1Découpé en de multiples disciplines qui tendent toutes à s’imposer comme système autonome et complet, le curriculum scolaire donne lieu à des partages du travail d’enseignement avec des tiers qui en épousent et en renforcent les divisions. Aussi bien nous avons montré, quand « ça fuse de partout », les limites que se donnent les enseignants à l’égard de ces interventions de tiers dans la classe, leurs façons de se donner matière à en rester le « référent ». La menace d’éclatement est toujours double, portant à la fois sur la vie de la classe et sur les savoirs qui y sont enseignés. Fort est donc le souci d’un « recentrage » des enseignants : soit sur une partie des disciplines comprenant toujours le français et les mathématiques, assurant au maître sa prééminence dans la vie de la classe ; soit sous la forme « extraordinaire » d’un projet fédérateur. Longtemps emblème d’une « pédagogie active », le projet se pense sous le signe d’une « ouverture » : possibilité de mettre en œuvre des liens entre les savoirs, mais aussi manières de renvoyer l’école à autre chose qu’elle-même1. S’il y a lieu de distinguer la question des contenus et celles des pratiques pédagogiques, il faut aussi penser la pratique partenariale, comme manière globale de « travailler en projet ». Même si tout projet ne passe pas par une intervention extérieure, celle-ci valorise l’authenticité des savoirs qu’il met en jeu et interroge les limites de leur traduction en objets scolaires. Moment « extraordinaire », on l’a dit, c’est aussi sa place et son rôle dans l’activité « ordinaire » des maîtres, dans le travail scolaire dit traditionnel, qui peut nous donner la mesure de ses évolutions.

Le projet : une manière de faire la classe

2On sait que, s’illustrant historiquement dans des formes multiples de « pédagogies nouvelles », la thématique du projet a fait longtemps figure de proposition idéologique alternative aux formes scolaires traditionnelles. Or, à l’exception d’une maîtresse formée à la pédagogie Freinet, tous les enseignants interrogés qui font état de la mise en œuvre d’un projet dans leur classe, n’en parlent pas dans les termes d’un militantisme pédagogique particulier et les références à la notion même de « pédagogie du projet » sont rares. Pourtant, cette « façon de travailler en projet » au sein de la classe, et quand un projet est commun à plusieurs classes d’une école, est bien une question de « style de pédagogie ». C’est en tout cas ce qu’indique explicitement une maîtresse qui participe à un « projet totem », mobilisant au total six classes de l’école H (2 CP, CE1, CE2, CE2/CM2, CM2), avec le concours d’un potier céramiste, un « vrai professionnel », ancien parent d’élève qui intervient au total près d’une soixantaine d’heures.

« Tu sais, on est instits, et on travaille un peu chacun dans notre classe quand même, mais malgré tout on ressent les choses, et les élèves on se les passe d’une année sur l’autre. Et comme par hasard les gens qui sont dans ces projets, ce sont les gens avec qui on a des atomes crochus, même au niveau pédagogique, on a les mêmes styles de pédagogie et on aime bien se rencontrer pour autre chose. On aime bien… Ce genre de projet, ça nous remplit d’aise. On est chacun dans notre classe et notre emploi du temps est très saucissonné. Quand tu regardes les journées, c’est trois quarts d’heure, trois quarts d’heure, trois quarts d’heure ici… Et plus ça va, pire c’est. On nous demande des langues, j’en fais un quart d’heure, j’aime bien… On va nous demander avec l’orthographe : « oui, mais ça serait mieux d’en faire un quart d’heure par jour plutôt qu’une heure par semaine »… Quand tu vois ta journée, elle serait pleine de quarts d’heure, de demi-heures, saucissonnée comme ça. On passe un peu du coq à l’âne et en tant qu’enseignant je trouve ça décourageant, parce que le savoir à transmettre…, pas n’importe comment non plus… Cette façon de saucissonner, je trouve ça un peu déstabilisant pour nous parce que ce n’est plus vraiment très cohérent et ce genre de projet, ça donne de la cohérence parce que c’est une unité enfin, une unité dans la classe, puis sur plusieurs classes et dans l’école. […] On arrive à quelque chose de difficilement gérable dans ce tronçonnement comme ça. Même au sein de la classe, je cherche beaucoup cette façon de travailler en projet, sans quoi c’est démotivant pour les enfants. Il faut unifier tout ça. » (M CE2/CM2, école H)

3Ici partagée entre plusieurs maîtres d’une même école, l’intervention extérieure du potier paraît essentielle pour donner corps à un travail collectif, en même temps qu’elle est aussi un prétexte que se donnent des enseignants pour se retrouver dans une manière plus ou moins commune de faire la classe.

De l’école à la classe

4Pour cette enseignante, nul doute que l’intérêt de ce projet se définit par sa capacité à tisser des liens à de multiples niveaux. Au lieu d’être « chacun dans notre classe », le projet développe un espace d’échanges entre collègues. Au niveau même de l’école, il donne lieu à une dynamique collective de production, ici des « totems multiculturels » représentant différents continents, qui déborde le seul cercle des classes participantes. Pour leurs élèves eux-mêmes, il permet de frayer d’autres relations lors des décloisonnements, mélanger les niveaux de classe, favoriser l’entraide entre petits et grands, les réunir dans des œuvres collectives : « C’est-à-dire que l’art, il y a des petits qui font aussi bien que les grands. Dans la terre, ce qu’il en sort, on ne peut pas dire si ça appartient à un grand ou à un petit ce qui a été fait et ça, c’est très valorisant… », souligne cette enseignante. En outre, le caractère inhabituel de leur confrontation à un potier est elle-même perçue comme apprentissage de type relationnel, « apprentissage en situation et en acte » (Charlot, 1997). En somme, le projet donne lieu d’être à une « vie de l’école », au-delà de son cloisonnement par classes et par âges, tout en témoignant d’une réalisation qui peut se rattacher au « projet d’école sur la citoyenneté ».

5Tout aussi essentiels sont les liens que ce projet permet de développer dans la classe, contre un « saucissonnage » à la fois du temps et des enseignements2. En l’occurrence, si ce projet se rapporte bien sûr aux arts plastiques, l’enseignante précise aussi : « En fait, on travaille là sur la citoyenneté…, c’est vrai que dans l’étude des continents, c’était l’approche des cultures différentes. ». Ce projet, ajoute-t-elle, ce n’est pas « le programme qui dit de le faire », mais « tu peux le faire rentrer là-dedans ». De la même manière, à côté du morcellement disciplinaire du temps scolaire, son caractère répétitif et cyclique, vient prendre place la temporalité originale du projet : travail en amont réalisé par les enseignants dans leur classe ; travail ensuite avec le potier pour la réalisation des totems ; fin marquée par l’achèvement des productions, moment de leur visibilité publique et mémoire d’un événement marquant. Aussi bien confronte-t-il l’emploi du temps de la classe à de nouvelles modalités d’organisation, loin cependant de s’y substituer d’une manière systématique et radicale. Comme l’analyse G. Vincent (1999), il y a bien antagonisme entre le temps scolaire et la temporalité d’un projet : « L’emploi du temps participe donc du caractère disciplinaire des savoirs enseignés à l’école. Il est lié aux « programmes » qui fixent ce que l’élève doit savoir, mais il surtout lié à la forme de l’activité scolaire : l’exercice. […] Le temps scolaire n’est donc pas le temps historique, celui de l’élaboration de projet et de la production d’œuvre. » Aussi, bien plus que des « exercices », apprentissage de règles impersonnelles, le projet fera l’objet d’une production. Plus que « travail », il sera « œuvre » à caractère éminemment personnel même s’il est collectif.

6Rien d’étonnant alors que le projet soit d’abord valorisé en tant qu’il crée une distance aux routines scolaires et qu’il relève toujours d’un parti pris personnel du maître, manifestation d’un espace de liberté à conquérir. À ce point, il fait corps avec une conception du métier d’enseignant et, plus avant, comme seule possibilité de le vivre, matière à rester en alerte d’année en année, à relancer pour chaque classe l’activité personnelle et professionnelle du maître. En somme, qu’il soit opportunité à saisir ou visée du maître, le projet serait alors une façon particulière de « s’inventer un milieu pour vivre » (Clot, 2000)3.

« Le projet, c’est le plus qui va me sortir du carcan, du ronron et là je ne vois plus l’intérêt du métier… Le projet c’est aussi s’obliger quelque part à toucher un peu à tout et à s’ouvrir sur autre chose que la boîte à chaussures, pour nous et pour les gamins. Moi, faire ma petite leçon de français, de géo, d’histoire, c’est peut-être reposant, mais je m’ennuie très vite ; je ne suis pas là pour ça. On peut faire tout ça en partant sur autre chose. C’est pour moi le plus grand intérêt de ce métier, c’est qu’on est libre quelque part, tout en respectant les programmes de l’Éducation nationale. […] C’est ce que j’aime dans ce métier, c’est le relationnel avec les enfants, mais c’est aussi pouvoir aborder n’importe quel aspect du programme comme j’ai envie ou comme c’est nécessaire une année. Ce n’est pas se contenter de dire : ″prenez votre livre page tant pour la leçon d’aujourd’hui″. » (M. CE1, école H).

7La « lassitude » signifie souvent, on l’a dit, fatigue, d’où pour certains maîtres la recherche d’un repos relatif : « terminer l’année en forme, avec des intervenants extérieurs qui te prennent tes élèves », caricature cette maîtresse de CE1 qui participe également au projet totem. Pour elle, comme d’autres enseignants, cette « lassitude » associe davantage « ennui » et besoin de « se renouveler », de « s’aérer », distraction relative que procure un projet. Là encore, prenons ce terme de distraction au sens premier de soustraction, possibilité de rester dans le cadre scolaire, tout en n’y étant pas sans pour autant en sortir. Cette distraction est aussi synonyme de plaisir : « au niveau des émotions, des sentiments, de l’enrichissement personnel, il n’y a pas photo », estime-t-elle à propos de ce projet. Dans la mesure où, « si on tourne toujours sur les mêmes activités, ça risque de devenir un peu lassant », un apport extérieur, une activité inédite, représentent l’occasion plus facile de se renouveler que de « rester toujours seul dans sa classe ». L’intervenant n’est pas là pour remédier à des défaillances du maître dans les domaines disciplinaires, mais pour l’aider à « aller plus loin » dans une expérience qu’il fait vivre aux élèves, pour renforcer son authenticité : « ça leur permet de faire quelque chose et en plus grand ». Expérience grandeur nature, comme on dit, « ça ouvre l’école sur autre chose ; l’école, c’est pas seulement l’apprentissage dans la classe », ajoute-t-elle. Précisément, c’est ici en prenant appui sur une activité inédite pour les élèves, définie par sa distance aux activités typiquement scolaires, que se construisent des liens entre différentes matières qui y sont rattachés : arts plastiques, histoire et géographie, éducation civique, mais aussi français et mathématiques.

Un projet porteur de liens

8Pour cette enseignante, le projet est indissociable d’une « interdisciplinarité », d’une manière qui se rapproche de celle analysée par Lenoir et Sauvé (1998) : « Le contexte de la mise en projet signifiant en regard du milieu de vie devient alors un créneau privilégié pour une intégration globale des contenus, des démarches, des apprentissages et des savoirs, d’ordre disciplinaire, transdisciplinaire, adisciplinaire, en somme du domaine circumdisciplinaire (autour, à l’intérieur, à la croisée et au-delà des champs disciplinaires) »4. Dans la réalisation de ce « projet totem », rien ne permet toutefois de parler de cette « intégration globale ». D’une part, elle est variable selon les enseignants qui y participent. D’autre part, la pertinence du terme même d’intégration y est posée. Reste que pour les enseignants, cette « façon de travailler en projet » construit pour le moins des îlots de cohérence, des manières de « rebondir » à bon escient à travers l’insularité des savoirs, plutôt que « passer du coq à l’âne ».

9En outre, en tant qu’il est manière de travailler avec les élèves, le projet s’inscrit pleinement dans un rapport au métier et dans un rapport à la classe. Ici comme là, il se définit par opposition à des routines, c’est-à-dire aux procédés répétitifs qui prennent appui sur « des prolongement du corps permanents et impersonnels » (Boltanski et Thévenot, 1991). Aussi bien vis-à-vis de l’enseignant lui-même que vis-à-vis des élèves, il fait donc sa place à une historicité et aux dimensions personnelles des individus. Là, il demande une attention à ce que chaque classe a d’irréductiblement singulier, une disponibilité au changement, une ouverture à l’imprévu.

« Par exemple, l’an dernier, j’avais participé au Festival de l’art éphémère proposé par le service culturel de la commune. À la fois, c’est intéressant, ça donne des idées que l’on n’aurait pas forcément, mais cette année où ça s’est renouvelé, pour moi ça retombe dans une routine où il faut le faire à telle date et puis ça…, moi, ça ne me permet pas d’avancer. C’est déjà dans le truc un peu obligé ; ça, c’est vrai, ça me gène un peu… J’aime bien le changement…, rapport au projet de classe, quoi.
Q : A quoi tu attribues ça ?
Chaque année le groupe classe est différent, donc on part sur telle ou telle chose, et puis moi j’ai besoin aussi de ne pas refaire toujours la même chose. Là, je sais vaguement quel type d’enfants je vais avoir l’année prochaine, je réfléchis à quel projet je pourrais avoir pour souder le groupe classe. Ce qui porte la classe, c’est qu’elle se retrouve à un moment sur un projet qui se construit au fur et à mesure. Pas un truc ficelé, les enfants peuvent le faire évoluer. En CP, je n’ai jamais fait deux fois la même chose d’une année sur l’autre. Je garde mes leçons d’une année sur l’autre, mais je ne les réutilise jamais, je n’y arrive pas. Il faut toujours que je les rebidouille, que je refasse en fonction de ce que les gamins apportent, vont dire ou proposer, etc. ». (M. CP, école H)

10Pour cette enseignante qui participe également au « projet totem », celui-ci représente encore une « façon de travailler », en créant une dynamique qui « porte la classe ». S’impose ici l’image d’une impulsion première qui crée un essor sur lequel l’activité du maître et celle des élèves peuvent s’appuyer mutuellement. Autant que diriger l’activité de la classe, l’activité de l’enseignant consiste ici à créer le courant qui la porte, lui donne lieu et direction. Si le projet peut être ainsi porteur d’une unité de temps, de lieu et d’activité pour la classe, c’est précisément parce qu’il n’est pas « ficelé » : il est avant tout dynamique à exploiter, non pas programme a priori. S’agissant ici de créer une dynamique, un « potentiel de situation », « le maximum de potentiel est rendu par le caractère extrême du dénivelé » (Julien, 1996). Dans ce sens, une intervention extérieure rendrait un projet d’autant plus « porteur » qu’elle serait étrangère au territoire scolaire, qu’elle « sort du travail traditionnel de l’école » : distance initiale à l’ordinaire scolaire, mais aussi propension des choses qui devrait y ramener comme tout naturellement. On peut mesurer ici le caractère à chaque coup « extraordinaire » d’un projet, autant par souci de créer un élan dans la classe que par goût du nouveau, « motivation » et « émotion » des élèves et de l’enseignant. C’est également ces aspects que retiennent d’abord les enseignants pour parler des « retombées » du projet par rapport au travail scolaire quotidien.

« Je sens un groupe plus soudé en règle générale, ils avaient une histoire en commun. Ils sont très partie prenante, très énergiques. Est-ce dû au groupe, à l’instit, à l’activité, alors là c’est un peu compliqué ! Dans un projet comme ça, on a une autre relation aux parents, aux enfants, mais… Est-ce qu’il y a une influence, je ne sais pas. Enfin, moi, ce sont des moments où il y a tellement d’émotion, c’est tellement beau ce qu’ils donnent… Au niveau de la personnalité, ça change quelque chose chez les enfants qui ne sont pas forcément bons scolairement…
Q : Est-ce que tu vois des aspects négatifs ?
Moi, je n’en vois pas (rire)… Mais c’est vrai qu’il y a quelques parents anxieux : « vous passez trop de temps… et le programme !… et le programme ! » Mais ils sont heureux en voyant une autre image de leur enfant. Il y a un sacré travail à faire avec les parents… Tu vois, moi, avec le CM2, il y a la 6e…
Q : Et les programmes justement ?
M : Quoi, quels programmes ? Les programmes, c’est trop lourd… En français-maths, je boucle… C’est vrai que, honnêtement, je fais le programme d’histoire aussi correctement, mais c’est vrai qu’il y a moins de techno, moins de musique… » (M. CM2, école H)

11Cette façon de travailler en projet représente ainsi une manière de faire la classe et, pour ainsi dire, « école buissonnière », sans pour autant sortir du cadre scolaire, sans se départir de ses obligations, en particulier à l’égard du programme en français et mathématiques. Même circonscrit par ces obligations, le projet représente une liberté éprouvée : « Si un projet va loin dans une discipline, c’est au détriment des autres, mais à l’école primaire on peut se le permettre ». Autant dire qu’il repose sur une importante mobilisation de l’enseignant : « on donne de nous », bien sûr au niveau des multiples concertations avec les collègues et l’intervenant extérieur, mais tout autant dans cette mise en mouvement première, personnelle, contre l’inertie des routines scolaires. Du même coup, la mobilisation des élèves en représente les mêmes caractères : elle est emportée tant au niveau du groupe classe que des individus qui le compose par cette impulsion, sorte de mimétisme où à l’engagement de l’enseignant répondent des élèves « très partie prenante » et à son volontarisme, leur énergie. D’où la difficulté, dont fait état cette maîtresse de CM2, de départager en termes de relation de cause à effet ce qui tient à elle-même, aux élèves et à l’activité qui les fédère. Le résultat du travail des élèves renvoie lui aussi à la production d’une œuvre, à un jugement esthétique, là encore d’ordre personnel et c’est encore en termes de « personnalité » que se pense une « retombée » pour les enfants « qui ne sont pas forcément bons scolairement ». C’est pourquoi il nous faut penser plus avant cet investissement massif des personnes et cette centration même sur les personnes, tout comme les rapports que cette façon de travailler en projet entretient avec la mobilisation scolaire des élèves.

Le technicien, l’artiste et le pédagogue

12L’analyse du jugement professoral, en premier lieu dans les travaux de P. Bourdieu et J. -C. Passeron (1970), a souligné les processus de dénégation du scolaire par les enseignants eux-mêmes quand ils qualifient péjorativement de « scolaire » un élève. Précisément, ces oppositions entre le « laborieux » et le « brillant », la « technique » et le « génie »… restent un enjeu scolaire majeur : « Alors que l’on a l’habitude de distinguer le virtuose du génie, le technicien sans âme du créateur, le génie ou le créateur est, selon toute évidence sociologique, un technicien hors pair, un supertechnicien qui maîtrise mieux les techniques que les autres : question de temps de travail, de précocité du travail d’entraînement, de variété des techniques maîtrisées… » (Lahire, 2000). Cette vieille opposition entre l’inspiration du créateur et les routines du monde scolaire trouve sur le terrain des pratiques partenariales une nouvelle actualité5.

S’initier à une démarche : la place du corps

13La technicité d’une intervention extérieure est forcément recherchée par les enseignants, car elle est ce qui la justifie à leurs yeux, là où ils ne sont pas censés avoir de compétence. Elle a toujours un caractère « pointu », spécifique à chaque activité et, par là, est porteuse du caractère authentique des pratiques. Elle est en quelque sorte l’essence d’une activité et la représente à son plus haut niveau d’abstraction et de pureté, là où elle apparaît pour le maître sans défaut, sans mélange, sans corruption et du même coup séduisante. Elle est en quelque manière le « savoir » par excellence d’une activité. Aussi, quand il ne s’agit plus seulement de faire « découvrir » une activité ou de « faire chercher » les élèves, la technique apporte des solutions éprouvées, elle est gage d’efficacité. Le caractère très « technique » d’une activité dit aussi sa distance avec les pratiques ordinaires, sa relative rareté dans l’espace des pratiques sociales, voire le danger qu’elle présente pour les élèves. Reste, selon les enseignants, une grande variabilité de l’appréciation du caractère plus ou moins « technique » d’une activité, qui peut opposer par exemple l’escrime et le tennis de table.

« C’est très technique… C’est difficile de faire de l’escrime sans connaître le mouvement de poignet, sans connaître les positions de jambe, sans connaître les noms des différents mouvements, les noms des attaques… Enfin, ils (les élèves) ne les apprennent pas les noms, mais quand on leur dit : ″Mettez-vous en quarte ou en quinte », ou « reculez, avancer″ … Vous avez vu des combats d’escrime, vous ne faites pas n’importe quoi…, alors que bon, le tennis de table, à la limite, du moment qu’ils renvoient la balle, ils se mettent un peu n’importe comment, ça marche ! (rire) ». (M. CM2b, école B)

14Au-delà de cette expertise technique hors du commun, s’incarne dans la figure du spécialiste dans les domaines des pratiques culturelles, artistiques et sportives, une part irréductible de mystère et d’énigme : « il est magique », dit ainsi une enseignante en parlant de l’intervenant sportif municipal de l’école D ; « c’est une caverne d’Ali Baba…, moi je suis un puits desséché », en dit une de ses collègues. C’est d’abord parce qu’il est « passionné », que son professionnalisme reste toujours habité par cette passion que l’intervenant est en mesure de faire circuler des émotions, d’emporter l’adhésion. Peuvent se décliner toute une série d’oppositions entre ce qui est mouvement et ce qui est figé dans des habitudes et dans des routines ; entre ce qui original, singulier et ce qui est répétitif, anonyme, impersonnel ; entre ce qui est d’une évidence d’ordre affectif, sentiment intérieur, et ce qui est mesurable ; entre ce qui est un état de recherche et d’ouverture, cheminement et rencontres, et ce qui est fini, méthodes et savoir faire bien installés. À des degrés certes différents, la mise en œuvre d’un projet avec un artiste implique une conversion de l’enseignant. Elle passe par une initiation personnelle, initiation au sens fort du mot, c’est-à-dire entrée dans une communauté d’initiés. Autant dire que ce n’est pas seulement un effort intellectuel qu’elle requiert, mais d’abord une pratique en première personne.

« J’ai eu des difficultés à comprendre ce qu’elle (l’intervenante en danse) attendait de moi ; heureusement, j’ai eu quelques samedis matins de formation en danse contemporaine avec elle, pour essayer de comprendre ce que cela voulait dire la danse contemporaine, comment faire et, déjà, soi-même le vivre, sans quoi je ne m’en serais pas sortie. […] J’ai commencé à écrire une histoire avec les enfants, à la mettre en mouvement. X (prénom de l’intervenante) est intervenue une dizaine de fois dans la classe. Je lui montrais ce qu’on avait fait et elle, elle corrigeait, elle changeait, elle leur disait ″ça va″ ou ″ça va pas″, elle donne énormément d’indications. Je lui montre de quelle façon on peut exprimer et elle, elle me guide dans cette recherche. C’est une vraie professionnelle ; en plus, on peut aller voir ses spectacles, ce qui fait que pour les enfants, ça concrétise ce qu’on fait avec elle. Ce n’est pas elle qui fait le travail, sans quoi on ne pourrait pas être autant impliqué ; on est impliqué parce que ça demande un effort. Elle est très exigeante, c’est ce que j’appréciais. […] Au départ, j’étais très découragée, parce que je ne comprenais pas ce qu’elle voulait. Puis peu à peu, en me montrant avec les enfants, ça s’est installé. Pour moi et pour les enfants, ça a été passionnant… Puis, il y a eu le plaisir du spectacle en fin d’année où là elle intervient un peu plus pour peaufiner. » (M. CM2, école H)

15On comprend ici ce que la rencontre avec un artiste peut avoir de déconcertant pour un enseignant, ce qu’elle peut lui en coûter d’efforts, de temps et d’apprentissages pour s’approprier sa posture. Intense mobilisation personnelle, implication à la hauteur des exigences que s’imposent intervenant et enseignant. C’est que l’enjeu fondamental est ici l’authenticité de l’activité menée avec les élèves, une authenticité faite chair, inscrite dans les profondeurs du corps, non pas factice ou superficielle représentée par un discours sur l’activité. D’ailleurs, tout est-il énonçable ? Ne subsiste-t-il pas, malgré toute la distance réflexive que l’on peut prendre à l’égard d’une activité, un écart entre « l’expérience » et la « connaissance » ? (Charlot, 1997). Qu’il s’agisse de danse contemporaine comme ici, de théâtre, d’arts plastiques, de contes…, cette initiation exige une connaissance par corps, une véritable compréhension du corps et pas seulement des connaissances sur l’activité6. Sans un vécu personnel de l’activité, un véritable corps à corps avec elle, l’enseignante risque de ne pas « s’en sortir », en d’autres termes de ne pas avoir prise sur elle (Chateauraynaud et Bessy, 1995). Si on peut parler ici d’une domination symbolique exercée par l’artiste, il faut tout autant insister sur le jeu entre l’adhésion de l’enseignant et ses propres résistances.

16S’initier à un domaine d’activité représente toujours un double investissement personnel et professionnel du maître et leur limite est extrêmement difficile à tracer. Pour les élèves, il s’agit aussi d’une initiation : « c’est le corps de l’élève, sa « sensibilité » qui est l’objet d’apprentissage et non plus l’objet au centre de l’activité », analyse ainsi E. Bautier (1995a) pour les pratiques théâtrales. Maître et élèves partagent donc à première vue d’être également en situation d’apprentissage. Mais, d’un côté, à la différence du monde des adultes, le monde de l’enfance se représente souvent par sa proximité avec le monde artistique : spontanéité, créativité, affectivité, virginité même d’une enfance qui la mette en communication immédiate avec l’élan créateur de l’artiste. De l’autre côté, le maître se représente par l’effort de médiation, de facilitation du travail de l’intervenant à l’égard de ses élèves : « voir si la communication peut passer entre l’artiste et eux ». S’il paie de sa personne, c’est pour garder toute son authenticité à l’expérience qu’ils vivent avec un artiste, sorte de mimésis où chacun parcourt à son niveau les étapes de cette initiation : immersion, familiarisation et identification à l’artiste. À son contact, il s’agit de se pénétrer, de s’imprégner d’une « démarche », de l’ensemble d’un rapport au monde qui fait corps avec lui et qui est plus important au total que les œuvres dans lesquelles elle s’incarne.

« Sa démarche était de proposer ce qu’il faisait à partir d’objets de récupération. Donc dans un premier temps, il leur a montré ce qu’il faisait, ensuite les enfants ont été très motivés, ils ont travaillé sur ses sculptures. Il a fait appel à leur imagination et c’est eux-mêmes à l’heure actuelle qui sont sur leurs propres projets et encadrés par l’artiste, par la conseillère pédagogique et puis par moi. […] C’est vrai que, pour les enfants, l’intervention d’un artiste par exemple c’est considérable…, l’œuvre d’un artiste, essayer de comprendre le comment de sa démarche et puis essayer de se l’intégrer pour se faire sa propre construction, je trouve que c’est considérable. […] Au niveau arts plastiques, ça m’intéresse, j’ai pratiqué avec plaisir et puis je m’intéresse personnellement, mais là c’est sûr que ça apporte une dimension supplémentaire. Son intervention fait découvrir un aspect sculpture que je ne maîtrise pas spécialement bien, c’était plutôt jusqu’à présent dessin-peinture. Là, c’est un enrichissement pour les élèves et pour moi en même temps. Et puis, ça permet de se renouveler, c’est indispensable et…, pour que ça soit intéressant pour les enfants, il faut que ce soit intéressant pour moi en même temps. […] C’est un enrichissement et puis, finalement, ça fait un peu effet « boule de neige » : je me suis inscrit à un atelier de pratique artistique…, on va voir des expositions…, ça enrichit la pratique personnelle aussi bien au niveau scolaire qu’en dehors du temps scolaire aussi. » (M. CM1, école H)

17La rencontre avec un artiste peut s’inscrire en continuité et complémentarité avec les propres goûts de l’enseignant ou encore en rupture avec ses principes de perception et d’appréciation des œuvres. D’une manière ou d’une autre, il n’est pas rare qu’elle conduise l’enseignant à s’interroger sur ses propres pratiques et les habitudes, les routines, les plis professionnels qui le portent. Entre découverte et conversion à la démarche artistique, reste un pas que tous les enseignants ne franchissent pas : mise à l’épreuve des manières de « se renouveler ».

Entre l’ancien et le nouveau : postures de compromis

18Faire retour sur sa propre activité met bien sûr en question des contenus différents entre ceux qui sont habituellement proposés par le maître et ceux proposés par l’artiste : par exemple, entre le « dessin figuratif » et « l’art abstrait », pour l’enseignante que nous citons plus bas. C’est encore interroger la prégnance chez les enseignants de « buts très pédagogiques », dans toute activité proposée aux élèves, l’idée même d’une progression, de propédeutique à ce qui est dans le travail avec un artiste le plus souvent mis d’emblée en situation. En effet, là où l’authenticité de l’activité artistique peut être un objectif à long terme de l’enseignant, le travail avec un artiste impose d’y faire a priori référence. Enfin, apparaissent des rapports différents avec l’activité des élèves : question de « guidage » plus ou moins fort, du « fini » de la tâche qui leur est demandée. Loin d’être purement théoriques, ces différentes visions du monde, ces rapports avec l’activité artistique elle-même et à l’apprentissage des élèves qu’elles mettent en jeu, s’incarnent dans de multiples petits décalages, des détails. Soit, par exemple, deux façons de couper une feuille de papier destinée aux élèves : l’une « toute droite » représentant l’orthodoxie scolaire ; l’autre, une façon artiste de couper « de travers ». Prise entre ces deux manières de faire, l’enseignante que nous citons trouve une nouvelle façon possible de couper la feuille : « pas très droite », figure exemplaire du compromis qu’elle s’autorise.

« Bien déjà, il a une vision différente de nous…, je ne sais pas… Je pense qu’on a derrière nous des buts très pédagogiques, même si on ne les avoue pas. Je pense qu’il essaie de faire passer des choses, de leur montrer…, même si ça les déroute, certains, mais ils rentrent dans ce qu’il veut… On a été aussi décontenancé que les enfants, pire…, parce qu’il a donné une petite exposition quand on avait déjà le projet de travailler avec lui, on a été très surpris, sûrement encore plus que nos élèves… On a demandé des explications évidemment… Finalement, on s’est laissé quand même aller, on a quand même une ouverture. […] Moi, je fais très souvent du figuratif… Au niveau du CM2, moi je trouve qu’ils ne tiennent pas toujours bien leur peinture…, j’essaie qu’ils obtiennent une certaine réussite, en travaillant sur les couleurs… Après, je vois si certains sont prêts. À la fin de l’année, je trouve qu’ils sont prêts à faire autre chose, ils ont l’habitude de mélanger les couleurs, de faire des choses non figuratives, des cercles genre Delaunay, des lignes qui se tordent… […] Nous, on est quand même très…, on guide énormément, peut être trop. Déjà l’année dernière, on avait vu, avec l’artiste, qu’il y a des choses que nous, on n’aurait pas laissées comme ça, on trouvait que c’était pas fini… Les fleurs par exemple sur fond blanc, nous, on aurait voulu faire un fond… Et non, c’était bien, il leur laissait… ; ça nous apprend des choses au fur et à mesure, à nous aussi dans notre comportement. On en parlait encore hier avec mon collègue : il a des idées, des présentations auxquelles on ne pense pas. Par exemple, une feuille de papier, nous, on va la couper toute droite ; lui, il va leur donner une feuille de projet coupée de travers, parce que ça coupe le format rectangulaire… On se dit, la prochaine fois, bon, on leur donnera des feuilles pas très droites et puis c’est tout, ça ne sera pas trop mal (rire). Il va leur dire une présentation, moi je vais donner un truc très classique et lui, il va avoir une petite idée autrement… » (M. CM2, école S)

19La découverte d’une démarche artistique et la mise en question de ses propres plis professionnels ne signifient donc pas que l’enseignant renonce automatiquement à sa propre manière de faire. Elles conduisent plutôt à une sorte de gymnastique entre son activité propre et son activité conjointe avec l’artiste : façon de se déprendre de l’une en s’appropriant l’autre ; façon aussi de ressaisir ce qui dans la première conserve sa pertinence pour permettre aux élèves d’être « prêts » à rentrer dans le monde de l’artiste. Autrement dit, s’il faut insister sur l’exigence d’authenticité de l’activité que vivent les élèves, il faut tout autant souligner l’importance que les maîtres peuvent accorder à l’authenticité de la discipline scolaire, en l’occurrence ici les arts plastiques, à laquelle cette activité est rattachée. La question n’est pas tant d’opposer la richesse des pratiques partenariales à l’indigence et la facticité des pratiques scolaires que de soumettre celles-ci à la même exigence, celle d’une démarche de « création », tout en leur conservant leur caractère propédeutique. Ainsi, peuvent s’opposer différentes définitions de la discipline : soit comme « travaux manuels », héritage d’une tradition historique où l’activité des élèves est guidée par des formats impersonnels ; soit véritablement comme « art » et expression créative.

« Le projet prenait entièrement, donc on n’a pas eu envie de rattraper ça pour… Avec une exposition, je pense qu’on aurait travaillé en expression écrite… Mais il faut en être là. Il faut s’être suffisamment entraîné pour avoir envie de se décentrer. Je pense que si on n’a pas fait ce travail là, si on n’a pas épuisé une espèce de bonheur qui vous permet bien justement d’avoir envie… Moi je me suis intéressée à collectionner par exemple des productions de peintres, pas tout de suite…, il m’a fallu un certain temps avant que ça me vienne à l’esprit de faire autre chose, de commencer à rentrer dans l’histoire de l’art, des périodes, des choses comme ça… Et là, dans la mesure où l’art n’était pas vraiment présent…, on va dire qu’on fait beaucoup de travaux manuels, pour moi c’est pas de l’art plastique… Quand tout le monde sort un masque calibré, qu’on voit le même en grande section, en CP ou en CE1, on aura une fiche technique, c’est comme une broderie, je ne vois pas où est l’originalité là-dedans. Là, on est vraiment dans de la création et c’est toute la différence. Je pense que c’est des moments fragiles qu’il ne faut pas abîmer… Ça tient à un fil quelque fois, ça peut basculer dans le rien et si l’enfant, il se livre, il ne faut surtout pas intervenir trop vite ou vouloir détourner trop tôt ». (M. CM2, école S)

20On saisit à travers cette opposition entre « art plastique » et « travaux manuels » le souci de cette enseignante d’inscrire son activité propre et son activité conjointe avec un artiste à l’intérieur d’un même cadre, d’une épistémologie disciplinaire (Bautier, 1995a). Reste leur différence radicale de perspective et de temporalité : d’un côté, le différemment d’une propédeutique, l’ascétisme des exercices ; de l’autre, l’accès immédiat à la production artistique contemporaine, le plaisir d’une production d’œuvres grandeur nature. Dans cette perspective, il faut laisser du temps aux émotions pour s’enraciner, condition pour construire à partir d’elles, c’est-à-dire en prenant appui sur elles et en s’en détachant, des objets de connaissance sur cette activité artistique, mais aussi des liens avec les autres disciplines scolaires. Intervenir « trop tôt » ou « trop vite », c’est courir le risque de vider l’activité des élèves de son authenticité, là où ils se mobilisent entièrement. Mais le risque est tout autant de rester dans ce moment du plaisir : il faut, dit l’enseignante, avoir « épuisé une espèce de bonheur pour justement avoir envie », temps nécessaire pour frayer une dynamique interne, un désir d’apprendre, qui permet de creuser cette distance même entre la personne et l’objet de son activité (Charlot, 1997). Pour ses élèves, s’impose d’abord ce moment premier du plaisir, temps « fragile », mis en apesanteur scolaire par souci de faire jouer sa plénitude, même s’il n’interdit pas quelques raccrochages avec les activités ordinaires de la classe.

« Je fais un enseignement assez classique, bon, je continue : il y a des leçons, des devoirs, de l’orthographe, de la grammaire… et si je peux faire des choses qui me les attrapent autrement, comme la visite de l’atelier (de l’artiste) qui m’a permis de les faire écrire, de les faire reformuler… On a préparé des questions : là, ça nous fait faire de la grammaire, ce qui est beaucoup mieux que si je faisais une leçon sur les phrases interrogatives. […] Je ne voudrais pas trop faire du systématique, moi il faut que je sente… Je pense que c’est déjà un plaisir, je ne veux pas rendre ça trop didactique. C’est comme les classes ″nature″ et les classes ″découverte″, ça ne doit pas durer toute l’année. Autrement, ça me sort par les yeux et eux aussi. Les classes ″nature″, quand on en entend parler toute l’année, avant, pendant, après…, pff ! L’artiste, ça doit rester un certain plaisir…, pas trop rapprocher…, pas trop de récup, parce que c’est une activité à part qui doit permettre au sensible de s’exprimer et que si les gamins ils nous voient arriver avec nos gros sabots, on va obtenir des effets complètement inverses. Donc j’ai tendance à penser qu’il ne faut pas trop charger… » (M. CM2, école S)

21Cette insistance sur le plaisir des élèves témoigne bien de la dynamique d’un projet : sa fragilité, au point d’amorce, quand il s’agit que les élèves soient « partants » ; la force dont il peut devenir « porteur » pour irriguer la vie de la classe et les enseignements. Trop charger, « récupérer » le projet pour l’utiliser à autre chose que lui-même avant qu’il n’ait pris corps, c’est le vider de cette force. D’où cette position nuancée de l’enseignante, flairant les occasions opportunes de faire des liens entre différents domaines de savoir, tout en se gardant d’en faire une manière de procéder systématique, du moins, pas avant de « s’être suffisamment entraîné pour avoir envie de se décentrer ». À ses yeux, le projet peut donner matière à trouver de nouvelles prises sur les élèves, manière de « me les attraper autrement », mais il ne s’impose pas comme façon de travailler. En somme, il constitue une sorte parenthèse dans sa manière « assez classique » d’enseigner qui vaut avant tout parce qu’elle offre de rupture, dans ses contenus, dans sa démarche et ses pratiques. Entièrement « prise » dans le projet, l’heure n’est pas encore à sa mise à distance : l’enseignante s’attache d’abord à en préserver l’authenticité pour les élèves et à suivre l’artiste.

22Il faut montrer comment avec le temps, une fois surmonté ce moment des « émotions », s’ouvre la possibilité d’une distance à l’artiste et d’une intégration de son projet dans les pratiques de classe. Dans l’école G, le théâtre fait partie du projet d’école et bénéficie d’un intervenant rémunéré par la commune. D’une année à l’autre, la « reprise » de l’intervenant s’accompagne tout à la fois d’une inflexion du projet et de sa reprise en main par les enseignants. Ils sont désormais à même d’avoir des demandes à l’égard de l’intervention, plutôt que de suivre l’intervenant. Ils sont en mesure de distinguer le « but » du projet du plaisir qu’il leur apportait. La création « grand format » d’un spectacle présenté sur la scène de l’imposante Maison des arts de la ville fait aujourd’hui place à un « petit format » interne à l’école. En même temps, le texte de la pièce réalisé par l’intervenant et distribué aux seuls enseignants a changé de statut et de mains pour devenir l’objet d’un travail d’expression écrite des élèves.

« X (prénom de l’intervenant théâtre), on se connaît depuis 3 ans puisqu’on a un projet théâtre dans l’école. La première année, il prenait toutes les classes de l’école pour faire des ateliers ; c’était basé sur l’attention, la concentration, l’écoute, voilà des choses comme ça. Et rapidement X a voulu monter un spectacle et puis il a écrit un scénario et puis on est rentré dedans avec lui, on l’a suivi. On a passé une année très réjouissante parce qu’on s’est bien amusé, quoi ; c’était très gratifiant de faire des choses. Nous, en plus, on était du côté des enfants parce qu’on jouait. Les enfants n’avaient pas de texte, il n’y avait que les instits qui avaient les textes… et on l’a représenté à la Maison des arts. Par contre, le but n’a pas été si positif que ça (rire) : ça avait un côté Pavlov, les enfants étaient très automatisés. La deuxième année, j’ai souhaité reprendre une activité avec X. […] En fin de compte, on a vu en fin d’année les points forts et les points faibles et comment on voudrait faire. Moi, j’avais dit : ″je veux bien reprendre avec X à condition que ce soit sur l’année, que ce soit sur trois quarts d’heure, une heure, et qu’il y ait quelque part un but″, sachant que l’on ne voulait pas refaire un spectacle grand format. […] Pour l’instant, on est parti sur l’improvisation, sachant que moi j’essaie vraiment en plus qu’il y ait un lien avec l’expression écrite, avec ce qu’on fait en classe, pour qu’ils aient des repères par rapport aux personnages, lieux, temps, etc. Donc on a décidé qu’on allait produire quelque chose, petit format, des petites saynètes plus individuelles pour que tous les enfants se produisent devant les autres. » (M. CM1, école G)

23Là encore, il aura fallu à cette enseignante ce premier moment de « réjouissance », d’entrée de plein pied dans une logique du « faire des choses », de laisser aller aux propositions de l’artiste, avant de pouvoir s’en détacher, d’interroger l’existence même d’un but qui ne soit pas le produit final de l’intervention (un « spectacle ») et le type d’apprentissage des élèves. En même temps que la production théâtrale cessait d’être représentation à forte visibilité dans l’espace local, est apparue la pertinence d’établir des liens avec le travail de classe, de donner aux élèves des « repères » sur leur activité théâtrale. Non seulement l’enseignante est désormais une initiée, elle est passée du côté des coulisses interdites au simple spectateur, mais elle est plus à même de savoir ce qu’elle veut pour ses élèves. Maintenant, elle paraît en mesure de faire œuvre de médiation entre ce qu’ils apprennent avec l’intervenant et à ce qui est à apprendre, de faire basculer ses élèves d’un apprentissage qui est de l’ordre d’une maîtrise pratique de l’activité théâtrale, à un apprentissage, dans la classe, des savoirs qui lui sont relatifs.

24Sans doute, il nous faudrait entrer plus avant dans le détail de son activité pour analyser comment cette maîtresse se charge d’aider les élèves à construire cette action partenariale comme objet de connaissance, à en comprendre les différences et les cohérences avec les savoirs scolaires. Toujours est-il que ses propos donnent à penser au temps, à un parcours à la fois personnel et professionnel, individuel et collectif, qui est nécessaire à l’enseignant pour transformer à la fois son rapport à l’intervenant, à l’objet de son intervention et à l’activité des élèves. Loin de s’imposer comme allant de soi, la complémentarité entre l’artiste et l’enseignant est d’abord conflit dont l’issue n’est jamais assurée ; d’une posture à l’autre, l’épreuve peut être sans cesse relancée, entre répétition et différence.

Le projet à l’épreuve des situations d’enseignement

25Il faut insister ici sur la double dimension des liens que permet de tisser un projet : celle des liens à l’intérieur même du cadre scolaire ; celle des liens entre ce cadre scolaire et des activités « un peu extra-scolaires ». Il semble ainsi que ce n’est pas la quantité ni même le contenu des interventions que leurs rapports avec la diversité des conditions d’enseignement qui séparent deux écoles aussi différentes que l’école D dans la commune 3 socialement très privilégiée et l’école C en zone d’éducation prioritaire, dans un quartier de la commune 2 où s’accumulent toutes sortes de difficultés. Dans l’un et l’autre cas, très nombreux sont les intervenants extérieurs dans les domaines sportif, artistique et culturel, même si leur modalité de financement tient uniquement à l’investissement municipal dans l’école C et fait aussi très largement appel à « l’argent des parents d’élèves » dans l’école D. Si dans l’école H (école relativement privilégiée au sein d’une commune populaire), nous avons pu montrer que cette façon de « travailler en projet » représentait pour une partie des maîtres une manière de faire la classe, le cas de ces deux écoles permet d’en analyser deux modalités très contrastées. Dans l’école D, elle tient pour acquis la mobilisation scolaire des élèves ; dans l’école C, elle est mise au service de cette mobilisation. Comment penser dans un cas comme dans l’autre, les formes de rupture qu’instaure l’action partenariale par rapport au travail scolaire ordinaire ? On sait en effet que les analyses sociologiques d’une pédagogie dite active, ouverte, celle de B. Bernstein (1975b), insistant sur la forme de contrôle social qu’elle met en jeu et, plus récemment celle de P. Perrenoud (1996) soulignant ses présupposés et attendus de la part des élèves, interrogent fortement ses implicites sociaux7. La question est bien entendu cruciale pour les élèves en difficulté, sauf à penser qu’il suffit de les mettre en projet, de favoriser une approche diverse, ouverte et plus souple que les programmes officiels, pour faciliter leurs acquisitions scolaires. Cette question se pose aussi plus largement pour l’exercice du métier dans des situations scolaires socialement différenciées. Autant qu’un « style pédagogique » qui serait propre à l’enseignant, cette façon de « travailler en projet » renvoie bien à la mise à l’épreuve de ses conditions de travail.

Un projet pour dépasser le « scolaire »

26Dans l’école D, une maîtresse de cours préparatoire met en œuvre un projet sur le thème des animaux auquel concourent de multiples intervenants : conférenciers et animateurs du Jardin des plantes et du Parc zoologique de Paris avec plusieurs sorties sur l’année, une « intervenante régulière », chorégraphe et danseuse professionnelle, qui travaille avec les enfants sur les déplacements des animaux dans la perspective d’une « arche de Noé moderne » et, de manière plus ponctuelle, l’intervenant sportif municipal pour travailler des acrobaties gymniques et un intervenant en musique. Pour cette maîtresse, l’effort de convergence des intervenants sur un même thème est essentiel en regard des enfants : « c’est ce que j’essaie de leur faire sentir et c’est ce que je ressens : que les enfants savent que tout ça, c’est une même équipe et que tout le monde est autour d’eux pour les faire travailler, pour les faire progresser, pour leur apprendre des choses… ». Tout aussi essentiel sont à ses yeux les rapports que ce projet entretient avec les apprentissages scolaires : moins dans la perspective de le rattacher à un programme que manière alternative de l’aborder.

« C’est sûr que face à l’inspecteur je vais avoir un emploi du temps. Mais je ne le respecte pas… Le programme il est complètement fait, en mathématiques, en lecture… Il y a quand même une grande rigueur, mais ce que j’essaie, c’est que ces techniques, lire, écrire, les mathématiques… ne se passent pas obligatoirement sur la même chose mais peuvent se retrouver partout. Par exemple, quand on fait une visite au zoo, ils lisent le nom des animaux, ça fait de la lecture ; quand ils regardent sur les panneaux l’endroit où se trouvent les animaux, bien on fait de la géographie ; moi je me dis que ce n’est pas une perte de temps. […] C’est vrai qu’il y a un programme, mais il y a des moments où il faut savoir un peu se sortir du programme tout en sachant bien où est-ce que l’on va. Comme ça fait vingt ans que je fais un CP, je sais où je vais ; à chaque fois que je change d’école, on me propose un CP…
Q : Oui, mais on pourrait dire que ça passe bien parce que vous avez des enfants qui sont d’un bon niveau, avec des enfants en difficulté…
Oui, mais par rapport aux enfants en difficulté justement, j’ai travaillé avec, plusieurs années dans une autre école…, pour les enfants en difficulté, ça permet de faire avancer bien les choses parce que des fois quand l’enfant est bien décontracté, qu’il a passé un bon moment à faire quelque chose qui l’a intéressé, qui l’a détendu, qui l’a changé, on peut aborder quelque chose de difficile avec lui parce qu’il est un peu reposé, je dirais, et surtout il est moins angoissé et donc on se trouve dans un terrain favorable pour le faire travailler. Et à ce moment là, ça va beaucoup plus vite que si on restait toute la journée dans la classe où l’enfant aura un certain refus et en plus c’est une motivation… » (M. CPa, école D)

27Forte de son expérience de l’enseignement en cours préparatoire, cette maîtresse se montre capable d’y assurer les apprentissages dits fondamentaux, (ainsi, dès le deuxième trimestre de l’année scolaire, tous ses élèves ont franchi le premier cap dans l’apprentissage de la lecture), tout en s’accordant une grande liberté de les « retrouver partout ». Forte également d’une expérience professionnelle acquise tout d’abord dans des écoles dites « difficiles », cette maîtresse insiste sur l’universalité de sa démarche. Mais, si avec des élèves en difficulté, cette démarche se justifie pour lever des blocages face aux apprentissages scolaires, dans l’école « privilégiée » où elle exerce actuellement, elle vaut en soi, de manière systématique, pour « enrichir » les élèves. Dans un cas comme dans l’autre, ne faut-il pas mettre à l’épreuve le « terrain » sur lequel se construisent des apprentissages ? Face à des blocages, des crispations de l’élève, le projet vaut comme remède : il est courant à créer pour que l’élève se laisse aller, se « décontracte », condition pour trouver prise sur lui. Au contraire, dans l’école D, là où le « terrain » se montre d’emblée porteur, « favorable », le projet se joue avec la facilité du naturel, irriguant non seulement les apprentissages scolaires mais permettant d’aller plus loin. Il fait en quelque sorte fond sur la « décontraction » des élèves, disponibilité et distance aux apprentissages scolaires. Il déborde largement le trop étroitement « scolaire » en le nourrissant de nombreux apports extérieurs. D’où l’insistance de cette maîtresse, sur l’intérêt de la multiplicité et de la variété des intervenants extérieurs qui permettent d’ouvrir les enfants à « des tas de choses ». Ainsi peut se donner à entendre dans les propos de cette enseignante à la fois une grande « rigueur » par rapport aux acquisitions scolaires des élèves et comme une désinvolture à leur égard. Avec ses élèves, le projet permet de combiner la maîtrise des objets scolaires et le souci d’un enrichissement personnel et global de l’enfant qui l’excède. Si cette démarche n’exclut pas un retour sur des difficultés des élèves que le projet met en évidence, elle s’appuie manifestement sur des dispositions construites en dehors de l’école.

Un projet pour raccrocher les élèves au « scolaire »

28Dans l’école C en zone d’éducation prioritaire, nous prendrons délibérément le cas de la « classe passerelle », dispositif interne propre à l’école rassemblant onze élèves âgés de huit à onze ans de cycle 3 ; élèves en « décrochage » scolaire, exclus des classes banales par leur comportement et leur résultat scolaires. Outre les intervenants municipaux en sport, en musique et en langue présents dans toutes les classes de cette école, dans ce dispositif figurent notamment la présence d’un aide éducateur d’abord permanente au premier trimestre puis intermittente, des actions de soutien en français et mathématiques avec les autres élèves de cycle 3. Surtout, un projet mené en arts plastiques y occupe une place pensée par la maîtresse comme décisive : « temps fort », moment de rupture avec le fonctionnement scolaire ordinaire, celui de l’intervention d’un artiste peintre dans la classe et d’accueil des élèves dans son propre atelier, placé en début d’année sur une même semaine. Cette intervention extérieure est ensuite relayée par l’intervention de la directrice de l’école, et débouche sur une exposition sur l’Afrique, occasion de travailler aussi bien le partenariat avec une association du quartier que la présence des parents dans l’école. Est-il besoin de dire que l’enseignante, ancienne maître formatrice présentant près de trente années d’ancienneté dans le métier, est elle-même une « passionnée d’Afrique » ? Pour ces élèves qu’elle qualifie par de multiples problèmes identitaires, à la fois scolaire, culturel et social, le projet est d’abord celui de leur propre capacité à « avoir un projet », à devenir « des élèves qui apprennent dans la classe » et pas seulement des « gamins qui se débrouillent dans le quartier ».

29Aussi, la dimension artistique de ce projet se justifie doublement : d’un côté en favorisant « l’expression » de l’enfant et en suspendant des exigences normatives ; de l’autre par un « apprentissage de l’abstraction ». Face à ces « enfants qui aiment leur école », mais pour lesquels, insiste l’enseignante, « les apprentissages n’ont pas de sens », il s’agit là d’utiliser le projet pour les confronter à des « situations vraies », une « communication vraie », condition sine qua non pour provoquer l’envie de « tout bêtement, lire écrire, compter ». Représentant un « souci d’ouverture sur la culture », on pourrait dire que la mise en œuvre de ce projet nie la dimension culturelle des savoirs scolaires eux-mêmes. Plus explicitement, c’est leur facticité, leur absence de maîtrise en termes d’activité réelle de l’élève qui est mise en cause par l’enseignante. Dans ce processus que B. Charlot (1997) qualifie d’objectivation et de dénomination des savoirs scolaires : « Apprendre, c’est passer de la non possession à la possession, de l’identification d’un savoir virtuel à son appropriation réelle ». L’exigence d’authenticité des situations données à vivre aux élèves dans ce projet renvoie directement à l’authenticité d’une appropriation par l’élève de ces savoirs scolaires, sans laquelle ils restent des objets virtuels, des mots insaisissables. Ce qui importe ici à l’enseignante, c’est donc de fonder ce processus d’appropriation réelle, quitte à ne pas l’achever jusqu’au point où un savoir-objet, peut être énoncé en tant que tel par l’élève sans que soit évoqué le processus d’apprentissage.

« C’est vrai que le niveau reste bas, mais c’est ce que je dis, on ne peut pas tout remettre en place en un an… Tant pis, s’ils ne savent pas ce que c’est un COD (complément d’objet direct), mais s’ils savent construire une phrase complexe avec une syntaxe correcte… C’est vraiment pas important qu’ils sachent nommer le COD ou non. Quand ils seront bien imprégnés de la syntaxe, qu’ils sauront la manipuler, c’est une question de vocabulaire. Par contre, si on les enquiquine avec ce mot-là qui les freine parce qu’ils n’arrivent pas à savoir ce que c’est, on les empêche d’apprendre à écrire. Il vaut mieux aller au collège en sachant employer un COD sans savoir son nom qu’en sachant son nom et en pataugeant avec… Enfin, on met la charrue avant les bœufs à faire la grammaire au sens traditionnel du terme si tôt. […] On se met aussi sur un plan très scolaire, parce que eux, ça les rassure et ça rassure les parents, parce que pour eux, l’image qu’ils ont de l’école, c’est leurs souvenirs. Il faut bien qu’on les rassure si l’on veut qu’ils soient partie prenante. Et, quand on voit tout bêtement les cahiers de début d’année qui ressemblaient à des serpillières et les cahiers de maintenant qui ressemblent à de vrais cahiers, comme on disait les cahiers du jour avec la date, soulignés…, on a aucun doute sur les retombées que ça peut avoir. […] L’emploi du temps est très structuré, très ordinaire parce que ce sont des enfants très déstructurés, sans repères…, très « classiques et traditionnels », beaucoup plus traditionnels et classiques que moi dans la façon dont j’envisage l’enseignement, mais ils en ont besoin. Si nous, à l’école primaire, on ne leur donne pas de repères, ils n’en auront pas. » (M. Classe passerelle C3, école C).

30Ici détour pour amener au scolaire plutôt que pour le dépasser, le travail en projet va de pair avec des attentes dans le registre d’une normalisation scolaire des comportements des enfants : « repères » que l’enseignante doit donner aux élèves, en maniant aussi bien « l’humour » que le « domptage ». Là, elle touche de plein fouet une antinomie de la raison éducative : « Si le but de l’éducation est de « mobiliser » les éducables, il est de les « immobiliser », tout autant » (Hameline, 1999). Même « porteur », induisant une mobilisation des élèves et « prenant », les absorbant dans des activités palpitantes, le projet ne peut se substituer à cet apprentissage d’une immobilité volontaire et réceptive de l’élève : être actif, poursuit D. Hameline, « c’est prendre ; c’est tout autant recevoir ». L’enseignante se voit également obligée de faire la part des choses, de ne pas aller aussi loin qu’elle le voudrait dans sa manière de faire la classe, de rassurer élèves et parents par un fonctionnement « classique et traditionnel ». Précisément, cette maîtresse fait apparaître les limites de cette façon de travailler en projet en les mesurant aux attentes proprement scolaires des familles de cette école, tant au niveau des résultats scolaires qu’au niveau d’une conception traditionnelle du « métier d’élève ». Elle doit se freiner elle-même pour ne pas les déconcerter par un bouleversement des repères du travail scolaire ordinaire, pour leur laisser des prises sur un « plan très scolaire ». Sorte d’agent double, elle garde donc un pied dans chaque « style pédagogique ». On voit ce qu’il en coûte de cette disponibilité de l’enseignante : une capacité à se déprendre de sa propre manière de concevoir et d’exercer son métier en la mettant à l’épreuve de ses conditions de réalisation.

31Instrumentalisé pour « aider aux apprentissages fondamentaux », le projet se joue des frontières imprécises entre les activités qualifiées de culturelles et les disciplines scolaires. À l’obligation de boucler « un programme qui empile des savoirs », cette maîtresse substitue une double question : « quelles compétences sont à construire par les élèves ? »; « comment on va faire pour y arriver ? » Plus qu’un rapprochement entre disciplines scolaires, s’affirme ici la volonté de travailler sur les « compétences dont on a besoin dans toutes les disciplines ». S’amorce une réflexion pour construire un nouveau projet pour l’an prochain, autour d’une idée fédératrice et abstraite, celle de « point de vue », axe directeur sur lequel peuvent s’enfiler plusieurs disciplines. Son point de départ sera également représenté par l’intervention extérieure d’un autre artiste, recherchant là encore une rupture initiale forte par rapport au travail scolaire ordinaire.

« Nous, pour l’année prochaine, on prépare un projet sur la géométrie dans l’espace à partir de l’art, avec comme point de départ, l’œuvre d’un artiste contemporain qui travaille beaucoup sur les points de vue : les points de vue tant sur un plan matériel qu’avec une dimension philosophique aussi ; c’est à la fois disciplinaire et transversal. En fait, quand on parle des points de vue, ça nous interpelle parce que nous, on a énormément de mal à travailler avec les enfants tout ce qui est volume et géométrie dans l’espace. Il est apparu au niveau des résultats des évaluations de CE2 et de 6^e sur le plan national que c’était un manque partout. Et puis, on va travailler avec les élèves au cours des conseils d’enfants, des ateliers philo, etc., le point de vue dans l ‘ idée d’une éducation à la citoyenneté, à la tolérance : de quel point de vue on se pose, respecter le point de vue de l’autre […] Il y a d’abord aussi un souci d’ouverture sur la culture et ça nous amène tout le temps à aider à la mise en place des apprentissages fondamentaux, de la structuration de l’espace et du temps, parce que ça, c’est complètement fondamental et on a parfois du mal à le travailler bien, et à une structuration de la pensée. » (M. Classe passerelle C3, école C)

32Dans ce projet, l’enseignante s’efforce de relativiser l’importance des « savoirs de discipline » au profit d’une transversalité des apprentissages inscrits dans chacune. On pourrait dire qu’il y a là effort pour penser en termes d’apprentissages ce qui chez d’autres enseignants s’affirme davantage comme une attitude éducative personnelle : « on n’enseigne pas des matières, on éduque… ; en classe, quand je parle du racisme, de l’exclusion, j’ai la même attitude que j’ai en éducation physique quand ils font des équipes et que c’est toujours le même qui est choisi en dernier, parce que c’est un petit gros qui va moins vite que les autres ; là aussi on est en instruction civique. », affirme ainsi un maître de CM1 de l’école D. Très différentes sont donc les perspectives qui consistent soit à relativiser les connaissances disciplinaires au profit d’une « éducation globale » de l’enfant, soit à vouloir les travailler en amont au niveau des « compétences » générales qu’elles requièrent. Pourtant, une attitude d’éducateur et le travail de rationalisation des liens entre disciplines témoignent d’un souci commun : mettre à distance tout ce qu’une logique disciplinaire porte de spécialisation, de segmentation et d’éclatement.

33Ainsi, même si le terme de « compétence transversale » est rarement utilisé par les enseignants de cette enquête, il semble un objet suffisamment polymorphe pour faire converger les efforts de tous ceux qui tentent de reconstruire une cohérence de leur activité dans la classe : « Aux yeux de l’instituteur, parler de compétence transversale, c’est nommer (et surtout faire reconnaître) tout ce dont il s’occupe ordinairement dans l’obscure sollicitude quotidienne à l’égard des enfants et qui contribue à leur formation intellectuelle et générale, sans être rattaché spécifiquement à une discipline. Ses fonctions de généraliste trouvent dans cette notion un emblème identifiable. À un moment où les didactiques de disciplines paraissent vouloir dire tout ce qui est requis pour leur enseignement, le théoricien de la pédagogie retrouve, avec les compétences transversales, un objet qui lui appartient indiscutablement. » (Rey, 1994). Resterait, mais c’est là tout un programme et l’objet d’un vaste débat, à définir précisément quels sont les objets de ces « compétences transversales ».

34Il faut y insister : la dynamique des projets n’est pas nécessairement celle des liens entre les disciplines scolaires ; elle peut être à l’inverse moment d’initiation et d’appropriation d’une activité portée par un intervenant extérieur qui se suffit à lui-même. Affaire de « style pédagogique » et, plus largement, instrument de redéfinition d’une identité pédagogique du maître, le projet n’en ouvre pas moins cette potentialité d’autant plus forte qu’il prend appui sur des activités qui ne s’inscrivent pas d’emblée dans le cadre pré-établi des disciplines scolaires. En même temps, il faut compter avec la mise à l’épreuve des situations sociales d’enseignement qui inscrivent la mise en œuvre d’un projet dans des rapports très différenciés au « scolaire » : moyen de le vivre, de le dépasser ou d’y ramener et de le fonder. Dans tous les cas, le projet peut ainsi être une façon de se positionner contre les routines disciplinaires ordinaires, en faisant jouer à des degrés divers leur antagonisme et leur complémentarité. Mais, de la même manière, la variété même des disciplines scolaires inscrites au programme ne permet-elle pas de jouer sur leurs différences et leurs complémentarités pour insuffler une vie en classe ? Ici et là, les « styles pédagogiques » divergent et les écueils sont différents : ici l’activisme, là l’exutoire ou encore l’occupationnel. Ici et là, les intervenants sont pensés différemment : moyen de « faire un peu de tout » ou source de « renouvellement ». Reste une préoccupation peu ou prou partagée selon précisément la diversité des situations sociales d’enseignement : mettre l’élève en mouvement, créer la dynamique même de sa scolarisation. Car s’il s’agit encore et toujours de « garder » les élèves à l’école, « il ne s’agit plus d’entretenir la garderie, mais bien d’instaurer dans des lieux qui perdent peu à peu leur sens, de nouvelles formes de l’activité d’apprendre, et de son corollaire, l’activité d’instruire. » (Hameline, 1999).