Isabelle Adjani, de bruit et de fureur
p. 77-87
Texte intégral
1Du geste violent, et comme inaugural, qui donne son titre à son premier grand succès (La Gifle, Claude Pinoteau, 1974), où elle joue une adolescente en crise qui s’oppose à l’autorité paternelle, jusqu’au récent Le Monde est à toi (Romain Gavras, 2018), dans lequel elle interprète une mère manipulatrice et incontrôlable, il semble bien que le travail d’Isabelle Adjani, depuis près de quarante-cinq ans, consiste précisément à incarner et à dessiner avec éclat et précision toutes les configurations de la violence familiale à l’écran. Qu’elles soient filles, sœurs, mères, épouses, qu’elles vivent à la Renaissance ou de nos jours, qu’elles appartiennent à des milieux aristocratiques, artistes ou populaires, les héroïnes façonnées par Isabelle Adjani sont presque toujours déterminées par une forme de brutalité intrafamiliale, par des rapports de domination ou de perversion qui les déstabilisent, les bouleversent voire les détruisent, ou motivent, au contraire, leurs élans transgressifs. On se propose de parcourir, dans une approche relevant des études actorales et filmiques, l’œuvre élaborée par l’actrice – la cohérence des choix et des motifs sans cesse repris et modulés de film en film lui conférant en effet le statut d’auteure, pour reprendre notamment les idées développées par Luc Moullet dans Politique des acteurs1.
2Fondant son jeu sur les figures de l’excès, du dysfonctionnement, du trouble et du conflit, c’est toujours la famille à l’état critique que saisit Isabelle Adjani à travers ses rôles. Sœur aînée obligée d’endosser les fonctions parentales après la mort d’une mère et l’abandon d’un père (Tout feu tout flamme, Jean-Paul Rappeneau, 1982) ; fille écrasée par l’aura de Victor Hugo, et brisée par la mort de sa sœur Léopoldine (L’Histoire d’Adèle H., François Truffaut, 1975) ; artiste empêchée et isolée par la domination masculine (de son père, de son frère Paul Claudel et de Rodin, son amant, dans Camille Claudel, Bruno Nuytten, 1988) ; jeune épouse porteuse d’un secret de famille et ourdissant une vengeance brutale (L’Été meurtrier, Jean Becker, 1983) ; membre d’une famille maudite et tragique, minée par l’inceste et le meurtre (La Reine Margot, Patrice Chéreau, 1994) ; épouse tiraillée par la cruauté d’un adultère, dans un cadre réaliste (Adolphe, Benoît Jacquot, 2002) ou surnaturel, dans l’extraordinaire Possession (Andrzej Zulawski, 1981) qui met en scène la crise conjugale avec une puissance exceptionnelle, tout en exhibant ses ressorts politiques : ces sept exemples de rôles tenus par Isabelle Adjani esquissent les linéaments de ce qui semble relever pour l’actrice, comme on le montrera, d’un projet artistique consistant à explorer le vertige de la violence familiale. On entreprendra d’étudier quelques inventions figuratives d’Isabelle Adjani et la poétique de la douleur qui les étaye, afin de montrer la place singulière qu’elles occupent dans la mise en scène de la violence en famille et des liens saccagés dans le cinéma français des dernières décennies.
Père et fille
3« Il n’y a de forme saisissable que là où se dessine un accord ou un rapport, une ligne de forces, une figure obsédante, une trame de présences ou d’échos, un réseau de convergences », écrit Jean Rousset dans l’introduction de Forme et signification2. Dans le cas d’Isabelle Adjani, les figures obsédantes qui constituent l’une des principales lignes rectrices de sa carrière, comme un fil(m) conducteur essentiel lui donnant sa forme, sont déterminées par un rapport complexe et souvent conflictuel au père, qui prend sa source dans la vie même de l’actrice. En effet, Isabelle Adjani a souvent souligné dans la presse le tempérament autoritaire de son père, avec lequel elle entretenait « des rapports de passion, c’est-à-dire de souffrance. Il était si malheureux. J’aurais aimé le rendre heureux comme une enfant cherche à rendre heureux un père ou une mère qui ne s’aime pas, ce qui est impossible à faire3 ». Elle ajoute même : « Mon monologue avec lui, c’est peut-être ma seule identité4. » Dans un ouvrage consacré à l’actrice, Arnaud Duprat confirme la place déterminante occupée par les figures paternelles dans ses films, au détriment des mères : « Dans tous les cas, les héroïnes adjaniennes entretiennent des rapports fusionnels avec leurs géniteurs et, dans la mesure où les mères sont absentes, malveillantes ou en manque d’autorité, des liens privilégiés se créent avec les pères5. »
4La douleur d’être fille, face à une figure paternelle tyrannique et affligée, a donc orienté les choix de rôles de l’actrice : les rapports filiaux passionnés de ses personnages peuvent ainsi passer de la dévotion au rejet, à cause d’une contradiction fondatrice entre la fidélité à un père révéré et l’émancipation nécessaire pour s’affirmer6. Un nœud œdipien très puissant semble ici à l’œuvre, fondé sur un entrelacs complexe d’affects et de représentations symboliques, où s’entremêlent l’envie, propre à l’enfant, de plaire à l’adulte, la crainte de l’abandon et l’effroi d’un possible inceste. C’est donc un imaginaire paternel riche et ambigu que façonnent les films d’Isabelle Adjani.
5Le moteur dramatique de La Gifle, par exemple, premier succès de l’actrice, est le conflit entre un père (Lino Ventura) et sa fille unique qui se rebelle contre son autorité et finit par fuir pour retrouver brièvement sa mère dans la dernière partie du récit. Dans Tout feu tout flamme, Jean-Paul Rappeneau met en scène les retrouvailles d’un père irresponsable et fantasque (Yves Montand) et de sa fille trop longtemps délaissée ; malgré la légèreté et le brio de la comédie, on perçoit toutefois dans le film les ressentiments d’une fille meurtrie par cette relation cruelle. L’Été meurtrier est aussi entièrement fondé sur les rapports passionnels entre une fille et son père (Michel Galabru), sur ce lien de haine, d’amour et d’incompréhension tissé au fil des ans entre eux, auquel s’ajoutent des crimes cachés : quand l’héroïne du film de Jean Becker comprend que son père adoptif a déjà, avant elle, vengé le viol de sa mère en tuant les auteurs présumés, elle retombe en enfance et s’enferme dans une psychose irrémédiable. De même, la trame narrative de Mortelle Randonnée (Claude Miller, 1983) est sous-tendue par les liens ambigus et douloureux qui unissent un père supposé (Michel Serrault) à sa fille qu’il recherche et à laquelle les personnages multiples incarnés par Isabelle Adjani dans ce film pourraient correspondre. Dans Camille Claudel également, les rapports père-fille sont essentiels à la construction du récit, et le fait que le père de Camille soit joué par Alain Cuny ajoute encore à l’aura de la figure paternelle, car Alain Cuny apporte avec lui à l’écran toute la prestigieuse tradition du théâtre claudélien. On notera, au passage, que les pères d’Isabelle Adjani, au théâtre comme au cinéma, comptent parmi les plus grands acteurs français. Dans La Reine Margot, le père, Henri II, est mort et c’est en réalité une femme virile, Catherine de Médicis (Virna Lisi), qui s’est substituée à lui, en reprenant des traits masculins : un corps vieilli et asexué, un pouvoir tyrannique auquel Margot s’oppose.
6Mais c’est L’Histoire d’Adèle H. qui a mis en place avec le plus d’éclat le motif paternel douloureux qu’Isabelle Adjani n’a cessé ensuite de reproduire et de moduler. Il serait intéressant de comprendre comment ce schème se constitue et sous quelles espèces il se développe dans le film de François Truffaut. Le cinéaste choisit, en effet, de mettre en scène la force quasi magique d’un nom – Hugo – qui est telle qu’on doit le taire (Adèle se fait appeler Miss Lewly) ou le tronquer (comme dans le titre du film). Cette puissance de la nomination interdite souligne l’asservissement à la figure paternelle et au terrible signifiant Hugo, ce nom-du-père (pour reprendre le syntagme lacanien) si important dans la constitution psychique et dans le champ du symbolique. C’est précisément la voix qui relie Adèle à son père dans le film de François Truffaut, qui la retient dans d’insécables chaînes sonores, se superposant à l’image quand la jeune femme lit des lettres de son père lui reprochant ses mensonges et sa fuite à Halifax (pour suivre le jeune lieutenant dont elle est follement amoureuse). Michel Chion a très finement analysé ce pouvoir de la voix au cinéma :
« La voix pourrait relayer imaginairement le rôle de l’ombilic, dans une fonction de lien nourrisseur, ne laissant aucune chance d’autonomie au sujet piégé dans sa toile ombilicale. Il est évident que c’est quand la voix est entendue détachée du corps, donc en situation régressive, qu’elle peut le plus facilement jouer ce rôle7. »
7La jeune héroïne du film de Truffaut est prise tout entière dans la toile ombilicale d’une figure paternelle qui apparaît alors comme un grand acous-mêtre8, pour reprendre le terme forgé par Michel Chion : Victor Hugo est une voix sans corps dans le film, un personnage d’autant plus présent qu’il semble être partout, tout savoir et pouvoir s’incarner à tout instant, presque à la manière du docteur Mabuse chez Fritz Lang. De l’autre côté de l’océan Atlantique, le père d’Adèle finit toujours par connaître la vérité, et la jeune femme, confrontée à une figure paternelle si imposante, n’a de cesse de s’émanciper de ce père qui l’englue, pourrait-on dire en employant le verbe qu’utilise Roland Barthes dans Sur Racine pour décrire le poids du sang (la famille, la lignée au sens classique) sur les héros raciniens9 :
« Le sang, qui tient une place éminente dans la métaphysique racinienne, est un substitut étendu du Père. Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit pas d’une réalité biologique, mais essentiellement d’une forme : le Sang est une antériorité plus diffuse et partant plus terrible que le Père : c’est un Être transtemporel qui tient, à la façon d’un arbre : il tient, c’est-à-dire qu’il dure d’un seul bloc et qu’il possède, retient, englue. Le Sang est donc à la lettre une Loi, ce qui veut dire un lien et une légalité. Le seul mouvement qui soit permis au fils est de rompre, non de se détacher10. »
8Dans le film de François Truffaut, au cours d’une scène où elle souhaite marquer son affranchissement, Adèle déclare : « Je dénonce l’imposture de l’état civil, et l’escroquerie de l’identité. Née de père inconnu… Née de père inconnu… Je suis née de père inconnu… de père complètement inconnu. » Le jeu sémantique à partir de l’expression « père inconnu », renvoyant à la fois à la paternité et à la renommée, souligne pour le personnage la violence de la relation père-fille et le désir impossible d’exister en quelque sorte ex nihilo, sans filiation ni origine, à l’inverse de ce qui se passe dans L’Été meurtrier, où l’héroïne vit justement l’horreur d’être réellement née de père inconnu (comme elle le découvre sur son acte de naissance), à la suite du viol de sa mère, et rêve d’établir une légitimité biologique avec son père adoptif, un lien de sang qui viendrait réparer le lien brisé originel11. En définitive, dans le film de François Truffaut, une déchirante dialectique de la sécession et de la soumission est à l’œuvre au cœur du personnage, et l’impossible résolution de ce conflit va accroître progressivement le désarroi de la jeune femme et l’amener au seuil de la folie.
9Avec le passage des années, le douloureux lien parent-enfant, dont l’actrice a modelé les contours variés, tient toujours une place importante dans ses rôles, mais avec un changement de statut : c’est Isabelle Adjani désormais qui joue la mère, dans des comédies comme Sous les jupes des filles (Audrey Dana, 2014) ou Le Monde est à toi (2018) par exemple, ou encore dans un épisode de la série Capitaine Marleau (Ne plus mourir, jamais, Josée Dayan, 2019). Même si la tonalité de ces fictions est plutôt comique, voire parfois farcesque, les meurtrissures des liens familiaux n’en sont pas moins visibles et ce sont toujours les figures du ratage et du dysfonctionnement qui sont à l’œuvre : revenue d’un très long coma, l’héroïne du téléfilm de Josée Dayan tente de regagner l’affection de sa fille qui la rejette ; la parole empêchée et le bégaiement de l’actrice donnent alors une forme concrète à ces liens brisés. Dans Le Monde est à toi de Romain Gavras, Isabelle Adjani invente un personnage de mère monstrueuse et imprévisible, que déterminent une exubérance joyeuse et une absence complète de moralité : cette mère étouffe tellement son fils qu’il doit la faire disparaître symboliquement à la fin du film pour pouvoir enfin vivre sa vie.
Figures de l’excès
10S’il est un trait constant qui parcourt la carrière d’Isabelle Adjani et ses rôles, et qui est directement lié aux violences familiales que mettent en scène ses films, c’est bien une inclination naturelle pour l’exacerbation des passions, pour l’embrasement affectif, à travers des figures violentes, transgressives et mortifères qui dessinent, dans ses rôles les plus connus et souvent tragiques, les configurations multiples d’un nouveau Romantisme noir.
11Adèle Hugo, Camille Claudel, Emily Brontë, Marguerite Gautier (dans La Dame aux camélias de Alexandre Dumas fils au théâtre), Marguerite de Valois (revue par Alexandre Dumas père en 1845 puis par Patrice Chéreau), Lucy Harker (Nosferatu, fantôme de la nuit, Werner Herzog, 1979) ou Ellénore dans Adophe : toutes ces héroïnes venues du xixe siècle portent des traits romantiques, quels que soient les genres littéraires dont elles sont issues (mélodrame, roman historique, récit fantastique ou roman d’analyse psychologique). Il semble bien qu’Isabelle Adjani ait souhaité poursuivre et renouveler le projet romantique, en soulignant à la fois sa tonalité mélancolique (à travers ce masque endeuillé marqué par la mort et les pleurs, qu’elle porte de film en film) et sa puissance frénétique et brûlante. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans ses Études sur le romantisme, Jean-Pierre Richard évoque justement l’élément igné à propos de l’univers balzacien :
« La vie est donc essentiellement ici brûlure, auto-brûlure : flambée d’être. […] Toute existence, dans son origine et dans sa fin, dans sa manifestation ou sa limite, bref dans sa ligne de destin, peut se rêver comme incendie. […] Le corps, dans toutes ses fonctions, se place sous le signe de la flamme12. »
12L’ardeur romantique d’Isabelle Adjani, qui doit beaucoup aux liens saccagés des familles auxquelles appartiennent ses héroïnes, a souvent été l’occasion pour l’actrice d’expérimenter ce qu’on pourrait appeler une combustion de ses personnages, une flambée d’être et un jeu avec les figures de la folie. Évoquant la genèse de son ouvrage sur les acteurs de cinéma, Luc Moullet cite d’ailleurs ce point précis à propos d’Isabelle Adjani :
« On m’avait demandé un livre sur le cinéma et j’ai choisi ce sujet parce qu’on ne parle pas tellement des acteurs. Les analyses des critiques concernent essentiellement les comiques, issus du burlesque. Je voulais étudier le travail du comédien comme on étudie celui du metteur en scène : observer des constantes dans le jeu, la thématique de l’interprète. Des acteurs, des actrices possèdent une thématique précise. L’un des exemples les plus évidents est celui d’Isabelle Adjani, qui est l’actrice de la folie13. »
13Si elle a incarné à plusieurs reprises la folie, Isabelle Adjani maîtrise aussi l’art de jouer la démence en puissance, la déraison potentielle (plus encore que la maladie mentale stricto sensu), comme un point de fuite tragique pour ses personnages. La fièvre romantique qui la définit y trouve alors sa pleine expression : dans de nombreux films, elle est comme prise, traversée par des forces qui la submergent, la noient dans la douleur d’une emprise paternelle ou conjugale, à la manière du héros racinien décrit par Roland Barthes :
« Le héros se sent toujours agi par une force extérieure à lui-même, par un au-delà très lointain et terrible, dont il se sent le jouet, qui peut même diviser le temps de sa personne, le frustrer de sa propre mémoire, et qui est suffisamment fort pour le retourner, le faire passer par exemple de l’amour à la haine14. »
14Ce principe de retournement et de division fonde ainsi Possession : la violence de la crise conjugale et de l’adultère15 y est traitée de façon surnaturelle (l’héroïne cachant et protégeant un monstre tentaculaire avec lequel elle s’unit), et fait écho à la violence de la politique et de l’Histoire, puisque le film a été tourné dans un Berlin coupé en deux par le mur. La déchirure urbaine du mur de Berlin, la cruauté du couple marié qui se délite et s’affronte, et la dualité du personnage (Isabelle Adjani joue à la fois une mère de famille et une institutrice) sont autant de signes d’une scission profonde, d’une schize qui affecte le personnage féminin. Anna vit, en effet, la crise conjugale comme une division ontologique qui semble tout contaminer autour d’elle. Dans une scène de conflit avec son mari, son état de crise est tellement paroxystique que ses mains semblent devenir folles, se déchaîner et se frapper comme pour s’entretuer, dans un appartement dévasté. Le travail exceptionnel d’Isabelle Adjani dans le film a été très tôt souligné par Andrzej Zulawski lui-même, dans des commentaires particulièrement élogieux :
« Elle appartient à cette race d’acteurs “bénis des dieux”. […] Ceux qui peuvent vraiment faire irruption sur l’écran, déchirer l’écran d’eux-mêmes, se déchirer eux-mêmes, sont très, très rares, et il faudrait les cultiver comme des perles, il faudrait les entourer de soins spéciaux16. »
15Rarement le cinéma a pu donner une forme aussi extraordinaire aux tourments conjugaux, notamment dans la célèbre séquence du métro de Berlin où Anna, à l’issue d’une longue scène de transe et de convulsions dans un couloir, laisse échapper un cri halluciné, pendant que d’étranges fluides sortent de son corps proprement liquéfié. L’actrice rapporte qu’elle avait notamment trouvé son inspiration dans des gestes montrés par un maquilleur brésilien de l’équipe du film, qui avait assisté à des séances de macumba. Dans cette scène, c’est comme si les tensions auxquelles son personnage est soumis la faisaient littéralement exploser. Le spectateur est ébahi devant ce corps qui ne cesse de se décomposer et de se recomposer, se métamorphosant par saccades, s’écroulant sous la violence d’une agonie interne. Comme le déclarait Isabelle Adjani dans les Cahiers du cinéma, « pour Possession, je me suis dit que si je le faisais, je devrais pousser à l’extrême “tout ce que je sais faire qu’on ne supporte pas”. Je me suis donc méfiée, puis j’ai cédé, avec le désir d’être aveugle en tout cas17 ». Dans cette scène de transe, le corps de l’actrice organise une création plastique en mouvement qui évoque une performance d’art contemporain et qui rappelle aussi la violence visuelle d’un Francis Bacon ou d’un Edvard Munch. Isabelle Adjani montre également ici une aptitude au grotesque, entendu au sens premier, désignant ces peintures ornées de motifs fantastiques (étranges animaux ou chimères) découvertes à la Renaissance dans les ruines antiques ensevelies. On peut songer, en la voyant, à cette phrase de Gilles Deleuze décrivant justement la peinture de Francis Bacon : « Les déformations par lesquelles le corps passe sont aussi les traits animaux de la tête18. » Dans la même perspective, Gilles Deleuze explique que, dans l’œuvre de Francis Bacon, « il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces19 ». Il ajoute également :
« Toute la série des spasmes chez Bacon est de ce type, amour, vomissement, excrément, toujours le corps qui tente de s’échapper par un de ses organes, pour rejoindre l’aplat, la structure matérielle. […] Et le cri, le cri de Bacon, c’est l’opération par laquelle le corps tout entier s’échappe par la bouche. Toutes les poussées du corps20. »
16Ces mots semblent précisément définir la folie conjugale et la possession auxquelles Isabelle Adjani donne corps dans le film de Andrzej Zulawski, mais ces éclats délirants sont maîtrisés par l’actrice, qui déclare dans une belle formule quasi rimbaldienne : « Ça ressemble à être conscient de ses propres drogues21. »
17Si Possession est marqué par le délire et la fureur, le sur-jeu qui passe pour la marque de fabrique de l’actrice, il n’en est pas moins vrai qu’Isabelle Adjani a exploité par ailleurs, à la même époque, les capacités suggestives et évocatoires du sous-jeu, dans Quartet (James Ivory, 1981), Mortelle Randonnée (1983), ou encore Driver (Walter Hill, 1978), comme si elle était finalement explosante fixe, pour reprendre le bel oxymore grâce auquel André Breton définit la beauté dans Nadja. Elle alterne d’ailleurs parfois les deux types de jeu, comme dans Tout feu tout flamme (1982), où elle passe ainsi d’une rectitude militaire initiale, symbolisée par le défilé du 14 juillet auquel elle participe en tant que Polytechnicienne, à une frénésie gestuelle digne d’une actrice burlesque trente minutes plus tard, accumulant sauts de cabri, cris et moulinets désordonnés. Démontrant dans le film de Jean-Paul Rappeneau une puissance comique impressionnante, son sens du rythme et sa rapidité d’exécution (dans la gestuelle ou le jeu de regard) lui permettent des départs fulgurants ou des arrêts dans l’action. Les bouleversements de son expression corporelle (d’un corps hiératique à un corps burlesque) soulignent le lien critique et maladroit qu’elle entretient avec un père dont elle découvre les mensonges et les trahisons, ce qui rend chaotique son rapport au monde et sa gestuelle. Comme on le voit, la poétique actorale d’Isabelle Adjani s’appuie très souvent sur la douleur des rapports familiaux dont elle rend compte.
Sœurs
18Isabelle Adjani, qui a abondamment mis en scène les liens filiaux dans la première partie de sa carrière et incarne désormais davantage les figures maternelles, a également exploré la violence des fratries dans plusieurs films, et notamment dans Les Sœurs Brontë d’André Téchiné (1979)22, où elle a joué avec l’autre actrice-phare de sa génération, Isabelle Huppert. Adjani y interprète Emily et Huppert Anne Brontë. Ce lien de parenté pourrait constituer l’emblème des correspondances nombreuses qui unissent et distinguent ces deux sœurs fâchées du cinéma français. Dès 1980, on peut ainsi lire qu’Isabelle Huppert est « l’anti-Adjani. Son jeu entêtant et atone établit une terrible accointance avec la caméra, dans une sorte de songerie, dure ou vulnérable. […] Émouvant sans anecdote, il n’appartient, fanatiquement, qu’au cinéma23 ». Depuis plusieurs décennies, un dialogue à distance réunit les deux Isabelle, qu’associe un destin d’actrice à la fois antithétique et gémellaire.
19Mais c’est dans la terrible fratrie des Valois, mise en scène dans La Reine Margot, que la violence familiale atteint un sommet tragique. Margot échappe de peu à un viol commis par un de ses frères, et l’inceste semble régner au sein de cette fratrie monstrueuse. Dans les premières minutes du film, Charles ix pousse violemment sa sœur pour la forcer à accepter le protestant Henri de Navarre lors d’un mariage teinté d’or et de rouge, qui se veut une réconciliation mais annonce la violence sanguinaire du massacre de la Saint-Barthélemy, que Patrice Chéreau met en scène comme un opéra cauchemardesque. À la fin du film, Charles ix meurt, involontairement empoisonné par sa mère, en suant du sang qui empreint la robe blanche de sa sœur, souillée par la cruauté de sa famille. La barbarie des liens familiaux filmés par Patrice Chéreau répond à la violence politique qui dévaste alors le pays, et le cinéaste montre comment le personnage de Margot est pris au piège d’un clan qui la retient tout en la mutilant symboliquement, dans un film inquiétant où la violence familiale atteint une intensité extrême.
*
20La constance des motifs dessinés par Isabelle Adjani d’un film à l’autre lui a ouvert les voies de l’autonomie et de la souveraineté artistiques aux yeux du public : la régularité des figures de fiction qu’elle élabore (la ligne adjanienne si l’on peut dire) permet à l’actrice d’être perçue comme une auteure. C’est précisément cette politique des acteurs que Luc Moullet soutient et analyse dans son ouvrage du même titre, fondé sur l’étude de quatre grands acteurs américains (l’expression détournant la célèbre politique des auteurs développée par les Cahiers du cinéma dans les années cinquante). Selon lui, un grand acteur déploie de film en film des formes de jeu et des thèmes qui lui sont propres et qui prouvent son autorité sur le processus collectif de création cinématographique. Dès le début des années soixante, Luc Moullet prônait déjà « la direction du metteur en scène par les acteurs24 », inversant le paradigme classique, tandis que, dans le même numéro d’Études cinématographiques, Jean-Luc Godard reconnaissait la force irréductible de l’acteur, qui tend à résister à son « directeur » : « L’expérience m’a montré qu’on a toujours moins de prise que l’on croit sur un autre être vivant25. »
21La violence familiale, qui fonde maints récits filmiques choisis par l’actrice depuis plusieurs décennies, crée ainsi une sorte de signature attachée à son nom, et a permis à Isabelle Adjani d’inventer et de parfaire un style de jeu neuf. C’est ce que notait le critique Jean-Marc Lalanne au moment de la sortie de La Reine Margot :
« Le surgissement d’Adjani dans les années soixante-dix annonce et accompagne une manière inédite de filmer les sentiments. L’actrice fait voler en éclats le jeu naturaliste de la Nouvelle Qualité Française qui de Sautet à Granier-Deferre a institué un jeu tout entier dans le psychologisme, avec ses silences signifiants, ses regards qui en disent long et sa tonalité entredeux eaux26. »
22La fureur, la frénésie et toutes les figures de l’excès qui caractérisent son jeu trouvent souvent leur origine dans les états de crises intrafamiliales que traversent ses personnages, et qui ont autorisé, à travers le corps conducteur de l’actrice, une poétique du jeu nouvelle et particulièrement expressive. Comme l’écrivait Marcel Proust à propos de La Berma, la comédienne qu’admire le narrateur de La Recherche :
« Ainsi dans les grandes phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de Racine, La Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui étaient ses chefs-d’œuvre à elle, et où on la reconnaissait comme, dans des portraits qu’il a peints d’après des modèles différents, on reconnaît un peintre27. »
23Isabelle Adjani, actrice-auteure, ne cesse de peindre ces « vastes images de douleur et de passion » qui définissent la violence familiale et auxquelles elle réussit à donner une forme unique et admirable.
Notes de bas de page
1Luc Moullet, Politique des acteurs. Gary Cooper, John Wayne, Cary Grant, James Stewart, Paris, Cahiers du cinéma, 1993.
2Jean Rousset, Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1962, p. 7.
3Studio Magazine, hors-série, 74, 1993, p. 137.
4Cahiers du cinéma, 347, mai 1983, p. 48.
5Arnaud Duprat, Isabelle Adjani, Un mythe de l’incarnation, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2013, p. 26.
6Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’avant le cinéma, elle ait rencontré, au début des années soixante-dix à la Comédie-Française, l’univers moliéresque et ses figures de pères et d’hommes despotiques (Harpagon dans L’Avare et Arnolphe dans L’École des femmes).
7Michel Chion, La Voix au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1984, p. 64.
8« L’acousmêtre est partout, sa voix sort d’un corps insubstantiel, non localisé, et semble n’être arrêtée par aucun obstacle. […] L’acousmêtre voit tout, sa parole est comme celle de Dieu. […] C’est le fantasme panoptique, de caractère obsessionnel ou paranoïaque, qui est celui d’une maîtrise totale de l’espace par la vue. » Michel Chion, op. cit., p. 35.
9Sur les liens saccagés et la violence familiale dans la tragédie racinienne, voir notamment : Guillaume Gomot, « Le sang de Racine : cruauté, filiation et conscience tragiques », dans Murielle Gagnebin et Julien Milly (dir.), L’Affrontement et ses images, Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 137-159.
10Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, p. 48-49.
11La quête des origines et leur révélation, ainsi que le retour d’un passé traumatique, émaillent aussi, avec une importance variable, des films comme La Repentie (Laetitia Masson, 2002), La Journée de la jupe (Jean-Paul Lilienfeld, 2008) ou David et Madame Hansen (Alexandre Astier, 2012).
12Jean-Pierre Richard, Études sur le romantisme, Paris, Seuil, 1971, p. 7.
13Tausend Augen (Les Mille Yeux), 21, janvier-mars 2001, p. 21.
14Roland Barthes, op. cit., p. 46-47.
15Ce thème réapparaît notamment dans Diabolique (Jeremiah S. Chechik, 1996).
16Cahiers du cinéma, 326, juillet-août 1981, p. 46.
17Cahiers du cinéma, 347, mai 1983, p. 47.
18Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions de la Différence, 1981, p. 19.
19Ibid., p. 39.
20Ibid., p. 17.
21Cahiers du cinéma, 347, mai 1983, p. 48.
22Un projet de film mettant en scène trois sœurs en conflit autour de la figure paternelle, réalisé par Yamina Benguigui, et avec Rachida Brakni et Maïwenn pour partenaires, s’apprête à faire retrouver à Isabelle Adjani les enjeux du trio sororal et ceux de la quête généalogique et du retour aux origines (l’Algérie en l’occurrence).
23Cinématographe, « L’acteur aujourd’hui », 61, octobre 1980, p. 13.
24Études cinématographiques, « Théâtre et cinéma (2) : l’acteur », 14-15, 1er trimestre 1962, p. 50.
25Ibid., p. 54.
26Jean-Marc Lalanne, « Isabelle Adjani, en quelques états », Le Mensuel du cinéma, 17, mai 1994, p. 70.
27Marcel Proust, Le Côté de Guermantes I (1920-1921), Paris, GF-Flammarion, 1987, p. 116.
Auteur
Professeur agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’université de Haute-Alsace à Mulhouse, associé à l’ILLE (Institut de recherche en langues et littératures européennes).

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Éric Roulet
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2008