1Quand l’exercice du métier se représente comme une lourde charge à porter, le tout premier bénéfice d’une intervention dans la classe est ce « soulagement » des maîtres et, plus avant, le sentiment de faire partager une responsabilité jugée trop exclusive à l’égard de leurs élèves. On ne saurait pour autant oublier tout ce qu’il en coûte aux enseignants pour faire sa place dans leur propre activité, à celle d’un tiers. Pour reprendre l’expression de P. Woods (1989), ces collaborations s’intègrent pleinement dans les « stratégies de survie » des enseignants, c’est-à-dire dans les processus d’adaptation qu’ils mettent en œuvre, face aux nouvelles exigences des situations scolaires, pour maintenir à la fois leur identité et leur engagement dans la durée. Si, de ce point de vue, le travail avec des tiers dans la classe apparaît dans toute sa dimension conservatrice, il n’en reste pas moins qu’il trouble l’image de stabilité du métier que présente par exemple l’analyse de F. Dubet et D. Martucelli (1996). En effet, et au-delà des transformations sociales et statutaires du métier, de l’instituteur au professeur des écoles, les interventions au sein de sa classe construisent une nouvelle expérience du « face-à-face avec les écoliers ». De manière insensible, elles contribuent à la redéfinition d’une culture professionnelle collective, loin de quelques expérimentations qui peuvent être montées en épingle (Senore, 2001). À côté des mutations de l’enseignement secondaire qui ont longtemps monopolisé le regard des chercheurs, il faut donc ouvrir les yeux sur ces évolutions du travail quotidien à l’école élémentaire, aux multiples manières par lesquelles il s’efforce de recomposer l’ancien avec du nouveau et, pour ainsi dire, d’amortir les confrontations. Selon les résultats de cette recherche menée, il faut le rappeler, dans un département très urbanisé de la région parisienne, le sens de ces évolutions du travail des maîtres à l’école élémentaire peut être compris par ce double mouvement qui le porte à la fois vers un collectif et vers la personne de l’enseignant. Elles invitent à penser une profonde personnalisation de l’activité du maître et un travail à l’ampleur inédite pour y faire concourir de multiples apports extérieurs.

Un métier impossible à « faire seul dans son coin » ?

2Nul doute que la mise en partage avec des tiers du travail de l’enseignant constitue de fait une rupture avec le principe d’unicité d’un maître « seul » dans sa classe, censé « suffire à tout et à tous ». Elle impose la figure d’un maître « référent » qui conserve l’unité du groupe classe, préservant à la fois la richesse des dimensions relationnelles d’un métier avec les enfants et la possibilité de les « voir » dans de multiples disciplines. Aussi, avoir de multiples intervenants dans la classe, ne signifie pas aux yeux des maîtres une réduction de leur polyvalence. Même si certains enseignements sont parfois délégués, il demeure que ces interventions ressortent directement ou indirectement de leur initiative, elles sont censées faire un tout avec leur propre activité. Là s’exprime un profond attachement à ce qui fait leur spécificité par rapport aux enseignants du secondaire : le refus d’une spécialisation disciplinaire et, indissociablement le privilège de pouvoir multiplier les regards qu’ils portent sur l’enfant, de lui donner ainsi une existence propre, irréductible à une vison disciplinaire. Il faut redire aussi que la diversité même des disciplines que le maître peut enseigner à l’école élémentaire, seul ou en collaboration avec des tiers, peut être porteuse à ses yeux des valeurs humanistes de son activité, qu’elle s’accorde aussi bien à une éthique qu’aux exigences pragmatiques d’une « vie de la classe » et d’une « valorisation » des compétences plurielles de chaque enfant pour continuer à jouer durablement le jeu de sa scolarisation.

3Cet attachement des maîtres à ce qu’il est convenu d’appeler la « globalité de l’enfant » va donc bien à l’encontre d’un recentrage exclusif sur le « lire, écrire, compter » même si leur importance reste décisive à tous les niveaux de leur activité. Pour les disciplines fondamentales, comme pour « le reste », l’intervention d’un tiers représente bien une économie de forces, un « coup de main » à l’exercice ordinaire de son travail et répond notamment à des préoccupations relatives à l’hétérogénéité de sa classe. Pour les autres disciplines, s’impose en plus une recherche de complémentarité entre le maître et des partenaires : soit « compensation » des défaillances du maître pour rendre effective la polyvalence des enseignements dus aux élèves, soit « enrichissement », « un plus » qui excède l’activité dont le maître fait œuvre quotidiennement. Dans un cas comme dans l’autre, la question est celle des compétences disciplinaires attendues d’un maître à l’école élémentaire. Le sentiment des maîtres de ne pas être à la hauteur d’exigences accrues en termes de maîtrise d’un ensemble croissant d’enseignements renforce cette recherche de complémentarité, en même temps que l’intervention d’un tiers peut renforcer à son tour ce sentiment d’incompétence. Dans ce sens, la multiplication des intervenants dans la classe du maître témoigne d’une « secondarisation » de l’école élémentaire et du poids sans précédent qu’y prennent aujourd’hui les didactiques disciplinaires. Mais il faut tout autant souligner, en particulier pour les interventions extérieures, le souci d’authenticité des activités proposées aux élèves et de remettre au travail, sinon en question, les logiques disciplinaires et leur cloisonnement.

4Entre l’impossibilité d’être un spécialiste de toutes les disciplines scolaires et l’attachement à leur diversité, l’interrogation revient avec insistance : de quoi le maître est-il un expert ? Ou encore, que valent ses compétences « pédagogiques » face aux compétences plus « pointues » au niveau de certains savoirs que mettent en jeu des intervenants dans sa classe ? Nous avons montré qu’elles peuvent être mises à rude épreuve : soit que le maître se laisse séduire ou se retire le droit de critiquer une intervention extérieure ; soit qu’il n’y ait pas son mot à dire ou qu’il n’y trouve pas sa place. La toute première épreuve est bien celle d’une concertation avec des tiers grâce à laquelle la figure du maître, « entouré de partenaires », peut se rapprocher de celle d’un « chef de projet », capable à la fois de faire le lien entre des zones d’expertise très différentes et de construire des réseaux de partenaires mobiles au fil des projets (Boltanski et Chiapello, 1999). Par rapport à l’expert, spécialiste d’un domaine, le maître pourrait faire preuve ici d’une excellence qui lui est propre, à condition bien sûr de « savoir ce qu’il veut » pour les enfants. Mais cette exigence de coordination de l’action s’avère très inégale selon les objets des interventions et la diversité des intervenants. En outre, les images d’un « réseau », d’un « travail d’équipe » ou encore d’un « chef d’orchestre » présentée dans la Charte pour l’école du XXI^e siècle expriment mal une collection de duos qui lie le maître à chacun de ses intervenants et leur grande hétérogénéité du point de vue de leur activité conjointe. La mobilité de ces duos peut tout aussi bien être synonyme de rigidité que de souplesse, selon qu’elle est relative à des interventions d’emblée instituées au sein des écoles ou selon que ces interventions fassent l’objet d’une quête individuelle des enseignants. De fait, l’activité de l’enseignant devient profondément dépendante de la diversité des situations scolaires et des personnes qui s’y trouvent. À une relative standardisation nationale des situations et des objets scolaires que permet l’exercice « solitaire » du métier, le travail avec des partenaires impose à l’inverse une vision extrêmement située de l’exercice du métier d’enseignant. Situations autant relatives à une intervention municipale qu’à l’ensemble d’un environnement socioculturel de l’école et au vécu de l’enseignant lui-même. Situations, en tout cas, peu référencées à une construction d’un « territoire éducatif local » en tant que tel. À l’intérieur d’un même département, d’une commune, d’une école, d’une classe à l’autre, le travail est à géométrie variable, obligeant en permanence le maître à frayer ou à entretenir des liens dont dépend sa propre activité. C’est précisément cette incertitude et cette dépendance que craignent les maîtres. Bien plus sûrement que la crainte des inégalités croissantes des situations socio-scolaires qu’entraînent ces interventions, c’est la vigilance du maître à l’égard de l’autonomie dont il jouit « seul » dans la classe qui le conduit à mettre des limites à ces interventions. Quand tout pousse l’enseignant, y compris lui-même, à travailler avec d’autres, la structure même de la classe reste le bastion de son indépendance.

Un exercice privé, une définition libérale du métier ?

5« Travail humain sur de l’humain », cette définition du travail enseignant que proposent Tardif et Lessard (1999) permet de souligner à quel point l’engagement personnel du maître est une permanence du métier. Mais l’investissement du maître dans de multiples formes d’activité conjointe avec des tiers en augmente et en infléchit la portée. De même, si l’influence des caractéristiques sociales de l’enseignant sur ses pratiques a été de longue date soulignée par les sociologues, elle prend dans ce contexte une importance inédite. D’une part, la transformation des rapports entre son activité d’enseignant et des règles impersonnelles et, d’autre part, une exigence et une légitimité accrues de sa mobilisation personnelle dans l’ordre d’un engagement professionnel, conduisent à une profonde subjectivation et de subjectivisation du métier d’enseignant : définition de son activité comme celle d’un « sujet » et par ses dimensions subjectives personnelles. En effet, travailler avec des partenaires multiples et variés, veut dire que, plus que jamais, l’enseignant doit se construire un milieu pour exercer son métier. Au lieu d’être fortement instrumentée par des objets et des règles impersonnelles, des conventions et des standards valables partout et pour tous, son activité est de plus en plus soumise à des épreuves, successions de choix et de sacrifices, tensions et arbitrages entre des exigences contradictoires, qui précisément sollicitent l’enseignant en tant que sujet de ces choix et de ces arbitrages. Les prescriptions institutionnelles sur les objectifs de ce travail souffrent moins de flou et d’ambiguïté que de leur multiplicité croissante et de leur absence de hiérarchisation. Quand tout devient prioritaire, central, les priorités s’annulent en tant que telles, condamnant l’enseignant à se construire lui-même ses propres obligations, à définir ce qu’il a à faire dans les conditions d’enseignement qui sont les siennes. En outre, toujours plus pressante est l’injonction à ne pas se laisser porter par des routines professionnelles et à exercer en permanence un retour analytique et critique sur ses propres pratiques. Sollicitation toujours plus affirmée à faire œuvre d’initiative, en même temps qu’inflation des contraintes réglementaires. Là encore, l’enseignant est confronté à une série de dilemmes sur les finalités même de son travail qui ressortent in fine d’un engagement en première personne du sujet. La concentration des principes d’équivalence nationale sur l’enseignement du français et des mathématiques, laisse « le reste » à l’appréciation des compétences et des goûts de chaque maître, mettant immédiatement à l’épreuve tout ce qui ressort de sa personne et de son histoire.

6Non plus obligation de tout faire, l’exercice du métier devient liberté de pouvoir faire de tout, selon les ressources des écoles et « en valorisant au mieux ses aptitudes personnelles1 ». Aussi bien cette légitimation des « propres inclinations » des maîtres et cet appel à travailler avec d’autres, censés concourir à « l’intérêt des enfants », peuvent témoigner d’une définition libérale du métier, d’un nouveau « management » du travail enseignant conçu comme « service » (Laval, 2003). Autant dans la construction de son activité conjointe avec d’autres que dans sa propre activité, cet exercice du métier devient synonyme d’une quête d’une authenticité : ne plus masquer ses préférences et ses rejets, mais les faire jouer pleinement à travers le recours à des tiers. Travailler avec d’autres et développement de soi (notamment, on l’a montré, au niveau de dispositions qui font corps avec la personne) peuvent être conçus comme une même modalité d’engagement professionnel.

7Cette mobilisation de la personne enseignante s’inscrit plus largement dans les transformations du monde du travail en proie à des processus d’externalisation, de précarisation et d’individualisation du salariat, tout en valorisant l’engagement personnel et la polyvalence des travailleurs (Boltanski et Chiapello, 1999). Dans leur tentative pour modéliser ces transformations, ces auteurs insistent sur les nouvelles tensions qu’elles suscitent : « Cette contradiction entre l’exigence d’adaptation et l’exigence d’authenticité, lors des connexions réalisées, se glisse aussi au cœur même de la personne puisque des êtres humains dont l’identité est donnée comme dépendante de l’environnement où ils sont distribués (par opposition à la figure récusée du sujet singulier) doivent pourtant conserver une consistance suffisante et assez de permanence dans le temps et de mémoire pour être le support d’une accumulation, sans quoi ils ne pourraient s’enrichir au fil des rencontres ». Des collaborations multiples et variées imposent à l’enseignant une succession d’épreuves où se jouent à la fois le souci d’une ouverture et l’épanouissement de soi et le maintien d’une identité permanente. Or, mobilisant toujours plus ce qui est de l’ordre du personnel dans l’ordre du professionnel, cette identité n’en est que plus fragile et plus problématique : « Une disponibilité psychique de plus en plus grande est nécessaire aux travailleurs pour agir dans des milieux professionnels de plus en plus équivoques et qui réclament donc qu’ils y mettent de plus en plus du leur. Cette disponibilité exigée, présuppose et même exige un développement des socles sociaux de cet engagement qui fait encore largement défaut » (Clot, 1998).

8Ce qui s’effrite sous nos yeux, dans ce souci d’autonomie et d’authenticité de la personne enseignante, d’une part, et dans l’inscription de son activité professionnelle dans un tissu de collaborations à géométrie variable, d’autre part, c’est au fond l’autorité pédagogique que l’institution scolaire délègue à ses agents et, comme le souligne C. Laval (2003), une compréhension de l’école comme institution. Au-delà de ce qui peut être dénoncé comme la victoire d’une « école libérale » sur l’école républicaine (Careil, 1998), il faut penser les contradictions qui traversent aujourd’hui l’activité des enseignants en tant qu’elle est investie d’une autorité institutionnelle et soumise à des exigences d’efficacité. Les fortes tensions qui pèsent aujourd’hui sur l’inspection des maîtres, la direction et le statut des écoles primaires en témoignent également, tout particulièrement sur cette question de l’action collective2. Mis en œuvre collectivement, l’exercice du métier annonce une critique radicale de l’institution : son formalisme, ses hiérarchies, les différences de statut et, plus fondamentalement, la forme d’individualisme qu’elle instaure. Il faut compter pourtant avec l’exigence de sécurité des enseignants, les garanties qu’ils demandent à l’institution. Ainsi, le souci de rester « entre collègues » ou avec des « intervenants Éducation nationale » supplante la demande d’intervention extérieure. De même, la volonté de conserver un « cadre scolaire » à ces interventions, dit aussi cette réassurance qu’offrent encore les murs de l’école. Enfin, tout à la fois mythe et tradition collective, la polyvalence des maîtres reste la référence obligée de l’exercice du métier. Référence d’autant plus fondamentale, que même si, « en pratique », elle est toujours plus intenable, elle demeure en tant que qualification, statut donné par l’institution, le principal point d’appui susceptible de limiter la mise à l’épreuve permanente des compétences des enseignants et un cadre surplombant leurs interactions quotidiennes avec des tiers.

9Penser l’exercice du métier d’enseignant aujourd’hui interroge donc la capacité d’une institution à répondre à ces doubles exigences de l’action collective, sécurité et autonomie, sans renoncer à son impératif de justice sociale. Pour maîtriser ces évolutions, les enseignants ont, nous semble-t-il, moins besoin d’une formation spécifique au partenariat que de pouvoir s’appuyer sur la définition d’un cadre institutionnel précisant les priorités et les invariants du métier qui lui donnent sa dimension pleinement politique. Ils ont tout autant besoin de collectifs professionnels propres à en nourrir le développement.