Introduction
p. 141-144
Texte intégral
1Une réalité n’existe que si elle est nommée. Tel est l’objet de cette partie : apprécier sous différents angles – histoire, sociologie, psychanalyse – ce qu’il en est de la nomination des violences conjugales par les sociétés, leurs systèmes juridiques, leurs acteurs eux-mêmes, ici notamment des femmes victimes en France et ailleurs dans le monde. En guise d’ouverture Frédéric Chauvaud pose une question de nos jours en débat : et si les violences conjugales n’étaient qu’un crime de propriétaires ? Son corpus d’étude historique est constitué des archives judiciaires du xixe et xxe siècles et de leurs multiples drames ou tragédies qui sont parvenus jusqu’au procès. Les témoignages qu’il propose sont révélateurs du « silence » qui concerne la vie conjugale. Les victimes peinent à nommer ce qu’elles subissent – a fortiori si les violences sont sexuelles – les magistrats ont tendance à considérer que les rixes dans la maisonnée ne sont pas de leur ressort, pour preuve aucune comptabilité des affaires conjugales n’est tenue dans les tribunaux. Elles existent pourtant bel et bien puisque le politique en instaurant la possibilité de divorcer avec la Loi Naquet en 1884 attend de cette mesure une réduction des violences en particulier des meurtres passionnels qui, eux, sont bien recensés. La vie privée reste à l’abri des murs et aucune forme d’ingérence de la sphère publique au xixe siècle ne vient questionner les transgressions qui s’y déroulent. Les affaires de violence ordinaire sont écartées, filtrées, tamisées par l’appareil judiciaire et seuls les crimes de sang parviennent devant la Cour. Quant aux motifs invoqués pour expliquer les meurtres d’épouses la seule passion ne saurait en rendre compte et l’argument fort qui est alors avancé est précisément qu’il s’agirait de crimes de « propriétaires ». Le texte de Frédéric Chauvaud étudie avec de riches apports comment la justice opère son tri, décrit et pense les violences conjugales dans le sens de cette thèse, prenant appui sur les relevés des tribunaliers chargés de rendre compte du déroulement des audiences pénales, et des chroniqueurs judiciaires. Il permet au lecteur, ce faisant, de mesurer comment les façons de nommer, qualifier et motiver les actes dans ces affaires criminelles s’enracinent dans une conception de domination et de possession de la femme par son mari.
2Louise Atani-Torasso, poursuit le chantier de l’étude des nominations dans une perspective épistémologique en partant du constat que, dans de nombreuses cultures et sociétés, les violences conjugales ont été longtemps nommées de sorte à les justifier. Son étude vise à montrer que ce sont certains mots et coutumes qui ont fait office d’écran aux violences subies par les femmes. Elle propose de concevoir comment la visibilité actuelle de celles-ci est le résultat d’un travail culturel, au niveau mondial et local, d’identification de ce phénomène. La multitude des formulations retenues pour désigner ce qu’ici, par commodité, nous nommerons « violences conjugales », semble être à la mesure de la multitude des facteurs en jeu dans lesdites violences. Le langage ne recouvrirait par là qu’un pan à chaque fois de la réalité humaine concernée. Ainsi, dans certaines cultures africaines les séquelles traumatiques des femmes sont évoquées de manière allusive par « l’herbe aux femmes battues », notre appellation encore couramment partagée de « femmes battues » soulève d’autres interrogations. Pourquoi cette focalisation sur les coups et non sur la domination du sexe par exemple ou sur l’entrave à la liberté par un contrôle permanent ? Le travail de recensement des nominations en cours dans les travaux de psychologues de ces dernières années souligne combien il est délicat de conjoindre sous un seul terme la pluralité des motifs en jeu mais aussi l’avancée considérable au niveau symbolique que la culture a accompli dans sa reconnaissance de la et des violences qui ont pour théâtre le couple.
3« Paroles de femmes dans un lien conjugal violent » est une contribution de Marie-José Grihom, Claire Metz et Anne Thevenot qui vise à mettre en lumière les modalités de la parole sous l’angle psychanalytique. Parties d’une recherche clinique avec une quarantaine de femmes, elles retiennent dans cette perspective quatre cas de femmes rencontrées dans ce contexte dont la vie même a été en danger. L’objectif est d’avancer dans la compréhension du rôle du lien d’alliance dans les violences durables en couple. L’écoute clinique de femmes aux prises avec un partenaire violent amène à discerner un double enjeu chez ces sujets : une aliénation à l’autre violent qui leur fait accepter l’insupportable et une aliénation à leur propre inconscient. Deux hypothèses sont successivement mises au travail au travers des récits recueillis. La première concerne le rôle des scénarios infantiles dans la répétition des violences – l’histoire de la petite enfance et des liens aux parents notamment porte-t-elle ou a-t-elle fondé certains scénarios qui agiraient tels des aimants dans la réalité pour ne pas se dissocier de son partenaire ? Le lien à l’autre permettrait donc de retrouver, dans la vie d’adulte, ce schéma fantasmatique. La seconde hypothèse envisage une orientation de la vie pulsionnelle sous l’angle de la passivation dans les liens premiers. Ces femmes qui revivent sans cesse des mauvais traitements de tous ordres adoptent la position d’être contrainte à subir qui a été initiée dans leur histoire précoce et dans les mauvais traitements qu’elles ont subis. La passivation par l’autre orienterait leur mode d’être en couple – et le choix même de leur partenaire. Bien loin d’une approche où la victime serait exemptée de toute responsabilité, cette réflexion et les dires de ces femmes donnent à penser que l’aliénation à leur partenaire s’enracine dans une aliénation infantile à leur inconscient et à l’Autre.
4C’est à une approche de la violence en couple dans la perspective de la psychanalyse familiale que nous invitent Alexandra Bernard, Almudena Sanahuja et Marie Naimi. Leur proposition est d’envisager ce qui permet de concevoir les explosions de violence clastique dans le couple, ces « éruptions volcaniques coupables » qui aboutissent trop souvent à une fin tragique pour la victime – une femme décède de mort violente tous les 2,7 jours. Les apports théoriques permettent d’entrevoir que c’est la contenance même de la relation qui est en péril à ce moment-là, du fait d’un dés-emboîtement des différents espaces psychiques partagés en couple. Le cas clinique développé permet d’aller plus loin dans la lecture de ce phénomène qui apparaît comme un porte-symptôme familial. Les membres du couple, en particulier l’auteur, exprimeraient alors, dans la violence brutale qui survient, un problème entre les générations qui ne peut être pensé. Dans l’exemple choisi une succession de décès de figures tutélaires dans les deux lignées de familles à fonctionnement plutôt clanique, vient embraser le couple, privé soudain des limites fixées par ces surmoi familiaux disparus. Le cas permet à ces psychanalystes du couple et de la famille de tenir pour fondement de l’éruption volcanique un impensé familial, les traces ou empreintes d’un traumatisme transgénérationnel jusqu’alors inélaboré.
5Le texte de Lisa Roy, Marie-José Grihom et Élise Pelladeau, propose, à partir d’un dispositif de recherche original, d’étudier les violences commises en couple sous l’angle psychanalytique. Il s’agit de rendre compte de la difficulté à se déprendre du lien conjugal qui semble toucher autant les victimes que les auteurs. Pour ce faire, Lisa Roy et ses collègues rapportent une étude réalisée dans le cadre pratique de la justice restaurative, une nouvelle forme de réponse aux infractions. Dans un cadre sécurisé, des condamnés pour violences conjugales et des victimes reconnues de violences participent, sans se connaître, à un travail en groupe dont l’objectif est de remanier les représentations en jeu (reconnaissance de sa culpabilité, restauration de la victime). Les histoires de Vanessa et Corentin retenues pour l’exposé sont riches de paroles et il est surprenant pour le lecteur d’entendre y résonner des problématiques en partie semblables. L’un comme l’autre ont été pris dans une conjugalité violente pendant des années sans pouvoir y renoncer en dépit des sanctions ou des interventions de services spécialisés. Ces premiers travaux sur ce dispositif sont encourageants autant du point de vue de la prévention des violences que du risque de récidive. Il semble qu’elles seraient propices à saisir les motifs inconscients qui rendent ces liens de couple quasi indestructibles pour certains sujets.
6Josiane Toussé Djou nous amène au Cameroun, dans l’ouest du pays, pour entendre des femmes victimes dans le cadre de la polygamie qui s’y pratique. Ce pays est alerté comme nombre d’autres états par la violence conjugale et c’est une enquête de sociologie clinique qui cherche à saisir le poids de la polygamie sur ces pratiques violentes courantes. L’auteur se concentre sur les violences physiques, verbales et psychologiques dans la ville de Bafoussam, chef-lieu de cette région. Elle a rencontré des femmes mariées, d’autres en situation de prostitution, des coépouses mais aussi des hommes. La violence conjugale découle selon elle de plusieurs facteurs : l’homme, comme ses épouses jouant alternativement le rôle de victimes et de bourreaux en fonction des foyers. Si la victimisation de la femme est patente avec 56,4 % de femmes camerounaises en union qui ont subi chacune au moins une forme de violence et si la violence masculine, appuyée sur un modèle de domination masculine est banalisée, il n’en demeure pas moins que les femmes camerounaises rencontrées mettent en cause ce modèle où l’amour se traduirait par des châtiments. Aussi certaines femmes sont-elles réactives et n’hésitent pas à recourir elles-mêmes à la violence à l’endroit de leur conjoint. Toutefois dans un cas comme dans l’autre la violence reste dissimulée. Le lecteur comprend au fil du texte et des dires de ces femmes le poids du facteur économique dans le statut de victime (l’homme ou la femme) et les enjeux de rivalité « à la vie, à la mort » qui règnent particulièrement en milieu urbain dans ces foyers polygames. Les femmes et notamment les enfants de coépouse, en sont gravement affectés.
7Antissar Sahraoui propose quant à elle d’apprécier la violence conjugale en Algérie en mettant en tension textes législatifs et réalité. Les résultats d’une étude menée sur un échantillon de 100 femmes mettent en lumière les incidences psychologiques de la violence vécue dans le couple mais aussi aux effets latéraux de celle-ci quant à l’adoption par ces femmes de leur position parentale, l’auteur parlant à ce propos de « compétences » ou « d’habilités parentales ». En Algérie comme ailleurs les violences se déroulent principalement au domicile conjugal mais les données statistiques disponibles semblent sous-estimer le phénomène. Ces femmes maintiennent la relation de couple pour différents motifs développés dans l’analyse qui pour nombre d’entre eux concernent les enfants de ce père violent. Les travaux actuels sur les effets de la violence conjugale sur le développement des enfants viennent trouver à s’éclairer au travers d’une vignette clinique. Or la reconnaissance légale de ce phénomène reste bien en deçà de sa réalité dans la mesure où cette violence ne constitue toujours pas une infraction dans le contexte d’un droit de la famille où la femme est considérée comme mineure quel que soit son âge ou son statut. La réduction de la violence ne semble pouvoir passer que par une refonte des droits et du statut de la femme.

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