l’enchevêtrement des contenants psychiques, nous proposons l’idée d’une « éruption magmatique familiale » à travers une « éruption volcanique couplale » qui se fait haut-parleur du négatif familial. À l’image d’un fond magmatique familial (les legs transgénérationnels négatifs) en contention dans la chambre magmatique, le volcan couplal entre en éruption. Autrement dit, ces empreintes inconscientes maudites précédemment contenues dans l’enveloppe couplale entrent en collision donnant lieu à l’émergence de la violence tel un volcan en éruption où les pulsions sexuelles et agressives liées aux traumatismes s’agissent sur la scène du couple. Et c’est par la voie du corps, de la décharge, à défaut que le contenu puisse s’élaborer que vont se répandre les éléments traumatogènes. L’agir violent rejaillissant sur la scène externe traduit alors l’existence d’une problématique interne individuelle mais bien souvent familiale. C’est dans ce sens que nous parlons d’« empreinte inconsciente maudite » trans-générationnellement transmise chez cette catégorie de couples aux prises avec la violence. En effet, les premiers résultats de notre étude mettent en évidence, lorsque nous étudions la piste transgénérationnelle auprès de ces différents couples, la présence de traumas insuffisamment élaborés, associée à la perte d’une figure incarnant la fonction de Surmoi familial. Dans notre situation clinique, nous pouvons supposer que la violence conjugale subie par la mère de Madame par son premier mari peut constituer un élément d’importance. Ces éléments ont pu faire l’objet de transmission en négatif, ainsi que le vécu d’abandon et de trahison de la mère de Madame (son mari l’ayant abandonné). Ils semblent d’ailleurs faire résonance dans l’histoire de Mme Pretot où celle-ci endure, tout comme sa mère, la violence conjugale et vit comme un abandon le fait que son mari ait pu « la demander en divorce ». Un élément vient appuyer cette idée de transmission d’une empreinte en négatif : Madame semble être la seule de sa famille à avoir vécu cette expérience de violence et d’abandon. Par ailleurs, un élément ne manque pas de nous interpeller : celui du rejet de sa propre famille qui va prendre parti pour son mari lorsqu’elle tente de se replier et de trouver un soutien vers celle-ci à l’annonce de son divorce. Cet élément se retrouve en effet très souvent au sein de nos situations cliniques. Ainsi la part négative initialement détenue par Madame ne peut se réinjecter dans le groupe familial. Nous observons ainsi un mécanisme « d’extrajection » du groupe famille24 dont nous faisons l’hypothèse qu’il permet à ce dernier d’isoler la part négative de la transmission, en plaçant Madame en fonction de bouc émissaire.
L’hypothèse d’un processus inconscient sous-jacent à l’émergence de la violence
13Pour résumer, dans cette situation, nous mettons l’accent sur l’existence d’un processus inconscient générateur de violences au sein du couple se traduisant par une impossibilité de contention des « empreintes maudites » de chacun et de leur groupe familial. Les décès de membres incarnant une fonction surmoïque vont fragiliser les différentes espaces psychiques et par un phénomène de décompression, nous assistons à une véritable implosion de la boîte Pandore, où l’empreinte maudite s’infiltre et intoxique les liens du couple, tel un volcan interne en éruption. L’agir violent traduit ainsi à la fois une souffrance individuelle, couplale et familiale.
*
14L’élargissement de l’angle de vue de la problématique nous a permis de compléter les modèles de compréhension actuels de la violence conjugale. En s’intéressant à la dynamique de fonctionnement psychique inconsciente, par l’apport d’un référentiel psychanalytique familial, cela nous a permis de resituer l’agir violent au sein du couple comme également porte-symptôme familial. Cette approche permettant d’apporter une analyse plus approfondie de la problématique, pourrait constituer un support intéressant pour mieux accompagner la victime, l’auteur de violence, le couple et la famille d’un point de vue thérapeutique, afin de donner la possibilité de pouvoir transformer les éléments bruts, marqués par le négatif familial, que représente l’empreinte inconsciente maudite, en éléments métabolisés supportables puis intégrables psychiquement pour les deux partenaires.
Notes de bas de page
1Recherche « Violences conjugales et étude du lien de violence », sous la direction du professeur Almudena Sanahuja, université Bourgogne Franche-Comté, laboratoire de psychologie EA 3188 (Almudena Sanahuja, Alexandra Bernard, Marie Naimi, recherche débutée en 2018).
2Jean-Gérard Lemaire, Le couple : sa vie, sa mort, Paris, Payot, 1979. Monique Dupré La Tour, Les crises du couple. Leur fonction et leur dépassement, Paris, Érès, 2005.
3André Ruffiot et al, La thérapie familiale psychanalytique, Paris, Dunod (1981), 1985. Françoise Aubertel et André Ruffiot, « Les mécanismes de défense familiaux », Dialogue, 75, 1982, p. 16-27.
4Wilfrid R. Bion, « Attaques contre les liens », Nouvelle revue de psychanalyse, 25, 1982, p. 285-298. Autre traduction : Wilfrid R. Bion, « Attaques contre la liaison », dans Wilfrid R. Bion, Réflexion faite, trad. François Robert, Paris, PUF, 1983. René Kaës, Le groupe et le sujet du groupe : éléments pour une théorie psychanalytique du groupe, Paris, Dunod, 1993.
5Alberto Eiguer (dir.), Le générationnel. Approche en thérapie familiale psychanalytique. Paris, Dunod, 1997, p. 109. A. Ruffiot op. cit.
6André Ruffiot, op. cit, p. 41.
7Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod (1985), 1995.
8Didier Houzel, Le concept d’enveloppe psychique, Laballery, In Press (2005), 2010.
9Ibid., p. 9.
10Didier Anzieu et al, Les enveloppes psychiques, Paris, Dunod (1987), 2003, p. 166.
11Ibid., p. 167.
12Tous les noms sont fictifs.
13Alberto Eiguer « Le surmoi et le transgénérationnel », Le Divan familial, 18, 1, 2007, p. 41-53.
14Outils d’évaluation psychologiques permettant l’étude du fonctionnement inconscient familiale : Patrice Cuynet, L’arbre généalogique en famille. Médium projectif groupal, Paris, In Press, 2016. Patrice Cuynet, La maison de rêve. Image du corps familial et habitat, Paris, In Press, 2017.
15Alexandra Bernard, « Facteurs précipitants la mise en acte : perte du Surmoi familial et faillite des enveloppes psychiques de l’image inconsciente du corps familial » dans Miroir Familial et Agirs sexuels violents d’adolescents : intérêt d’une clinique évaluative, thèse de doctorat de psychologie clinique et psychopathologie, université de Franche-Comté, 2016.
16Christiane Joubert, « Le rôle du transgénérationnel dans le lien de couple », Le Divan familial, 18, 2007, p. 69-79.
17Ibid., p. 71.
18Alberto Eiguer (dir.), op. cit., p. 4.
19Ibid., p. 20-21.
20Albert Ciccone, La transmission psychique inconsciente, Paris, Dunod (1999), 2012, p. 103.
21Alberto Eiguer, « La transmission psychique et trans-générationnel », L’esprit du temps, 60, 2011, p. 12-25.
22René Kaës, Les alliances inconscientes, Paris, Dunod, 2009.
23Albert Ciccone, op. cit., p. 21.
24Françoise Aubertel et André Ruffiot, op. cit.
Auteurs
Maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie à l’université de Franche-Comté au laboratoire de psychologie (EA3188) de Besançon, psychologue clinicienne.
Professeure de psychologie clinique et psychopathologie à l’université de Franche-Comté, au laboratoire de psychologie (EA3188) de Besançon, psychologue clinicienne et thérapeute familiale.
Doctorante en psychologie clinique et psychopathologie à l’université de Franche-Comté au laboratoire de psychologie (EA 3188) de Besançon, psychologue clinicienne.

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