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Les fans des Beatles

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Christian Le Bart

Deuxième partie. La passion mise en scène

Chapitre V. Identités à la carte

I me mine

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Géographique :

France

Texte intégral

1Les admirateurs des Beatles voient sans plaisir leurs stratégies identitaires perpétuellement menacées : à peine le danger d’un étouffement par confinement est-il écarté qu’un autre surgit, bien plus redoutable. C’est cette fois-ci l’anonymat et l’impersonnalité qui guettent le passionné lambda, perdu dans la foule des fans. À ce péril répond une stratégie identitaire précise et efficace, qui consiste en la recherche d’un positionnement singulier à l’intérieur de la communauté des admirateurs. Il s’agit de se distinguer par une façon personnelle d’aimer, puisqu’aimer ne suffit plus à se distinguer. Autant il suffisait, vis-à-vis des proches « ordinaires », de s’afficher Beatles pour se voir octroyer une identité singularisante, autant il faut, lorsqu’on se réfère à la communauté des admirateurs, inventer un positionnement plus précis, plus original, plus personnel. Selon le contexte, selon que les personnes avec qui on entre en interaction sont plus ou moins proches des Beatles (indifférents, amateurs, connaisseurs, passionnées…), l’identité mobilisée sera plus ou moins fine. Une même personne peut ainsi, au contact d’un amateur de musique classique, se déclarer fan de rock en général, puis, face à un fan des Stones, s’afficher Beatles, pour finalement, en présence d’un autre fan des Beatles, exhiber un positionnement McCartney pour peu que ce dernier préfère Lennon. Et on pourrait continuer à l’infini : entre admirateurs de McCartney, il y a matière à distinction selon les albums préférés, les périodes, les chansons, etc. Abbey Road Magazine, en même temps qu’il intègre les fans dans une même communauté Beatles, permet à ces stratégies identitaires de se déployer à l’infini. Deux fans de McCartney, d’accord pour considérer comme un chef-d’œuvre le premier album solo de leur musicien préféré, pousseront ainsi la discussion jusqu’au désaccord, sur un morceau de cet album, ou, s’il le faut, sur une note, sur un son. En ce sens, on peut dire que le journal du fan-club distribue à ses lecteurs deux types de gratifications symboliques : les plaisirs de la fusion dans un collectif intégrateur et élitaire, et ceux de la différenciation individualisante. Le goût musical rassemble et distingue : sécable à l’infini, il est un chemin qui mène à soi.

2L’érudition sert donc aussi à cela : ouvrir sur un univers infini de préférences, de telle sorte que des personnes qui vues de loin apparaissent semblables se percevront toujours en réalité comme différentes. Les discussions entre fans finissent invariablement par la découverte d’un désaccord. L’enjeu de ce désaccord, c’est l’image de soi : un soi qui résiste à la fusion, qui se cramponne coûte que coûte à l’idée de son insoluble singularité, par référence à un goût qui n’est jamais exactement celui du voisin. Exemplaire est à cet égard la pratique qui consiste à faire (ou mieux : se faire) une cassette rassemblant les morceaux que l’on préfère. Cette cassette se distingue des albums standards comme un objet personnalisé se distingue d’un produit manufacturé. De la sorte, la possession cesse d’être impersonnelle.

  • 1 Sur l’expérience musicale comme travail de construction de l’identité, voir Frith, in Hall et du G (...)
  • 2 Boyer, Daphy, et Mignon, 1986, p. 12.

3On parle d’identité « différentielle » pour désigner cette recherche d’un positionnement singulier par combinaison d’éléments qui, pris un-à-un, sont banals, mais qui, une fois sélectionnés et hiérarchisés, finissent par constituer un signe distinctif1. Comme l’écrivent P. Mignon et alii, « si la musique est le point commun » qui permet de rassembler les jeunes, « elle est aussi un lieu de conflits et de différenciation ». D’où l’idée d’une « culture musicale adolescente oscillant entre goûts partagés et affirmation de distinctions2 ».

Une œuvre ouverte

  • 3 C’est par exemple en ces termes que C. Bromberger (1998) analyse le succès planétaire du football.
  • 4 « L’art « universel » ne cesse de changer de sens, de public, d’être découpé par les éditeurs, rec (...)

4Ces stratégies identitaires ne sont toutefois possibles que si l’objet de la passion, ici l’œuvre des Beatles, s’y prête. Il doit permettre une grande variété de positionnements identitaires, il doit s’ouvrir à une infinité de réceptions possibles3. N’est-ce pas là un des ressorts du succès des Beatles ? L’universalité d’une œuvre n’est possible que si elle peut donner lieu, dans des contextes sociaux différents, à appropriations multiples4. C’est la thématique de l’œuvre « ouverte », c’est-à-dire suffisamment ambiguë pour se prêter à des lectures divergentes, voire opposées.

  • 5 La musique serait, selon C. Levi-Strauss, « le langage moins le sens » (cité par A. -M. Green, 198 (...)
  • 6 cf. Neveu, in Mignon et Hennion, 1991.

5On peut certes faire valoir que l’ambiguïté, l’ambivalence, caractérisent la musique en général5, et même le rock en particulier6. Mais même dans ce contexte, les commentateurs de l’œuvre des Beatles ont souligné la difficulté spécifique de toute entreprise classificatoire la concernant. Il convient donc, à ce stade du raisonnement, de faire un petit détour par l’œuvre elle-même pour en analyser les formes principales d’ambivalence.

  • 7 Voir les analyses de Turner (1995), de Lagrée (1995), et de Whiteley (1992) qui montre à quel poin (...)
  • 8 Roux (A), « La musique populaire », in Beaud et Willener, (dir), 1973.

6Le basculement du rock vers la pop music, auquel les Beatles ont largement contribué, peut s’analyser comme renonciation à une attitude initiale jugée réductrice (la colère des jeunes prolétaires) au profit de postures beaucoup plus diverses : révolte certes, mais aussi légèreté, enthousiasme, apathie, engagement, égotisme… toute la gamme des émotions et des rapports au monde est mobilisée. Symbolique est à cet égard le célèbre épisode voyant John Lennon modifier d’un enregistrement à l’autre les paroles de son emblématique Revolution, affichant d’abord une attitude révolutionnaire convaincue pour finalement prôner… la révolution en soi-même ! Les exemples abondent, dans les chansons, de paroles à double sens qui autorisent plusieurs niveaux de lecture : Blackbird est-elle une douce balade animalière ou évoque-t-elle l’oppression dont les noirs sont victimes ? Dans Fixing a hole Paul parle-t-il de sa ferme en Écosse ou de ses expériences à l’héroïne ? Lecture légère ou lecture grave ? Et que dire des chansons dépourvues de sens apparent (I am the walrus, Happiness is in a warm gun…)? Souci de contourner la censure ? Les Beatles ont fini par se faire piéger par leur propre jeu (lecture raciste de Get back, pousse-au-crime de Piggies…), mais nul doute qu’ils ont eu (et très rapidement) le souci de mêler les registres, les messages, les émotions7. Cette ambivalence se retrouve à tous les niveaux. « Dans n’importe quel enregistrement des Beatles, écrit ainsi A. Roux, […] on peut opérer une double lecture […] : un des canaux diffuse un produit culturel occidental (exemple, dans Yellow Submarine, la chansonnette de Ringo Starr), l’autre un produit de subculture (dans Yellow Submarine, rythmique avec guitare saturée)8 ».

7Au niveau musical, les spécialistes saluent l’éclectisme d’une formation qui a su révolutionner le rock par l’adjonction d’influences multiples (musique classique, musique indienne, musique populaire britannique, etc.). L’art des Beatles est souvent décrit en terme de synthèse, d’assimilation, d’enrichissement perpétuel.

8C’est toutefois moins l’opinion des experts qui nous intéresse que celle des passionnés, car l’ambivalence caractérise moins l’objet Beatles en lui-même (la question a-t-elle d’ailleurs un sens ?) que la réception qui en est faite par ces derniers. Exemples parmi de multiples : « Sgt Pepper a une pochette extraordinairement travaillée, et puis hop l’album suivant, c’est tout blanc, on croirait que c’est plus le même groupe, c’est le contre-pied, de la sophistication à la sobriété » (Yvon). « Ce que j’aime dans les Beatles, c’est à la fois le côté autodidacte libre et le souci de précision, de finition, de fignolage. Et puis ce mélange de recherche intellectuelle et de côté grand public » (Jacques). L’ambivalence est le produit de deux mécanismes : la diversité (l’œuvre dit ou fait une chose et son contraire) et l’ambiguïté (l’œuvre ne dit rien de précis). La diversité est par exemple invoquée par Gérard : « Quand il fait beau, j’écoute Good day sunshine, quand j’ai envie de me suicider, j’écoute Happiness is in a warm gun, quand j’ai envie de foutre mon bordel j’écoute Revolution !». L’ambiguïté par Yvon : « C’est révolutionnaire, les Beatles, mais je ne pourrais pas dire dans quel sens ».

  • 9 Lemonnier (1995), p. 44.
  • 10 Cité par H. Becker (1988), p. 203.

9L’ambivalence est d’abord dans l’image que le groupe a pu donner de lui-même : dans un premier temps « symboles d’une Angleterre jeune, saine, joyeuse et créative, tout le contraire de la jeunesse dévoyée et délinquante que certains voient poindre9 », puis tout à l’inverse, symboles d’une avant-garde engagée qui fera dire à certains : « Prenons garde que ces quatre beatniks chevelus, ces Antéchrists, ne détruisent l’équilibre affectif et mental de nos enfants, et pour finir la nation tout entière10 ». Reçue comme « gentille » par un public bourgeois à qui les sous-entendus sexuels des textes échappaient, l’œuvre des Beatles fera fonction de symbole de résistance à l’autoritarisme dans les pays de l’est (le rock en général y ayant le statut de contre-culture subversive), après s’être tout aussi souplement glissée dans les habits de l’avant-gardisme hippie.

  • 11 p. 240.

10On comprend qu’une telle plasticité ait pu susciter une théorisation en termes de déclin de la lutte des classes. Le public des Beatles s’élargit à toutes les classes sociales, c’est à peine s’il présente une spécificité générationnelle. « La chanson des Beatles, écrit B. Lemonnier, au moins à partir de 1965, est susceptible de séduire tous les publics, de l’amateur d’art lyrique à celui du music-hall, de l’Etonian diplômé d’Oxbridge au tourneur qui a quitté l’école à 14 ans, des grands-parents au teen-ager, du sympathisant d’Ench Powell à celui de la Nouvelle Gauche11 ». Ni conservatrice, ni vraiment engagée à gauche, ni avant-gardiste, ni conformiste, ni simplement joyeuse, ni complètement déprimée, l’œuvre des Beatles est tout cela à la fois. Elle incite le commentateur à abuser du ni-nisme, cette étrange figure de rhétorique destinée à ce que le langage ne sait pas encore dire.

11L’ambivalence de l’œuvre se repère donc à tous les niveaux : elle se déploie au fil d’une histoire dont la brièveté frappe rétrospectivement. En quelques années, le chemin parcouru par les quatre de Liverpool est considérable, offrant à chaque passionné un éventail très large de positionnements possibles. Quoi de commun entre les quatre adolescents dans le vent de la Beatlmania et les interprètes matures et graves de Let it be ? Entre le groupe uni des débuts célébrant avec enthousiasme l’amour et l’amitié juvéniles, et les musiciens introvertis obsédés par la production d’une œuvre personnelle ? Il y en a, là encore, pour tous les goûts. L’histoire des Beatles, saga officielle ou non, a un sens : elle est un cheminement linéaire de l’adolescence vers l’âge adulte, de l’identité groupale vers l’identité individuelle, de l’imitation vers la création, de l’obéissance vers l’autonomie, de la légèreté vers la gravité, etc. (Wicke, 1987). Chacun pourra, sur ce chemin qui a toutes les apparences de l’universalité (et en cela il acquiert le statut de mythe), choisir un point d’ancrage à sa convenance : beaucoup feront même de cette saga la métaphore de leur propre vie, aimant au temps du collège les joyeuses chansons du début et découvrant, à celui du lycée, celles de la maturité.

12Par rapport au groupe sur lequel nous avons travaillé, à savoir leurs admirateurs français de la fin des années quatre-vingt-dix, le caractère « ouvert » de l’œuvre des Beatles est accentué par deux éléments. Le statut de classique conféré aux Beatles étouffe les audaces d’il y a trente ans, et désingularise leur œuvre en la rendant plus lisse qu’elle n’était initialement. Il faut aux jeunes d’aujourd’hui beaucoup d’imagination pour comprendre qu’elle ait pu être synonyme de subversion. Le chemin parcouru par l’œuvre depuis 1970, de l’avant-garde vers le statut de classique, élargit donc encore un peu plus la gamme des réceptions possibles. Quant à la multiplicité des significations conférées à celle-ci, elle est accentuée par l’obstacle linguistique : beaucoup d’admirateurs des Beatles ne perçoivent le message des chansons que de façon très approximative. Ils y trouvent ce qu’ils souhaitent y trouver. Ils peuvent ne rien voir de ce qui serait susceptible de les agacer, ou au moins de les ébranler dans leur inconditionnelle passion. « Il y a des mots qu’on ne comprend pas mais qui nous plaisent et qu’on répète tout le temps. C’était mieux de pas les traduire » (Gilles, 21 ans). « Les textes, on les comprenait tant bien que mal. Les traductions, ça n’avait pas l’air très caustique. Beaucoup de choses nous échappaient » (Pierre, 47 ans).

  • 12 - L’expression désigne « le héros paumé, le héros tourmenté, le héros à problèmes, voire névrosé » (...)

13Les entretiens ne confirment jamais autant ces analyses que lorsqu’ils permettent de confronter deux visions non seulement différentes mais même rigoureusement inverses du même objet. La polarité évoquée précédemment, Beatles gentils garçons contre Beatles héros « problématiques » (selon l’expression d’E. Morin12) est évidemment ici décisive. En fonction de variables multiples, les admirateurs souscrivent tantôt à l’une tantôt à l’autre vision.

14C’est l’exemple d’Éric (21 ans), catholique pratiquant, qui voit les Beatles en héros positifs : « Les Stones, ils avaient tous des sales têtes, ils paraissaient arrogants. Les Beatles, c’était pas le côté gentillet, mais je les trouvais classe. Avec leurs costumes, pour moi, ils étaient pas ringards. Je les trouvais beaux. Je trouvais qu’il y avait une unité, c’était ça surtout. Je crois que c’est ça qui m’a le plus fasciné, l’unité dans le groupe. Le fait qu’ils soient habillés pareil, je trouvais ça bien ». Même une donnée comme leur goût pour la drogue (qu’Éric condamne) n’entame pas cette image : « Ce qui me plaît, c’est qu’ils n’ont jamais été shootés sur scène. Ils ont commencé la drogue après la scène. Ils ont toujours été clean, ils ont toujours au moins montré une vitrine clean ». Le message retenu sera centré sur la paix : «War is over, ça me plaisait, je trouvais ça génial. J’avais mis ça sur mon cahier de textes, je trouvais ça fabuleux. J’écrivais ça partout, même si mes copains n’étaient pas dans ce trip-là ». Rien d’autre ? « Il n’y a pas tellement de textes engagés. Dans Revolution, Lennon prend ses distances, il dit : ne compte pas sur moi ! Il y a quoi d’autre comme texte engagé ? Taxman ! Ce qui m’a le plus fasciné, c’est War is over. Mon père est d’origine libanaise, j’ai de la famille au Liban. J’y suis allé à Noël 90, j’ai vu ce que c’était. Mon cousin de là-bas a habité deux ans chez moi, on a beaucoup parlé de la guerre. Tous les soirs on parlait de ça, ça m’a beaucoup sensibilisé à l’idée de la paix ». Bel exemple de réception personnalisée : des Beatles, Éric retient ce qui fait écho par rapport à sa vie, à ses convictions, à sa vision du monde.

15L’ironie des Beatles, la distance amusée qu’ils ont su mettre par rapport à eux-mêmes jouent également dans le sens de l’ambivalence, comme le montre la lecture que fait Éric du soutien apporté par les Beatles à Wilson et au parti travailliste : « Ça me fait marrer ! Il y a une photo, Lennon est derrière Wilson et se fout un peu de sa gueule ! ». L’engagement partisan ne laisse pas de trace, seule demeure une attitude faite de dérision et de moquerie gentille : « L’humour n’a pas vieilli. Les interviews, c’est fabuleux comment ils se moquent du monde. Super-dérision et naturel ». L’insolence reste bon enfant. Même représentation chez Pierre (47 ans) : « Leur musique, c’était jubilatoire, heureux, spontané, un peu insouciant, le contraire de l’univers qu’on avait. Ils avaient l’air libres, heureux, chouettes copains et tout ça. Ils étaient en costume, bien rangés, pas sauvages. Jusqu’à Rubber Soul, c’est guilleret ». « Des mélodies simples qui se retiennent vachement bien. Comme dirait Sting, de la musique pour laveur de carreaux. Un truc que tu peux siffloter, tu entends ça et ça te donne la pêche. Et tout ce que je retiens du message, c’est : prenez du bon temps » (Gérard, 28 ans). « Les voir dire à la famille royale de secouer ses bijoux, je trouve ça rigolo » (Gilles, 21 ans).

16D’autres passionnés font pourtant valoir une image sensiblement différente : « Les Beatles, c’était quand même déjà dans ma tête le groupe un petit peu rebelle » (Sébastien, 22 ans). « Les Beatles, malgré le côté propret par rapport aux Stones, ils étaient quand même beaucoup plus destroy, du fait de leur origine sociale. C’était vraiment des prolos de Liverpool » (Joël, 29 ans). « Ils ont fait des chansons quand même assez engagées. Moi je trouve ça plutôt sympa parce qu’en général, le rock c’est assez beauf, ras-des-pâquerettes » (Patrice, 39 ans). Le même Patrice n’hésite pas à faire un lien entre sa passion musicale et son engagement politique à gauche : « Disons que ça allait ensemble ».

17Tous nos interlocuteurs s’accordent pour souligner la rupture qui sépare les œuvres de jeunesse de la période de la maturité. Et leurs préférences vont presque toujours vers la seconde époque, le côté « rebelle » l’emportant sur le côté « gentil ». Christophe (39 ans) : « Pour moi, il y a deux périodes, avant et après Sgt Pepper. J’ai toujours été surtout passionné par après. Au début, ils sont tous habillés pareil, bof. À partir de Revolver, ça commence à m’intéresser carrément : ils commencent à se libérer, à faire des expériences, dans tous les sens du terme. Là, il y a du génie. Avant, des bonnes mélodies, bien ficelées, mais bon… Après, chacun a sa personnalité, on est mal rasé, là ça me plaît bien. On dit un peu merde à tout le monde, on vit quoi ! Avant, c’étaient quatre pantins ». Cette vision de la trajectoire des Beatles comme progrès n’exclut pas une certaine nostalgie pour des musiques plus simples, témoignages d’un rapport plus enfantin au monde : « Ma chanson préférée, c’est peut-être I saw her standing there : la basse, le rythme, même pas les paroles, ça raconte rien du tout : je la prends dans mes bras, je l’aime… C’est un peu petit comme pensée, mais bon, c’est la rythmique » estime Bernard (35 ans), qui s’avoue sensible aux images associant aux Beatles « la camaraderie, l’humour, la jeunesse, l’invention ». « La musique du début, les vieux rocks, c’est assez joyeux, ça a la pêche. Quand la radio passe une chanson des Beatles, je chante » (Christelle, 21 ans). Nostalgie aussi par référence à la camaraderie d’antan que la maturité détruira : « En voyant le film Let it be, à l’époque, on était tous déçus » (Patrice, 39 ans). La fascination pour les Beatles se double presque toujours d’un culte de la jeunesse, synonyme de joie et de spontanéité : « Ils me faisaient assez rire. Je me souviens, les interviews : comment vous avez trouvé les USA ? Réponse : on a tourné à gauche au Groenland » (Alice, 30 ans). « Les Beatles, c’est fait dans l’esprit d’urgence ; en si peu de temps, un album par an, plus les single, et si jeunes ! Harrison, il part à Hambourg à quinze ans ! » (Joël, 29 ans).

18Il arrive aussi que les œuvres de la maturité finissent par éclipser les précédentes : « Les débuts, Love me do et tout ça, j’accroche pas du tout » (Catherine, 28 ans). « On trouve ça un peu mièvre et niais » (Joël, 29 ans). « Ça leur va mieux de mettre des pattes d’éléphant et de crier Hare Krishna que de mettre une cravate avec les cheveux courts » (Alice, 30 ans). Sur l’axe optimisme-pessimisme, insouciance-souffrance, adolescence-maturité, chacun s’arrête au point qui convient à son humeur. Ainsi Christine (58 ans) : « Il y a des musiques que j’aime pas trop. On a l’impression qu’ils sont perturbés, que ça ne va pas eux-mêmes. Des choses un peu agressives. Si cette musique était allée très très fort dans le désespoir, je sais pas si j’aurais pu la supporter. C’était juste ce qu’il me fallait pour me faire du bien. Il y a toujours des moments où on sent un peu de joie. Je pouvais pas écouter des choses trop violentes au niveau du malheur, il fallait qu’il y ait un peu de joie, un peu de vie ».

19Le raisonnement vaut à l’identique sur cet autre axe qui s’organise autour des pôles conformisme et avant-gardisme. Là encore, l’histoire des Beatles peut se lire comme globalement linéaire ; là encore, tous les points de vue sont recevables depuis l’enthousiasme face aux mélodies bien ficelées du début jusqu’à la célébration des expérimentations psychédéliques. « Ce que j’aimais chez eux, c’était leur faculté de pouvoir créer des morceaux de styles très différents. Comme sur l’album blanc, ça pouvait aller d’une berceuse comme Good night, style très Walt Disney avec des violons, à des chansons précurseurs, annonciatrices, plus dures comme Helter Skelter, hard lourd… Ou alors comme While my guitar…, très bizarres dans leur structure. Et puis il y a des chansons ambiance un peu cabaret, comme Honey pie, ou des ballades plus folkloriques. Ils étaient géniaux à ce niveau-là, ils ont touché à tout » (Sébastien, 22 ans). « Il n’y a pas beaucoup de groupes qui aient pu faire des chansons aussi variées à l’intérieur d’un même album » (Gilles, 21 ans). « Il y a du rock, du blues, du folk, des ballades… C’est tellement éclectique ! Et puis ils ont évolué ! Et comme ils étaient quatre, tu as de multiples facettes. Et ils ont toujours fait la démarche d’intégrer des instruments ou des sons venant d’ailleurs » (Yvon, 34 ans). « Ils arrivaient à synthétiser des tendances diverses pour en faire quelque chose d’homogène et de digérable » (Fabrice, 35 ans). « Ils ont réussi dans énormément de genres différents. Il y a une palette très large » (Jacques, 39 ans)

20Les références à l’avant-gardisme, parce qu’elles sont mieux ajustées à l’idéal créatif qui s’impose dans le champ artistique en général, dominent en dernière analyse : Thierry apprécie chez les Beatles « le fait de toujours pousser plus loin les limites. Ce sont des gens qui ont fait avancer l’art ». « Ce qui me fascine, c’est qu’ils avaient toujours une longueur d’avance : All you need is love, c’est en 67 ; l’été de l’amour, c’est en 68 ! Le hard rock, si on écoute Helter Skelter, c’est eux qui l’ont inventé. On n’avait jamais fait ça avant ! » (Éric, 21 ans).

21Cet avant-gardisme n’est jamais brutal : il ne tourne jamais au système ou à la fuite en avant. Il reste prudent, jamais très éloigné d’une sorte de juste milieu qui permet d’innover sans jamais déconcerter le public. Ce que théorise très bien Denis (39 ans) : « Au niveau artistique, il y a deux façons de procéder : soit tu casses le code, ce qui est relativement facile, et on arrive vite à des impasses comme les romans illisibles, les pots de fleur devant Beaubourg, etc. Ou bien on utilise le code, et on essaie de le tordre pour en explorer les limites. Rester dans l’admissible, mais à la limite, dans le respect des choses nécessaires pour l’art. Dans un roman, avoir une histoire, en musique, si tu n’as pas de mélodie… Les Beatles, c’est une musique assez classique, pas révolutionnaire, dans la continuité de ce qui se faisait, et qui explore des voies inconnues jusqu’alors. Le folklore anglais, irlandais, la musique noire et le blues, et qui est en même temps en parfaite continuité avec Bach et le classique ». « Il y a chez eux une course à la création et à l’avant-garde, mais sans faire de l’innovation pour le plaisir d’innover. Il y a toujours une mélodie extraordinaire, même sur les morceaux les plus tordus, ça reste populaire dans le bon sens du terme. Ils ont su allier popularité et créativité » (Yvon, 34 ans). « Ils ont apporté quelque chose de neuf et de créatif sur une base qui était accessible pour les masses, ou même sur une base classique comme dans Eleanor Rigby avec le quatuor à cordes » (Fabrice, 35 ans).

22Juste milieu ? Grand écart ? Ambiguïté ? La même impression prévaut sur le terrain de l’engagement socio-politique. Pour les uns, il n’y a pas de message dans cette œuvre, sinon un vague « humanisme » (Jean-Pierre, 38 ans) qui plus est imputable à la décennie plus qu’aux Beatles eux-mêmes. Pour d’autres, si le message n’est pas dépourvu d’ambiguïté, il est néanmoins incontournable et participe de la valeur de l’œuvre. « Ce serait plus leur message d’amour dans All you need is love qui m’aurait influencé, plus que Revolution. Si vous voulez changer les choses, faites-le de manière cool, pas brutale pour tout casser. Moi j’étais un peu de cet avis-là, mais il n’y a rien de concret, politiquement, là-dedans. Dans les Beatles, il n’y rien de concret » (Sébastien, 22 ans). D’autres n’hésitent pas à créditer les Beatles d’une lucidité politique prémonitoire. « Leur message n’a pas vieilli. C’est vraiment ce que revendiquent beaucoup de gens et de jeunes aujourd’hui » (Alice, 30 ans). « L’antiracisme, l’antimilitarisme, tout ça c’est bien. Ça m’a ouvert les yeux sur la politique » (Elisabeth, 38 ans). Mais ce message reste général et œcuménique, presque naïf. « Les textes sont suffisamment ouverts pour nous parler encore aujourd’hui. Si ça avait été trop politique, ils auraient pris un coup de vieux. Quand c’est trop politique, ça me dérange, je n’aime pas » (Yvon, 34 ans). Le message peut même sombrer dans l’insignifiance : « Je ne les vois pas comme références politiques. Je les vois comme des gens sans appartenance politique » (Yann, 17 ans).

23Chacun voit donc dans l’œuvre ce qu’il a envie de trouver. Certains se centrent sur la musique et n’y voient aucun message particulier : « Il y a pas vraiment de message dans les Beatles. Je sais pas » (Alain, 25 ans). D’autres le réduisent à trois fois rien : « L’idée de groupe, c’est un peu la politique comme je la vois » (Gilles, 21 ans). Ou l’actualisent sans craindre l’anachronisme : « McCartney et Lennon sont pas mal écolos. La paix sur terre, machin… McCartney végétarien, Harrison en Inde, tout quoi… » (Nicolas, 21 ans).

24D’autres encore ne l’apprécient que par défaut : « Le message des Beatles, c’est pas non plus quelque chose de très important. Si, si ça avait été des messages plutôt négatifs, des messages racistes, des choses comme ça, là, j’aurais réagi. Mais dans la mesure où ça colle, je vais pas… » (Christelle, 21 ans). Et beaucoup finissent par admettre que le temps a appauvri, banalisé, et même brouillé le message : « Je pense pas que les Beatles soient une œuvre subversive, plus maintenant. Il n’y a pas de quoi ruer dans les brancards » (Christelle). « À l’époque, c’était quand même une musique dérangeante, mais maintenant, ils sont complètement dans l’establishment » (Yvon, 34 ans). « Ils ont vite fait partie de l’establishment, même si c’était pas leur intention initiale » (Fabrice, 35 ans).

25Ici encore, il existe une vision alternative à ces analyses en terme de juste milieu, de ni-trop-ni-trop-peu, c’est celle qui insiste sur la diversité des niveaux de lecture. L’œuvre ne serait pas « moyenne », elle oscillerait entre des extrêmes : art de l’ambivalence plus que du juste milieu ? « C’est une musique simple, mais en même temps elle amène plein de choses. C’est pour ça que beaucoup de gens aiment bien. On peut les écouter sans se casser la tête, on peut ne pas prêter attention au message. Comme on écouterait Johnny. Mais si on se dit : je vais écouter vraiment, alors là ils sont largement au-dessus de Johnny » (Alice, 30 ans). « C’est une musique facile et complexe en même temps. Elle donne l’impression d’être facile, quand tu l’entends à la première écoute, facile à retenir. Mais en fait c’est un enchevêtrement de subtilités complexes, quand il s’agit de la jouer ou bien quand on l’analyse en profondeur » (Fabrice, 35 ans).

26Sur le point précis de l’attitude par rapport à la drogue, c’est encore l’ambiguïté qui domine. Il est acquis que les Beatles ont non seulement beaucoup consommé de drogues, mais qu’ils ont même indirectement contribué à légitimer cette pratique. Pourtant, nos interlocuteurs mettent en avant la relative « sagesse » des quatre de Liverpool : « Ce que je trouve intéressant dans le discours des Beatles sur la drogue, c’est qu’ils disaient : on a pris un peu de shit ou du LSD parce qu’on était jeunes, mais pas quand ils faisaient de la musique. Quand ils étaient drogués, ils faisaient de la musique nulle. C’est bien de le dire, c’est une bonne leçon pour tous les musicos pétés. Mais le fait de prendre de la drogue, je vois pas ce qu’il y a de choquant » (Gilles, 21 ans). Au total, l’attitude des Beatles en la matière peut trouver grâce aussi bien chez les adversaires résolus de la drogue (qui leur savent gré d’avoir sauvé les apparences, et qui les excusent par référence au contexte de l’époque) que chez les fumeurs occasionnels (qui apprécient leurs expériences libertaires).

  • 13 . Voir : Elias et Dunning, 1986, en particulier p. 110-111.
  • 14 De même notera-t-on l’ambivalence de l’œuvre sur l’axe masculin-féminin. Si le « je » des chansons (...)

27On est tenté de conclure que l’ambivalence est une caractéristique centrale de l’œuvre et de l’objet Beatles. On peut encore, en empruntant à l’œuvre de Norbert Elias, analyser en ces termes leur positionnement sur l’axe contrôle de soi-libération des pulsions : ambivalence des concerts qui donnent à voir en même temps les hurlements des fans et la sagesse d’un jeu de scène très limité, en tout cas dépourvu de mouvements incontrôlés13 ; ambivalence des modes de production de la musique qui couvrent toute la gamme qui va de la spontanéité, voire de l’improvisation, à la sophistication la plus travaillée (Let it be vs Sgt Pepper pour simplifier). Ambivalence encore des symboliques sexuelles mobilisées : les gentils Beatles du début parlent d’amour mais pas de sexe, sinon par sous-entendus codés ; dix ans plus tard, Lennon multiplie les provocations, pose nu sur une pochette, et met en musique ses performances sexuelles avec Yoko Ono14.

28C’est donc finalement l’ouverture de l’œuvre qui rend possible l’installation de la passion dans la durée. L’adulte passionné n’a que peu à voir avec l’adolescent qu’il fut. L’œuvre doit accompagner ses évolutions, ainsi dans le récit de Thierry (21 ans) : « Au début j’aimais les trucs gentillets, Yesterday, Let it be, c’était beau ! Mélodieux, et relativement classique. C’était très mélodique, il n’y avait rien d’agressif. C’était surtout le côté mélodique qui me plaisait. J’étais pas bad boy, comme sont les gars de cet âge qui commencent à draguer les filles. J’étais romantique, plutôt genre grandes discussions. Et puis ensuite, j’ai préféré le côté briser les cadres, faire des chansons incroyables, se droguer aussi, composer en étant drogué. C’est sûr, sans les Beatles, j’aurais eu un œil un peu moins positif vis-à-vis des drogues et vis-à-vis du hasch qui circulait au lycée ». Même trajectoire chez Laurent (le président du Club du Sgt Pepper) et chez beaucoup de passionnés qui, ayant ou non vécu la saga Beatles en direct, accompagnent le groupe dans son évolution vers la maturité. Adolescent, Laurent n’écoute que les albums de jeunesse ; « Je ne voulais pas entendre parler de l’après Sgt Pepper, les cheveux longs, les hippies. J’aimais les Beatles propres et bien gentils. Et puis j’ai commencé à écouter les autres albums et ça a été le contraire. Aujourd’hui, je préfère ce qu’il y a à partir de Help !».

29L’objet Beatles semble donc transcender les codes, les habitus de classe, les matrices de perception : le clivage entre goût populaire et goût bourgeois distingué, par exemple, si finement analysé par P. Bourdieu, est ici inopérant, comme si chaque morceau superposait une ligne mélodique simple, facile à mémoriser, et un jeu subtil de variations complexes. Tous les codes sont mobilisables pour lire cette œuvre : facile et exigeante, elle peut faire danser ou réfléchir, elle est tout à la fois, pour reprendre les catégories de S. Frith (1996), « physique et fun » et « cérébrale et sérieuse ».

  • 15 33 des 85 personnes interrogées par questionnaire évoquent, quand on les interroge sur « ce qu’ils (...)

30La mythologie Beatles, dernier exemple d’ambivalence, fournit au passionné deux versions de la saga du groupe. L’une, officielle et optimiste, met en avant l’amitié entre musiciens et l’universalité de l’œuvre. L’autre, tragique et désenchantée, se complaît dans l’envers du mythe, querelles d’argent et querelles de femmes, drogue et faits divers. Un événement comme la séparation du groupe est par exemple redevable de deux analyses. Pour les uns, elle symbolise tout ce qu’il peut y avoir de sordide dans l’histoire des Beatles (querelles d’argent, jalousies d’artistes, etc). Pour les autres, elle préserve le groupe du vieillissement et le fixe dans un âge d’or éternel : « C’est une légende parfaite, estime ainsi Yvon (34 ans), contrairement aux Stones vieillissants, c’est une fin parfaite. Ils ont explosé sans que ce soit du tout le déclin. Ils sont parfaits, c’est un mythe inattaquable jusqu’à la dernière note ». Nombreux sont finalement les passionnés qui s’accrochent à ce mythe positif d’une success story exemplaire. « C’est un groupe très soudé, je les aime bien tous, je suis fan du groupe, j’aime certains côtés de chacun » (Jacques, 39 ans). Les plus jeunes de nos interlocuteurs sont aussi les plus attachés à cette histoire positive. Ainsi Yann (17 ans) : « La drogue, ils ont pas incité les gens à en prendre. C’est pas les punks, le look est pas dégradé, ils restent sobres. Dans Revolution, il y a un message pacifiste. Ils ne sont pas pour tout casser. Leur truc de base, c’est peace and love. Tu dis Beatles à quelqu’un, les gens pensent à de gentils garçons bien sages. En plus, ils n’ont pas perdu la tête avec l’argent ». Pour Yann, la seule fausse note de la saga Beatles, « c’est quand Lennon et McCartney se critiquent mutuellement dans des chansons ». Le mythe d’une amitié totale et parfaite ne doit pas être abîmé. L’ambivalence rencontre ici une limite : l’objet de la passion ne peut être lu comme complètement désenchanté. Il reste toujours quelque chose de la perception adolescente et euphorique des quatre garçons dans le vent15.

La summa divisio : Lennon ou McCartney ?

  • 16 Par analogie, M. Demossier (in Bromberger, 1998) montre que dans le petit monde des passionnés de (...)

31C’est dans l’opposition entre les deux leaders du groupe que se manifeste de la façon la plus éclatante la disponibilité de l’objet Beatles à des stratégies identitaires différenciées, pour ne pas dire opposées. La démonstration ne s’encombrera évidemment pas de considérations relatives à ce que furent « vraiment » John Lennon et Paul McCartney. La question est hors de portée de notre investigation, elle n’a sans doute pas de sens, elle ne présente en outre guère d’intérêt. Les projections identitaires effectuées par les admirateurs visent des personnages, c’est-à-dire des figures socialement construites par les médias, par l’œuvre elle-même, par les représentations ordinaires ou savantes concernant les Beatles. Ces figures sont plus ou moins cohérentes, plus ou moins précises, plus ou moins stables, et le petit monde Beatles est de ce point de vue un monde toujours actif de luttes symboliques pour l’imposition de telle ou telle caractérisation. Malgré ces fluctuations, au demeurant très relatives, et même si certaines questions demeurent, et pour cause, en suspens (qui est « vraiment » McCartney ?), il est frappant de constater que les représentations ordinaires se sont largement figées autour de quelques stéréotypes croisés. Partisans de l’un comme partisans de l’autre s’accordent finalement sur l’essentiel, pour les situer aux deux pôles d’un axe qui renvoie à quelques oppositions structurales fondamentales : l’engagement vs l’art pour l’art, anticonformisme vs conformisme, artiste maudit ou héros problématique vs artiste consacré et décoré, mort tragique vs embourgeoisement, rock vs mélodie, créateur introverti vs créateur extraverti, pessimisme vs optimisme, gauche vs droite, masculin vs féminin… etc16. Selon qu’ils aiment l’un ou l’autre, les passionnés utiliseront des termes différemment connotés pour désigner ces oppositions (par exemple, embourgeoisement ou sérénité pour McCartney), mais il y a consensus sur celles-ci.

  • 17 L’Événement, hors série, hiver 90-91.
  • 18 Le corpus est le suivant : pour la presse, L’Événement (ibid), Le Monde et Ouest-France du 10-12-1 (...)

32On prendra la mesure de la rigidité de ces portraits croisés en observant la façon dont les médias, qu’ils soient spécialisés ou généralistes, construisent les personnages de Lennon et de McCartney. Les journalistes parlent de « partenaires idéalement complémentaires » et se risquent à toutes les comparaisons : « Paul a un jeu de fond de court à la fois harmonieux et accrocheur, John est un volleyeur incisif et fantasque17 ». Les termes utilisés pour les caractériser sont explicites, comme le montrent les listes suivantes18 :

33McCartney : « le musicien le plus doué du groupe », « compositeur génial », « talentueux mélodiste », « ouvert », « rigoureux », « imaginatif », « doté d’un extraordinaire sens mélodique », « adroit », « beaucoup de métier », « doué », « habile », « plein d’humour et de fraîcheur », « modéré », « naïf », « candide », « insouciant », « sage », « niais », « mignon », « gourmand », « bonasse », « bourgeois », « conventionnel ». Et sa musique : « mélodieuse », « impeccable », « variée », « fignolée », « agréable », « maîtrisée », « légère », « solide », « enchanteresse », « parfaite », « soignée », « accrocheuse », « racoleuse », « facile », « superficielle », « gentille », « futile », « médiocre », « sur mesure », « sucrée », « rose-bonbon », « dégoulinante de sensiblerie », « une marchandise… »

34Lennon : « le poète », « l’intellectuel du groupe », « le plus authentique poète des quatre », « le plus terrible des Beatles », « le souffle », « l’esprit », « la griffe des Beatles », « cynique », « fragile », « excentrique », « intello », « provocateur », « insolent », « génial », « rocker », « dur », « contestataire », « empêcheur de tourner en rond », « déchiré », « écorché vif », « émouvant », « sincère », « anticonformiste », « méchant…» Et sa musique : « dépouillée », « émouvante », « sensible », « écorchée », « sincère », « intense », « engagée », « une œuvre au scalpel… ».

  • 19 Modèle décrit et analysé par N. Heinich (1991) à propos de Van Gogh, et qui s’applique aussi volon (...)

35Le fait que l’œuvre et la personne de McCartney fassent moins l’unanimité que celles de Lennon s’explique largement par la plus grande distance que le premier entretient avec le modèle aujourd’hui dominant de l’artiste maudit19. Mais ces verdicts moins homogènes concernant McCartney ne sont souvent que les deux faces d’un même portrait (comme le suggère le fait que les qualificatifs, positif ou négatif, se font souvent écho, tels « futile » et « légère » s’agissant de sa musique). Si bien qu’au total, s’il y a désaccord sur les mérites respectifs des deux leaders, il y a accord sur ce qui les distingue.

36« Pour simplifier, on pourrait dire que Paul privilégiait la mélodie, était optimiste et ne parlait pas plus de ses peurs que de ses passions, tandis que John privilégiait le rythme, était pessimiste, et mettait son cœur à nu dans ses chansons […]. Chacun semblait posséder ce qui manquait à l’autre. Paul était brillant et spontané, John grave et circonspect. Paul regardait les choses du bon côté, John s’attendait au pire. Paul recherchait les néons du show-business, tandis que John voulait être pris au sérieux en tant qu’artiste » (Turner, 1994).

37Cette configuration est reproduite à peu près à l’identique dans tous les discours sur les Beatles, qu’ils émanent des admirateurs de l’un ou de l’autre. Elle a valeur de stéréotype : les spécialistes prendront plaisir, à l’occasion, à en dénoncer la superficialité, mais c’est par référence à ces stéréotypes que chacun devra se positionner. Les stratégies identitaires se déploieront sur l’axe Lennon-McCartney en fonction et à partir de ces stéréotypes. Le plus souvent ces stéréotypes sont reçus tels quels, la stratégie identitaire se résumant souvent au choix d’un positionnement sur cet axe pré-construit.

38Écoutons par exemple ceux qui avouent une préférence pour McCartney : il a composé des « mélodies hyper-soignées, hyper-carrées »; « Sgt Pepper, c’est lui » ; « il a une bonne tête, il a du charme, il est beau » ; « c’est le meilleur musicien » (Nicolas, 21 ans). On lui doit « les mélodies les mieux faites, les plus jolies » même si « c’est vrai qu’il a chanté des trucs cucul » (Éric, 21 ans). « Je penchais plus du côté de McCartney pour son côté gentil et rassurant. Ce qui me déplaisait chez Lennon c’était son côté rebelle qui crachait un peu sur tout le monde. McCartney il peut faire sourire, il a parfois des mots enfantins. Mais il a du talent pour écrire des chansons et on ne lui demande que ça. Sa sensibilité s’exprime en musique et peut-être pas ailleurs. Le message chez McCartney, c’est juste l’amour. Je trouve que ses chansons sont des silly love songs, des chansons d’amour stupides, mais qui disent tout finalement. Ce sont surtout les ballades romantiques qui me parlent le plus. Des choses écrites simplement, mais qui ont de la valeur parce qu’elles parlent à tout le monde. Elles me parlaient à moi, je crois qu’elles peuvent parler à n’importe qui. Il n’y a que John qui s’est engagé, et encore pas dans les années soixante. McCartney a fait quelques chansons engagées, comme Give Ireland… mais bon c’était une gentille chanson et ça s’arrêtait là » (Alice, 30 ans). « Pourquoi McCartney ? Je me suis souvent posé la question. Le charme… et puis les mélodies. Non pas que Lennon ne soit pas mélodiste mais on aimait Lennon pour autre chose : les textes, le côté je casse tout, etc. McCartney c’était le gentil, mais quelles mélodies  !» (Christophe, 39 ans). Ces points de vue sont largement convergents les uns par rapport aux autres, et par rapport aux représentations véhiculées par les médias. Écoutons encore Yvon (34 ans) parler de McCartney : « C’est vrai que je le trouve beau. Bon, je suis pas du tout homosexuel, mais il a quelque chose… C’est vrai aussi que dans ses ballades, la musique est très facilement assimilable. Il a une image séduisante, même si je ne sais pas dire pourquoi ». Yann (17 ans) : « Sa musique est plus douce, moins agressive que celle de Lennon. Lennon, il était pas bien dans sa peau, ça se ressent dans sa musique, alors ça te met pas trop à l’aise. T’as tendance à essayer de comprendre ; alors que McCartney, ça te relaxe plus ». Ou encore Fabrice (35 ans) qui voit en McCartney « le plus grand compositeur de musique populaire de ce siècle », doué d’un fort « charisme » malgré un « côté petit-bourgeois » qui peut agacer (« il sait gérer son argent », « c’est un modèle de vie de famille avec un mariage réussi », « c’est un modèle de vie par son engagement en faveur des animaux », etc.).

  • 20 Jugement sévère, mais plus subtil que ce que cet extrait laisse entendre : le même Gérard reproche (...)
  • 21 Le mythe Lennon, construit en opposition à l’image gentille des Beatles (que McCartney continue à (...)

39Vision parfaitement réversible, comme le montrent ces témoignages symétriques recueillis cette fois-ci dans le « camp » Lennon. « J’ai lu l’an dernier la biographie de Goldman sur Lennon : un génie absolu, doublé d’un personnage moralement très très faible. J’ai trouvé ça fantastique, ça m’a fait entrer dans le personnage. Je l’ai senti vivre en moi. Le fait de pousser loin les limites, de vivre hors normes… C’est fabuleux. À côté, McCartney il est gentil. Son trip végétarien, c’est nul, ça me gonfle. Toujours à faire coucou ! Il fait toujours ses petites chansons mignonnes mais… » (Thierry, 21 ans). « McCartney, ça me semble être un businessman. J’aurais tendance à préférer Lennon, parce que c’est le vrai rocker, le branleur. Sa voix est plus dure » (Alain, 25 ans). « J’ai un penchant pour Lennon, mais sans mépriser Macca. Quand Lennon chante Working class hero, on sent bien que ça vient des tripes. L’autre, c’est quoi ? Mull of Kintyre ? OK, c’est joli, c’est une belle mélodie. Lennon, ce serait plus la rébellion, le côté autodestructeur. McCartney, il a jamais touché à l’héroïne » (Joël, 29 ans). « Musicalement, je préfère Lennon. Des chansons comme Mother, c’est dépouillé, c’est austère, c’est des chansons fortes. Il y a des chansons de McCartney qui sont mélodiques, jolies, mais qui manquent de force. Lennon est plus extrême, plus hors normes. McCartney c’est un bon petit joufflu sans histoire et bien portant. Le personnage est sympathique, un type équilibré, sain, mais il est presque banal » (Pierre, 47 ans). « Je préfère Lennon, parce que McCartney c’est cucul, c’est des chansonnettes ; par moment, t’as l’impression que c’est de la musique pour troisième âge. Alors que Lennon a toujours gardé un côté provocateur » (Gérard, 28 ans)20. « Je me suis porté sur Lennon. McCartney avait du talent pour faire des mélodies faciles à retenir. Mais Lennon m’accrochait plus, par sa sensibilité, des textes plus originaux, et puis ce côté rebelle qu’il avait. Et puis McCartney, c’est de la soupe qu’il fait maintenant. Le côté écolo qui a la plus grosse fortune d’Angleterre, ça m’intéresse pas trop. Les chansons de Lennon sont beaucoup plus fortes en émotion. Il était quand même plus extrême, sincère, naïf, honnête, et moins calculateur que McCartney » (Sébastien, 22 ans). « Je pense que Lennon est quelqu’un de très authentique. Il n’a jamais cherché à se cacher. C’est lui qui a insufflé ce supplément d’âme aux Beatles. Qui leur a donné cette dimension intellectuelle, par des déclarations fracassantes. C’était lui le rebelle. McCartney arrondissait les angles, lui ruait dans les brancards. Ce que j’aime chez Lennon, c’est ce côté authentique, lucide, rebelle. Ce que j’aime en lui, c’est qu’il développe des thèmes introspectifs. McCartney raconte des petites histoires sympas, Lennon parle de lui, de sa mère, de ses problèmes. Il me touche au plus profond de moi » (Éric Krasker). Et ainsi de suite21

  • 22 Y compris l’axe masculin – féminin : on a souvent opposé le physique et le tempérament très « viri (...)

40L’opposition Lennon-McCartney apparaît tellement structurale qu’elle peut servir de matrice à tous les classements possibles et imaginables22. Interrogé sur la question du positionnement politique des Beatles, Gérard (28 ans) commence par avouer qu’il ne possède aucune information sur cette question, et qu’elle ne l’intéresse guère. Pressé malgré tout de répondre quelque chose, il mobilise les stéréotypes disponibles et sur les Beatles et sur la politique : « Je ne sais pas…, on pourrait penser que Lennon est plutôt de gauche et McCartney de droite ». Summa divisio, la matrice Lennon-McCartney semble dotée d’un potentiel infini pour s’ajuster à tous les clivages sociaux, culturels ou mythiques. Tout est analysable par référence à cette matrice. Elle « parle » bien au-delà du petit monde construit par les Beatles. En ce sens, elle vaut grille de lecture du monde et donc instrument de positionnement identitaire.

41Si les témoignages précédents sont les produits d’une même configuration de stéréotypes, ils ne sont donc jamais identiques pour autant. Les stratégies identitaires qu’ils expriment ne sauraient même se réduire à un choix binaire. Il y a plusieurs façons de préférer un Beatle à un autre, comme il y a plusieurs façons de ne pas aimer tel ou tel. Si le stock d’arguments disponibles est limité, les agencements possibles sont multiples.

42Une possible marge de manœuvre identitaire peut être trouvée dans le changement de préférence. Passer de Lennon à McCartney (ou l’inverse), c’est encore une fois construire un positionnement singulier à partir de matériaux imposés et relativement rigides. « Ça a longtemps été McCartney mon préféré. Et puis Lennon est en train de remonter très fort dans mon estime. Je me suis rendu compte qu’il avait beaucoup de chansons géniales. McCartney, c’est parfois un peu nunuche. J’ai évolué, j’ai grandi, les chansons de Lennon, elles sont moins mélodiques » (Nicolas, 21 ans). « Au début je préférais McCartney à cause de sa voix, le fait qu’il soit plus sympa, plus gentil. J’avais 13 ans ! Après on s’affirme. Au lycée, Lennon, c’est plus ce qu’on a envie de devenir. McCartney a un côté plus féminin, Lennon a les traits plus marqués, plus « homme », quoi. Je préfère le personnage Lennon » (Alain, 25 ans). « Quand j’étais plus jeune, je préférais Lennon. Parce que c’était le plus rebelle, il se démarquait des autres. Mais McCartney est sympathique, c’est un super musicien, et son parcours de mec qui vieillit est intéressant » (Patrice, 40 ans).

43Au total, on est malgré tout frappé par la rigidité des stéréotypes qui forment les matériaux de toutes ces stratégies identitaires. Les Beatles, œuvre ouverte ? Ce n’est pas qu’elle soit constituée d’éléments flottants, bien au contraire. C’est qu’elle contient tout et son contraire, extrêmes qu’il est toujours possible de combiner selon des dosages infiniment subtils et toujours différents. Mais les matériaux de bases, eux, sont d’une faible plasticité. De telle sorte que l’objet Beatles, à l’arrivée, ne s’évapore pas dans l’ambiguïté. Il est simplement ambivalent. Il n’est pas n’importe quoi, il est tout et son contraire, ce qui n’est pas la même chose. Ambivalence et stabilité se conjuguent donc finalement, pour constituer une offre identitaire attrayante, car tout à la fois stable et riche.

44Des positionnements plus singuliers sont malgré tout possibles, comme celui qui consiste à ne pas avoir de préféré (Bernard, Gilles), par exemple en maintenant équilibrée la balance entre les deux leaders. Ainsi Jean-Pierre (38 ans) : « Un grand bonhomme, Lennon. Ses idées, son sens de la répartie. Il avait un truc, ce type-là ! Plus que McCartney, je trouve. Les textes de Lennon sont plus forts que ceux de McCartney. Mais j’ai pas de préférence. Je serai McCartney pour le côté mélodique et Lennon pour les textes. Le côté hargne, rock ». De même Gérard (28 ans) : « J’apprécie les quatre, chacun a un côté intéressant. Si tu commences à dire : je préfère tel ou tel, à la limite, ça veut rien dire, parce que c’est un travail collectif ». On peut voir dans ce dernier témoignage le refus d’une imposition de problématique récurrente dans les médias, mais que certains « vrais » fans récusent, à la fois pour se distinguer et pour maintenir intacte la fiction d’un groupe solidaire et complémentaire.

45Les stratégies identitaires des passionnés ne relèveraient-elles finalement que du bricolage tactique, les données disponibles pour choisir entre l’un et l’autre leader constituant un stock rigide dont l’offre serait monopolisée par les médias ? Cette vision est peut-être simpliste. Elle fait d’abord l’impasse sur les choix hétérodoxes, telle la préférence affichée pour George Harrison. On l’a rencontrée chez deux de nos interlocuteurs, l’un et l’autre évoquant explicitement la dimension stratégique de ce positionnement identitaire différencié : « Pendant un temps, j’ai été G. Harrison parce que c’était celui que personne n’aimait » (Éric, 21 ans). « Moi j’ai un penchant horrible à ne pas vouloir faire comme les autres. À la limite, mon préféré ça pourrait être Harrison » (Joël, 29 ans).

46Plus radical encore est le choix de remettre en cause l’offre médiatique que résument les stéréotypes sur les Beatles. Quelques admirateurs érudits de McCartney en particulier s’offusquent de la part belle faite au Beatle assassiné. « Quand on lit Oasis et compagnie, c’est à fond Lennon. Il est mort, c’est le mythe. Mais en fait, quand on lit des bouquins, on voit bien que c’est plus McCartney qui était dans le milieu underground. C’est lui qui a conseillé à Lennon d’aller voir les expos de Yoko Ono. C’est lui qui est allé voir aux États-Unis les premiers hippies » (Éric, 21 ans). « On a un peu vite fait de Lennon un martyr et un saint. L’équilibre ne sera rétabli entre Lennon et McCartney que bien longtemps après la mort de McCartney » (Fabrice, 35 ans). Le refus des stéréotypes simplistes motive la recherche érudite et rend possible des positionnements identitaires a priori paradoxaux : ainsi par exemple le choix de McCartney peut-il être celui de l’avant-gardisme. « Il y a des gens qui veulent réduire McCartney à l’image d’un petit mignon qui fait de belles ballades sentimentales, c’est vraiment très incomplet. Je ne suis pas du tout d’accord avec ces clichés réducteurs. Ce sont des gens qui n’ont pas compris toutes les facettes du personnage. Les Beatles sont des personnalités trop riches pour qu’on les réduise à des clichés » (Jacques, 39 ans).

47Si donc au total les médias ont construit au fil des décennies des figures identitaires relativement rigides en la personne de John Lennon et de Paul McCartney, les passionnés savent jouer de cette offre binaire rigide pour se fabriquer des positionnements infiniment nuancés : on préfère l’un ou l’autre mais à sa façon, on préfère l’un sans sous-estimer l’autre, on préfère l’un puis l’autre, on refuse de choisir entre l’un et l’autre, on en choisit un troisième, on argumente en érudit pour dire que ni l’un ni l’autre ne sont ce que l’on croit, etc. Tactique et stratégies identitaires se déploient à l’infini pour se construire des Beatles à soi.

48L’ultime preuve de la fonction différenciatrice du choix Lennon-McCartney se trouve dans l’observation des préférences au sein des duos de fans. Ceux que la passion Beatles réunit éprouvent toujours le besoin de se différencier, comme si leur identité individuelle était en jeu. Alain reconnaît avoir d’abord préféré McCartney parce que son frère Joël avait choisi Lennon. Même chose entre copains, Thierry sera McCartney puisque tout le monde dit que Sébastien chante comme Lennon. Même chose encore pour les couples : pourquoi Catherine préfère-t-elle McCartney alors que Joël préfère Lennon ? « C’est peut-être par réaction, histoire d’avoir chacun le sien » (Catherine, 28 ans). Terminons sur l’évocation de cet échange entre Denis et Fabienne (39 ans), tous deux passionnés des Beatles mais soucieux de ne pas se perdre dans un moi conjugal désingularisant : Denis, interrogé en premier, explique que selon lui McCartney est meilleur lorsqu’il travaille avec d’autres. « Que tu dis, toi ! », interrompt Fabienne, présente au cours de l’entretien. « Chacun son truc ! ». « Oui, réplique Denis, mais là c’est moi qu’on interroge ». Une heure plus tard, en l’absence de son mari, Fabienne poursuit ce jeu de positionnement différencié : « Pour Denis, McCartney est un con. C’est pas vrai, je suis absolument pas d’accord ». Il faut se rappeler que si les Beatles ne sont pas étrangers à la connivence entre Denis et Fabienne, l’un et l’autre étaient passionnés avant de se rencontrer. D’où sans doute ce souci de sauvegarder une part de soi antérieure à la rencontre avec l’autre, ce que symbolise encore le souhait de ne pas mettre les objets Beatles (en l’espèce, ici, une cassette de McCartney) dans le patrimoine commun : « Elle est où ma cassette ? », demande Fabienne. D’entrée de jeu, celle-ci n’avait-elle pas déclaré : « Attention ! Denis c’est les Beatles, moi, c’est pas les Beatles, c’est McCartney » ?

Querelles d’experts

VOTRE POINT DE VUE
Nous inaugurons dans ce numéro une nouvelle rubrique qui vous permettra d’exprimer votre point de vue sur divers sujets, et aux autres adhérents de vous répondre s’ils ne sont pas du même avis que vous. Ceci nous promet de passionnants débats ! Jérémy G. essuie les plâtres ! !
État des lieux : nous sommes en 1970. L’empire Beatles est sur le point d’éclater. Certes, le groupe vient de sortir un album superbe – « Abbey Road » – mais le cœur n’y est plus. John a depuis longtemps coupé le cordon ombilical et milite activement pour la paix dans le monde ; Ringo prépare son album « Sentimental Journey » ; George ronge son frein en attendant de sortir son superbe triple « All Thing Must Pass ». Et Paul dans tout cela, me direz-vous ? Et bien, il s’est sagement isolé dans sa ferme d’Écosse pour y enregistrer son premier album solo. Tout simplement… sur un studer quatre pistes, avec Linda aux harmonies et lui-même pour le reste. Car Paul n’a laissé à personne le soin de l’accompagner ! Extrême orgueil ou volonté évidente de voler de ses propres ailes ? En tout cas, McCartney a décidé d’assurer à lui tout seul la partie instrumentale de l’album. Le résultat est évidemment étonnant : dans « Momma Miss America », Paul montre tous ses talents de batteur (ah ! les trente premières secondes !…), tandis que sur « Maybe I’m Amazed » aux allures de « Let It Be », et sur « Teddy Boy », il prouve, si besoin était, qu’il reste avant tout un mélodiste hors pair. Les autres morceaux sont d’une qualité plus discutable : certains ont été visiblement bâclés, comme « Oo You », un rock d’une pauvreté consternante, ou « That Would Be Something », chanson-défouloir où Paul reproduit les sons de la batterie… avec sa bouche ! (sans doute un clin d’œil à la ligne de basse de « I Will »). D’autres compositions sont franchement à oublier, en particulier « Hot As Sun », un instrumental d’une niaiserie assez insupportable, et l’incompréhensible « The Lovely Linda » que Paul aurait paraît-il enregistré pour tester le matériel et qu’il aurait gardé sur l’album. Étrange idée ! En résumé, à défaut d’être un album inoubliable, « McCartney » constitue le premier effort solo d’un Paulo en plein désarroi – séparation oblige – et qui, bien sûr, demeure encore très proche du style musical des Fab Four.
Jérémy G. Rouen
Dans la nouvelle rubrique « Votre point de vue » de l’ARM n° 29, notre ami Jérémy nous donnait son avis sur le premier album solo de Paul : « McCartney ». Je tenais à « rectifier le tir » et apporter le mien sur cet album que j’apprécie tout particulièrement. Même si « McCartney » est la première œuvre solo de Paul, il ne faut pas faire de confusion et le mettre au même niveau que des productions signées Phil Spector (cf. All The Things…) qui était LA référence de l’époque, d’où les nombreux et bons résultats (cf. John et George…).
Je ne crois pas que « l’excès d’orgueil » ou encore « la volonté de voler de ses propres ailes » furent à l’origine de ce disque. Le fil conducteur était je pense plus subtil ; enfin, Paul lui-même nous le donne : « J’éprouvais un sentiment intense d’inutilité ; j’avais été le bassiste des Beatles, j’avais composé avec John et soudain, on me prenait tout cela. Je me suis demandé : que puis-je faire seul ? ». Ce disque fut très important pour Paul ; il devait symboliser le résultat de « sa nouvelle famille » : il y chante les joies du mariage et de la paternité, puisqu’il n’avait plus les Beatles. À ce titre, l’album était synonyme de renouveau et non de désarroi. Malgré les épreuves endurées du fait de la séparation du groupe, Paul réussit, avec les moyens du bord, à faire un album « complet et plein » : des titres très divers, toujours bâtis sur un style musical propre et donc très proche de celui Beatles.
La petite ballade « The Lovely Linda », enregistrée sur quatre pistes était un « test », dans la lignée de « Her Majesty », court mais avec une ligne de basse bien stylée par le jeu de Paul. Les autres compositions sont uniques car elles rentrent dans un « concept ». En effet, Paul réussit à faire passer ce message de « vie nouvelle », tout cela en un peu plus de trente minutes. C’est LE signe d’un album d’exception. Je ne ferai « pas d’polémique… » ( ! ! !) sur les compositions, je préciserai juste que « Oo You » (tout comme « Oh Darling ») a la dynamique, la force et la simplicité qui sont les bases même du rock (la cloche qui « emmène » le rythme, reprise bien plus tard en 1984 par les Rita Mitsouko dans « Marcia Baila »). « Le rock est une musique facile et spontanée » disait Keith Richards ; Paul nous en donne ici une illustration.
« Maybe I’m Amazed » prouve quoi ? Certes, Paul est un grand mélodiste, mais pour ce titre, le « son » et la démarche artistique seraient certainement à comparer avec l’album « Abbey Road »You Never Give Me Your Money » par exemple : arpèges de guitares qui soutiennent le solo dans « Maybe… » qui sont les mêmes que dans les accords terminaux de « You Never Give… » et qui font la transition avec « Sun King »). Le titre « Let It Be » est d’un esprit diamétralement opposé. Le mixage et les arrangements de ce disque n’ont pas été sans difficultés (Allan Klein et Phil Spector). « Maybe I’m Amazed » a donc tous les aspects d’une œuvre complète de Paul, ce qui n’est pas le cas de « Let It Be ». « Teddy Boy » est dans la lignée du Double Blanc. Ce titre, ainsi que « Junk », fut d’ailleurs composé en Inde. « That Would Be Something » n’a rien d’une « chanson défouloir ». Paul a juste voulu donner une originalité et une dynamique spéciales à ce titre. Entre nous, la ligne de basse de « I Will », même si elle est faite avec la bouche, n’a rien à voir avec « That Would Be Something ». Le seul point commun serait alors « la bouche » ? ? En ce qui concerne les instrumentaux de cet album, le souhait de l’auteur était de ne pas mettre de paroles. Seule la sensibilité musicale de l’auditeur peut permettre de les comprendre.
Ce qu’il faut essayer de cerner avec « McCartney », c’est son esprit directeur : repartir à zéro, comme au début des Beatles, n’avoir aucune contrainte et faire part de sa nouvelle vie à travers un disque « neuf ». Pour conclure, vous aurez compris que j’accorde à ce disque une grande place dans l’œuvre de Paul McCartney. Cet album, qui est beucoup plus qu’un simple « effort solo » reste certainement le plus « pur » de l’après-Beatles.
Grégory B. Montcenis
Dans le dernier numéro d’Abbey Road Magazine, il me semble que Jérémy se soit montré bien sévère avec l’album éponyme de Paul McCartney. Cet album est pour moi une petite merveille qui contient le génial « Maybe I’m Amazed », une des meilleures chansons de la carrière solo de Paul, mais aussi « Teddy Boy », « Junk », « Man We Was Lonely » et « Every Night » (bien classé dans les charts US). Quant à « Oo You » que Jérémy qualifie de rock très pauvre, il met en avant les qualités de Paul à la guitare et il faut bien avouer qu’il se montre plutôt bien inspiré. Cet album est, en tout cas la preuve définitive de son talent de multi-instrumentiste. Au final, étant donné les conditions précaires d’enregis-trement – petit studer 4 pistes de son salon, la baignoire utilisée comme chambre d’écho… – le résultat est remarquable (à noter également au début de « The lovely Linda » obtenu avec une porte de jardin rouillée !). Cependant, l’album suivant constitue pour moi le véritable chef-d’œuvre malgré les critiques réticentes de l’époque (1971, mon année de naissance  !). Il s’ouvre par une chanson pamphlet sur John qui vaudra à Paul en retour le cinglant « How Do You Sleep ? ». Ensuite « 3 legs » et son côté bluesy, le très rock « Smile Away », mais aussi « Heart Of The Country », agréable ballade champêtre, le délirant « Monkberry Moon Delight » où Paul s’en donne à cœur joie dans les vocalises, en particulier dans la dernière minute. De superbes ballades McCartneysiennes : « Long Haired Lady », « The Back Seat Of My Car » et « Uncle Albert/Admiral Halsey » qui sera n° 1 aux USA, ma chanson préférée restant « Dear Boy » (probablement une autre attaque envers John) pour sa mélodie et ses délicieuses harmonies (Elton John louera d’ailleurs les harmonies vocales de cet album). Bref, « McCartney » et « Ram » constituent bien deux piliers de l’œuvre solo de Paul aux côtés de « Band On The Run », « Back To The Egg », « Tug Of War » et « Flowers in The Dirt ».
Stéphane G. Hyères

49Source : Abbey Road magazine

Notes

1 Sur l’expérience musicale comme travail de construction de l’identité, voir Frith, in Hall et du Gay, 1996.

2 Boyer, Daphy, et Mignon, 1986, p. 12.

3 C’est par exemple en ces termes que C. Bromberger (1998) analyse le succès planétaire du football.

4 « L’art « universel » ne cesse de changer de sens, de public, d’être découpé par les éditeurs, rechargé par de nouvelles interprétations, annexé par de nouvelles théories, utilisé par des publics opposés » (Hennion, 1993, p. 141).

5 La musique serait, selon C. Levi-Strauss, « le langage moins le sens » (cité par A. -M. Green, 1986, p. 14). Celle-ci cite également F. Escal : « Le sens de la musique n’est pas seulement déterminé par le compositeur mais aussi par l’auditeur, qui en tant que sujet psychologique et social, s’investit, (re)compose, (re)constitue l’œuvre musicale ». Pour une approche constructiviste du phénomène musical, voir : Martin (1996, p. 30 svtes). L’auteur défend la thèse selon laquelle le sens n’est jamais dans la musique, mais résulte exclusivement du travail de réception, d’appropriation, etc.

6 cf. Neveu, in Mignon et Hennion, 1991.

7 Voir les analyses de Turner (1995), de Lagrée (1995), et de Whiteley (1992) qui montre à quel point l’album Sgt Pepper entrelace une vision optimiste du monde (en chantant l’amitié dans une Angleterre traditionnelle) et une vision sombre et déprimée (solitude, frustration, nostalgie d’un monde perdu que seule la drogue parvient à revivifier).

8 Roux (A), « La musique populaire », in Beaud et Willener, (dir), 1973.

9 Lemonnier (1995), p. 44.

10 Cité par H. Becker (1988), p. 203.

11 p. 240.

12 - L’expression désigne « le héros paumé, le héros tourmenté, le héros à problèmes, voire névrosé » (Morin, 1972).

13 . Voir : Elias et Dunning, 1986, en particulier p. 110-111.

14 De même notera-t-on l’ambivalence de l’œuvre sur l’axe masculin-féminin. Si le « je » des chansons relève toujours du premier registre, et le « you » souvent du second, le récepteur est libre de s’identifier à l’un ou à l’autre. Si garçons et filles jugent pareillement que ces chansons leur parlent, ce n’est donc pas de la même façon : elles interpellent plutôt les premiers comme personnages et les secondes comme destinataires.

15 33 des 85 personnes interrogées par questionnaire évoquent, quand on les interroge sur « ce qu’ils n’aiment pas dans les Beatles », tout ce qui contrarie cette image d’une petite société adolescente fraternelle : la séparation, les disputes, les procès.

16 Par analogie, M. Demossier (in Bromberger, 1998) montre que dans le petit monde des passionnés de vin, l’opposition bourgogne/bordeaux se superpose à de multiples clivages symboliques et sociaux.

17 L’Événement, hors série, hiver 90-91.

18 Le corpus est le suivant : pour la presse, L’Événement (ibid), Le Monde et Ouest-France du 10-12-1980 (lendemain de la mort de Lennon), Paris-Match (décembre 1980, suite à la mort de Lennon, et avril 1998, suite à celle de Linda McCartney). Pour les autres médias : Carr et Tyler, 1984 ; Encyclopédia Universalis (notice « Beatles »). Corpus sans rigueur, bricolé, et dont la cohérence n’est que plus frappante !

19 Modèle décrit et analysé par N. Heinich (1991) à propos de Van Gogh, et qui s’applique aussi volontiers à John (surtout biographié par A. Goldman) qu’il paraît incompatible avec l’image que McCartney donne de lui.

20 Jugement sévère, mais plus subtil que ce que cet extrait laisse entendre : le même Gérard reproche à Lennon son engagement « sur tout et rien », et sait gré à McCartney de « ne pas se prendre trop la tête, c’est le côté que j’aime bien chez lui ».

21 Le mythe Lennon, construit en opposition à l’image gentille des Beatles (que McCartney continue à incarner) n’est nullement une figure originale dans le champ artistique. Voir à nouveau les figures de Van Gogh (Heinich, 1991) et de Glenn Gould (Laborde 1997). N. Heinich écrit à propos du premier : « Le privilège accordé à l’intériorité de l’inspiration plutôt qu’à la maîtrise de savoir-faire étrangers à la personnalité de l’artiste permet de constituer le manque d’habileté technique en gage de qualité, le défaut en signe de sincérité » (p. 46). Sur la genèse de l’artiste singulier et « maudit » (« Vincent, le premier peintre à peindre à la première personne »), voir : Bourdieu (1992).

22 Y compris l’axe masculin – féminin : on a souvent opposé le physique et le tempérament très « virils » de Lennon, bad boy volontiers bagarreur, au charme efféminé de McCartney, pacifique et romantique.

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