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Travailler à l'école

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Anne Barrère

Introduction

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Géographique :

France

Texte intégral

1La lointaine genèse de ce livre, et sa problématique intellectuelle, s’enracinent, bien avant mon parcours de sociologue, dans mon expérience d’enseignante de lettres en collège et lycée. D’une part dans le choc professionnel, qui me confronta, sans réelle formation professionnelle, à des élèves socialement inconnus, par exemple cette « première G 3 », dont j’ignorais tout institutionnellement avant de la rencontrer, en dehors du fait qu’elle avait été désignée comme « un problème structurel » par le proviseur le jour de ma première pré-rentrée. Mais très vite, c’est aussi le fonctionnement quotidien de l’institution scolaire qui, suscitant chez moi un certain nombre de malaises, peu socialisés dans un premier temps, m’empêcha de m’y habituer tout à fait, et resta sous le signe de l’étrange ou de l’inquiétant. Étrange, ce discours de chef d’établissement répétant obstinément tout au long de l’année la nécessité d’analyser Phèdre « dans toutes les classes sans exception », cette envolée lyrique faite sur un ton désespéré par un enseignant de collège, et dans l’indifférence générale d’une assemblée de pré-rentrée, sur « notre impuissance face à l’échec scolaire » ; étranges ces groupes d’enseignants divisés selon des codes mi-apparents mi-opaques, et dans lesquels il fallait toujours plus ou moins choisir son camp. Inquiétants, les comportements des élèves, muets ou désinvoltes ; les mensonges des collègues, pourtant adultes, sur leur autorité (que je m’amusais très vite à estimer à leur plus juste valeur, y compris pour me rassurer, en déambulant l’air de rien le long des couloirs durant mes heures libres) ; inquiétante, ma propre incapacité à éviter les décrochages d’attention lors des explications de texte de La Bruyère, et mon appréhension de certains cours de seize heures à dix-sept heures...

2Mais au-delà de cette expérience personnelle, ce livre est aussi un essai de synthèse d’un parcours de dix années de recherche en sociologie de l’éducation. Alors qu’au début des années quatre-vingt-dix, et toujours enseignante de lettres, je me tournais vers ce domaine de recherche, je m’étonnais de constater que les difficultés les plus concrètes du métier, telles que je pouvais alors les éprouver au quotidien, n’y étaient finalement que peu analysées, au contraire de leurs conditions structurelles d’existence. Progressivement s’est imposée à moi la conviction que tout un domaine de recherche restait largement inexploré. Bien sûr, et à partir de ce constat, et de mes recherches ultérieures, ma propre expérience professionnelle s’est trouvée dépassée, enrichie et complexifiée. Mais son importance matricielle est telle que je tiens à l’évoquer et à la rappeler à l’orée de ce livre. C’est bien parce que j’ai eu comme élèves ceux que j’appellerai par la suite les « forçats de l’école » que l’idée m’est venue de prendre pour objet d’étude le travail scolaire. Les adolescents, souvent les adolescentes, à qui j’enseignais, obtenaient des notes médiocres toute l’année, mais donnaient tous les signes du sérieux et de la motivation scolaires. Dans le même temps, je considérais avec un certain étonnement, le « matériel secondaire » que finissaient par produire mes cours de français surtout à l’approche de l’épreuve finale de première, fiches cartonnées, résumés, manuels photocopiés complétant mes explications, des productions que je n’avais ni prévues ni demandées. Bien d’autres épisodes scolaires me confirmèrent que le travail scolaire était méconnu des enseignants en dehors de l’interaction pédagogique elle-même, et même parfois dans l’interaction. Les élèves produisaient des plans de dissertation un quart d’heure après le début des épreuves sur table, ce qui me paraissait impossible, au vu de ma propre conception de l’exercice. Par ailleurs, le manque de travail était pour les collègues une explication polyvalente de l’échec scolaire, même si en conseil de classe, nous discutions parfois longuement pour savoir si oui ou non, tel ou tel élève travaillait « vraiment » ou n’en avait que l’apparence. Les jugements enseignants tournaient autour de thèmes récurrents, le manque d’autonomie ou de méthode des élèves, qui fonctionnaient davantage comme des mots d’ordre consensuels peu explicités que comme de réelles explications.

3Ce livre est donc né du désir d’explorer un continent que des pratiques d’enseignement ne permettaient pas réellement de comprendre. Mais il est né aussi du constat que l’école avait certes été définie comme une institution au service des savoirs et des apprentissages, certes aussi comme une organisation spécifique du travail, mais sans que le contenu, la durée et les modalités des tâches effectuées en son sein soient analysées en tant que tels.

4Des facteurs internes au champ universitaire, expliquent la place particulière du thème du travail à l’école. En effet, l’existence des sciences de l’éducation, d’une grande diversité de travaux didactiques et pédagogiques, ayant de surcroît des traditions différentes en fonction de l’histoire des disciplines elles-mêmes, de travaux faisant référence à la psychologie dans ses approches cognitives, développementalistes ou sociales ont enrichi également considérablement, chacune à leur manière, le champ d’études, mais n’ont guère aidé à la construction d’une vision unifiée de l’objet. De plus, à l’intérieur de la sociologie de l’éducation elle-même, et même en envisageant séparément élèves et enseignants, le travail n’a pas été forcément le mode d’approche privilégié pour rendre compte de l’activité scolaire.

  • 1 Pour une présentation synoptique de l’histoire et de l’actualité du thème du travail scolaire, cf. (...)
  • 2 Chariot B., Du rapport au savoir, Paris, Anthropos, 1997 ; Chariot B., Bautier E., Rochex J.-Y., É (...)
  • 3 On rejoint alors l’idée d’une difficulté à comprendre l’usage exclusivement scolaire, c’est-à-dire (...)

5Du côté des élèves, c’est la réussite scolaire qui a polarisé une grande partie de l’attention, et avec elle le thème de l’inégalité des chances ; l’intérêt analytique a pour ainsi dire glissé sur le travail des élèves, à partir de la considération de ses différentiels de conséquences en termes de parcours1. Mais surtout, le travail est resté dans la dépendance des thèmes plus « nobles » des savoirs et de l’apprentissage, et a été vu la plupart du temps comme un simple moyen au vu de ces fins, ne polarisant l’attention que comme une sorte de « continent noir » produit par une difficulté de posture face aux savoirs scolaires2. Or, cette dépendance opère une réduction, puisqu’elle implique toujours une distinction, implicite mais récurrente, entre le « bon » et le « mauvais » travail scolaire. Le « bon » travail est pertinent en termes d’apprentissage, mais du coup il disparaît dans son efficacité même. Le « mauvais » travail est également explicité en termes de rapport au savoir, qu’il instrumentalise trop sans comprendre réellement sa teneur3. Mais une telle perspective oublie que la réalité du travail à l’école excède ses cadres normatifs, qu’un travail inefficace, ritualiste ou dont on ne comprend pas le sens est une réalité en tant que telle, et qui produit des effets. Certes, travailler permet d’apprendre mais pas toujours et pas toujours ce qui était prévu. Certes, le travail scolaire est une activité finalisée mais sa finalisation ne suffit pas à rendre compte du détail de ses contradictions et de ses décisions. Et s’il produit de l’apprentissage, il produit aussi de la réussite scolaire qui ne lui est que partiellement réductible. Parfois il ne produit que ses propres contraintes, en termes d’organisation ou de vécu personnels. Lire et rendre visible la globalité du travail scolaire suppose donc de s’y intéresser en dehors de sa productivité même en termes d’apprentissage, mais aussi de se tenir à l’écart de l’inflation normative dans laquelle le place structurellement le fait de le considérer comme un moyen au service d’un objectif plus noble. Il suppose tout simplement de le considérer aussi en dehors des buts et procédures que lui fixe l’institution.

  • 4 Léger Α., Enseignants du secondaire, Paris, PUF, 1983.
  • 5 Rappelons par exemple que des représentations plutôt « conservatrices » et élitistes de l’activité (...)

6Quant au travail enseignant, c’est plutôt dans le thème général de l’évolution de l’institution scolaire, voire de sa crise, qu’il a eu tendance à se dissoudre. Il disparaît alors dans un insaisissable malaise qui parle aussi de conditions de travail, sans prendre toutefois pour objet privilégié les tâches enseignantes. C’est alors bien davantage l’analyse des représentations globales qu’ont les enseignants de leur rôle social ou de leurs motivations professionnelles qui est privilégiée. Or, précisément du fait de l’évolution de l’institution elle-même, les différents niveaux ne connaissent plus d’agencement stable. On sait qu’une représentation très pessimiste de l’évolution du système, par exemple le regret nostalgique d’un système délibérément élitiste, s’il dicte sans doute bien des stratégies de carrière4, ne détermine pas de manière simple les pratiques pédagogiques, et encore moins d’ailleurs leurs effets sur les élèves5. En fait, ce type d’analyses débouche avec pertinence sur la manière dont se construisent aujourd’hui des identités professionnelles différenciées, fondées sur des représentations différentes de l’évolution du statut et sur des ajustements très personnels du rôle à la personne. Mais le domaine du travail traverse et remanie ces oppositions parfois très fortes dans les discours, montrant d’autres lignes de fractures. Des enseignants peuvent légitimer très diversement leur métier et se confronter aux mêmes difficultés pratiques ; le même sentiment d’une « crise identitaire » aiguë peut à l’inverse déboucher sur un travail relationnel très différent avec les élèves, pour ne prendre qu’un simple exemple. En fait, pertinentes pour expliquer les stratégies ou les débats collectifs au sein du groupe enseignant sur l’évolution du statut et de la profession, ces analyses rendent malaisément compte des difficultés du travail ordinaire, même si elles en constituent souvent un cadre général d’interprétation. De plus, ce type d’études a parfois tendance à surestimer les dimensions problématiques des pratiques, rejoignant par là même insidieusement un discours porté par bien des acteurs enseignants. Or, l’ordinaire du travail, même difficile, ne peut s’analyser exclusivement dans ses termes. Si les représentations s’appuient parfois sur une temporalité historique longue, ou en référence à un passé mythique de stabilité, le travail adopte un autre type de temporalité, où inventivité et routine quotidiennes, sentiments du succès et de la difficulté alternent et s’articulent en partie indépendamment des références à l’institution.

  • 6 Qui, par exemple, devraient s’appuyer, pour être pertinents, sur l’observation fine des manières d (...)

7Enfin, et peut-être surtout, le travail à l’école a davantage été prescrit que décrit, tant il a été fortement soumis à une injonction forte, se proposant de définir de nouvelles figures d’enseignants experts en pédagogie et en organisation, de nouvelles figures d’élèves autonomes, entrepreneurs de leur travail scolaire, parfois à une grande distance du quotidien des pratiques. Il existe désormais une pédagogie officielle modernisante, issue des champs différents de la réflexion sur l’éducation, répercutée à différents niveaux par les programmes, les formations puis à d’autres niveaux encore, et de manière plus aléatoire, dans les situations scolaires. Mais dans cette perspective, le travail à l’école est toujours lu par défaut face à la transformation de ses cadres6, toujours à l’ordre du jour, ou au travers de ses définitions institutionnelles. Or, les effets de la modernisation pédagogique, multi-dimensionnelle, sont difficiles à évaluer globalement. Elle donne lieu à des équilibres variables, à des « adaptations tâtonnantes » selon les contextes, entre formes traditionnelles et méthodes nouvelles, plutôt qu’à des conversions franches et massives à un nouveau cadre d’activité. Certaines dénonciations, récurrentes en France, du « puéro » ou « adolescento-centrisme » laissent parfois rêveur, en supposant un basculement global et monolithique des pratiques d’enseignement dont on peut se demander où il a eu vraiment lieu. Certes l’explicitation, la contextualisation, l’appel à la participation sont devenus des cadres normatifs, qui ne bouleversent pas seulement les représentations mais une partie des pratiques. Cependant, force est de constater que le travail à l’école au quotidien leur est irréductible. On peut même faire l’hypothèse qu’il est une réalité qui les englobe et les structure. Si une partie de leurs prescriptions reste en définitive lettre morte, n’est-ce pas justement parce qu’elles ignorent les conditions de travail, et les tâches réelles, des acteurs de l’école ?

8Mon projet s’est alors précisé, celui de construire une sociologie du travail à l’école, réunissant élèves et enseignants. À bien des égards, en particulier statutaires, travail scolaire et travail enseignant sont très différents, et pourtant, tout autant dans leur nature que dans les conditions d’activité des uns et des autres, bien des points de rencontre apparaissent, en général minorés. En conférant une égale dignité à l’un et à l’autre, il paraissait possible de tirer partie d’une confrontation analytique systématique entre eux.

  • 7 Mills C. W., L’imagination sociologique (1959), Paris, La Découverte, 1997.

9Pour mener à bien ce projet, il m’a fallu développer une démarche spécifique d’analyse (chapitre 1). D’une part, il s’inscrit pleinement au sein du mouvement Vers un retour de l’acteur, présent dans la sociologie de l’éducation française depuis le début des années quatre-vingt-dix. Ensuite, il propose une entrée particulière, la description analytique des tâches effectuées par les uns et par les autres. Cette entrée m’a semblé pouvoir satisfaire une préoccupation centrale, celle de l’établissement du lien entre les dimensions systémiques et les parcours individuels, ce que Charles Wright Mills, à l’aide d’une belle formule, plaçait au cœur de l’imagination sociologique et exprimait comme la capacité à établir une relation entre les enjeux collectifs et les épreuves subjectives7. Le souci de parvenir à articuler les deux éléments de cette équation a été constant tout au long des recherches présentées ici, quelles que soient les manières par lesquelles je me suis efforcée de le traduire en termes méthodologiques. Il conduit à considérer les situations sociales moins comme des essences ou le produit d’exigences fonctionnelles inévitables, que comme le fruit des échanges, parfois conflictuels, entre les acteurs. Mais, notamment à l’inverse des démarches privilégiant avant tout l’interaction, voire des éléments exclusivement subjectifs, j’ai toujours voulu socialiser les épreuves, et replacer les acteurs dans des contextes dont la variation, sans les définir — ce qui leur ôterait justement leur rôle d’acteur au sens fort du terme —, n’en est pas moins un facteur majeur de l’analyse. C’est cette orientation générale de recherche que je me suis efforcée de mettre en place au niveau du travail à l’école, dans l’effort de comprendre aussi bien les trajectoires scolaires au long cours d’élèves parfois transformés en marathoniens solitaires, que les expériences d’enseignants confrontés à un mélange toujours aléatoire de routine et d’incertitude.

10Défini à la confluence d’une sociologie du travail et de la sociologie de l’éducation, le projet présente deux faces relativement autonomes et justifiant, en tout cas dans un premier moment, un traitement indépendant. Le travail lycéen m’est d’emblée apparu comme un terrain d’étude suffisamment vaste pour faire l’objet d’une étude à part entière, d’autant plus que l’envisager séparément du travail enseignant me semblait d’un grand gain analytique, en le dégageant des prescriptions. Il a fait l’objet d’une première enquête, dans deux lycées de la région Nord-Pas-de-Calais, de 1994 à 1996 (chapitre 2).

11J’ai pu ensuite étudier de la même manière l’autre versant de la relation pédagogique et m’attacher à comprendre, dans la même optique, le travail enseignant. Bien entendu, la nouveauté du thème paraissait moins grande : l’interaction pédagogique était abondamment étudiée, l’efficacité enseignante devenait en France un sujet de préoccupation grandissant, bien des études très fines tentaient de classifier de manières diverses les styles et méthodes pédagogiques. Affronter ainsi la question du travail enseignant était d’une certaine manière risqué mais nécessaire pour conduire une analyse des deux côtés de la relation pédagogique, y compris en considérant les tâches hors de l’établissement. Là encore, les questions que je m’étais posées comme enseignante du secondaire étaient un point de départ ; alors même que cette expérience s’éloignait dans le temps, le dispositif d’enquête que je mis en place de 1997 à 1999 me permit de la retravailler et de la distancier à la fois (chapitre 3).

12Il restait alors à mettre en regard les deux types de résultats d’enquête, quitte à s’apercevoir que malgré leur temps et espace communs de travail, la préoccupation d’apprendre et de faire apprendre ne se traduit pas, loin de là, par la même économie ou articulation des tâches. Il s’agit alors de revenir à la relation pédagogique et aux situations de classe. Mais je l’ai fait en inversant le mouvement le plus fréquent qui consiste à supposer première l’interaction et secondes ses conséquences en termes de travail, de mobilisation et de comportement. Par le travail, j’espère comprendre les termes des accords, malentendus et conflits au quotidien des situations de classe, et voir peut-être ce qui se cache derrière les jeux de miroir apparents entre enseignants et élèves, ce qui s’y installe aussi en termes de dissymétrie et de méconnaissance (chapitre 4).

13Enfin, la sociologie a sans doute le grand mérite de permettre de comprendre des difficultés personnelles en les insérant dans un cadre collectif. C’est d’ailleurs ce que j’y avais moi-même cherché en m’y investissant après dix ans d’enseignement secondaire. Néanmoins, et malgré la multiplication des savoirs d’expertise en éducation, j’ai eu l’occasion de m’apercevoir, en particulier en travaillant à l’IUFM, qu’ils ne sont pas toujours faciles à se réapproprier pour les enseignants. Bâtir des cadres de réflexion et de transformation des pratiques plausibles, c’est-à-dire, à une distance pragmatique des situations qui permette aux acteurs de se les approprier, m’est apparu ainsi comme un enjeu majeur. C’est à ce titre que je proposerai finalement quelques réflexions et perspectives (chapitre 5).

14Il est clair que les années passées dans l’enseignement secondaire m’ont contrainte à un effort constant et supplémentaire de distanciation. Pourtant, face aux enseignants, c’est aussi parfois le mouvement inverse qu’il a fallu, paradoxalement, parcourir. En effet, c’est une empathie professionnelle qu’il m’a fallu reconstruire en tant que sociologue, en prenant cette fois des distances à la « haine de soi » qui pousse souvent les enseignants du secondaire à critiquer la majorité des autres. J’ai été amenée à comprendre des attitudes professionnelles qu’en tant que collègue, je n’aurais pas voulu ni écouter ni approuver. Mais le fait d’avoir enquêté successivement auprès des élèves et des enseignants m’a en quelque sorte aidée dans cet effort. Quelle que soit mon empathie à l’égard des élèves, quelle que soit ma compréhension de leurs problèmes, je n’oublie jamais la réalité du travail enseignant, qui les produit d’ailleurs en partie. Quelle que soit ma compréhension des mécanismes de défense professionnels des enseignants et des conditions difficiles de leur travail, je ne peux mettre entre parenthèses la signification sociale de leurs jugements scolaires auprès des élèves. Il ne s’agit pas là d’un principe vide de neutralité mais au contraire d’un engagement bilatéral, alors que, dans bien des établissements, les positions se radicalisent souvent sommairement entre des acteurs qui réservent leur empathie aux adolescents et ceux qui en donnent l’exclusivité aux enseignants. Bien des adultes dans le système scolaire oscillent entre une position normative qui nie les conflits d’intérêt entre enseignants et élèves — ce qui serait bon pour les uns serait bon pour les autres — et des constats pratiques radicalement inverses. La posture sociologique a pour intérêt de pouvoir s’opposer au déni des conflits d’intérêt, tout en analysant les mécanismes de défense qui les radicalisent. J’ai en tout cas essayé, durant toutes ces années, de me méfier autant de mes connivences biographiques avec le milieu que de la tentation d’un regard expert trop oublieux de la réalité des acteurs. Ce n’est pas forcément une position très confortable, car à certains égards, la critique des enseignants est devenue très générale, dans les milieux de chercheurs, de formateurs ou parmi les personnels non-enseignants des établissements scolaires. D’un autre côté, les adolescents eux aussi ne sont pas épargnés par les caricatures.

  • 8 Une première version de ce texte a fait l’objet d’une habilitation à diriger des recherches en soc (...)

15En m’attaquant à ces questions par le biais du travail, il me semble pouvoir couper court d’une certaine manière aux représentations normatives des acteurs sur eux-mêmes et leur activité ainsi que sur les autres. Le travail à l’école disparaît trop souvent aujourd’hui derrière la double normativité de l’institution ou d’un discours innovant critique trop éloigné des réalités. Ce livre entend inverser le mouvement et construire une vision des problèmes de l’école d’aujourd’hui, à partir du domaine central des activités scolaires, en réhabilitant le travail et les problèmes quotidiens des acteurs8.

Notes

1 Pour une présentation synoptique de l’histoire et de l’actualité du thème du travail scolaire, cf. Sembel N., Le travail scolaire, Paris, Nathan, 2003.

2 Chariot B., Du rapport au savoir, Paris, Anthropos, 1997 ; Chariot B., Bautier E., Rochex J.-Y., École et savoir dans les banlieues... et ailleurs, Paris, Armand Colin, 1992 ; Bautier E., Rochex J-Y., L’expérience scolaire des nouveaux lycéens, Paris, Armand Colin, 1998.

3 On rejoint alors l’idée d’une difficulté à comprendre l’usage exclusivement scolaire, c’est-à-dire autonome, d’un fonctionnement pratique du langage ou d’opérations mathématiques qui ne sont là que pour elles-mêmes ; dans les termes de Pierre Bourdieu, d’une difficulté à partager une vision scolastique du monde : cf. Lahire B., Culture écrite et inégalités scolaires, Lyon, PUL, 1993 ; Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997.

4 Léger Α., Enseignants du secondaire, Paris, PUF, 1983.

5 Rappelons par exemple que des représentations plutôt « conservatrices » et élitistes de l’activité enseignante vont de pair avec des pratiques moins défavorables aux élèves de milieux populaires que des représentations critiques et expressives de l’école, théoriquement plus progressistes. Cf. Isambert-Jamati V., Grospiron M.-F., « Types de pédagogies du français et différenciation sociale des résultats », in Isambert-Jamati, Les savoirs scolaires, Paris, Éditions Universitaires, 1990, p. 197-230. De manière également assez saisissante, Sophie Devineau montre que les projets d’établissement peu modernisateurs, basés par exemple sur le maintien des langues anciennes et le refus de la technologie ou de stratégies organisées d’information ou d’orientation ont tendance à maintenir davantage les élèves de milieux populaires dans les cycles longs, et sont, en ce sens précis, plus démocratisants, cf. Devineau S., Les projets d’établissement, Paris, PUF, 1998.

6 Qui, par exemple, devraient s’appuyer, pour être pertinents, sur l’observation fine des manières d’apprendre des élèves, et sur leurs problèmes spécifiques : problèmes de sens, de prérequis, d’articulation des connaissances et de la tâche, d’efficacité et de rapidité. Pour Philippe Meirieu, on ne peut faire travailler de la même manière des élèves qui ont des problèmes différents. Cf. Meirieu P., L’envers du tableau, Paris, ESF, 1994.

7 Mills C. W., L’imagination sociologique (1959), Paris, La Découverte, 1997.

8 Une première version de ce texte a fait l’objet d’une habilitation à diriger des recherches en sociologie et en sciences de l’éducation. Je tiens à remercier ici les participants à ce jury : Raymond Bourdoncle, Lise Demailly, Marie Duru-Bellat, Georges Felouzis. Je tiens tout particulièrement à remercier François Dubet, qui a bien voulu accompagner cette nouvelle étape de ma vie intellectuelle et professionnelle.

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