1S’il y a bien mise à l’épreuve du maître pour construire en situation sa place avec sa classe et un intervenant, il y a plus encore épreuve quand, à ses yeux, l’intervention manque pour ainsi dire de charme pour les enfants. Nous nous intéressons ici à ce travail du négatif : les défaillances de l’intervention, telles qu’elles sont jugées par les maîtres en les rapportant à l’activité de leurs élèves. Autant sans doute que les satisfactions dont ils font état, ces défaillances sont de bons révélateurs des attentes des enseignants, des différents repères qu’ils utilisent pour évaluer l’intervention. En même temps, elles interrogent à la fois la propre activité du maître au cours même de l’intervention et jusqu’à quel point ces défaillances sont de nature à la remettre en cause. Mais, prendre la parole pour faire part à l’intervenant de son insatisfaction, voire pour la manifester publiquement, constitue une épreuve souvent redoutable pour le maître. C’est notamment le cas des interventions municipales qui, instituées, confrontent l’enseignant au risque de généralisation de leur critique, au-delà de ses démêlés singuliers avec tel ou tel intervenant. On doit analyser comment, tout particulièrement dans ce cas, le manque de concertation constitue la toute première défaillance de ces interventions, au point de réduire la visée d’un projet local à des arrangements entre les maîtres et leurs intervenants.

Les défaillances pédagogiques de l’intervenant

2En demandant aux enseignants de pointer des écarts entre leurs propres pratiques et celles des intervenants, d’expliciter ce qui est souvent ressenti comme une « gêne », un sentiment de malaise ou d’insatisfaction à l’égard d’une intervention, nous avons cherché à analyser les différents principes d’appréciation qu’ils mettent en œuvre pour qualifier ses défaillances. Mais, au cours même de l’intervention, face à ses élèves, ces opérations de qualification valent aussi pour motifs d’agir. Les difficultés qu’elle suscite sont autant de raisons que se donnent les maîtres pour s’obliger à faire preuve de présence et à intervenir. Impossible donc d’analyser le jugement que les enseignants portent sur une intervention sans interroger du même coup leurs réactions en situation. C’est bien du point de vue même de l’action, possible ou impossible, souhaitée ou refusée, qu’il faut partir pour analyser leur perception de la situation et la formation d’un jugement sur l’intervention. Sinon, comment comprendre qu’aucun des enseignants interrogés ne remette en cause les compétences « techniques » ou « professionnelles » d’un intervenant extérieur ? Cela ne veut pas dire qu’elles soient au-dessus de tout soupçon mais que, pour les enseignants, ce type de critique cède la place à un tout autre registre : le « manque de pédagogie » de l’intervenant. Mettre hors de doute la dimension technique de l’intervention, c’est donner toute son importance au rôle pédagogique du maître lors de sa réalisation. Là, il se reconnaît des raisons et des possibilités d’agir susceptibles de pallier les défaillances de l’intervenant. Ainsi cette qualité de « pédagogue », ressource essentielle d’une culture professionnelle des enseignants du primaire, figure ici doublement : dans l’appréciation portée sur l’intervention et dans l’activité des enseignants au cours de sa réalisation1. Soulignons que l’insatisfaction que peut susciter une intervention est toujours exprimée par rapport aux élèves, même si c’est le maître qui l’éprouve personnellement. De même, en visant l’activité des élèves, le maître agit indirectement sur l’intervention : il lui résiste, jusqu’au point de contrarier l’intervenant.

La discipline : tenir la classe à deux

3La question de la discipline, dans son sens relatif aux comportements attendus de leurs élèves, polarise très fortement et très largement l’attention des maîtres, bien avant toute préoccupation sur le contenu des séances. Le regard des maîtres est accroché parce que les élèves font, ou ne font pas, par rapport à ce qu’ils devraient faire. Ce regard porte sur l’ordre qui est construit dans l’intervention ; la vigilance s’exerce sur le désordre que le maître peut légitimement autoriser. En soutenant que « le cœur de l’expérience des maîtres, son noyau stable se trouve dans le face-à-face avec les écoliers », Dubet et Martucelli (1996) affirment aussi que « le bon instituteur est avant tout celui qui tient sa classe » et, réciproquement, « le jugement est fort négatif envers les instituteurs incapables de tenir leur classe ». Cette capacité de l’enseignant à « tenir » les enfants peut être directement remise en cause par l’absence d’emprise de l’intervenant sur la classe. Il suffit que la turbulence des élèves soit perçue comme une donnée de la situation avec laquelle doit composer l’intervenant, de la même manière que l’enseignant lui-même doit en tenir compte, comme c’est le cas pour cette classe de perfectionnement en zone d’éducation prioritaire dans la citation suivante, pour que l’expérience de sa classe qui échappe à l’emprise de l’intervenant soit vécue par le maître comme une profonde atteinte à sa propre capacité à y maintenir le bon ordre.

« C’est un peu dans la conduite des séances… quoi…, je me sens un petit peu mal à l’aise car je me retrouve à intervenir souvent car il (l’intervenant) manque d’exigences envers les enfants et, moi, ça me dérange d’être spectatrice de ça. Ou bien, je ne le vois pas, je fais autre chose et, à ce moment-là, je n’interviens pas. Mais je ne peux pas voir un gamin qui va quelque part et qui donne l’impression de me narguer parce qu’il enfreint certaines lois ; il sait qu’il est en train de les outrepasser. Moi, voir ça et ne rien dire, ça me dérange. Donc ça me dérange dans la menée de la séquence en fait. Mais, c’est vrai aussi qu’il n’a pas le même rapport aux enfants. […] Moi j’ai des gamins qui manquent de structures, c’est bien qu’il y ait un certain rituel. Je trouve qu’il manque d’exigences. »
Q : Vous n’avez pas encore eu l’occasion de lui en parler, vous ne vous connaissez pas assez pour ça ?
Si, moi je me suis permise de le dire. En fait, je l’ai fait très vite par le biais des enfants, c’est-à-dire que c’est moi qui me suis fâchée directement devant les enfants en disant : ″là, je ne suis pas d’accord, X (prénom de l’intervenant) est en train de dire des consignes et d’autres enfants sont ailleurs, alors non !″ Donc je lui montrais que les enfants étaient capables de faire autrement. Une autre fois, je suis intervenue, toujours par rapport aux raquettes, il donnait 4 ou 5 consignes à la fois… Les gamins faisaient ce qu’ils voulaient et il n’y avait jamais de retour sur ce qu’il y avait de fait. Ca me dérangeait car, en classe, on est sans cesse en train de faire ça. »
Q : l’intervenant a-t-il évolué ?
Eh bien, je ne sais pas, je ne sais pas ce qui se passe dans sa tête. Mais il n’est pas de mauvaise foi. Il manque de technique de gestion d’un groupe et moi je ne suis pas formatrice pour intervenir. Si c’était un collègue, je dirais : ″on arrête le décloisonnement″. Là, il est intervenant, je ne peux pas lui dire ″j’arrête″, sinon on me dirait : ″alors vous demandez des intervenants et cela ne vous convient pas”. Et puis, on n’a pas eu de projet en commun, il a été parachuté en cours d’année. » (M. perfectionnement, école C)

4Le spectacle de ses élèves qui échappent à l’emprise de l’intervenant est insupportable pour l’enseignante. Elle ne peut le voir sans y réagir. Elle pourrait aussi s’obliger à ne pas voir ce qui se passe, pour ne plus avoir matière à intervenir. Mais, à la longue, cette position qui consiste à faire semblant de fermer les yeux lui semble intenable. En échappant à l’emprise de l’intervenant (au point de quitter le lieu de l’intervention) les élèves remettent ouvertement en cause l’ordre que s’efforce de construire l’enseignante dans la classe et se glissent dans les failles de l’intervention pour la mettre à l’épreuve. Quand trop c’est trop, l’enseignante reprend en main la classe, moment fort, quasi solennel où elle se fâche, s’impose et prend à parti ses élèves. Elle ne s’attaque pas de front à l’intervenant mais le vise par le biais des élèves : « laisser entendre et éviter de dire » (Jullien, 1995)2. Montrer à l’intervenant que les enfants sont « capables de faire autrement », c’est lui signifier que le désordre doit moins aux enfants eux-mêmes qu’à la manière de les « gérer ». Le désordre signifie donc ici la faiblesse de l’intervenant, bien plus qu’il manifeste la force des élèves. Intervenir dans ce sens, c’est donc insister sur la possibilité toujours présente de rétablir l’ordre, pour peu que l’intervenant le croie possible et nécessaire. Non pas donner un modèle à l’intervenant sur ce qu’il convient de faire, mais lui donner à penser ses propres marges de manœuvre pour tenir la classe. Tout en se défendant d’être « formatrice », l’enseignante n’impute pas les défaillances de l’intervenant à sa personne même, mais à des « techniques » qu’il peut acquérir. Surtout, cette intervention vise également le futur dans la mesure où l’enseignante se projette dans une relation durable avec l’intervenant. En donnant un coup d’arrêt à la séance, elle s’interdit aussi de mettre un terme à ses interventions.

5Si la très grande majorité des maîtres trouve normal de participer au contrôle du groupe classe, y compris quand ils ont le sentiment que l’intervenant se débrouillerait très bien tout seul, ce qui leur répugne, c’est d’être obligé d’intervenir « souvent ». Par principe, il ne peut y avoir qu’un seul « maître à bord », même si l’un complétant l’autre, tous les deux interviennent dans ce domaine de la discipline. Trop intervenir, ce n’est pas seulement suppléer aux défaillances de l’intervenant, c’est faire l’épreuve de sa propre capacité à « tenir la classe ». C’est aussi se mettre dans une situation particulièrement gênante car il ne s’agit pas de se substituer à l’intervenant, de diriger l’activité des élèves. Comment reprendre en main les élèves, sans pour autant prendre en main la séance ? Trop intervenir dans la séance d’un tiers, c’est finalement intervenir en lieu et place de l’intervenant : faire la séance et non plus seulement réguler l’activité des élèves. Mais c’est aussi, en gommant petit à petit la présence de l’intervenant, dégrader la situation au point de la rendre irréversible. À ce prix, est-ce encore une « chance » d’avoir un intervenant ?

6Pour le maître, intervenir dans ce registre de la discipline suppose également d’apprécier ce qu’il faut de continuité entre l’ordre qu’il s’efforce de construire ordinairement en classe et la marge de liberté pédagogique qu’il peut autoriser chez l’intervenant. C’est à la fois avoir des « exigences » et permettre l’expression d’un autre « rapport aux enfants ». On retrouve ici les difficultés d’un positionnement des aides éducateurs aux yeux des enseignants, ce risque d’être trop « copain » avec les élèves, manquant d’une autorité qui n’est pas, pour autant, celle du maître. Les différences entre la manière de faire du maître et celle de l’intervenant renvoient à des « personnalités », des « seuils de tolérance » différents : au bruit, au mouvement, à l’écart permis entre ce que font les enfants et ce qu’ils sont censés faire. Ces diverses manières de faire renvoient également aux différentes démarches du maître lui-même selon les différents domaines d’enseignement qu’il propose à ses élèves. Ainsi, la séance d’éducation physique et sportive se représente aisément comme une « rupture » souhaitable par rapport au fonctionnement dans la salle de classe. Elle met en valeur un ordre différent pendant l’intervention : un « travail par groupe », « des repères plus fluides », une « discipline plus individuelle que collective », la nécessité pour les élèves de « se surveiller eux-mêmes », pour reprendre ici la description d’un enseignant. Impossible de penser la discipline, cette normalisation des comportements des élèves, sans penser du même coup, à la normativité des savoirs que mettent en jeu, à différents titres, les disciplines scolaires. Selon les domaines d’intervention, place est faite à un ordre qui se rapprocherait d’une animation (en reprenant ici l’étymologie du mot, comme manière de donner vie et mouvement), à une discipline entièrement définie en termes d’intérêt spontané des enfants et de motivation3.

7Un ordre plus « souple » est non seulement admissible pendant une intervention extérieure (à condition de ne pas se laisser « déborder » par les élèves), mais il peut être valorisé par les enseignants : « On aimerait être décontracté dans une classe, mais c’est difficile parce que tout de suite les enfants en profitent, ils ne savent pas bien tenir les limites. On est plus strict, plus sévère, en apparence. » Les enseignants sont pris entre, d’un côté, la séduction de cet « autre rapport aux enfants » ou cette « image plus sympathique » de l’intervenant auprès des élèves, alors qu’eux-mêmes s’obligent souvent à se contraindre, et, de l’autre côté, la vigilance que commande le contrôle permanent de la classe. Leurs réticences en matière de discipline naissent également de ce sentiment de s’obliger à « faire la police » au lieu d’être dégagé de cette contrainte par l’intervenant ou d’y contribuer spontanément. Elles sont d’autant plus vives que l’enseignant éprouve le sentiment de n’être là que pour surveiller ses élèves afin de pallier les défaillances de l’intervenant.

« Dans la pratique, avec cet intervenant de gymnastique dont j’ai vu le projet et auquel j’adhère, je peux participer et animer des ateliers, tourner dans les ateliers qu’il fait et être en fin de compte avec les enfants. […] En revanche, avec le professeur d’escrime, je ne suis jamais arrivé à participer, je faisais seulement de la surveillance : je tournais autour, c’était pas tellement agréable pour moi. Au début, il m’a dit que je pouvais participer, mettre un masque pour essayer de faire avec les enfants. Mais, bon, j’ai essayé, mais je n’y suis pas arrivé et moi-même déjà, je ne comprenais pas ce qu’il disait. Je n’arrivais pas à réinvestir, à montrer aux enfants, à les aider. Donc, je me suis transformé un peu uniquement en garde-chiourme, ce qui n’est pas très agréable quoi : faire respecter la discipline et faire respecter le professeur, parce qu’ils n’adhéraient pas vraiment toujours. » (M. CM2, école B)

8Pour cet enseignant, ce qui désagréable au bout du compte, c’est d’être réduit à une place qui lui est donnée par les défaillances de l’intervenant, sans trouver des prises pour infléchir l’intervention dans une direction qui susciterait l’adhésion de ses élèves. Il fait l’épreuve de son incapacité à exploiter la dynamique de l’intervention dans un autre sens que celui initié par l’intervenant. Rien de plus terrible d’ailleurs que de faire soi-même l’épreuve de défaillances telles qu’on ne puisse pas y remédier. Quand l’enseignant lui-même ne comprend pas l’intervenant, comment peut-il aider ses élèves en traduisant à leur niveau ce que veut dire l’intervenant ? Faute de mieux, les prises qu’il peut saisir dans la situation demeurent extérieures à l’activité des élèves. Elles ne jouent qu’à sa périphérie, pour éviter les « débordements » : il n’est pas avec les enfants, il tourne autour. Il se force soi-même à la réalisation d’une intervention qui ne convient pas aux enfants. À l’inverse, si, pour un maître, c’est la situation elle-même qui commande la surveillance des élèves, sa vigilance et ses interventions, ce n’est pas lui qui se contraint à agir et du même coup à éprouver les limites de son pouvoir d’action. En somme, ce n’est pas ce rôle de surveillance et les problèmes de discipline eux-mêmes qui « dérangent » les enseignants, mais les limites de leur propre activité quand elle s’avère impuissante à infléchir une intervention qui ne convient pas et qu’elle ne peut au mieux qu’éviter sa dégradation. Inversement, le charme d’une intervention extérieure est d’autant plus fort qu’elle est ressentie comme laissant toute sa liberté à l’enseignant, à la possibilité de se placer en retrait comme de participer.

Le « tact » de l’intervenant

9Si la discipline consiste à savoir « tenir », prendre en main, les élèves, nous sommes tentés de dire que la pédagogie, pour en rester au ras de l’expression des enseignants, est affaire de communication et de doigté, de « contact » avec les élèves. Elle consiste à savoir les toucher, jusqu’au point où précisément la discipline n’a plus lieu d’être. Ainsi, nous verrons que le pédagogue est d’abord celui qui sait se mettre à la portée des enfants, sinon ce qu’il fait ne les touche pas. Le toucher est surtout un sens réciproque : en même temps qu’il s’efforce de toucher les enfants, l’enseignant est touché par eux4. Il est affecté par ce qui leur arrive, y compris par le « ton », les « mots » avec lesquels l’intervenant s’adresse à eux. Dans cette mesure, les réticences de l’enseignant sont d’autant plus vives que le manque de doigté de l’intervenant se rapporte à des élèves qu’il perçoit en difficulté.

« Avec X (prénom de l’intervenant sportif municipal), tout est clair, il n’y a pas de problème du tout. Je lui fais entièrement confiance, il fait ce qu’il veut. […] La seule chose où je suis vraiment intervenue, c’est qu’à certains jeux, les filles ne pouvaient pas s’investir comme les garçons, notamment les jeux de balle où il faut tirer, comme le gagne terrain. Pour elles, c’est une catastrophe, elles sont dans une situation difficile et en plus elles se faisaient engueuler par les garçons. Une année, je me suis attachée aux lancers avec les filles, ça m’énervait de voir leurs difficultés. » (M. CM1, école D)

10Affaire de « contact », la pédagogie vise d’abord le « coté relationnel », ces doubles liens tissés entre les élèves, l’enseignant et l’intervenant. L’absence de « tact » de l’intervenant à l’égard des enfants, ne manque pas de toucher à son tour le maître, d’autant qu’il est plus à même d’apprécier son impact par une connaissance de ses élèves. À nouveau, la natation fait figure de cas extrême favorisant l’expression des réticences des enseignants, en amplifiant à la fois les difficultés des élèves et le manque de familiarité entre l’intervenant, le maître et la classe. Là, l’absence de doigté de l’intervenant représente souvent aux yeux de l’enseignant, un véritable traumatisme psychologique qui paralyse l’activité des élèves qui ont déjà « peur de l’eau ». D’où des interventions des enseignants qui se réfèrent à ce qu’ils savent de tel ou tel enfant, interventions qui, le plus souvent, n’interrompent pas brutalement le cours des choses, comme c’est le cas pour une « reprise en main » de la classe. Ces interventions du maître ponctuent en quelque sorte l’intervention extérieure, sans remettre en cause son déroulement. Elles font le plus souvent l’économie d’une « prise de bec » avec le maître nageur. Quand au lieu de toucher un élève, l’intervenant le « secoue », l’enseignant peut amortir le choc, « arrondir les angles », y compris entre l’intervenant et les parents d’élèves. Mais, là encore, c’est moins en son nom propre qu’il intervient qu’en tant que médiateur, porte-parole de l’enfant parce qu’il le connaît mieux.

« Je ne suis pas contente parce que c’est toujours vite, vite… C’est une question d’environnement… C’est tout ce qu’il y a autour qui est dérangeant. Ca n’a aucun rapport avec les moniteurs de la piscine. […] On est aussi là pour faire un peu de diplomatie. Quand un moniteur de piscine a un peu trop secoué un enfant qu’était… un enfant timide et tout ça… on a un petit rôle de diplomatie, de lui emmener l’enfant par la main et de lui dire : « criez moins fort » ou enfin… […] Ça arrive, ça arrive… parce que les moniteurs de piscine, ils ne voient que leur truc, alors ils voient le gamin qui tchache et qui ne fait pas ce qu’on lui dit de faire… C’est vrai que quand ils n’ont qu’une demi-heure, bon, ils ont tendance à s’énerver. Ce que je trouve tout à fait normal. Mais quand ce sont des enfants qui sont dans un milieu différent, ça prend des fois encore plus d’importance. Donc, on va leur dire gentiment. Et puis ça arrive que les parents viennent nous voir nous, parce qu’ils ne peuvent pas voir les moniteurs. C’est un peu un rôle de diplomate (rire), arrondir les angles. » (M. CE1, école M)

11Affaire de « contact », la pédagogie renvoie à la personne de l’intervenant, une question de personnalité ou de qualités « relationnelles », mais aussi à tout un « environnement », l’ensemble des conditions de l’intervention qui pèse sur sa réalisation et l’activité de la classe. Mais, ce que l’intervenant perd en « contact » avec les élèves, l’enseignant le gagne pour ainsi dire par le regard, cette palpation à distance comme le définissait M. Merleau-Ponty. Ce regard de l’enseignant perçoit ce que ne voit pas l’intervenant tout entier absorbé dans la conduite de la séance. Il est aussi capable de relier ce qu’il voit à ce qu’il connaît de l’élève : « ma compétence, c’est le regard que j’ai sur les enfants », disait plus haut une enseignante. Les réticences que peut susciter le manque de doigté de l’intervenant procèdent au cas par cas, en mettant en rapport l’intervention avec tel(s) ou tel(s) élève(s) de la classe. Là, l’enseignant procède ponctuellement, c’est-à-dire sur des éléments précis et au coup par coup. Ses interventions ponctuent donc le cours des choses comme autant de petites mises au point. Ces réticences des enseignants devant le manque de tact d’un intervenant sont le plus souvent relativisées. D’une part, ce genre de défaillances ne fait pas obstacle à la réalisation de l’intervention (ce qui est le cas d’une classe qui échappe à l’emprise de l’intervenant) et, d’autre part, il est mis en rapport avec les compétences a priori techniques de l’intervenant.

Se mettre à la portée des petits

12Parfois circonscrit à certains élèves, le manque de pédagogie de l’intervenant peut aussi se rapporter à l’ensemble de la classe. Là, il déborde ce qui tient à sa personne ou aux conditions de l’intervention et vise tout autant sa démarche. Ainsi, d’un côté, l’intervenant peut être décrit comme « un peu déphasé, décalé avec les petits », « mortellement ennuyeux », « un peu difficile d’accès » ; de l’autre coté, son intervention peut être caractérisée par « une démarche très théorique, plus à la limite pour des adultes, mais pour des adultes motivés », « pas assez ludique, pas assez dynamique, trop conceptuel », « pas adapté, on ne pouvait pas visualiser », « pas repris avec les mots des enfants », « il ne leur apportait pas les éléments qui leur permettaient de comprendre où il voulait en venir ». Inaccessible aux enfants, l’intervention ne peut pour ainsi dire que leur faire violence : « Il renvoyait quelque chose de négatif en disant qu’ils étaient nuls, qu’ils ne comprenaient rien ». Le manque de pédagogie de l’intervenant met ainsi à l’épreuve les limites d’un travail de « dressage » des enfants et montre a contrario ce qui convient aux « petits » : le jeu, la variété, la mobilité…, a fortiori quand ces « petits » sont en difficulté. À chaque coup, les défaillances de l’intervenant obligent l’enseignant à faire le partage entre ses propres réticences et celles des enfants, à s’interroger jusqu’à quel point ces derniers sont capables de supporter ce qui ne lui convient pas.

« Moi, je n’aime pas tellement la façon de faire de la natation. Pour moi, ce n’est pas assez ludique et on sent que c’est des exercices menés un petit peu à la baguette. Je ne suis pas sûre que les enfants soient très motivés par ce genre de chose… Ils ne sont pas mis en situations assez variées, c’est toujours la même chose. Ils sont assez bien dressés, ils rentrent bien dans ce cadre-là. Ils ne sont pas trop…, pas du tout révoltés, ils acceptent complètement cette chose-là. Donc, ben, ils y vont, ils y trouvent bien leur compte. À mon avis, quand même, ça manque de créativité ! (rire). […] Le groupe 1, les enfants que je vois en échec, tenir le bord du bassin, je les motive tous les lundis pour prendre leur petit sac, sinon ils ne viennent pas. J’ai toujours beaucoup de défection. Donc, ces enfants-là, ils ne sentent pas à l’aise dans une situation qui est souvent la même et qui se répète, et je pense que si on les mettait dans une histoire de jeu, aller chercher un objet dans l’eau, j’en ai vu d’autres situations, je travaillais à X (autre ville du département), c’était complètement différent, j’apprécie mieux. Je pense qu’on leur permettrait de ne pas être toujours en échec ; vis-à-vis de l’eau, comme du reste, c’est bien de varier les situations. » (M. CP, école B)

13Affaire de « contact » avec les élèves, la pédagogie consiste donc d’abord à savoir se mettre à la portée des petits. Et, plus les élèves sont petits, plus est important le travail d’adaptation nécessaire pour combler la distance qui les sépare des savoirs et des pratiques des « grands ». La pédagogie est précisément cet effort que font les « grands », les adultes, pour « faire passer » ce qu’il y a à apprendre à des enfants5. Elle commande à la fois de se faire soi-même petit, modeste, et d’être capable de convertir la maîtrise personnelle d’une pratique et d’un savoir en un faire faire à des enfants. Plus les enfants sont petits et plus les intervenants sont grands, experts, plus est grand l’effort qu’il leur faut réaliser pour s’abaisser à leur niveau et leur permettre d’accéder à leur domaine professionnel. Parce qu’il est à la fois grand par rapport à ses élèves et petit, un touche-à-tout, par rapport à l’intervenant, le maître représente le médiateur par excellence.

« On peut être au top sans être pédagogue. Ce n’est pas parce que ce sera David Douillet (champion olympique en judo) qui viendra faire le cours que ce sera parfait parce qu’il n’aura pas forcément réfléchi sur comment s’y prendre pour aborder l’activité avec des petits… On peut être très calé et puis ne pas être capable de faire passer l’activité. D’où l’intérêt de garder l’enseignant présent et non dire : ″je te prête les mômes, moi je m’en vais ailleurs, puis tu te débrouilles…″. Faut quand même voir ce qui se passe et d’ailleurs le prof de judo nous dit toujours : ″si vous avez quelque chose au niveau pédagogique à nous faire passer, n’hésitez pas, parce qu’à la base, mon boulot…″ Il est prof de judo…, le niveau scolaire, ce n’était pas sa spécialité. Donc on est là pour intervenir, si seulement il sent qu’il y a quelque chose au niveau pédagogique qui ne va pas. Lui, il intervient au niveau technique judo ; nous, on est là pour être pédagogue et donc, à nous deux, on doit faire quelque chose de correct. Autant il acceptera qu’on lui donne des indications au niveau de la pédagogie, autant c’est vrai, au niveau judo pur, c’est lui le spécialiste. Nous, on n’est pas censé connaître. » (M. CM1, école M)

14Dire d’une intervention extérieure qu’elle est avant tout un « apport technique », permet aux enseignants de relativiser des défaillances pédagogiques de l’intervenant. Il leur faut faire contre mauvaise fortune bon cœur : l’intervenant est le technicien ; ils sont là pour être pédagogues. C’est dire que les enseignants peuvent à la fois regretter un manque de pédagogie de l’intervenant et ne pas être en mesure de lui reprocher : « l’intervenant extérieur a des compétences dans un domaine très défini ; nous, on a le côté pédagogique ». L’altérité de l’intervenant est ce jeu du même et de l’autre. Même, il faudrait qu’il soit le double du maître, un pédagogue. Autre, il a un domaine précis, c’est lui le spécialiste. Ainsi, la pédagogie de l’intervenant est en quelque sorte son supplément d’âme, hautement apprécié par les enseignants. D’où la nécessaire présence et vigilance du maître qui connaît ses élèves et qui a « l’habitude des petits ». C’est à lui d’intervenir pour ajouter, en cas de besoin, une « touche plus pédagogique » à l’intervention extérieure, de la même manière qu’il peut être sollicité pour rappeler son « cadre scolaire » ou pour « arrondir les angles » si l’intervenant manque de tact.

« Quand à l’escrime, j’en ai fait des années et des années avec ce même maître d’armes (celui qui intervient dans sa classe). C’est une discipline très technique, qui demande vraiment une bonne technique. Or, en six mois, ils (les élèves) n’ont pas le temps de se former vraiment. On commençait à s’amuser là, les deux dernières séances. Et l’enseignement qui est pratiqué, je préfère ne pas en parler. Il (l’intervenant) est gentil. Je l’aime bien. Mais il y a des limites […] Il est compétent, c’est un bon maître d’armes, mais il y a une différence entre être maître d’armes et être pédagogue.
Q : comment ça se concrétise quand vous lui reprochez de ne pas être pédagogue ?
Je ne lui reproche rien. Donc je participe, j’aide, j’essaie d’apporter la touche plus pédagogique. De toute façon, je participe toujours parce que c’est mon rôle. Les enfants le savent bien : l’autorité pédagogique, c’est moi, et l’autorité du spécialiste, c’est l’intervenant quel qu’il soit. Je leur montre très nettement que je seconde et que ce n’est pas moi qui dirige pour montrer qu’il y a un professionnel. » (M. CM2a, école M)

15Dans ce sens, le manque de pédagogie de l’intervenant peut susciter chez le maître non pas des arrêts brutaux dans le cours de l’intervention, mais toute une activité constante de régulation de l’activité des élèves : aider, conseiller, corriger, encourager, reformuler les consignes, vérifier leur compréhension… Là, il ne s’agit plus d’un coup de force pour reprendre la classe en main, mais d’une participation permanente du maître pour donner une « touche », une couleur, une orientation d’ensemble « pédagogique » à l’intervention. Son activité est continue, elle crée pour ainsi dire des voies de traverse dans les lignes de forces de l’intervention extérieure. L’enseignant que nous venons de citer sait mettre la main à la pâte, sans prendre en main la séance et sans remettre en cause l’autorité du professionnel et du spécialiste qu’est le maître d’armes. Il agit de manière discrète, sans forcer le trait. Là encore, pas de grand discours à l’intervenant : il ne le prend pas de front, mais de biais en s’attachant à l’activité des élèves. Cet enseignant (la citation indique sa grande familiarité avec l’intervenant et l’escrime) est de ceux qui savent exploiter, ou plus exactement décliner, la dynamique de l’intervention quand elle manque de charme pédagogique. Quand, pour les élèves, l’intervention devient plus une corvée qu’un plaisir, les défaillances pédagogiques de l’intervention se rapportent autant à son incapacité à susciter leur adhésion qu’à sa capacité à les dégoûter, pour ainsi dire, du domaine d’activité qu’il propose. Une intervention qui manque de charme est précisément une intervention qui, au lieu de faire fond sur le charme supposé de ce domaine pour les élèves, réussit à vaincre cette attraction puissante et spontanée. En d’autres termes, aux yeux des maîtres, ces défaillances pédagogiques sont d’autant plus criantes qu’elles sont relatives aux caractéristiques intrinsèques de ce domaine et à son attrait pour les élèves.

16Dans ce sens, le défaut de plaisir ou d’intérêt des élèves peut être directement imputé au caractère plus ou moins « technique » du domaine d’activité, sans remettre en cause l’intervention elle-même. Pour quelques enseignants, l’absence de plaisir des élèves ou son différemment ascétique (on commence à « s’amuser », une fois que la technique est intégrée) se justifie par les résultats de l’intervention. Exceptionnellement, cette dimension technique prend une valeur absolue sur laquelle l’intervenant lui-même n’a pas prise. Du même coup, ce n’est pas à l’intervenant de se mettre à la portée des enfants, c’est aux élèves de se grandir pour être à la hauteur de l’intervenant. C’est du moins ce que laisse entendre une autre enseignante confrontée au même intervenant municipal en escrime.

« En club, ne viennent que les enfants qui veulent faire de l’escrime, tandis que là je suis obligée de traîner tout le monde, même des enfants maladroits, même des enfants qui n’ont pas un gramme d’attention, même des enfants que ça n’intéresse pas.
Q : c’est bien à lui (l’intervenant) de s’adapter, non ?
Moi, je partirais en sens inverse, je ne vois pas pourquoi ce sont des enfants qui n’ont pas un gramme d’attention qui ne feraient pas l’effort de faire attention un moment. Moi, je trouve un peu regrettable qu’on baisse toujours les bras, en disant au gamin : ″ah bon, puisque tu peux pas, et bien, je vais faire du CM1 à la place du CM2″. […] Je me dis que c’est aux gamins de s’adapter et pas à moi (rire), je suis trop vieille ! (rire) […] Mais attendez, au niveau de l’escrime, ce brave homme, il ne peut pas changer. Quand on est en quarte, on est en quarte ; quand on est en quinte, on est en quinte. Ça date du Moyen âge, il ne peut guère changer ses mouvements. Il ne peut guère changer sa façon d’avancer ou de reculer, parce qu’elle est trop codifiée. Aux échecs, les enfants sont obligés de s’adapter… Là, ils sont obligés de s’adapter au niveau des règles, mais après il les laisse en combat libre, il n ‘ est pas là à dire : ″attends, tu as mal mis ta main″. Mais il est obligé de leur donner des règles précises, les enfants renâclent là-dessus, voilà, c’est comme l’orthographe ! […] Moi j’ai commencé le judo avec un maître qui enseignait le judo tel qu’on l’enseignait au club, car ces gens arrivaient des clubs et ils essayaient de faire passer un savoir… Ce n’est pas parce que c’est un enseignement primaire où ils en font très peu qu’ils doivent faire n’importe quoi pendant les cours de judo. » (M. CM2b, école M)

17Face à un même intervenant municipal, en escrime, là où le premier enseignant (M. CM2, école B) se voyait réduit au rôle de « garde-chiourme », là où le second (M. CM2a, école M) s’efforçait d’apporter une « touche plus pédagogique » à l’intervention, la troisième (M. CM2b, école M) se montre seulement « plus attentive » : elle seconde l’intervenant dans la mise en place du matériel et la surveillance des élèves. Les propos de cette enseignante montrent bien que la mise à l’épreuve des compétences pédagogiques de l’intervenant est liée à l’appréciation du caractère « technique » de l’activité qu’il propose et à une représentation des compétences enfantines6. Sur ce point, le caractère ambivalent de la « technique » pour les maîtres renvoie directement à une dualité des définitions de l’enfance. D’une part, elle manque d’autant plus de charme qu’elle est mise en rapport avec la spontanéité et la mobilité même de l’enfance. D’autre part, son caractère ascétique renvoie au futur d’un enfant confronté à la nécessité de s’approprier le monde des grands. D’ailleurs, l’enfant lui-même n’aspire-t-il pas à devenir grand, à faire comme les grands ? Concilier le « technique » et le « ludique » c’est précisément réaliser un compromis entre une transmission des pratiques et des savoirs des adultes et la vitalité des enfants. La recherche d’une complémentarité entre le « technicien » et le « pédagogue », véritable leitmotiv de la plupart des enseignants, dit ensemble l’importance d’une transmission des savoirs et le souci de respecter les spécificités enfantines.

Critiques et espace public

18Face à une intervention défaillante, nous avons montré comment le maître s’efforce d’y mettre du sien par une vigilance et une participation accrue. Quand la solution de facilité serait de (se) dire : « j’arrête », de prendre la décision personnelle de rompre toute collaboration avec l’intervenant, compte aussi la perspective d’un futur qu’engage l’intervention, en particulier si elle est municipale. La solution de facilité, c’est aussi de se taire, de faire œuvre de loyauté à l’égard de l’intervenant, y compris en fermant les yeux sur ses défaillances. C’est non pas les ignorer mais les relativiser en regard du bénéfice de l’intervention pour les enfants : « les enfants bénéficient de quelque chose et, en contrepartie, il faut savoir accepter certaines choses ». Coûteuse est en somme la communication explicite et directe à l’intervenant de ce que l’enseignant désapprouve. Plus difficile encore est, pour le maître, la dénonciation de l’intervention dans l’espace public, qu’il s’agisse de l’école, de la commune, de l’éducation nationale ou d’une organisation syndicale.

Les difficultés d’une critique

19Plutôt que de front, c’est souvent de manière indirecte, par l’intermédiaire de ses interventions sur l’activité de ses élèves que l’enseignant exprime son insatisfaction à l’intervenant. Seule la construction d’un lien suffisamment solide entre maître et intervenant pour supporter cette épreuve qu’est l’énonciation d’une insatisfaction permettrait de lever la crainte qu’il ne soit fragilisé par cette épreuve. Même dans les cas où l’enseignant manifeste une « forte personnalité », où l’intervenant lui-même se montre « ouvert », « pédagogue », elle suppose donc du temps, à la fois pour connaître l’intervenant et savoir où il veut en venir. Dire qu’il faut du « temps pour mettre les problèmes sur la table et les aplanir », c’est aussi montrer à quel point une « difficulté d’image » peut empêcher les personnes de se parler, en s’imposant a priori à elles : « pour eux (les MNS), on est les instits, et on ne connaît rien à la piscine ». Face à l’excellence de l’expert, l’enseignant peut se retirer le droit de dire son insatisfaction : « de toute façon, je ne suis pas capable de le faire…, je n’ai donc pas à juger. » L’enseignant peut aussi tenter de faire valoir un autre ordre de grandeur pour justifier sa critique : la pédagogie. Encore faut-il qu’il y ait véritablement place pour l’épreuve de ces compétences pédagogiques.

« Là (en natation), il n’y a pas eu cette discussion préalable. En tout cas, moi, je ne l’ai pas vécu puisque je suis en remplacement ; c’est peut-être pour ça. Mais on sent que même sur le bord du bassin, j’aurais du mal à dire : ″moi, je ne ferais pas ça comme ça″. J’aurais du mal parce que je…, on sent que c’est organisé, il n’y a pas de place pour dire : ″moi, j’aime bien quand vous faîtes des jeux d’équilibre sur l’eau, des jeux pour plonger et aller chercher quelque chose″. […] Il me semble que quand les personnes ont déjà un métier comme la natation, les moniteurs ou même l’anglais…, j’ai l’impression que le rôle pédagogique nous échappe complètement, c’est clair ! Un petit peu comme nous quand, en tant qu’instituteur, on se dit : « on ne veut pas discuter de pédagogie, c’est notre domaine ». On dit aux parents : ″pas touche, c’est mon métier et personne ne doit me remettre en cause″. C’est un peu ce que je ressens avec certains partenaires qui sont des professionnels, qui donnent des cours particuliers, entraînent des clubs. » (M. CP, école B)

20Se faire reconnaître comme « professionnel » (pour le maître vis-à-vis des parents d’élèves, ou pour le MNS vis-à-vis des maîtres) revient à consacrer l’expertise comme une et indivisible : elle ne se partage pas. En tant que professionnel de la natation, le MNS non seulement monopolise la piscine, mais il retire aux enseignants le « droit », la légitimité, de discuter de ce qu’il y fait. On peut dire que ce sont aussi bien les difficultés à objectiver ce qui serait une grandeur pédagogique, la reconnaissance de l’autonomie professionnelle de l’expert, que l’absence de compétence dans le domaine de l’intervenant qui conduisent une bonne partie des enseignants à se retirer la possibilité d’avoir un regard critique sur l’intervention. En outre, la liberté pédagogique, à laquelle les enseignants sont attachés, peut aussi s’accommoder d’un parfait relativisme, d’une tolérance aux différences qui évite tout rapprochement entre des échelles de mesure perçues comme incommensurables : « chacun ayant une pédagogie différente, ça ne risque pas de me faire changer la mienne…, c’est une pédagogie différente mais ça se passe très bien avec les enfants ».

21Ainsi, ne pas avoir à juger l’intervention (ce qui est différent de ne pas être en mesure de le faire), c’est aussi réciproquement, pour le maître lui-même, refuser l’obligation de se justifier. La critique de l’intervenant n’est pas seulement affaire de compétence pédagogique ou technique de l’enseignant, elle est question de réciprocité de l’impératif de justification. De quel droit, l’enseignant se permettrait-il de juger du travail de l’intervenant si celui-ci n’a pas lui-même la possibilité de le juger ? Sans réciprocité, la critique devient illégitime. Elle ne tiendrait qu’au différentiel des positions qu’occupent respectivement l’intervenant et le maître ; elle ne serait plus qu’épreuve de forces. L’inégalité des statuts et des formations entre l’enseignant et l’intervenant, mais aussi l’asymétrie des regards (le maître regarde le travail de l’intervenant, mais celui-ci n’a jamais ou très peu accès au travail de l’enseignant), tout cela conduit à placer le maître en position de force. Loin de faciliter la critique des interventions, cette position des enseignants peut tout à fait y faire obstacle. Dans ce sens, l’absence de critique manifeste le refus d’une domination d’autant plus facile que les intervenants apparaissent dans une position fragile. Leur faiblesse même commande d’autant plus de doigté de la part du maître qu’elle les prédispose à tout « prendre mal ». Dès lors, pour le maître, dire quelque chose à l’intervenant revient à le mettre en défaut.

« J’interviens, j’aide… C’est vrai que tout n’est pas…, par rapport à ce qu’on nous a appris à l’école normale. C’est vrai que ce n’est pas dans la norme de ce que l’on peut dire, mais bon… […] Je pense que je ferais des petits ateliers, avec des exercices différents à chaque fois, parce que les gamins en ont un peu marre…, ils passent un par un. C’est comme à la piscine…, il paraît qu’il y a plein de matériel, je ne sais pas, moi je n’en ai jamais vu…, ils (MNS) ne le sortent pas. En handball, c’est pareil, on pourrait faire plus de petits ateliers, faire plus de jeux. On en fait des jeux parfois, mais c’est toujours un peu à la queue leu leu… Je sais ce qu’on peut faire.
Q : Il ne t’est pas arrivé de lui dire : ″on pourrait faire quelques jeux″, un peu l’orienter sur des jeux que tu aimerais… ?
Personnellement, je pars du principe que j’ai du mal à dire à quelqu’un qu’il fait mal, parce que je me mets à la place de cette personne…
Q : Oui, mais ce n’est pas lui dire qu’il fait mal…
Oui, mais ça revient à le dire. Je ne suis pas sûre qu’en disant ça, elle (intervenant extérieur) ne prenne pas ça mal. […] Nos relations sont très bonnes, mais je ne crois pas que ce soit une bonne manière de procéder que de lui dire qu’on ferait autrement. Si au début de l’année on avait mis un truc en commun, sur la table, si on en avait discuté, si on avait pris une heure, là j’aurais pu le dire. Là, sur le coup, je ne peux pas me permettre et puis je crois aussi qu’il ne faut pas leur jeter la pierre, ils n’ont aucune formation et tout ça. » (M. CE2, école C)

22Même si l’enseignant dispose de ressources pour fonder sa critique et qu’il entretient de « très bonnes » relations avec l’intervenant, l’absence d’échanges, d’un temps minimum de clarification de leurs attentes respectives avant la réalisation des interventions interdit de manifester dans l’intervention elle-même (« sur le coup ») un désaccord sur sa manière de procéder. Pour dénoncer une défaillance, il faut faire référence à une convention préalable qui permet de manifester, dans l’épreuve, une attente de comportement, une obligation de moyen ou de résultat (Chateauraynaud, 1991). Ainsi, le manque ou l’insuffisance d’une concertation fait également obstacle à la critique, dans la mesure où le maître s’en juge tout autant responsable que l’intervenant. De la même manière, la distance et l’extériorité que requiert la critique doivent être conjuguées avec l’implication du maître dans l’intervention : « Il y a des choses énormes qu’elle fait et qu’il ne faudrait pas faire… Mais je ne me permets pas de lui dire ce qui ne va pas car je n’interviens pas dans sa séance », dit une autre enseignante. Autrement dit, la critique demande un dispositif réflexif où le maître est en même temps participant et en recul par rapport à l’intervention : « élément actif » et « rapporteur qui embrasse d’un même regard spectacle et spectateur », comme l’analyse L. Boltanski (1993) dans le cas du spectacle de la souffrance7. Quand le maître ne participe pas ou pas assez, dénoncer les défaillances de l’intervenant, c’est alors se dénoncer soi-même. La « collaboration » entre maître et intervenant extérieur signifie alors un partage des tâches, mais aussi, et du même coup, l’impossibilité de s’autoriser à dénoncer. Dans tous les cas, la critique n’a pas lieu d’être : « je ne lui reproche rien »; « je ne dis pas qu’elle ne fait pas bien »; « je ne me permets pas de lui dire »… Enfin, l’enseignant peut aussi faire confiance au temps, à la construction d’une série d’interventions, pour laisser « mûrir » l’intervenant et faire fond sur sa capacité à « évoluer ».

Remontée des dénonciations dans l’espace public

23Même s’ils ont matière à critiquer les interventions extérieures, les enseignants se retirent souvent la possibilité de le faire. Si elles sont trop « ponctuelles », les interventions rendent impossibles une nouvelle mise à l’épreuve : la critique ne peut s’accompagner d’aucune réparation. Inversement, inscrites dans la durée, voire instituées par les communes, les interventions demandent d’abord au maître d’épuiser les possibilités de les infléchir. C’est quand il fait, somme toute, l’épreuve de son impuissance à les réguler, que la critique a lieu d’être pour changer le cours des choses. Ainsi, la critique n’engage pas seulement le passé, elle vise un avenir qui lui donne une positivité. Elle se fait dénonciation quand elle fait intervenir des tiers chargés de juger et réparer ces défaillances. Elle s’inscrit dans un espace public que dessine le travail de mobilisation de l’enseignant au sein de l’éducation nationale, de la commune ou de l’école.

« En VTT, on a deux intervenants, plus une personne pour réparer les vélos, donc cinq personnes pour un groupe et on n’est pas fichus d’organiser des groupes. Moi, je dis que c’est franchement se foutre du monde, là je le dis sans problème.
Q : Et cela a été dit à la municipalité ?
Bien sûr, moi j’ai fais intervenir le service des sports et le conseiller pédagogique, il m’a même parlé de la remise en cause de l’agrément de cette personne et rien n’est fait. […] Enfin, moi j’ai trouvé que c’était regrettable car, à force de fonctionner comme ça, on se voit supprimer plein de choses et, un jour ou l’autre, ça peut se retourner contre nous. Moi, c’est ça que je trouve dangeureux. On pourrait dire : ″attendez, on vous supprime les intervenants sportifs″. À ce moment-là, il y aurait un tollé. Moi, je ferais partie des gens qui râleraient. Et si je n’avais rien dit, on me dirait que, après discussion, on a su que sur cinq personnes qui étaient là, sur un groupe d’enfants, il y en avait une seule active et les autres qui blablataient, donc c’est inefficace. […] Je ne sais pas pourquoi ce n’est pas plus fouillé ces histoires-là et, en même temps, moi je ne suis pas pour la suppression des intervenants. En fait, finalement, j’ai joué la facilité : je ne demande plus le VTT, alors que je suis persuadée du bien-fondé de cette activité. » (M. perfectionnement, école C)

24Quand il dénonce une intervention, rien ne dit que l’enseignant sera suivi par les acteurs qu’il tente de mobiliser, ni que son action aura les effets escomptés. Se présentant comme porteur d’un intérêt collectif, il risque même de se retrouver en porte-à-faux vis-à-vis de collègues qui, eux, s’arrangent de cette situation. En l’occurrence, c’est par un retrait personnel de l’enseignant que se solde cette critique qui n’a pas été reprise dans l’espace public. D’ailleurs, cette intervention ne présentait aucun risque tangible pour les élèves et les enseignants n’hésitent pas dans le cas où l’objectivité d’un danger pour les enfants est manifeste. Beaucoup plus difficile est de trancher entre ce qui relève d’un manque de pédagogie et d’un mauvais traitement à l’égard des enfants. Par exemple, l’ennui ou l’immobilité des élèves ne sont-ils pas inévitables dans le cadre scolaire ? N’arrive-t-il pas aux enseignants eux-mêmes de « prendre un gamin par le collier », à leur corps défendant ? Définir un ou des enfants comme des « victimes » et dénoncer l’intervenant comme leur « persécuteur » ne va jamais de soi. En effet, l’enfant, avant d’être victime, peut être aussi coupable (il bavarde au lieu d’écouter, fait tout autre chose…) et alors ce n’est pas la punition elle-même, la réaction de l’intervenant, qui peut être remise en cause mais sa disproportion avec le délit (il « secoue trop » l’enfant). Difficulté aussi à objectiver un « mauvais traitement », qui ne laisse pas de trace sur le corps de l’enfant. Difficulté enfin à désigner l’intervenant comme le coupable. D’un côté, il faut là encore compter avec une régularité des interventions qui rend possible la construction d’une série de petits événements apportant la preuve d’une culpabilité de l’intervenant. De l’autre côté, joue le regard croisé des collègues confrontés à ce même intervenant qui lui confère un caractère intersubjectif.

25On comprend alors que, dans le tout petit nombre de cas dont nous avons connaissance, ce sont moins les maîtres eux- mêmes que des parents d’élèves qui dénoncent publiquement un intervenant extérieur jusqu’à remettre en cause son agrément, quand précisément son « manque de pédagogie » s’avère mauvais traitement des élèves. Les enseignants savent bien que les parents sont toujours présents dans l’intervention par l’intermédiaire de leur enfant et que c’est d’abord à eux qu’ils peuvent demander des comptes. Mais, leur « petit rôle de diplomate » entre parents, enfants et intervenants a ses limites. Ainsi, dans une affaire qui s’est conclue par l’interdiction d’intervenir dans les classes pour un employé municipal en judo de la commune 1, c’est une mère d’élève qui a dénoncé cet intervenant. D’ailleurs, indique l’un des enseignants de l’école B, il s’agissait d’une psychiatre, dont le métier donnait d’autant plus de poids à cette dénonciation inscrite, souligne-t-il, dans l’histoire de ses démêlés avec les maîtres de cette école. Cette dénonciation remet en cause d’une manière collective la responsabilité des enseignants confrontés à ce même intervenant. Qualifiant, au cours des entretiens, son comportement à l’égard des élèves de « très agressif », ils s’en accommodaient malgré tout. Mais, c’est en particulier dans la classe d’une enseignante que l’affaire se cristallise : cette maîtresse est par excellence le témoin susceptible d’authentifier les faits pour accuser l’intervenant de mauvais traitements à un enfant. Elle ne peut pas avoir refusé de les voir et doit lever le soupçon de sa passivité devant les événements. Elle s’efforce ainsi de montrer qu’elle a fait œuvre de présence, par le regard et ses interventions, et de relativiser l’accusation, au niveau des faits et de leur imputation.

« J’ai eu un intervenant en judo… (c’est anonyme, hein ?), une vraie catastrophe. Mais ce qu’on a dit n’était pas vrai : l’élève qui se faisait gifler à chaque séance et la tête contre les murs et que je ne voyais rien. C’était là, dans ma classe, l’histoire… Les parents croient trop leur petit chéri…, il avait des problèmes ailleurs, ce gosse-là. Mais en judo, j’ai du lever des punitions tellement je les trouvais injustifiées ; bon, enfin, passons… » (M. CE2, école B)

26Soulignons que si de telles situations sont exceptionnelles, elles n’en sont pas moins symptomatiques des difficultés des enseignants à faire état de leurs démêlés avec les intervenants. S’efforçant avant tout de tenter de les régler en situation, leur collaboration s’apparente alors à une complicité dont les enfants font les frais. C’est d’autant plus vrai que les interventions ont un caractère régulier et durable, qu’elles sont instituées comme le sont les interventions municipales. La décision d’arrêter est souvent différée à la prochaine année scolaire. Elle va de pair avec la crainte que ce choix personnel remette en cause globalement cette initiative de la commune et, en même temps, le sentiment que le maître ne peut rien y changer :« ça perdure, parce que bon nombre de personnes préfèrent avoir quelqu’un qui vient, même si ce n’est pas extraordinaire. » De fait, aujourd’hui, les difficultés pour faire aboutir la critique et, en particulier pour remettre en cause l’agrément d’un intervenant, renvoient au bout du compte à la responsabilité de chaque enseignant, à un refus personnel de l’intervention. On voit bien pourtant ce qu’il y a d’illusoire et de trompeur à penser qu’un consensus des maîtres sur les défaillances d’une intervention, à supposer qu’il puisse exister, et leur décision personnelle de la refuser, puissent remplacer des conventions qui les dépassent et sur lesquelles ils doivent pouvoir s’appuyer.

Défaillances de la concertation : les difficultés d’un projet local

27La question de la construction commune d’un « projet » est précisément le lieu où s’objectivent aux yeux des enseignants, des défaillances dans la coordination de leur activité avec des tiers. Elle renvoie du même coup aux difficultés d’inscrire l’action des partenaires dans une politique éducative locale qui donnerait à ce partenariat le sens d’une ouverture maîtrisée de l’école à son environnement. Là aussi, le cas de l’intervention sportive municipale est tout à fait intéressant à étudier dans la mesure où il questionne la dimension locale des projets, c’est-à-dire leur articulation à des territoires spécifiques8. En outre, il interroge tout particulièrement les difficultés des enseignants confrontés à cette injonction au « projet ». Des projets, il y en a certes ! Mais, dans aucune des écoles étudiées, on ne peut dire que cette intervention municipale a fait l’objet d’un projet à la fois concerté et écrit. On peut ainsi montrer à travers le cas des communes 1, 2, 3 comment le réalisme des enseignants peut opposer des « vrais projets » dont ils se sentiraient partie prenante à des projets déjà « ficelés » (écoles M et B de la commune 1) ou des « projets bidons » (écoles G et C de la commune 2), ou encore des projets « formels » à la « souplesse » d’un fonctionnement où tout se joue dans une relation singulière de l’intervenant avec chacun des maîtres (école D de la commune 3).

28Dans les écoles M et B, c’est le conseiller pédagogique de circonscription (maître formateur spécialisé en éducation physique et sportive) qui contrôle et aide à la définition des projets pédagogiques des intervenants sportifs municipaux. Affaire de spécialistes, le projet des intervenants reste extérieur aux maîtres, au point où, malgré une réunion instituée en début d’année, il ne donne pas lieu à sa consultation par l’ensemble des enseignants : « c’est tout pareil, c’est toujours la même chose »; « en piscine…, c’est apprendre à nager ». Son existence peut même être ignorée des enseignants nommés temporairement dans l ‘ école. Qu’il s’agisse de la natation ou des six autres activités sportives dispensées au cycle 3 par les intervenants spécialisés, c’est ce conseiller qui est nettement perçu par les enseignants comme leur interlocuteur : « on n’a rien à redire » (le « redire » exprime bien ici la logique d’un fait, d’un donné qui a déjà été discuté par le conseiller).

« Là, on a eu une réunion. Ils (les MNS) nous ont fait, c’est vrai, cette année un gros projet pédagogique qui a été pensé a priori avec X (conseiller pédagogique de circonscription) qui les a fait potasser (rire). C’est vrai que les années précédentes, ça se résumait à une feuille simple ; cette année, ils nous ont donné un dossier plus…, plus complet. Les années précédentes, c’était plutôt du style ″ne pas oublier le bonnet, etc. ″, des directives plus que des contenus pédagogiques. » (M. CP, école M)

29Avec le souci de définir des contenus pédagogiques structurés, équivalents pour toutes les classes de la commune et spécifiques aux différentes activités sportives proposées, le conseiller pédagogique met les enseignants de la commune 2 en présence de projets « tout faits », donnés en même temps que l’intervenant municipal. À l’inverse, pour lutter contre ce qu’elle dénonce comme un certain consumérisme d’une partie des enseignants, la circonscription des écoles C et G a demandé aux maîtres de produire un projet personnel précisant leurs attentes en matière d’intervention municipale et son intégration dans leurs propres pratiques. Puisque désormais il fallait des projets, la plupart des enseignants s’est pliée à cette injonction : « si on demande rien, on n’aura rien »; « si on ne le fait pas, les enfants n’auront rien ». Le service municipal des sports a lui aussi suivi, tout en critiquant l’inflation des contraintes organisationnelles qu’ils occasionnaient. Qu’en est-il maintenant de ces projets ? Force est de constater qu’ils font l’objet de critiques d’autant plus vives que le maître s’est efforcé de jouer le jeu, y compris parfois en faisant appel au conseiller pédagogique. Mais, comme dit une enseignante particulièrement « choquée » : « Il y a ce qu’on écrit, ce qu’on voudrait et la réalité : c’est trois choses différentes. »

« C’est complètement incohérent, parce qu’on nous demande de faire des projets et ces projets, ils ne servent à rien quoi quelque part, puisque moi, je fais un projet voile et j’obtiens VTT. Il y a peut-être quelque chose en commun, mais je ne vois pas bien… Mes enfants ont fait VTT l’an passé et comme j’étais assez cohérente, je partais en classe de découverte, il y avait une continuité dans l’activité… Je préférerais qu’on me dise : ″vous n’avez pas obtenu voile, vous n’avez pas d’intervenant, point. ″ […] On n’oblige pas les gens à faire des projets bidons… Il serait plus cohérent que l’intervenant ait un projet type, en accord avec l’éducation nationale et que, après, les écoles intéressées par les activités aient une petite part d’incidence sur le projet type. On sait bien que l’intervenant qui propose l’activité VTT a son truc ficelé. Ce n’est pas l’enseignant qui va dire : ″tu feras ton truc comme ça″ ». (M. CM1, école G)

30Invités à penser l’avenir sous la forme du « pas encore », les enseignants ont été reconduits à composer avec ce qui existait déjà. Pas plus que le projet qu’une autre enseignante nous définit comme « écrit toute seule dans mon coin », le bilan des interventions qui est demandé aux maîtres par le conseiller pédagogique n’est réalisé avec les intervenants municipaux : « ça ne rime à rien ». Autant que le détournement d’une attente personnelle, cette absence de concertation avec l’intervenant caractérise un « projet bidon ». Il semble, au total, que pour certains enseignants cette injonction au projet, du moins pour ceux qui ne l’ont pas traitée comme une demande purement formelle (un « papier » de plus à remplir), se soit soldée à la fois par un constat des décalages entre leur demande et l’offre municipale et par le sentiment critique d’une distance entre l’idée même de projet et la présence de fait des intervenants municipaux dans les écoles.

31À l’opposé de ces projets extérieurs aux enseignants ou qui ne méritent pas ce nom, existent aussi des projets « informels » qui mettent entre parenthèses le projet écrit en bonne et due forme, envoyé pour la forme à la circonscription. C’est le cas de l’école D. Non seulement ce projet écrit semble ignoré de tous les enseignants, mais tous expriment leur préférence pour un projet vécu sur le mode de la confiance : « c’est la souplesse qui prévaut ». Dans cette situation où l’intervenant sportif municipal est fortement intégré dans la vie de l’école, fait figure de « 18^e maître de l’équipe », ses interventions ne font pas l’objet d’un planning collectif, d’un projet écrit en concertation avec les enseignants. Pourtant, cette concertation est loin d’être absente. Sans faire l’objet d’une réunion avec l’ensemble des maîtres, elle se nourrit d’échanges interindividuels variables selon les enseignants, de multiples occasions de rencontre, pendant les récréations dans la salle des maîtres, à la cantine ou dans un café proche de l’école.

« Il n’y a pas de réunion formelle, rien n’est écrit. On se retrouve souvent au café, ou le midi, ou le matin ; c’est un collègue à part entière… Il y a un partage des tâches, sans avoir besoin d’écrire. Avec X (l’intervenant), c’est facile car on le voit tout le temps. Les MNS, eux, ne sont pas disponibles. On sait que toutes les classes ne font pas la même chose ; on parle ensemble des orientations que l’on souhaite. Il tient compte de nos demandes, mais tout est oral. » (M. CM1, école D)

32Seul intervenant sportif dans cette école (outre les MNS), il est représenté comme un « collègue », partageant le quotidien de l’exercice du métier d’enseignant, y compris dans ses plus petits détails (« il est comme nous, il est fatigué au même moment que nous ») et participe souvent aux conseils des maîtres, étant le seul à en connaître tous les élèves. Dans ces conditions, l’idée même d’un projet écrit a peu de sens, sinon négativement comme témoignage d’un manque de confiance, d’un engagement conventionnel préalable permettant de se protéger face à l’incertitude. Dans cette école, la plupart des enseignants n’opposent pas leur pratique avec cet intervenant à un « vrai projet », dans la mesure où c’est la « souplesse » d’un fonctionnement au cas par cas et une forte intégration de l’intervenant dans l’école qui prévalent. Très fortement inscrite dans une série, l’intervention municipale se prête aussi à des demandes, des ouvertures, pour peu que l’enseignant fasse preuve d’engagement. Sa vigilance n’est plus ici défensive (sauf quand le maître arrive dans l’école), c’est-à-dire portant sur les éventuelles défaillances de l’intervenant. Elle consiste à savoir saisir des opportunités, exploiter le potentiel d’une situation où l’intervenant est pour ainsi dire sous la main. En somme, l’avenir s’ouvre à l’inédit en même temps que les relations entre le maître et l’intervenant gagnent en réciprocité, en confiance. Le temps se fait devenir, à mesure que l’enseignant introduit à la fois de la réversibilité dans ce qui fut, convertit le passé en quelque chose qui n’a pas été, qui pourrait être fait différemment, et de la symétrie dans sa relation avec l’intervenant. Bien sûr tous les enseignants de l’école D ne font pas preuve d’un tel engagement et, quoique confrontés à des projets déjà faits, les enseignants des communes 1 et 2 peuvent également peser sur leur réalisation. Mais c’est à ce prix que l’idée de projet garde quelque chose d’une tension vers l’avenir, y compris dans le domaine des interventions municipales, là où il se donne d’abord comme la répétition du même.

33Même si ces trois cas sont loin d’épuiser la diversité des situations rencontrées par les maîtres, ils donnent tout d’abord à comprendre que les interventions municipales, par leur permanence et leur régularité dans le temps scolaire, ne s’inscrivent pas dans la temporalité d’un projet définie par des échéances limitées. Ils permettent aussi de mesurer le caractère d’injonction paradoxale que constitue cette commande institutionnelle de projets élaborés avec les intervenants municipaux, puisque précisément ces derniers sont là « pour faire ». En outre, même si elle permet de valoriser les ressources locales de la commune, l’intervention municipale laisse entière la question de son ajustement à un territoire spécifique. Autrement dit, si cette démarche de projet témoigne de la volonté de construire de nouveaux compromis plus proches des réalités du terrain que ne le sont les conventions définies à l’échelon national, elle apparaît ici très fortement déterritorialisée. Dans les trois cas étudiés, il manque en somme tout un travail d’accrochage entre les visées pragmatiques des partenaires, leur souci d’efficience centré sur l’activité des élèves, et les compromis locaux élaborés sur cette question de leur partenariat. En l’absence de ce travail de rapprochement, l’idée de projet local se réduit à un « entre-nous » des partenaires, à des processus d’interactions individuelles, sans référence à des principes d’action élaborés localement. À l’inverse, ce projet local peut être réduit aux démarches respectives des circonscriptions de l’Éducation nationale et des communes et rester extérieur aux maîtres. C’est précisément dans ce passage du local (territoires à la fois partagés et distincts de la commune et de l’école) au situé (l’activité des partenaires), et réciproquement, que peut se réaliser un projet commun. Il se caractérise, si l’on suit le réalisme des enseignants, par une actualisation, adaptée à une situation donnée, des principes d’accord déjà frayés au niveau local. En retour, cette réalisation devrait permettre de mieux les définir. Ni arrangement de gré à gré entre partenaires, ni imposé de fait, il y aurait place pour une véritable dynamique de développement d’un projet local, à mesure que l’activité conjointe des partenaires participe de la redéfinition du cadre où elle se déploie.