Paroles de femmes dans un lien conjugal violent
Passivation dans les liens premiers et impasses de la subjectivation
p. 173-184
Texte intégral
1Les violences à l’égard des femmes commises par un partenaire intime actuel ou ancien, sont un fait mondialement dénoncé qui constitue encore en France un grave problème de société. Il apparaît nécessaire de contribuer à comprendre davantage ce phénomène par un éclairage psychanalytique, afin de mieux le prévenir. Nous avons recueilli trente témoignages de femmes1 ayant subi pendant 4 à 27 ans diverses formes de violences de la part de leurs conjoints dont elles se sont séparées, et nous avons procédé à une analyse de contenu et de discours des verbatim enregistrés et anonymisés. Le matériau ainsi recueilli, au plus près de leur énonciation, nous a permis de formuler des hypothèses sur de possibles mouvements inconscients afin d’approfondir les phénomènes d’emprise si souvent constatés dans le lien conjugal2, ce en appui sur de nombreuses publications depuis celle de Simone Korf-Sausse3 décrivant le profil psychologique du « pervers narcissique ». Toutefois cette lecture psychopathologique n’élucide pas à elle seule la dynamique du lien à l’œuvre dans le couple violent. En outre, cette seule explication maintient l’analyse de ce symptôme conjugal à distance, et des enjeux psychiques à l’œuvre pour chacun4 ainsi que des attentes ancrées presque toujours dans l’histoire infantile qui font le soubassement du choix amoureux. Du fait de ces résonances pour les partenaires, « le but du lien est le lien lui-même. Il doit être conservé, car il donne à chacun les moyens de réaliser les buts inconscients que seul il ne pourrait atteindre5 ». Alors, lorsque la violence s’exprime dans le lien, elle « ne vient pas en sus dans le lien intersubjectif mais elle y est contenue6 ». L’écoute clinique de femmes aux prises avec un partenaire violent, amène à discerner d’autres enjeux : « l’aliénation à l’autre violent et l’aliénation à son propre inconscient7 ». La proposition est ici de prendre appui sur les paroles de quelques femmes rencontrées lors de notre recherche, afin d’éclairer ce qui se passe pour elles de ce point de vue. Il sera possible, à partir de là, de proposer une hypothèse psychanalytique qui puisse rendre compte de la durée et de la répétition qui caractérisent certaines des violences conjugales.
Premiers constats
2Dans ce cadre de recherche, plusieurs éléments repérables dans l’ensemble des entretiens nous ont questionnés. Nous avons noté : une absence d’affects lors de la narration des violences subies, d’importantes difficultés à énoncer une parole en leur nom propre et une centration prévalant sur le partenaire dans leur narration. Les aspects factuels mis en récit l’emportent sur les aspects narratifs d’une part, compréhensifs et réflexifs d’autre part. Ainsi 75 % des femmes rencontrées narrent les scènes de violence de manière descriptive, sans affect et sans les questionner. Cette forme de narrativité est-elle principalement défensive ou liée à une difficulté, voire à une impossibilité de subjectiver ? La subjectivation est susceptible de permettre de saisir les enjeux subjectifs et les buts inconscients qui sont visés par le lien8. À cet égard, cette appropriation doit pouvoir travailler le matériau psychique qui forme tant le rapport à soi-même qu’à l’autre et ce qui les unit dans le lien. Les fantasmes individuels et ceux qui organisent le lien intersubjectif y auraient une place majeure. Nous avons eu pour guide d’analyse des entretiens une première hypothèse à propos du processus de subjectivation du lien concernant les fantasmes en jeu. D’une manière générale, la femme victime chercherait obstinément (inconsciemment) à rejouer un scénario infantile douloureux de façon à en modifier l’issue ou à élucider le sens de ce scénario. Cette répétition reste méconnue par le sujet. Ainsi un des enjeux de la répétition de ces situations de maltraitance conjugale serait une tentative de symbolisation de ces expériences infantiles non subjectivées. Nous avons choisi de montrer comment ces éléments prennent sens au travers d’histoires singulières, ici celles de Catherine et de Claire.
Répétition et subjectivation, le rôle des scénarios infantiles
Catherine
3Catherine a trois enfants dont Jason un garçon de sept ans placé en foyer car il fuguait. Mise à la porte à seize ans par sa mère, Catherine a rencontré successivement deux conjoints violents dont le père de ses deux premiers enfants, qui a exercé sur elle des sévices graves. Elle et son dernier conjoint se sont rencontrés en foyer. Le rapport à l’autre est jalonné de violences, de la part des trois conjoints mais aussi du fils placé Jason « il [le père] me tapait dessus tout le temps. Au bout de trois semaines quand même il m’a tapée déjà ». Elle énumère après ce constat une série d’actes violents « pour rien » où elle risque plusieurs fois sa vie, comme si frôler la mort pouvait permettre de trouver un désir de vivre, fragile depuis longtemps : elle a fait plusieurs tentatives de suicide au début de l’adolescence. Peut-être s’agit-il d’une sorte de conduite ordalique au sens de David Le Breton : « Ces conduites sont une manière de jouer son existence contre la mort pour donner sens et valeur à sa vie9. » Dans son histoire familiale, Catherine est l’objet d’un rejet par sa mère « ma mère m’a foutue dehors quand j’avais seize ans. Donc je suis allée habiter chez sa sœur [du père des enfants], et je pense que c’est ça en fait qui m’a fait rester parce que je n’avais pas peut-être d’endroit où aller », elle se retrouve alors dans un monde dépourvu de place pour elle. Tout se passe comme si elle se vivait dans cette actualisation du passé comme un objet voire un déchet « elle m’a jetée dehors » répète-t-elle sous l’effet d’une sorte de bannissement « plus personne veut rien savoir de toi ». Outre le rejet maternel, elle a vécu l’abandon par son propre père qu’elle n’a pas connu. Elle y voit la racine de son désir de rester avec le père des enfants, pour éviter un nouvel abandon par « un » père. Ainsi les pères se confondent-ils. « Je n’ai pas connu vraiment mon vrai père donc je n’ai pas envie que mes enfants. Voyez ce que je veux dire – connaissent pas leur père non plus » elle reste donc pour la petite : « pour qu’elle ait son père ». Catherine est hantée par l’idée de ne pas priver ses enfants de père, ce dont elle-même a souffert, et là s’enracine semble-t-il une part du scénario infantile qui rendrait compte de la difficulté à quitter le conjoint violent. D’autre part, assignée dès son plus jeune âge à la place d’objet-déchet par son père puis sa mère, n’ayant pas une vraie place dans le monde, elle ne cesse d’être en danger de mort auprès de ses partenaires. Comme si elle demeurait en peine de trouver sa propre valeur, elle court ainsi :
« le risque de son corps pour retrouver sa place dans le tissu du monde, dans un échange symbolique avec la mort : (elle) offre sa vie au risque de la mort, mais (elle) attend aussi, si (elle) s’en sort, qu’elle lui donne en échange ce sentiment d’assurance qui manque à son existence10 ».
4L’autre n’est pas différencié au sens où il n’est que support d’une possible valorisation, elle-même se vivant comme dépourvue de valeur propre, ne peut construire ni subjectivation, ni altérité. Elle tente pourtant de subjectiver ses liens mais achoppe dans ses essais tant les scénarios infantiles d’abandon et de rejet sont chargés de destruction et de destitution subjective. Quelle fonction remplissent ses répétitions ? Visent-elles une élaboration ou sont-elles une tentative pour faire se réaliser ce fantasme d’être rien dans le réel de la mort – dans le désir de mort de sa mère ?
Claire ou les fantasmes de mêmeté
5Claire a grandi avec ses parents, alors que son père avait une liaison avec une autre femme dont il a eu plusieurs enfants, au grand désespoir de son épouse. Elle a partagé la vie d’un conjoint violent durant six ans, subissant des violences physiques dont elle s’est échappée en dernière instance sous la menace de mort. Elle ne pouvait auparavant rompre ni cette vie commune ni ce lien. L’histoire de Claire dévoile à travers son propre questionnement, un mécanisme enraciné dans l’enfance qui a cimenté son lien à l’autre. Lors de l’entretien elle identifie chez elle lors de ces années de vie commune une certaine passivité qu’elle ne s’explique pas : « je n’ai pas osé même, je n’ai même pas dit : allez va-t’en, dehors, va chercher ailleurs ! J’étais gentille, je ne pouvais pas crier. Je n’arrive pas à crier après un homme ». Cette impossibilité à se défendre par la parole ou par les gestes reste énigmatique pour elle : « je ne sais pas pourquoi je n’arrive pas, pourquoi je n’ai pas mis les mots comme il faut à ce moment-là. Je me pose des questions maintenant : mais pourquoi je ne l’ai pas frappé moi aussi alors que je suis quand même quelqu’un qui est costaud et qui pouvait quand même répondre ? » Seule, la proximité de la mort la fait réagir. « Il m’a frappée à mort et je suis partie. Ah oui ce jour-là dès qu’il était parti dans le salon, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai sauté par la fenêtre. » Ainsi Claire semble-t-elle aller « au fond du gouffre pour se sentir vivante11 ». Explorant le passé, elle reconnaît chez elle un même sentiment de pitié pour son conjoint que pour sa mère trahie par son père « ma mère elle a beaucoup souffert et en même temps j’ai souffert aussi, en même temps que ma mère. Quand ma mère elle pleure, moi je me cache pour pleurer aussi, je me cache dans le drap et je pleure aussi. C’était toujours comme ça quand j’étais petite, c’est pour ça peut-être que j’ai cette pitié qui est tout le temps en moi aussi ». L’identification à la mère, dont elle parle encore au présent, précipite cette disposition à la pitié qui domine ensuite sa vie en particulier avec son conjoint : « je n’arrive pas à trier les gens bien et les gens qui ne sont pas bien parce que c’est à cause de cette histoire de pitié et de cette envie d’aider les gens. Je me suis dit que je pourrais aider cet homme à changer, et bon je suis croyante ». Enracinée dans la pitié, la croyance dans le changement de cet homme scelle dès lors le lien, à la vie à la mort « malgré tout ça, même si je l’ai quitté, tout ce que j’avais envie de faire c’est de retourner là-bas ! » Claire est ainsi prise dans un fantasme de mêmeté où mère et conjoint ne se distinguent pas, ce qu’elle nomme pitié s’adresse aux deux confondus. Elle ne peut concevoir dès lors que son conjoint est cet homme ultra-violent qui a failli la tuer, dominée qu’elle est par l’idée d’un changement possible. Le rapport à l’autre est de l’ordre de la croyance, soit l’« assentiment que donne l’esprit, sans réflexion personnelle et sans examen approfondi12 », révélant l’inhibition d’une pensée à soi, et par là le défaut de subjectivation souligné par Claire Metz, Marie-Paule Chevalerias et Anne Thevenot13. C’est bien tout à la fois l’altérité au sens de la reconnaissance de l’autre dans sa différence et la subjectivation14 qui peinent ici à se construire car « ces pratiques de la mêmeté ne forment pas de sujets15 ». Le lien au conjoint violent devient alors difficile voire impossible à rompre, et la séparation ne suscite que nostalgie. En effet ce lien « ne possède pas les caractéristiques d’un lien social au sens freudien : intériorisation de la limite dans le rapport avec l’autre, du fait de l’existence de l’altérité, et association avec l’autre dans le lien, du fait du manque dont chacun est porteur16 ». Ainsi ce lien semble reposer sur le fantasme d’une réparation de l’autre, qui suscite avant tout la pitié quels que soient ses actes, l’autre n’étant alors qu’un avatar de la mère en pleurs.
6Si Claire, prise dans cette répétition inconsciente, ne comprend pas la « passivité » qui est la sienne – comme d’ailleurs la plupart des acteurs concernés par la prise en charge de ces femmes – comment la concevoir et quelle spécificité aurait-elle ? Nous repérons dans ces deux vignettes une absence de subjectivation, la prévalence d’un scénario infantile, et des identifications aliénantes : chez Claire semble dominer l’identification à une mère victime alors que chez Catherine elle concerne la mère rejetante. Dans les deux cas, les logiques inconscientes privilégient la mêmeté plutôt que la dissemblance17 au sens de Paul Ricœur tant dans la répétition du scénario infantile – d’abandon pour l’une et de réparation pour l’autre – que dans le choix identificatoire. La représentation de la violence du lien qu’elles vivent dans leur couple en est par conséquent empêchée de même que celle de leur souffrance propre. Comment comprendre cette mystérieuse passivité y compris au niveau de leur propre représentation d’elles-mêmes ? Nous avancerons sur ce point en déployant deux autres cas de femmes.
La passivation par l’autre
L’histoire d’Émilie
7Émilie s’est séparée de son conjoint violent après avoir vécu six années auprès de lui dont quatre avec des violences physiques et psychologiques extrêmes qui ont débuté au moment de sa grossesse : « je vais tomber enceinte et c’est quand je vais être enceinte que là les coups vont commencer en fait ». Au moment où nous la rencontrons, elle a quitté son mari et déménagé avec son petit garçon dans une autre région. À la demande de raconter son histoire, Émilie ne sait pas par où commencer. Elle situe la question des « coups » en indiquant que lorsqu’ils arrivent c’est déjà trop tard : le scénario, celui de son compagnon est en place : un travail d’emprise par son isolement social et une grossesse : « comme si je lui appartenais en fait et évidemment c’est plus difficile de partir quand il y a déjà quelque chose d’installé qu’on est enceinte ». À aucun moment le discours ne permet de percevoir de mouvement d’opposition, tous ses actes, toutes ses pensées semblent obéir à ce scénario qui se joue entre eux. Même dans l’après-coup alors qu’ils sont séparés, elle reste dans l’impossibilité de se décaler, de parler de cette relation d’une place autre témoignant d’un étrange consentement au désir de l’autre.
8Elle avait, dit-elle, déjà tenté de fuir mais cette fois c’est grâce à la rencontre d’un « ami d’enfance, que je n’ai pas vu depuis des années puis je vais comprendre en fait que ce n’est pas ça la vie. Lui, il va m’ouvrir les yeux ! Je finirai par lui avouer tout d’ailleurs ». Que s’agit-il d’avouer ? Dans cet énoncé Émilie reprend un des motifs de son silence : « un sentiment de honte parce que de se faire rabaisser par un homme pour… Pourquoi être battue ? Pour moi c’est la honte quoi, on n’a pas envie d’en parler quoi ». Nous percevons dans ces propos qu’Émilie n’est pas sans savoir que quelque chose en elle a consenti à ce qui lui est arrivé. S’agit-il d’avouer l’acceptation de la position passive mais aussi l’énigme que celle-ci revêt pour elle et qui suscite un sentiment de honte. Dans ses écrits Delphine Scotto di Vettimo montre que la honte a une double valence pour le sujet18, elle est d’une part ce qui le conduit à se soustraire au regard de l’autre, à taire la souffrance et la peur et à cacher les marques de son corps par des vêtements couvrants par exemple. Mais le sentiment de honte signe aussi son appartenance à l’humanité, ressentir de la honte serait un indice d’un processus de subjectivation19, sous forme négative certes, mais qui peut permettre au sujet de commencer à parler en son nom : « toutes les phrases qu’on entend la plupart du temps, la plupart des femmes qu’on entend, ces fameuses phrases qu’on entend “Eh bien moi je serais partie” ou “ah eh bien moi il ne m’aurait pas touchée” ! » Si cet énoncé nous indique qu’Émilie se sent appartenir à la communauté des femmes, il nous ouvre aussi à ce qui constitue une énigme pour elle : ce qu’il en est du désir entre une femme et un homme et des limites qu’une femme peut opposer au désir d’un homme, des limites de son propre désir à l’égard d’un homme. Être l’objet désirable de son conjoint apparaît à un moment de l’entretien lorsqu’elle relate les premiers temps de leur relation : « au début voilà j’étais flattée de l’intérêt qu’il pouvait me porter. J’avais le sentiment qu’il me trouvait belle et il me le disait souvent d’ailleurs ». Elle poursuit : « il avait en fait un esprit protecteur avec moi au début et j’en avais besoin je pense, quelque part, puis aussi j’avais l’impression qu’il me faisait la cour. D’être sa princesse au début, comme si j’étais sur un piédestal ! Voilà oui, il pouvait être tellement tendre et doux mais aussi violent à la fois, enfin ». C’est d’ailleurs cette violence et peut-être surtout la perception de la jouissance qu’elle procure à cet homme qui l’a séduite : « ce qui m’a plu chez lui c’est son assurance. Oui voilà son charisme, son assurance et sa force. Et puis, vu qu’il connaît beaucoup de monde. Il se faisait appeler le terrible d’ailleurs, tout le monde avait peur de lui ». Peut-on penser que la honte ressentie ne soit pas seulement liée aux coups portés et d’avoir chu du piédestal auquel elle rêvait, mais de n’être pas sans savoir que c’est justement la violence de cet homme qui l’a attirée ? Quelle histoire infantile peut soutenir ce désir pour « le terrible » et cette chute ? On peut s’interroger pour ce faire sur ces liens dont il l’aurait privée, « je ne voulais pas non plus reproduire, avoir une famille où le vrai amour n’existe pas. J’y pensais à l’époque par rapport à mes parents ». D’ailleurs c’est auprès de sa belle-mère qu’elle cherche un improbable secours. Ses attaches avec sa mère et celui qui a été désigné comme son père ne semblent pas solides, même si elle minimise l’importance de sa souffrance « en fait ce n’est pas grand-chose, enfin voilà mais bon comment dire. Oui, voilà, en fait je me suis rendu compte, j’étais au collège à cette époque, eh bien j’avais des rapports assez difficiles avec mon père, enfin mon père. Puis il s’est avéré que j’ai fini par me rendre compte. À force d’insistance bien sûr. Que mon père ce n’était pas mon père mais que mon beau-père, car, parce que ma mère était déjà enceinte de moi quand elle l’a rencontré. C’est tout ». Peut-on entendre que ce sont les rapports difficiles avec son père qui l’ont amenée à insister pour exhumer le secret sur sa naissance ? Seul moment où on l’entend être en position active. On n’en saura pas plus car « ça ne concerne pas trop les propos d’aujourd’hui ». Dénégation ?
Un corps sans affect ?
9Nous avons repéré un élément récurrent dans la majorité des entretiens : rares sont les femmes qui mentionnent la douleur ressentie face aux violences physiques, elles la banalisent et mettent en avant les humiliations psychologiques. Toutefois nous avons pu discerner différentes formes d’absence à leur corps pour les deux tiers des femmes de notre échantillon. Les propos d’Émilie en sont un exemple lorsqu’elle raconte ce qu’elle nomme « une journée type » : elle nous montre les protagonistes en action. L’un qui demande et ordonne, parfois uniquement du fait de sa seule représentation psychique (qu’il dorme ou soit au travail elle fait selon sa volonté), et elle qui agit ou qui est agie telle une marionnette. Elle ne pense pas par elle-même, à partir de ses ressentis propres, elle pense à partir de lui, de ce qu’il attend : « tous les coups vont tomber. D’accord jusqu’à temps qu’il voit du sang, quand il voit du sang. Pas mal de sang hein ! euh quand même. Là il s’arrête ». On en oublierait presque qu’il s’agit de son sang à elle, « tellement ça va loin en fait on pense plus ». Ses ressentis corporels seront mentionnés une seule fois dans l’entretien « après j’aurais trop mal aux bras ». D’une certaine façon, il n’est pas étonnant que ce n’est qu’une fois le scénario accompli que l’effet des coups se fait sentir : « on est anesthésié » dit Émilie pour donner sens à l’absence de mention de douleurs pendant que les coups tombent. Nous sommes face à un corps fonctionnel, sentiment renforcé par le fait qu’Émilie associe son mal aux bras à une éventuelle impossibilité pour elle d’accomplir les tâches domestiques. Cependant le corps est également investi comme un témoin, celui qui garde trace de son vécu et qui seul pourrait témoigner de ce qui se passe. Elle ne semble pas penser que sa parole puisse être efficiente si le corps ne parle pas : « on porte plainte sur le coup, je savais. Je n’avais pas de traces sur moi ». Dans quelle difficulté de subjectivation s’inscrit cette forme de nouage de la parole et du corps dont témoigne Émilie ? Quels fantasmes se rejouent dans la répétition des scènes de violence ?
Les fantasmes en jeu
10Dans ce qui se répète pour elle dans ce lien, on retrouve le désir de réparation souvent évoqué par ces femmes, il souffre, sa violence en témoigne, en acceptant les coups elle pense l’aider. « J’avais toujours l’espoir, quand je me souviens, de le sauver, enfin de le soigner. Le guérir. Que j’étais la seule à le comprendre ! » La maladie évite d’ailleurs de poser la question de sa responsabilité à lui, il est malade et a besoin d’être réconforté avec un doudou, elle est son doudou : « pour lui je suis son doudou c’est-à-dire qu’il a besoin de moi quand ça va bien ; quand ça va mal et bien c’est sur son doudou qu’il se venge comme les enfants ». Les discours psychologiques sont appelés à la rescousse pour expliquer ce qui se passe pour lui, mais pour elle ? Elle ne nous dit pas si elle s’est demandée pourquoi elle a accepté, endossé à ce point cette fonction de doudou. Peut-être parce qu’il s’agit d’une rationalisation secondaire ? Ce fantasme ne semble pas être mobilisé pendant la réalisation du scénario violent pour soutenir ce jeu mortifère et sexuel où à chaque fois le sang coule. Le saisissement provient en effet de la perversité du scénario qui est construit sur le schème d’un rapport amoureux : préliminaires où les deux partenaires « jouent » à faire monter la tension : « il fait comme un boxeur, en fait il va faire semblant de me taper et il ne veut pas que j’aie peur. Euh le but c’est que je n’aie pas peur », puis décharge explosive (coups) et chute de la tension : « il monte, il va prendre une douche ». Nous avons déjà souligné qu’il est la référence à partir de laquelle la scène est racontée. Elle y est présente en tant que partenaire qui se fait objet dans le fantasme sexuel de l’autre. D’ailleurs si un fantasme plus approprié apparaît c’est un fantasme de mort, vœu de mort, mais il ne semble pas activé en présence du partenaire : « ce que je souhaitais c’est plus qu’il meure. D’un accident ou moi mourir, je fantasmais en fait sur une mort qui me délivrerait ». Quand elle est à distance, elle fantasme comme une rêverie diurne qu’il meure, mais au fond, lui ou elle, ça ne semble pas faire différence. Cependant peut-on entendre que dans cette évocation, un point de différenciation, ténu, émerge lorsqu’elle mentionne les conséquences que sa mort aurait pour son fils ? S’agit-il chez elle de passivité ou de passivation ?
Passivité ou passivation
11Lorsqu’il lui est demandé si elle pensait que c’était de sa faute : « j’étais partagée entre. J’ai toujours cette lucidité en moi qui me dit que je suis dans un film, un truc de fou et tout ça et de me dire peut-être que finalement il a raison », au mieux une part d’elle lui permet d’entrevoir la folie, qu’elle met à distance avec un fantasme de film fou, mais on ne l’entend pas penser « pourquoi je me suis laissée faire ? » On trouve chez Émilie l’impossibilité de changer le cours des choses, impossibilité de penser sa détresse, et encore moins de fantasmer un apaisement autrement que par sa propre mort. La seule issue fantasmée est la disparition irréversible de l’un des deux pour arrêter ce scénario où elle est victime, objet de l’autre. Qu’entendre lorsqu’elle dit de ce scénario « ça m’organisait », cela semble être au-delà d’une organisation matérielle de sa journée, est-ce que cela lui donnait une contenance ? En tout cas, elle indique ici qu’elle y trouve autre chose qu’une satisfaction pulsionnelle libidinale – une autre forme de satisfaction psychique.
12On peut, à propos de ce cas, se référer à la « passivation » au sens de André Green : « La passivation, à la différence de la passivité, serait ce qui contraint à subir et non simplement un mode de jouissance recherché20. » Elle proviendrait d’un déficit de représentation lié à un état d’Hilflosigkeit de l’infans. Cette détresse serait issue d’un défaut d’investissement de l’autre, en tant que dispensateur d’amour, mais aussi au sens où l’infans s’éprouve comme source de gratification pour l’être aimé. André Green souligne le lien indéfectible entre actif et passif, puisque cette détresse subie s’accompagne d’une « grande activité pour retrouver l’amour de l’objet21 ». Plongé alors dans la détresse psychique, l’infans ne peut engager de réaction hallucinatoire du désir, qui se trouve dès lors « non seulement totalement inopérante, mais peut-être impossible ». Le sujet est alors « dans un état d’impuissance sans recours. C’est ce que j’appelle la passivation, qui rend l’idée de forcer quelqu’un à être passif22 ». Ainsi l’absence de la représentation empêche les solutions consolatrices. Certes la fonction de la représentation ne peut suffire à assurer le maintien du plaisir, mais « peut-être permet-elle au moins le jeu qui ouvre la voie vers le dégagement des situations d’enfermement23 ».
13À ce point de notre exposé nous pouvons avancer une seconde hypothèse clinique. Leur position subjective passive aux yeux des témoins recouvrirait en fait un processus de passivation, vécu dans la période infantile. La passivation orienterait fortement le jeu pulsionnel dans le lien intersubjectif de couple. Elles se feraient passiver de nouveau par l’autre afin de revivre, grâce à la répétition, un lien antérieur passivant, condensateur des enjeux d’un lien d’amour narcissique : aimer et être aimée à tout prix par une figure parentale rejetante ou indifférente. En cela résiderait leur activité souvent intense de reprise du scénario infantile.
Christelle et l’amour
14Nous illustrerons cette dimension à partir de l’entretien avec Christelle, âgée de 37 ans24. Elle se plaint d’avoir été traitée comme une « moins que rien » par son ancien compagnon subissant injures, tromperies ouvertes et dénigrement aussi. Elle décrit surtout les agissements des autres sur elle et longuement les violences physiques diverses allant jusqu’à la tentative d’étranglement et leurs conséquences (fracture du nez par exemple) mais les affects et expressions de douleur sont absents. Dire la factualité suffit-il à rendre compte de l’ensemble de ses éprouvés ? Que son corps soit embrassé ou battu elle dit n’être en mesure ni de se défendre ni de dire non, prise par la peur et l’impuissance à s’opposer. Elle parle donc des violences et humiliations à son égard et de certaines interactions comme si elle était engluée dans le poids du réel qu’elle a vécu. Au fil de l’entretien, souvent confus quant aux temps et à l’identification des personnages importants de sa vie affective, ressort un lien apparemment indestructible avec ce compagnon qu’elle a fini par quitter et qui suscite une forme de regret. Son mouvement de désir dans ce lien s’exprime par la sollicitude, « tout faire pour l’homme » et par un pardon indéfectible. Le verbe aimer se conjugue bien peu à la première personne. Comme si Christelle ne pouvant clairement se différencier et s’identifier déplaçait sur l’autre la sollicitude qu’elle devrait avoir pour elle-même. « Si je suis très aimante comme ça aussi c’est parce que j’ai toujours cherché de l’amour envers quelqu’un, parce que je n’ai pas eu assez d’amour de ma maman et ni de mon papa. »
15Dans l’enfance, elle a été exposée aux violences conjugales de son père sur sa mère et redoute de faire vivre cela à ses enfants. Elle est une enfant non voulue qui a survécu à une tentative d’avortement et a ensuite été rejetée : « elle était très, très méchante ma mère, elle me battait aussi ». Au fil de sa parole, cette place d’objet dont elle se plaint apparaît déjà préfigurée en famille, la soumission à l’autre semblant trouver là son origine. Toutefois elle n’établit aucune relation entre son histoire conjugale et son enfance. Sa place dans le lien conjugal semble fixée par le discours mortifère entendu à ses six ans « si seulement l’avortement avait marché avec toi ! ». Le lien inaliénable au conjoint violent prend donc naissance pour elle dans une quête d’amour éperdue, d’abord auprès d’une mère violente et rejetante, quête toujours inassouvie et donc toujours renouvelée. La mort sous-tendue par la tentative d’avortement ratée est contenue dans ce lien maternel qui se rejoue avec le conjoint. Le corps est alors support de tous les sévices et de tentatives de meurtre. Il s’agira donc de « tout faire » et de « pardonner » dans l’espoir de conquérir cet amour. Dans cette hypothèse, la moindre parole d’amour agit comme la réalisation du fantasme, véritable philtre d’amour. L’autre n’est pas différencié en ce sens, il n’est que le support possible de cette réalisation. Ainsi, bien au-delà d’une possible érotisation de la violence, c’est sur une relation mortifère originaire que l’on débouche où la reconnaissance même de la subjectivité de l’enfant est en jeu.
*
16Cette étude de la subjectivation du lien à soi et à l’autre chez des femmes durablement victimes de violences dans leur couple a permis de dégager certaines caractéristiques que nous rappelons. Tout d’abord, leur lien intersubjectif au conjoint s’organise à partir d’un scénario fantasmatique infantile dont la répétition est patente et qui contient une figuration de la violence par abandon, rejet, maltraitance, indifférence. Non seulement il est organisateur de la représentation de la réalité par ces femmes et leur fait tenir pour normales ou banales des violences illégitimes, mais il participe de leur obstination inconsciente à répéter ce scénario et va de pair avec une répétition de la mêmeté au travers d’identifications aliénantes à la mère le plus souvent, présentée tantôt comme bourreau, tantôt comme victime. Ensuite, l’enjeu subjectif qu’il nous a semblé repérer est de maintenir la méconnaissance du scénario infantile qui organise leur rapport à l’autre et de garantir l’ignorance des buts inconscients du lien conjugal : rejouer la désubjectivation initiale. La passivation au sens de André Green est apparue partagée par ces femmes et retrouvée au travers de l’état de déréliction auquel les confrontent les violences. Sans secours possible, obligées de se « mettre dans leur bulle » vivent-elles l’horreur pour parvenir à se dégager à terme de cette passivité forcée ou n’est-ce que le seul mode de lien qu’elles connaissent ? Enfin, la passivation originaire n’empêche pas une forme d’activité. L’état passif qu’elles relèvent chacune, constitue une énigme pour elles. Celui-ci est cependant doublé d’une activité acharnée, souvent dans une quête d’amour incessante comme pour Christelle, ou la quête d’une réparation de l’autre, ou encore la quête d’une valorisation inaccessible comme pour Catherine. Chacune de ces situations renvoie à une douloureuse histoire infantile traversée par les abandons, les vœux de mort, les rejets. Dès lors, les états de détresse précoce repérés dans l’histoire infantile de ces femmes, peuvent les exposer à cette passivation sans représentation, conduisant à leur enfermement comme « contrainte à subir ». L’activité ne cesse pas pour autant, toute leur énergie étant consacrée à obtenir la satisfaction de leur quête, quête d’amour, de valorisation ou de réparation. La double aliénation dont nous parlions en introduction (à l’autre et à leur inconscient) s’entend dans ces récits et paroles souvent d’ordre factuel mais subjectivées parfois. La nécessité d’un soutien thérapeutique s’entend afin de favoriser l’adoption possible, sans risque d’effondrement psychique majeur, d’une position subjective créatrice de sens et de liens renouvelés.
Notes de bas de page
1Claire Metz et Laure Razon, « Les violences conjugales : Bilan des dispositifs et propositions d’amélioration, partie II », dans Frédérique Granet (dir.), Rapport pour la Mission de Recherche Droit et Justice, ministère de la Justice, Paris, 2016.
2Claire Metz et al, « Accompagnement des enfants exposés aux violences conjugales et soutien à la relation mère-enfant », Rapport sur la recherche-action pour la Fondation Mustela, Paris, 2015 ; Claire Metz et Anne Thevenot, « Le lien mère-enfant à l’épreuve des violences conjugales », Cliniques méditerranéennes, 92, 2, 2015, p. 173-188 ; Claire Metz, Marie-Paule Chevalerias et Anne Thevenot, « Les violences dans le couple au risque d’en mourir : paroles de femmes », Annales Médico-psychologiques, 175, 2017, p. 692-697.
3Simone Korff-Sausse, « La femme du pervers narcissique », Revue française de psychanalyse, 3-67, 2003, p. 925-942.
4Marie-José Grihom, « Être à soi-même sa propre fin ou être un maillon : femme victime en déroute subjective dans ses liens », Dialogue, 2, 204, 2014, p. 49-61.
5Marie-José Grihom, « Pourquoi le silence des femmes ? Violence sexuelle et lien de couple », Dialogue, 208, 2015, p. 71-84.
6Ibid., p. 72.
7Ibid.
8René Kaës, « La matrice groupale de la subjectivation : les alliances inconscientes », dans François Richard et Steven Wainrib (dir.), La subjectivation. Paris, Dunod, 2006, p. 139-162.
9David Le Breton, « Les conduites à risque des jeunes », Agora débats/jeunesses, Les jeunes et le risque, 27, 2002, p. 34-45, citation p. 43.
10Ibid., p. 43
11Marie-José Grihom, op. cit., 2014, p. 54.
12Trésor de la Langue Française Informatisé (CNRS, université de Lorraine).
13Op. cit.
14Christophe Chevalier et Marie-José Grihom, « Injonction de soins et populisme pénal : La tension entre mêmeté et altérité pour l’agresseur sexuel et sa victime », Topique 1, 122, 2013, p. 93-106.
15Julia Christ, « Une critique de la mêmeté : Sur le rapport pratique entre la culture et l’individu dans la Théorie d’Adorno », Réseaux, 166, 2, 2011, p. 99-124.
16Ibid., p. 102.
17Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
18Delphine Scotto Di Vettimo, Vivre et Survivre dans la Honte. Aspects cliniques, psychopathologiques et théoriques, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2007.
19Albert Ciccone et Alain Ferrant, Honte, Culpabilité et Traumatisme, Paris, Dunod, 2009.
20André Green, « Passivité-passivation : jouissance et détresse », Revue française de psychanalyse, 3, 1999, p. 1587-1600, citation p. 1587.
21Ibid.
22Ibid., p. 1588.
23Ibid., p. 1600.
24Pour une présentation plus détaillée, voir Marie-José Grihom, « Crime de genre et fantasme féminicide. À propos du fantasme “On tue une femme” », dans Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud, Ludovic Gaussot, Marie-José Grihom, Laurie Laufer et Beatriz Santos (dir.), On tue une femme. Le féminicide. Histoire et actualités, Paris, Hermann, 2019, p. 407-427.
Auteurs
Psychologue, psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l’université de Poitiers (Caps, EA 4050).
Psychologue clinicienne et maître de conférences à l’université de Strasbourg, rattachée au laboratoire Subjectivité, Lien social et Modernité (EA 3071).
Psychologue clinicienne, professeur en psychologie clinique à l’université de Strasbourg (EA 3071).

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008