Introduction. Lever le voile sur le « mystère de Mai »
p. 9-19
Texte intégral
« L’objet nous désigne plus que nous ne le désignons et ce que nous croyons nos pensées fondamentales sur le monde sont souvent les confidences sur la jeunesse de notre esprit. »
Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, 1949.
1Au printemps 2018, les événements de « Mai 68 » ont franchi le cap du demi-siècle de distance tout comme les mouvements de protestation contre la guerre du Vietnam à travers le monde. Pour autant, les braises de cette période incandescente ne semblent toujours pas définitivement éteintes. Dénié ou célébré, l’héritage de Mai 68 continue de hanter la scène politique et sociale de la France par son omniprésence1. Porteur des espoirs et des utopies d’une génération ou rendu responsable de l’ensemble des maux d’aujourd’hui, ce mouvement de mobilisation sociale d’une ampleur inédite, reste gravé dans la mémoire collective des Français2. Désormais constitué en véritable enjeu mémoriel, l’héritage de 1968 se voit régulièrement réactivé dans la sphère politico-médiatique pour son caractère particulièrement clivant3.
2L’abondance des productions et la multiplicité des interprétations, loin de garantir une meilleure compréhension de cet « événement monstre4 » semblent contribuer au contraire à la persistance du « mystère de mai5 ». Aux lectures immédiates de cette crise majeure de la France du xxe siècle, souvent marquées par les engagements politiques et idéologiques de leur auteur6, se sont substituées, dans un premier temps, les analyses privilégiant les dimensions culturelles. Caractérisé par l’émergence sur la scène publique de sensibilités et de comportements en gestation dès les années 1950, Mai 68 a été présenté « davantage comme un révélateur que comme une révolution7 ».
3Dans la période plus récente des travaux, issus des recherches en sciences politiques et des contributions des historiens, ont cherché à réhabiliter la dimension proprement politique de « l’ébranlement symbolique » du printemps 68. L’effet de catalyseur de ces journées sur les représentations collectives et sur les modes de vie de la « génération 688 » se trouve parfois interprété comme « une sorte d’épochè pratique » selon la thèse formulée par Pierre Bourdieu au début des années 19809. Une synchronisation des crises issues de divers secteurs contribue à l’avènement d’un « moment critique » favorisant la « découverte démultipliée » de l’arbitraire de l’ordre social dominant10. Dans cette période de massification de la scolarisation secondaire, d’élargissement du recrutement universitaire et de politisation d’une partie de la jeunesse, cette crise majeure réactive les débats qui ont accompagné la décolonisation. Elle marque ainsi la transition entre deux phases idéologiques et économiques successives : la fin de la « croissance heureuse11 » et d’une vie politique enkystée entre deux orthodoxies, le gaullisme et le communisme, et le « retour enchanté » au libéralisme12.
4Une autre manière de dépasser le processus de « refoulement collectif » de la dimension politique des années 1968 consiste à restituer la subjectivité des participants dans l’unité et la diversité de leur perception des événements selon les individus et selon leur groupe d’appartenance13. Elle incite à investir les « postérités insoupçonnées de Mai 68 » et les façons dont la contestation a souvent été prolongée par les acteurs du mouvement, dans leur vie quotidienne et dans leurs activités professionnelles, à travers des « subversions pratiques14 » et l’émergence d’un « éthos alternatif15 ». Les protagonistes de cet évènement majeur ne sont pas tous devenus des « notables » contrairement au procès régulièrement intenté pour discréditer le mouvement.
5Si Mai 68 se révèle comme un objet difficile à cerner dans sa complexité et sa globalité, son appréhension sous l’angle des pratiques physiques permet d’en circonscrire les frontières et d’en limiter les terrains d’investigation16. Les travaux pionniers sur cette période ont été rédigés pendant la décade suivant le printemps 1968 et portent souvent l’empreinte des luttes politiques de cette époque et des engagements militants. Certains émanent du point de vue critique d’inspiration freudo-marxiste comme le numéro spécial de la revue Partisans, intitulé « Sport, culture et répression », dont la première édition date du lendemain des événements17. D’autres se sont très vite intéressés à des pratiques inventées ou remaniées durant cette période (activités de pleine nature, gymnastiques douces, expressions corporelles…), en se référant au cadre de la sociologie critique inspirée de Michel Foucault ou de Pierre Bourdieu. Ils se sont principalement centrés la démarcation à l’égard du modèle sportif compétitif fédéral et de ses institutions, en montrant comment des formes de pratique pouvaient « s’inventer » en dehors du contrôle des instances officielles, sur un mode critique, en procédant à un recodage symbolique de leur finalité et de leur valeur pour se revendiquer comme des activités « libres18 ». L’inscription de ces « innovations » dans des filiations étrangères, principalement nord-américaines, ont parfois conduit au regroupement de ces pratiques au sein de catégories génériques comme celle de « sports californiens19 ». Si pour certaines activités comme le Delta-plane, le Windsurf ou le Mountain Bike le modèle des transferts culturels constitue un cadre d’analyse pertinent, sous réserve de ne pas négliger les processus d’appropriation par les sociétés d’accueil20, pour d’autres les influences extérieures apparaissent beaucoup plus tenues face à la prégnance des dynamiques nationales. En effet, différentes recherches sont venues nuancer, par la suite, ces oppositions duales entre un « ordre sportif établi » et l’émergence de « pratiques nouvelles », nécessairement « étrangères » et forcément « alternatives ». Elles ont montré, à partir d’enquêtes empiriques sur la sociogenèse de chacune de ces disciplines, que les conflits et les oppositions se construisaient selon des tableaux plus complexes et changeants21.
6Si l’on envisage deux pôles dans l’espace social des sports, le pôle compétitif fédéral d’une part et le pôle socio-éducatif et des loisirs de l’autre, il semble que ce soit principalement dans le second, le moins autonome par rapport à la vie sociale et à ses hiérarchies que se développent les contestations de l’autorité dès les débuts des années 1960. Des sociologues de la jeunesse notent une remise en cause du rituel de l’uniforme et de la hiérarchie conduisant à un déclin du scoutisme22. Des formes de conflit et de désaffiliations se manifestent dans la sphère des mouvements chrétiens de jeunesse (JEC, JOC, etc.) tandis que des tensions traversent les organisations des jeunesses communistes dès les années 1965-196623. Des critiques antisportives commencent à émerger durant cette même période, comme dans les premiers numéros de la revue Partisans, principalement portées par le milieu de l’éducation physique. Notons cependant que si des crises existent bien dans certains sports fédéraux ou au sein de pratiques de loisir physique, elles ne viennent pas nécessairement se « synchroniser » avec les crises de l’université de Mai 6824.
7Ainsi, l’idée selon laquelle le monde du sport serait resté totalement étranger aux tensions et aux mobilisations du printemps 1968 comme le laisse penser son absence sur les affiches placardées sur les murs par des créateurs anonymes ou dans les discours des leaders du mouvement y compris lors du grand meeting des organisations de gauche dans l’enceinte même du stade Charlety, mérite d’être interrogée à nouveaux frais25. Alors que les mouvements de jeunesse sont « frappés de plein fouet » par les tensions qui traversent la nouvelle génération, que se passe-t-il vraiment dans les fédérations sportives, les pratiques de loisirs et l’éducation physique scolaire avant le printemps 1968 ? Qu’en est-il pendant le déroulement des événements eux-mêmes ? Sont-elles également concernées par les effets différés de Mai 68 dans les années suivantes ?
8L’ambition de cet ouvrage consiste à se saisir de l’opportunité offerte par le recul du temps et le renouvellement des générations de chercheurs pour porter un regard neuf et distancié sur la crise du printemps 1968 dans l’univers des sports, des loisirs et de l’éducation physique. Il réunit des contributions visant à préciser dans quelle mesure Mai 68 manifeste une rupture ou une continuité dans « le monde sportif ». Les articles présentent des études de cas et des réflexions théoriques plus générales et sont regroupés dans trois parties selon l’ordre de succession des faits marquants tout au long de cette période.
9La première partie de l’ouvrage s’intéresse à la genèse de cette crise dans le monde des pratiques sportives ou de loisir. L’enjeu principal concerne l’identification de débats et de clivages antérieurs aux bouleversements de Mai 68 démontrant l’intérêt de retracer la sociogenèse des événements dans ces univers culturels particuliers.
10L’article inaugural, rédigé par Jean-Pierre Augustin, est consacré aux relations complexes de l’État et des organisations de jeunesse dans les années 1960. Il s’attache à décrire les formes prises par les crises qui se développent dans les mouvements de jeunesse, notamment chrétiens, dans la période qui précède Mai 68. Les effets de la scolarisation prolongée sur les jeunes générations du baby-boom font naître des comportements, des valeurs et des sensibilités qui leur sont propres. Progressivement, un fossé se creuse avec les aspirations et les représentations des adultes, marqués par la guerre et les privations de l’occupation, et qui entendent profiter des progrès et de la société de consommation. Dans l’appréhension politique de ces tensions par le pouvoir, l’auteur signale le passage d’une phase de cogestion entre l’administration et les organismes de jeunesse, impulsée par Maurice Herzog, à l’instauration d’un climat de défiance face à la politisation d’une fraction de la jeunesse. Sous François Missoffe le ministère de la Jeunesse et des sports s’engage dans une tentative de marginalisation de certains mouvements notamment les maisons des jeunes et de la culture (MJC) à la veille du déclenchement des événements.
11Ce premier focus sur les clivages au sein de la jeune génération des années 1960 est complété par la contribution de Sylvain Ferez, Karine Érard et Yves Morales sur le rôle de « passeur culturel » de Michel Bernard lors de ses enseignements à l’ENSEP. Par une étude biographique détaillée, les auteurs cherchent à rendre compte des débats qui se dessinent autour des perceptions du corps comme révélateurs d’une mutation théorique dans la formation des éducateurs physiques en écho à l’émergence de nouvelles sensibilités. Ils s’attachent également à repérer les premiers indices de velléités d’émancipation du carcan institutionnel au sein de ces établissements nationaux dans la période précédant les mobilisations du printemps 68.
12La contribution suivante est consacrée aux représentations collectives associées à la championne Colette Besson, médaillée d’or du 400 m en 1968 aux Jeux olympiques de Mexico. Marianne Lassus cherche à déconstruire le mythe de la « petite fiancée de la France » en montrant les inerties et les pesanteurs qui dominent les stéréotypes de genre dans la période gaulliste. Célébrée par les médias comme une icône du rayonnement de la France sur la scène internationale, la situation « dissonante » de Colette Besson au sein de l’athlétisme français est soigneusement gommée pour la confiner dans l’image d’une « petite jeune fille séduisante et très sage ». Cette assignation permanente à son statut de femme est le reflet des effets de la domination masculine qui s’immiscent alors dans tous les interstices de la vie quotidienne sans susciter de contestation notable. L’univers des sports témoigne ainsi de l’état des rapports sociaux de sexe de cette époque. Cette analyse permet de mieux comprendre la présence active mais discrète des femmes lors des événements de Mai 68 mais aussi leur absence parmi les leaders du mouvement et dans les lieux de négociation avec le pouvoir gaulliste. L’affirmation des revendications féministes n’interviendra véritablement qu’avec la structuration des mouvements à partir du début des années 197026.
13Décentrer le regard du renouvellement des pratiques et des modalités « libéristes » des décennies 1970 pour réaliser des enquêtes empiriques sur les conflits et les divergences qui se manifestent au sein du monde des sports dès les années 1960, telle est la préoccupation des deux contributions suivantes.
14Jacques Defrance consacre son analyse au monde de l’athlétisme, discipline cardinale du sport fédéral compétitif, pour identifier des indices de tensions liés au renouvellement des générations. Il différencie ce qui relève d’une crise de croissance sociodémographique des diverses formes de décalage culturel qui s’expriment au sein de ce sport « classique ». Il montre ainsi le processus d’évolution des clivages internes et leur transformation, à brève échéance, en une véritable crise institutionnelle.
15Olivier Hoibian étudie les débats et les oppositions portant sur la définition légitime de l’escalade dans le monde de l’alpinisme relevant de la sphère des loisirs. Dans cet univers de pratiques, à la marge du monde des sports fédéraux, les principes qui guident les conduites relèvent d’une « éthique » au sens de Max Weber. Ils sont l’objet de négociations entre les pratiquants eux-mêmes pouvant parfois conduire à des « révolutions partielles ». Dès le début des années 1960, le modèle technologique de « l’escalade artificielle » est l’objet de contestations pratiques de la part de la nouvelle génération des alpinistes qui élabore les modalités d’une escalade écologique valorisant les « envolées en libre ». Cette tentative de « subversion » s’exprime également par des prises de position dans les colonnes de la presse spécialisée. Il s’agit alors de préciser les enjeux sous-jacents de ces crispations propres aux logiques à l’œuvre dans ce champ social particulier à cette époque.
16Jacques Defrance revient dans l’article suivant sur les conditions de possibilité d’une sociologie du sport dans les années 1945-1968. Il examine les débats critiques qui traversent le monde du sport et de l’éducation physique. Il montre comment l’imposition d’une norme d’apolitisme et d’un mode de relation paternaliste par les entraîneurs et les dirigeants sur les pratiquants conduit à l’impossibilité de toute manifestation de contestation politique de la part des jeunes dans l’espace des sports. Cette absence d’expression critique a pour conséquence le faible développement des études sur les affaires sportives par une sociologie émergente même si les conditions commencent à changer à l’approche du printemps 1968.
17Laurence Munoz clôt la première partie de l’ouvrage en assurant la transition avec les effets de « Mai 68 » comme révélateur des identités plurielles de la Fédération sportive et culturelle de France héritière du mouvement des patronages catholiques fondé en 1889. Dès les années 1960, ce groupement est sensible à l’esprit de renouveau que le concile Vatican II entend faire souffler sur les relations entre les catholiques et la société. Les dirigeants s’attachent alors à élargir l’action sportive de leur mouvement en vue d’une ouverture de l’horizon culturel des jeunes responsables sur les grandes questions sociales. L’auteur souligne également l’écho immédiat des événements du printemps 1968 sur les instances dirigeantes pour indiquer ensuite leurs effets sur les mutations de cette fédération de plus en plus tournée vers le pragmatisme et l’efficacité dans l’organisation sportive.
18La deuxième partie du livre aborde plus précisément les effets immédiats des mouvements de contestation du printemps 1968 notamment sur leurs incidences sur les institutions (Fédérations sportives, ministère J & S, ENSEP, IREPS, CREPS, secteur scolaire, etc.) et sur les sportifs (sportifs professionnels, femmes sportives, étudiants et pratiquants des clubs locaux…). Elle s’intéresse aussi à leurs impacts sur les pratiques elles-mêmes du point de vue des innovations pédagogiques, de l’émergence des stratégies de subversion, du renouvellement des pratiques, etc.
19L’article introductif d’Olivier Le Noé est consacré à la parenthèse que constitue le passage de François Missoffe à la tête du ministère de la Jeunesse et des Sports entre 1966 et 1969. Nommé pour préparer l’organisation des Jeux olympiques de Grenoble, son action va être marquée par un rééquilibrage des priorités en faveur des jeunes générations notamment à travers la rédaction du « livre blanc » de la jeunesse. L’interprétation présentée est conçue comme un point de vue situé, depuis les fenêtres du ministère, donc du côté du pouvoir gaulliste, sur la révolte du printemps 1968. Elle montre comment cette administration a été particulièrement affectée par le surgissement de l’événement. Ses retentissements ultérieurs auront également un impact sur le devenir de ce jeune ministère au statut encore incertain.
20Michel Raspaud, dans la contribution suivante, oriente son analyse du côté des sports de compétition traditionnels en apportant un éclairage renouvelé sur la crise institutionnelle et sociale qui traverse alors le football professionnel. Il s’agit de revisiter un moment crucial des événements de Mai 68 dans le champ sportif, marqué par l’occupation des locaux de la Fédération française de football par un groupe de joueurs militants. L’auteur s’attache à souligner les conséquences de cette action collective sur l’accélération du processus de négociation en cours entre les joueurs et les instances dirigeantes. La mobilisation débouche, à terme, sur des avancées significatives avec la suppression du « contrat à vie » et l’adoption d’un statut des joueurs rétribués plus conforme à leurs intérêts et plus en rapport avec la législation du travail.
21Stéphane Méry aborde, pour sa part, les enjeux qui se nouent dans le monde du tennis au cours du printemps 1968. Malgré les perturbations engendrées par la grève générale, l’auteur rappelle que les matchs de Roland-Garros se disputent tout de même devant une assistance fort nombreuse. Il explique surtout qu’il s’agit du premier tournoi du Grand chelem réunissant amateurs et joueurs du circuit professionnel. Cette « révolution » dans le monde du tennis de haut niveau s’accompagne d’une véritable mutation au sein de la fédération française comme des instances internationales sous l’impulsion décisive de Philippe Chatrier.
22Haiemo Groenen consacre son propos aux effets de la conjoncture de Mai 68 sur les changements dans l’univers du judo en France. Durant cette période, les responsables fédéraux vont se saisir de l’expression spontanée des demandes des pratiquants pour chercher à mieux prendre en compte les aspirations nouvelles. Ils vont élaborer une stratégie de développement de cette organisation intégrant des préoccupations éducatives et de loisir en s’inspirant du modèle des pédagogies actives. Cette rénovation de la politique fédérale vise à mieux accueillir les nouveaux adhérents, notamment les enfants, par une démarche adaptée tout en assurant une plus grande visibilité à la pratique féminine y compris à haut niveau.
23Dans le domaine des loisirs, les événements de Mai 68 vont aussi produire des effets sur l’aménagement des premiers circuits des sentiers de grande randonnée. Doriane Gomet, Michael Attali, Yohann Fortune et Yohann Rech reviennent dans leur contribution sur la genèse du GR 34 parcourant la côte bretonne, itinéraire plébiscité depuis par les Français. Ils cherchent à mieux saisir les enjeux et à repérer les acteurs de la conquête de ce nouvel espace. L’analyse porte également sur l’action des réseaux locaux en relation avec les interventions publiques visant, à l’occasion de la transformation de l’ancien sentier des douaniers, à l’affirmation des identités territoriales de cette zone littorale désignée bientôt sous l’appellation « côte d’Armor ».
24En relation avec le secteur des loisirs, Marion Philippe, s’intéresse, dans son article, aux effets immédiats des événements du printemps 1968 sur une institution nouvellement créée : l’Union nationale des centres de pleinair (UCPA) née en 1965 de la fusion de l’Union des centres de montagne (UNCM) et de l’Union nautique française (UNF), fondées au lendemain de la libération. Cette contribution étudie la capacité de cette jeune association à faire face à une situation de crise. Elle montre comment s’exprime la capacité de résilience de l’UCPA dans son positionnement ultérieur et les incidences du mouvement de mobilisation de son personnel sur son devenir.
25L’article rédigé par Charles Suaud et Jean-Michel Faure clôt cette deuxième partie. Il a pour ambition de se servir de l’expérience novatrice du « Jardin aquatique de Maisons-Alfort » pour montrer comment l’apprentissage traditionnel de la natation a été contesté par une tentative de « subversion » de l’ordre sportif. Il s’agit d’appréhender les effets de Mai 68 comme un processus de transformation culturelle et sociale qui se manifeste dans l’élaboration d’une démarche de renouvellement des modalités de découverte du milieu aquatique par des très jeunes enfants. L’initiative d’Alain Vadepied peut alors être analysée comme une opération de recodage symbolique qui ne va pas sans susciter des résistances de la part des instances fédérales mais aussi de la part des familles.
26La troisième partie de l’ouvrage concerne la postérité de Mai 68. Elle a pour objectif de discuter de l’émergence éventuelle d’une « contre-culture corporelle », la formalisation de pratiques nouvelles (course libre, escalade libre, vol libre, expression corporelle, gymnastiques douces…), ainsi que les transferts culturels tant du point de vue de la circulation des cadres de références philosophiques et politiques que des sensibilités et des pratiques sportives et de loisir aux différentes échelles d’appréhension.
27Pour introduire cette troisième partie, Julie Pagis a bien voulu apporter un éclairage plus général sur les effets différés des mobilisations en abordant les incidences biographiques du militantisme de Mai 68. Elle se propose d’interroger le rôle des événements majeurs dans les processus de socialisation des participants du printemps 1968 et de leurs incidences sur les parcours et les engagements personnels. Elle prend ses distances avec les conceptualisations en termes de « génération » qui tendent à masquer les effets différenciés des dynamiques déstabilisatrices. Il s’agit d’identifier plusieurs types de profil d’acteurs en prenant en considération de multiples dimensions comme les origines sociales, le niveau de formation, les sexes, les âges ou le degré d’exposition aux événements selon les individus, etc., pour appréhender la variété des trajectoires ultérieures.
28Prolongeant la réflexion sur la postérité de Mai 68, Geneviève Cogérino se fixe pour ambition de démythifier la « légende de l’expression corporelle » et de discuter de son impact réel sur les pratiques pédagogiques effectives des enseignants d’Éducation physique. Dans sa contribution l’auteure se démarque du « roman vrai » qui circule dans ce milieu depuis les années 1970, colporté parfois à l’insu des acteurs eux-mêmes, souvent en décalage avec les faits historiques. Cette analyse apporte une vision beaucoup plus nuancée de la genèse de cette pratique novatrice, de sa réception dans le contexte du printemps 1968 et de ses effets à plus long terme sur cette discipline scolaire mobilisant le corps et la motricité des élèves.
29Dans leur article, Tony Froissart, Jean Saint Martin et Denis Jallat étudient les conditions d’émergence de la revendication de l’intégration à l’université de la formation des professeurs d’éducation physique en France et de ses prolongements dans les décennies suivantes. Pour les auteurs, il y a bien eu un impact des événements de Mai 68 sur les centres de formation notamment sur l’Institut national des sports ou les écoles normales d’éducation physique de garçons et de filles, sans pour autant que s’y développe une pensée critique à l’égard du sport. Il s’agit d’éclairer les évolutions institutionnelles conduisant à la création des UER d’éducation physique puis de la filière « Sciences et techniques des activités physiques et sportives » (STAPS) en mettant en évidence les transformations des références et des pratiques pédagogiques en relation avec l’introduction de nouvelles activités corporelles.
30Prolongeant l’article précédent, la contribution de Otto Schantz propose une perspective comparative en analysant l’incidence des mobilisations de la jeunesse en Allemagne fédérale entre 1967 et 1968 sur la formation des professeurs d’éducation physique. Il s’appuie pour cela sur l’étude de deux institutions de formation, les universités de Brême et de Mayence qui dépendent de deux Länders différents, En se référant au concept Eliasien de « figuration » il montre le poids des traditions éducatives et des orientations théoriques et politiques privilégiées dans chacun de ces établissements sur les évolutions ultérieures.
31L’analyse d’Antoine Marsac poursuit la réflexion engagée sur la problématique de la formation en abordant un contexte différent, celui de l’univers des moniteurs de canoë-kayak en France. Dans son article, il se propose de retracer les phases successives de la création d’une formation au diplôme professionnel de moniteurs dans une perspective socio-historique. Son analyse souligne la complexité des stratégies des acteurs en présence et les enjeux de ce processus d’institutionnalisation d’un encadrement professionnel. Cette transformation intervient dans un contexte fédéral de transition entre le modèle d’organisation bénévole traditionnel et le contrôle plus étroit des orientations de la FFCK exercé par les cadres techniques du ministère de la Jeunesse et des Sports mis à la disposition des fédérations sportive.
32La dernière contribution s’intéresse également aux stratégies des acteurs et aux processus d’institutionnalisation des activités physiques de nature dans les années 1980-1990. En abordant la postérité de Mai 68 dans les univers culturels du parapente et du canyonisme, Clémence Perrin-Malterre et André Suchet se livrent à une étude comparative des conditions de rattachement institutionnel de ces deux pratiques nouvelles. Ils cherchent à déconstruire les évidences dans le jeu des protagonistes et à sélectionner un ensemble de faits communs aux deux cas abordés. Il s’agit d’analyser la confrontation des intérêts individuels aux logiques des pouvoirs fédéraux dans la revendication de l’attribution de la délégation par l’État pour ces deux activités dans le contexte de l’affirmation de la culture « fun » dans l’espace des sports en France27. Dans la conclusion, Olivier Hoibian souligne les apports de l’ouvrage à la compréhension du « mystère de Mai » et ouvre quelques perspectives à partir de la notion de « contre-culture corporelle ».
Notes de bas de page
1Zancarini Fournel Michèle, Le moment Mai 68, une histoire contestée, Paris, Seuil, 2008.
2Plus grande grève de la France du xxe siècle avec plus de 7 millions de grévistes à travers le pays.
3Voir les différentes réactions aux propos de Nicolas Sarkozy lors de la campagne électorale de 2002.
4Nora Pierre, « Le retour de l’événement », in Le Goff Jean-Pierre et Nora Pierre (dir.), Faire de l’histoire, Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1974.
5Foucault Michel, « Le mystère de Mai », Le Débat, no 50, et no 51, 1988.
6Aron Raymond, La révolution introuvable, Paris, Fayard, 1968 ; Touraine Alain, Le mouvement de Mai ou le communisme utopique, Paris, Seuil, 1968.
7Sirinelli Jean François, Les 20 décisives, Le passé proche de notre avenir, Paris, Fayard, 2007.
8L’unité de cette génération tient au partage de références culturelles issues de la diffusion d’une culture de masse sur le plan musical et vestimentaire associé à l’expérience désormais commune de la parenthèse sociale de l’adolescence liée à l’allongement de la scolarité obligatoire. Elle ne doit pas masquer pour autant la diversité et l’hétérogénéité de « la jeunesse » tant du point de vue social que par son degré très inégal de politisation.
9Bourdieu Pierre, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984.
10Gobille Boris, Mai 68, Paris, La Découverte, 2008.
11Nora Pierre, « Le retour de l’événement », art. cité, p. 214-229.
12Capdevielle Jacques et Mouriaux René, Mai 68, L’entre deux de la modernité, Paris, PFNSP, 1988 ; Boltanski Luc et Chiapello Ève, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
13Neveu Éric, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 1999.
14Pagis Julie, Un pavé dans leur histoire, Paris, PSP, 2014.
15Lebaron Fréderic, « Ethos capitaliste, éthos de classe. Quelques remarques autour des notions d’éthos, habitus et sens moral », in Gautier Claude et Laugier Sandra (dir.), Les voies du sens commun, Paris, PUF, 2008.
16Meynaud Jean, Sport et politique, Paris, Payot, 1966.
17Berthaud Ginette, Brohm Jean Marie, Gantheret François et Laguillaumie Pierre, Sport, culture et répression, Paris, Maspero, 1968.
18Defrance Jacques, « Un schisme sportif. Clivages structurels, scissions et oppositions dans les sports athlétiques », 1960-1980, ARSS, no 79, 1989 ; Loirand Gildas, « De la chute au vol. Genèse et transformations du parachutisme sportif », ARSS, no 79, 1989 ; Wahl Alfred., « Le Mai 68 des footballeurs français », Vingtième Siècle, avril-juin 1990 ; Waser Anne-Marie, Sociologie du tennis. Genèse d’une crise (1960-1990), Paris, L’Harmattan, 1995.
19Pociello Christian, Sport et société, Paris, Vuigot, 1981.
20Espagne Michel, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999.
21Voir Defrance Jacques, « Sociologiser les transformations des pratiques sportives des années 1970 », in Cahier thématique, « Se représenter le sport des années 1970 », Sciences sociales et sport, no 4, juillet 2011, p. 9-10 ; Guibert Christophe, « Surf et “contre-culture” : La dimension symbolique des constructions journalistiques de la presse spécialisée », Sciences sociales et sport, no 4, juillet 2011 ; Jallat Denis, « La construction d’une identité de la planche à voile dans les années 1970 : représentations, jeux et enjeux », Sciences sociales et sport, no 4, juillet 2011 ; Sébileau Arnaud, « Temps de l’olympisme, temps des constructeurs et temps des médias : la relativité des points de vue sur le changement des espaces de navigation. Le cas des promoteurs de planche à voile et du discours fun », Sciences sociales et sport, no 4, juillet 2011 ; Hoibian Olivier, « De l’Alpinisme à l’escalade libre : l’invention d’un style ? », Staps, no 36, février 1995, p. 7-15.
22Galland Olivier, Sociologie de la jeunesse, Paris, Armand Colin, 2011.
23Augustin Jean-Pierre, « Crise des mouvements de jeunesse et autonomisation du mouvement sportif sous la VIe République », in Clément Jean-Pierre et Herr Michel (dir.), L’identité de l’EP scolaire au xxe siècle, AFRAPS, 1993.
24Di Ruzza François et Gerbier Bernard, Ski en crise, Le cirque blanc : du profit à la compétition, Grenoble, PUG, 1977.
25Même le numéro spécial de L’Équipe – « Un pavé dans le stade » du 28 avril 2018 – célébrant à sa manière le cinquantenaire de Mai 68, reconnaît l’impact des tensions et des mobilisations de la jeunesse sur le sport. En dehors de l’exception que constitue l’occupation des locaux de la FFF par quelques joueurs de football durant les événements, il cantonne cependant ces relations à la postérité du mouvement en indiquant que « le sport a été fortement concerné par l’héritage de Mai 68 », in Borchen Jean-Michel, « Cours camarade… », éditorial, p. 3.
26Collectif FMA, Libération des femmes année zéro, Paris, Maspero, 1970.
27La notion de culture « fun » a été popularisée par l’ouvrage de Loret Alain, Génération glisse, Dans l’eau, l’air, la neige… La révolution du sport des « années fun », Paris, Éd. Autrement, 1995.
Auteur
Maître de conférences-HDR à l’université de Toulouse 3 – laboratoire FRAMESPA (UMR 5136-CNRS)

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