1« Suivre les acteurs » (Latour, 1984), constitue le fil directeur de notre analyse, à condition qu’il ne nous condamne pas à rester aveugle aux propres cécités des acteurs, à leur capacité d’oubli, d’inattention, d’inaction, d’esquive de l’épreuve, de silence… (Chateauraynaud et Torny, 1999). À condition, donc, qu’il ne nous enferme pas dans un modèle de « l’acteur » (Clot, 1998), ni même dans cette catégorie de penser le réel qu’est « l’action » (Jullien, 1996). D’où une série de questions dont les réponses sont autant de limites à cette recherche. En premier lieu : placés au cœur de cette recherche, comment procède le choix des enseignants interrogés ? En second lieu : quelle méthodologie utiliser de manière à comprendre le sens qu’ils donnent à leur travail ? Quel grain d’analyse privilégier pour tenter de ressaisir à la fois les détails et la globalité de leur activité ? En troisième lieu : comment faire apparaître à la fois la singularité d’une activité propre à chaque enseignant et le caractère général des processus à l’œuvre dans les situations d’enseignement ? Ainsi, le travail d’enquête reconduit à des choix qui circonscrivent nécessairement le domaine de validité des résultats présentés ici.

Présentation des terrains d’enquête

2Le choix des enseignants procède de celui des huit écoles élémentaires publiques où ils exercent ; il n’a donc aucune prétention à une représentativité statistique. En outre, enquêtant dans un département très urbanisé de la banlieue parisienne, dans des écoles de 12 à 18 classes où l’intervention municipale est majoritairement forte et diversifiée (Garnier, 2002b), nous savons que ce choix accroît très largement la présence d’intervenants extérieurs et intérieurs à l’école (Baillat, 2001). À tel point que, en moyenne, chacun des maîtres présente trois intervenants réguliers dans sa classe. Nul doute que nos résultats seraient très différents si nous avions travaillé en milieu rural, même si là aussi se mettent en place de nouvelles modalités de travail. La sélection des écoles est commandée par le souci de prendre en compte la diversité des situations locales d’enseignement, au niveau de l’ampleur des différentes interventions municipales dans les écoles et des contextes socio-scolaires du travail des enseignants. D’où, le choix de six communes socialement très contrastées (en termes de revenu moyen par habitant et en part de logement social), et pour deux d’entre elles (qui représentent les deux communes les plus importantes du département en nombre d’habitants) le choix de deux écoles dans des quartiers différents. Soulignons aussi que cette diversité des situations locales d’enseignement n’est pas analysée en termes de « cause » dont on pourrait mesurer les effets sur notre objet de recherche. Elle reste une condition indispensable de l’enquête pour le ressaisir à la fois dans sa pluralité et sa généralité.

3Ce choix des écoles s’appuie également sur des entretiens préalables avec sept conseillers pédagogiques de circonscription et est validé par l’accord des inspecteurs, le plus souvent au cours d’un entretien. À l’exception de l’école M « recommandée » par l’inspecteur de la circonscription (dont les locaux sont implantés dans cette école), ce choix ne relève pas d’une demande hiérarchique à l’égard des enseignants ou de leur volontarisme. L’aide des directeurs d’école a permis dans la grande majorité des cas de faciliter notre mise en rapport avec les enseignants, d’aménager les conditions des entretiens et en premier lieu de nous introduire dans le fonctionnement de l’école : son organisation, son public, les partenaires qui y interviennent, les relations avec la municipalité, le travail collectif des enseignants et les projets engagés. Ces éléments d’une connaissance préalable des écoles, qu’ils soient donnés par les directeurs, les conseillers pédagogiques ou les inspecteurs, s’avèrent ici précieux du point de vue du travail d’entretien avec les enseignants. C’est aussi de ce point de vue que nous avons réalisé des entretiens complémentaires auprès d’intervenants municipaux et d’aides éducateurs. C’est au total avec une centaine de maîtres que nous avons réalisé des entretiens d’une durée moyenne d’une heure. De tels chiffres ne nous autorisent pas à quantifier des résultats, mais permettent de leur reconnaître une certaine validité par la diversité même des enseignants et des conditions d’enseignement.

Tableau récapitulatif des terrains d’enquête

Des choix méthodologiques

4Notre toute première préoccupation a été de mobiliser tous les enseignants : autant ceux qui affirment ne rien avoir à dire ou refusent a priori d’être associés à une recherche, que ceux qui s’en saisissent pour dénoncer ou valoriser, s’interroger ou échanger. Elle exclut l’usage d’un questionnaire qui impose aux enseignants de répondre dans les catégories de pensée qui sont celles-là seules du chercheur et ne les autorisent pas à questionner le problème ou à le considérer comme nul et non avenu, sauf en n’y répondant pas. Nous avons privilégié une méthode qualitative, à l’aide d’entretiens semi-directifs et « compréhensifs » dans l’acception de J.-C. Kaufmann (1996). Pour limiter les biais attachés au volontarisme des enseignants, notre souci a été d’interroger systématiquement tous les maîtres des écoles D, S, C, M, la première année d’enquête (1998-1999). À quelques exceptions près, nous y sommes parvenus moyennant l’aménagement des conditions d’entretien et la satisfaction des premiers maîtres interrogés ou leur réassurance sur l’absence d’une stratégie de contrôle institutionnel ou de visées normatives (craintes d’une suppression des intervenants extérieurs ou d’une expérimentation dans le cadre de la Charte pour l’École du XXI^e siècle). La seconde année (1999-2000), nous nous sommes fixé l’objectif d’une dizaine d’entretiens dans les écoles CL, H, G, B, de manière à organiser également un travail complémentaire d’observation des interventions. Une même grille d’entretien a été utilisée portant sur l’inventaire des interventions de tiers dans la classe, la description des situations d’intervention, leurs intérêts et leurs limites, ainsi que leur positionnement par rapport à l’activité propre du maître et le principe de sa polyvalence. La troisième année d’enquête a été consacrée à des discussions collectives dans les écoles sur les premiers résultats et à des entretiens complémentaires.

5La situation d’entretien conduit certes les maîtres à justifier leurs pratiques, mais elle les oblige en tout premier lieu à mettre des mots sur leur expérience, c’est-à-dire à « entrer dans un processus de rationalisation et de théorisation de la pratique » (Bautier, 1995b). Non seulement le langage ne peut être le fidèle reflet d’une réalité des pratiques, mais il a une consistance propre qui traduit un rapport à la pratique. Il participe des processus d’objectivation et de distanciation qui constituent une facette de la « professionnalité » des enseignants. C’est dire l’inégale capacité des maîtres à maîtriser réflexivement leur pratique (qui, à elle seule, devrait faire l’objet d’une recherche), mais aussi les efforts que doit déployer l’entretien pour joindre une description précise de ce que fait le maître à l’énoncé général des valeurs et d’une culture professionnelle, « aisément verbalisable parce qu’il est le plus fréquemment mis en mot par le groupe professionnel lui-même » comme le précise E. Bautier (1995b). C’est dire aussi qu’un « bon entretien » se définit ici par sa capacité à susciter chez l’enseignant une description et une analyse de ses pratiques, d’être en somme l’effort partagé de leur explicitation, y compris quand l’intérêt initial des maîtres fait défaut.

6Si ce travail par entretien auprès des maîtres constitue l’essentiel de notre travail d’enquête, nous l’avons complété par l’observation de 24 séances, essentiellement dans le domaine de l’intervention sportive municipale. Avec l’accord préalable de l’intervenant, nous avons sollicité en situation celui des enseignants non prévenus à l’avance de notre présence. Cette observation « papier-crayon », nous permettait de préciser les différentes modalités d’engagement des enseignants en situation telles qu’elles se donnaient à entendre dans les entretiens, non pas pour montrer un décalage entre des « discours » et « la réalité », même s’il existe. Il s’agit à la fois de repérer les positionnements respectifs des enseignants et des intervenants par rapport au groupe-classe et de tenter de ressaisir dans le comportement du maître des indices d’une distance ou d’une adhésion à cette situation, au-delà des repères (spatiaux, gestuels, verbaux) qui permettraient de quantifier une « participation » ou un « retrait » du maître pendant l’intervention. Aussi, autant que possible, cette observation a été suivie, voire accompagnée pendant l’intervention elle-même, d’un échange avec les enseignants. Sans doute cette direction de travail aurait méritée d’être davantage développée, systématisée et approfondie à l’aide d’autres types de méthodologie, on pense notamment à celles présentées dans les travaux de Y. Clot (1998, 2000) qui permettraient d’associer maître et intervenant, mais aussi des collectifs d’enseignants. Une telle démarche suppose néanmoins de déterminer un grain d’analyse suffisamment fin qui ferait à lui seul l’objet d’une autre recherche. Elle exige, en outre, le volontariat des enseignants, leur disponibilité et volonté de transformer leur activité, ce qui aurait exclu toute une partie des maîtres encore loin d’adhérer à cette perspective.

Le traitement des données

7Chaque entretien a fait l’objet d’une retranscription écrite partielle de l’enregistrement au magnétophone (accepté presque systématiquement par les enseignants). À l’inverse d’une analyse de contenu s’appuyant sur des tests statistiques et supposant des catégories de codage du matériel préétablies, nous nous inspirons d’une « méthode comparative continue » définie par le sociologue A. Strauss (1992), où des comparaisons constantes obligent à une reformulation progressive des catégories d’analyse et à leur articulation. Il s’agit d’une démarche inductive : « Pour donner un sens théorique à tant de diversité dans les données, l’analyste est forcé de développer des idées à un niveau de généralité et d’abstraction plus élevé que celui du matériel qualitatif lui-même. Il est forcé de faire ressortir les uniformités et diversités sous-jacentes et d’utiliser des concepts abstraits pour rendre compte des différences dans les données. » (Strauss, 1992). L’intérêt de cette démarche est double. D’une part, elle s’inscrit tout à fait dans notre parti pris de ne pas définir a priori la notion de partenariat et ses rapports avec l’activité propre du maître qui sont au cœur de cette recherche, tout en posant un cadre théorique qui rende compte de leur mise à l’épreuve. D’autre part, elle répond bien à notre attention portée à la diversité des maîtres et des situations locales d’enseignement et à notre souci de faire émerger des processus et des manières de penser plus générales chez les enseignants. En somme, cette démarche s’efforce de construire ensemble la singularité et la généralité, de tirer des « cas particuliers », à chaque fois uniques, la matière d’une grille de lecture générale de l’expérience des maîtres, qui permet en retour de les comparer. Elle reste néanmoins très dépendante des « compétences et des sensibilités de l’analyste », comme y insiste A. Strauss, même si elle a été discutée au fur et à mesure de la recherche, à la fois avec les enseignants eux-mêmes, les formateurs participant au travail d’enquête et des chercheurs. Permettant un retour constant aux données et leur recueil progressif pendant ces trois années d’enquête, on peut dire aussi qu’elle reste soumise à une « saturation théorique » dont l’achèvement pose question. Aussi, nos résultats doivent être pris comme l’expression nécessairement provisoire d’un état des lieux.

8On dit parfois qu’une partie des savoirs des enseignants n’est pas verbalisable ; « savoirs d’action », enfouis dans la pratique, ils résisteraient à l’énonciation, à la distanciation. Peut-être, si l’on raisonne toujours en termes de rupture entre « théorie » et « pratique ». La véritable question ici est celle du langage de description qu’utilise le chercheur pour rendre compte des compétences des acteurs. À cet égard, il faut, d’une part, garder une vigilance critique à l’égard des habitudes ou des modes linguistiques et sémantiques courantes dans les institutions d’éducation et de formation. Il s’agit, d’autre part, de redonner toute leur épaisseur aux propos des maîtres, y compris aux formules toutes faites, aux lieux communs qui expriment comme des réflexes professionnels et un rapport au métier qui sonnent comme des évidences toutes naturelles. Le langage, répétons-le, n’est pas ce véhicule transparent ou déformant des pratiques mais, d’abord, le lieu de leur reconnaissance. L’analyse des entretiens a tout à gagner quand elle creuse les mots pour rendre compte de leurs significations et de leurs usages. D’où l’importance des citations d’enseignants dans ce livre : elles ne sont pas seulement des illustrations d’opinions ou de pratiques, mais leur incarnation singulière dans une culture professionnelle collective et une situation donnée. Par exemple, l’usage du «on », que ces citations font largement apparaître dans les propos des enseignants, mériterait d’être étudié, donnant aussi à penser que : « la recherche du mot personnel, c’est en fait une recherche du mot impersonnel, du mot qui est plus grand que soi, une aspiration à fuir ses propres mots à l’aide desquels on ne sait rien dire de substantiel » (Clot et Soubiran, 1998). Ces citations ne sont donc pas prises pour « argent comptant », mais comme travail d’ajustement que déploient les enseignants entre formes de travail partagées, situations et possibilité d’agir. Elles invitent aussi le lecteur à son propre travail interprétatif.