La disparition
De quelques épreuves d’invisibilité au temps des guerres civiles de Religion (1562-1598)
p. 137-150
Texte intégral
1Comment devenir invisible, passer inaperçu au temps des guerres de Religion, dans un contexte de persécution dramatique ? Comment, pour reprendre une réflexion d’Erving Goffman, revêtir les « apparences normales » au cœur du massacre de la Saint-Barthélemy (août 1572) ou en pleine Michelade de Nîmes (septembre 1567) ? Comment survit-on quand on est ecclésiastique à Nîmes en 1567, quand on est protestant à Paris en 1572 ?
2Cette réflexion sur le visible et l’invisible se place donc dans des situations dramatiques, des crises radicales où il en va de la vie ou de la mort. Mon hypothèse est que la guerre civile implique une réarticulation du visible et de l’invisible : la part invisible du monde devient plus grande – les hérétiques, les politiques, les ligueurs sont indétectables à l’œil nu – mais, paradoxalement, cette invisibilité de l’ennemi, qui est l’obsession des contemporains, entraîne une injonction contraire : celle de tout montrer, de tout voir, une exigence de visibilité, de transparence. Comment s’articulent ces deux mouvements ? Selon les contextes, selon les interlocuteurs, en situation donc, la compétence des contemporains, des survivants c’est de savoir, très vite, ce qu’il faut exhiber et ce qu’il faut dissimuler de leurs appartenances religieuses. C’est à ce nouveau partage du sensible que cet article s’intéresse.
Faire disparaître les hommes
3Très cinématographiques, les scènes de huis-clos d’auberges sont fréquentes dans les récits de rescapés des guerres de Religion. À l’heure du massacre, les tavernes sont un refuge périlleux mais incontournable ; le lieu tragique où se côtoient l’espace d’une nuit, le temps d’un repas, huguenots fuyant la ville et profiteurs de guerre ; soldats protestants et catholiques terrés dans Nîmes, cherchant à en sortir. S’ensuivent des rencontres nerveuses, de subtiles scènes de bluff où des acteurs ignorant tout ou presque les uns des autres enquêtent souterrainement sur leurs interlocuteurs, tentent de glaner sur eux des indices qui les trahissent, lancent des discussions, des regards, des pièges, espérant en cela découvrir les secrets de leurs voisins d’un soir. D’ordinaire tacites et rapides, ces enquêtes s’allongent et se perfectionnent avec les troubles, les crises et l’accroissement de la réflexivité qu’elles exigent. Pour l’historien, c’est un laboratoire : on peut y observer la façon dont des personnes qui ne se connaissent pas les unes les autres s’y prennent pour débusquer l’identité religieuse de leurs voisins ou pour dissimuler la leur. Goffman est le sociologue de ces scènes1. Tarantino leur cinéaste.
4Passionnantes, ces scènes d’auberge le sont parce qu’elles mettent face à face des gens de passage, des étrangers les uns pour les autres : des gens qui par conséquent ne peuvent pas s’orienter dans le monde en s’appuyant sur leurs connaissances tacites (donc invisibles pour l’historien), mais doivent glaner dans l’attitude, la posture, les vêtements, les intonations de leurs interlocuteurs des indices leur permettant de se faire un avis sur leurs appartenances religieuses. Les scènes de taverne permettent donc d’observer des pratiques d’enquête en même temps que des tactiques visant à dissimuler à son interlocuteur ses appartenances religieuses, des tactiques d’invisibilisation confessionnelle. Quelques exemples seront ici développés, plusieurs à Paris pendant le massacre de la Saint-Barthélemy : des protestants réfugiés dans des auberges doivent se faire discrets, invisibles comme huguenots ; à Nîmes pendant la Michelade (septembre 1567) : il revient aux catholiques de se faire discrets, aux ecclésiastiques de disparaître.
5Dans un cabaret du faubourg Saint-Denis, alors qu’il fuit le massacre de la Saint-Barthélemy, Philippe Duplessis-Mornay tente de convaincre ses voisins de tablée qu’il n’est qu’un clerc d’huissier en route vers Rouen. Il doit prouver qu’il est ce qu’il semble car il a quitté Paris sous ce déguisement, accompagné d’un « vrai » clerc d’huissier. Mais à l’auberge, ses comparses sont suspicieux, agressifs : « les plus gracieuses paroles, c’estoient menaces de le noyer2 ». Coûte que coûte, il tient son rôle. Ment. Prouve. Pour s’assurer qu’il entend le latin – il se dit clerc –, on lui tend un bréviaire. Il le déchiffre. Épreuve réussie3. Ce sont ici des objets (un bréviaire) et une compétence (la maîtrise du latin) qui permettent d’attester l’identité.
6À peu près en même temps, le jeune Jacques Nompart de Caumont la Force (1558-1652), quatorze ans, est pris dans le massacre. Avec François son père, Arnaud son frère et son oncle Geoffroy, comme bien d’autres huguenots, il est venu pour le mariage et est logé rue de Seine au faubourg Saint-Germain en dehors des murailles, quand leur parviennent les prodromes du pogrom. Il assiste au meurtre de son père et de son frère puis parvient à se réfugier chez un marqueur du jeu de paume. Quand il réussit à quitter la capitale, le jeune Caumont s’arrête pour la nuit dans une hôtellerie. Là, des catholiques se reposent, chantant les massacres, comptant leur butin, vantant leurs exploits. Oser témoigner, écrire même des années plus tard, c’est « se » faire reconnaître, à proprement parler, faire reconnaître un soi qu’on a dû rendre invisible le temps des tueries. Écrire face au silence complice, à l’écoute contrainte des forfanteries sanguinaires :
« Et comme on ne parloit partout dans les provinces que du massacre de la Saint-Barthélemy, cet homme, loin de désapprouver une action si noire, ne fit que répéter pendant tout le souper que l’on avoit bien attrapé ces méchants huguenots ; louant à merveille la généreuse résolution du Roi de les avoir exterminés ; ajoutant que le sieur de la Force et ses enfants avoient été dépêchés, mais qu’il avoit un déplaisir mortel de n’avoir pu attraper le sieur de Caumont [Geoffroy de Caumont, oncle du narrateur] qu’il y auroit passé comme les autres ; mais qu’il avoit eu ce malheur qu’ayant donné droit à la porte de son logis par la rue Saint-Germain, il s’étoit évadé par la porte des Fossés et que de là il avoit gagné le Pré aux Clercs. Ce qui consola un peu le jeune la Force, c’est qu’il apprit ainsi que son oncle s’etoit sauvé par sa bonne conduite4. »
7Son oncle est vivant ! Loué soit Dieu ! Pourtant, bonnes ou mauvaises nouvelles, peu importe – les deux trahissent les sentiments de ceux qui les reçoivent. Se taire, ne rien laisser paraître, enfouir ses émotions. Le stoïcisme n’est pas option philosophique mais solution pragmatique. D’autant que ces expériences se répètent. Deux jours plus tard, lui et son compagnon se retrouvent à nouveau à l’auberge :
« étant à l’hôtellerie, le soir, comme les discours ordinaires pour tous étoient ce grand massacre qui avoit été fait par toute la France, il y avoit là trois ou quatre étrangers, avec lesquels s’échauffant en paroles sur ce sujet, il échappa au sieur de Fraisses [qui escorte Caumont], qui se croyoit en sûreté, de dire que c’étoit un méchant acte et une grande perfidie et cruauté ; à quoi ceux-ci répliquèrent hardiment que c’étoit une bonne action ; de sorte que le sieur de Fraisses reconnut avoir tort et que ces gens avoient remarqué son dire et témoigné par leurs gestes et leurs paroles qu’ils avoient grand soupçon d’eux, et qu’ils ne fussent huguenots échappés du massacre de Paris. Il ne leur répondit rien, et résolut de partir le lendemain de grand matin de cette hôtellerie5 »…
8Ne rien répondre. L’expérience du silence forcé forge les caractères tant de telles épreuves sont adossées à des questions de vie ou de mort. Au cours du même massacre, Charlotte Arbaleste éprouve à plusieurs reprises l’impératif du silence. D’abord réfugiée chez un « capitaine maréchal », elle passe la soirée muette à l’écouter « mesdire des huguenotz, et voir apporter le butin que l’on pilloit dans les maisons de ceulx de la relligion ». Puis, tandis que, déguisée en servante, elle réussit à quitter Paris et se retrouve dans une auberge en compagnie de ses catholiques compagnons de voyage :
« Toute l’après dinée ces moynes et ces marchands ne faisoient que parler en réjouissance de ce qu’ilz avoient veu à Paris, et comme je disois ung mot, ilz me disoient que je parlois en huguenotte ; je ne peu faire autre chose que faire la dormeuse pour n’avoir subject de leur respondre. »
9« Faire la dormeuse », un savoir-faire qu’on n’oubliera pas. Le récit du massacre, quelques années plus tard, doit aussi être lu comme une thérapeutique à rebours de ces heures de mauvais sommeil, de ces cris étouffés6.
10À Nîmes, pendant la Michelade à la fin de l’été 1567, Jean Vincent, un prêtre de Tarascon traverse la même épreuve. Il est venu à Nîmes à la fin du mois de septembre pour acheter « quelques accoustrements ». Le dernier jour de septembre, il déjeune à l’église avec des collègues ecclésiastiques. Tout semble normal. Aucune raison de se faire discret. Soudain, il entend du bruit. C’est l’émeute. La rue s’anime, des religieux sont arrêtés – ils seront bientôt massacrés7.
« Ouyst envyron l’heure de midy ung grand bruyt et tumulte par la ville et pour veoir que c’estoyt il sourtit de ladicte esglize et s’en ala à la place publique de ladicte ville où trouva en y allant par les rues grand nombre de gens armés d’espées […], arquebouzes, pistolez alebardes et aultres armes. »
11Le basculement de la situation normale (visibilité possible pour un prêtre) vers la scène critique (invisibilité requise) s’opère ainsi par le biais d’alarmes, éveillées par les sens des témoins, en l’occurrence des bruits (« il ouyst ») puis des images (« pour veoir »). Jean Vincent, par chance, est étranger, il n’est pas reconnu par les protestants nîmois. On imagine alors qu’il se débarrasse de sa soutane et des « accoutrements » qu’il vient justement d’acheter en ville mais qui le rendaient trop visible. De la sorte seulement, il peut se frayer un chemin et se réfugier « au logis du flascon ». Une auberge. Sa sécurité n’y est pas encore entière – pour survivre, encore faut-il réussir à jouer son rôle, à devenir invisible :
« Arrivé au logis du flascon y demeura jusques au soir dudict jour et pendant qu’il y feust y vist il plusieurs de ladicte nouvelle relligion qui vindrent boere pourtant armes. »
12Telle expérience du silence relie les rescapés. L’obligation de se taire, de ne rien dire, de baisser les yeux. On imagine pourtant les buveurs volontiers bavards quant à leurs exploits. Au logis du flacon, les émeutiers protestants sont désormais trop nombreux. Pour un prêtre, même déguisé, ce n’est pas un endroit sûr. Alors, Jean Vincent se retire :
« sur le soere dudict jour, s’alla retirer au logis de la Coquilhe où pour n’estre cogneu et saulver sa vie, il se mist à cuysiner, où il demeura jusques au vendredi [vo] ensuyvant troisiesme du moys d’octobre, durant lequel temps il vist aud logis de la Coquilhe plusieurs de la nouvelle religion habitans audict Nismes portans armes entre aultres le cappitaine Boulhargues8 ».
13L’invisibilisation du prêtre passe ici par la pratique d’une activité anodine en un lieu idoine. À l’auberge, il se met à cuisiner – mieux, il se fait passer pour un cuisinier. Se fondre dans le décor. L’astuce est pleine d’enseignements sur le monde des guerres civiles. Pour devenir invisible en situation critique, il faut avoir l’air occupé, justifier sa présence dans l’espace. Avoir plus d’une corde à son arc se fait soudain exigence vitale. Pour le prêtre, le salut est dû à Dieu bien sûr, probablement la complicité des aubergistes mais surtout à une qualité rare, qui ne va pas de soi pour un ecclésiastique du temps des guerres de Religion : savoir cuisiner. Se taire, baisser les yeux, prétendre avoir une autre fonction que la sienne : là est la compétence des survivants. Il s’ensuit que les hommes des guerres de Religion, au moins les minorités, doivent tôt acquérir le savoir-faire clé des escrocs ou des usurpateurs – celui d’être invisible – « se faire passer pour », se travestir, mentir, donner le change. Passer inaperçu, c’est aussi la qualité première des criminels, des scélérats, des escrocs. Ce n’est ainsi pas un hasard si la figure de l’escroc, comme l’a remarqué Luc Boltanski, est au cœur de l’œuvre d’Erving Goffman. L’escroc en effet
« a pour particularité d’être démuni de la légitimité et de l’habitus correspondant aux situations dont il veut se rendre maitre et qui doit par conséquent exécuter sur le mode du calcul, donc “cyniquement”, ce que les agents dotés de l’habitus requis font tout aussi bien ou même mieux, sur le mode de la spontanéité et de la “sincérité”9 ».
14Pour survivre et devenir invisible à Nîmes en 1567, Jean Vincent a dû exécuter, par calcul, des gestes très techniques – ceux d’un cuisinier. Loin d’impliquer une « régression vers les habitus10 », la crise semble ici obliger celui qui souhaite traverser les troubles et devenir invisible à monter en réflexivité, à « exécuter sur le mode du calcul » – cuisiner – les gestes que d’autres, en temps ordinaire, parce qu’ils sont dotés de l’habitus requis, font « sur le mode de la spontanéité ». Goffman appelle « surdétermination de la normalité » (« overdetermination of normalcy ») l’effort fourni pour réaliser une action dotée d’une visée singulière (disparaître comme prêtre), en la cachant sous la simulation d’une action susceptible d’être interprétée et décrite comme banale (faire la cuisine) par les observateurs11. Pour réussir ce double-jeu, la connaissance des apparences sociales est indispensable : un cuisinier est vêtu de telle façon, exécute tel geste, connaît tel plat. Le stratagème repose sur un visuel, des habits de cuisinier, une « façade », et sur la possibilité de réaliser un certain nombre de gestes. C’est facile quand le coup est prémédité. Plus délicat lorsque, comme c’est le cas ici, il faut quitter une ville dans l’urgence. Les hommes des guerres civiles sont ainsi, par contrainte d’invisibilité, des escrocs, des joueurs, des menteurs, des tricheurs : pour sauver leur peau, emporter le morceau, prendre une ville, passer inaperçu, ne pas avoir de problèmes, ils empruntent les apparences, les accents, les savoir des autres, le temps de sortir d’une mauvaise passe ou plus durablement. Tenir cuisine ouverte, sous le regard des meurtriers. Le coup est plus facile à jouer dans ces lieux de « liens faibles » que sont les auberges dont il faut souligner ici « l’hospitalité paradoxale12 ». Bien sûr, la ville, la grande ville est ce lieu où l’on tue mais, paradoxalement, aussi, l’espace « où l’on dispose tacitement du droit d’être négligé, de ne pas attirer le regard et l’attention13 ». Pour l’usurpateur, pour le fugitif, rien de plus exigeant que d’être négligé. Car il faut d’abord s’offrir aux regards des autres pour prétendre leur échapper.
15Cette promiscuité avec les bourreaux a quelque chose de tragique et d’insupportable. Lieu commun, lieu de passage, la taverne est un microcosme au sein duquel on peut observer, à grande échelle, la majeure partie des interactions des contemporains du massacre, leur façon de s’observer, de soutirer en douce des informations à leurs interlocuteurs sans les alerter ni rompre le fil des apparences normales. Le monde des tavernes, des face-à-face de moyenne durée est, de fait, un monde singulier dans les situations extrêmes, caractérisé pour ses acteurs par un « faible degré d’interconnaissance et l’absence corrélative de la connaissance minimale des caractéristiques économiques et sociales les plus “objectives”14 ». L’auberge à l’heure du sang s’apparente à un laboratoire où observer les interactions étranges d’hommes sans qualités, coupés de leur environnement ordinaire, amputés d’une partie de leurs ressources, de leur savoir sur les voisins, des appuis habituels de leurs actions et de leurs calculs15. Tous marchent sur des œufs.
16À Orléans, l’étudiant protestant Johannes Botzheim raconte une scène similaire de dissimulation/disparition contrainte. Il se retrouve prisonnier de la ville en septembre 1572, au cœur du massacre. Moyennant finances, un capitaine catholique accepte de le recueillir chez lui, avec ses compagnons d’infortune. Chez le capitaine, le rez-de-chaussée se transforme en taverne où viennent boire tous les massacreurs et capitaines de la ville :
« Pour en revenir au refuge où nous étions établis, il fallait au milieu de ces brigands, de ces assassins, de ces bourreaux, être encore avec eux gais, libertins, licencieux. Il fallait rire au dîner et au souper, quand chacun racontait ses exploits ; il fallait se montrer satisfait, en voyant passer près de la maison ceux que l’on entraînait à la rivière et faire comme si l’on prenait quelque plaisir à cette boucherie, à ce massacre […]. Forcé de contempler de tels spectacles et d’avoir l’air d’applaudir aux méchancetés et aux déportements de ces bandits, nous nous attendions à toute heure à avoir notre tour. »
« Nous avions notre table toujours servie et bien approvisionnée, et nous faisions accueil à tous ces bourreaux, soit qu’ils fussent amenés par le capitaine, soit qu’ils vinssent d’eux-mêmes, en sorte que la maison n’était jamais vide de soldats et qu’il n’y avait pas de souper, pas de dîner où n’y eût à table au moins 12 ou 14 massacreurs, aux belles actions desquels il fallait applaudir, à mesure qu’ils en faisaient parade […]. Et il ne fallait pas seulement manger et boire avec ces gueux et veiller à ce que la table fût bien pourvue ; nous devions encore les égayer par de la musique, en jouant de la guitare, du luth, et les divertir par des danses16. »
17Saisissant témoignage. Il éclaire le continuum qui sépare le silence de la participation, la dissimulation de la simulation, la réprobation intérieure de l’approbation publique. Est-il juste moralement de se faire invisible ? Car dans les auberges comme chez le capitaine de Botzheim, on ne fait pas que dormir. On mange, on boit, on s’amuse. La compétence du survivant ? Se faire invisible, se faire caméléon : danser avec le bourreau, le divertir, faire de la musique, « se montrer satisfait » des tueries. Agir comme un homme ordinaire en temps ordinaire.
18La littérature, le témoignage ultérieur ont précisément pour fonction de rappeler ces inaudibles monologues intérieurs, ces innombrables mais invisibles cas de conscience qui se sont posés aux huguenots ou aux catholiques pris dans la souricière. Faire une place à cette résistance en pensée, là où les gestes ont semblé complaisants, c’est précisément le rôle des récits de massacre. Faute de voice, une voix off17. On aurait ce faisant tort de tenir pour négligeables les réserves mentales exprimées dans la plupart des récits de survivants. Elles assurent le maintien de l’identité personnelle (et confessionnelle) dans le défilé des simulacres par lesquels ont dû passer les rescapés. Sur le coup c’est sûr, on ne dit rien, non on se tait, on disparaît ; mais on a sa conscience pour soi, ce que rétablit in fine le témoignage : « notre conscience ne pouvait certes admettre l’infâme participation qu’on avait exigée de nous à ces affreux forfaits de cruauté et de barbarie » écrit Botzheim quelques mois après les tueries18. La conscience est le refuge invisible des refus indicibles.
19Mais revenons au jeune La Force dans son auberge, réfugié après le massacre. Le soir, un homme, un catholique, enfile sa robe de chambre et vient souper. Alors, « le jeune la Force reconnut très-bien que c’étoit la robe de chambre de son frère. Il est aisé de juger s’il soupa de bon appétit19 ». Bien sûr, l’enfant reste coi. Se mord les lèvres. Le mauvais appétit est à l’estomac ce que la réticence mentale est à l’esprit. Une résistance invisible, souterraine. Invisible. Un nœud au ventre. Être invisible, c’est aussi ne pas se compromettre en réclamant un objet sur lequel hier on pouvait prétendre des droits. Disparaître, c’est se défaire des choses, devenues pièges. À Nîmes, au cours de la Michelade, une catholique voit un garçon laquais protestant porter le chapeau d’une victime, M. de Gras : bien imprudemment, elle sort du silence pour demander au porteur « s’il n’avoit honte de porter led. chappeau dud. Me de Gras, quy luy respondist p[ar] sembl[abl]es parolles y a ben a gaigna ». La femme s’en tire à bon compte20. Apprendre à se taire, à fuir les regards, telle est la leçon des guerres civiles.
20Pourtant, l’on ne peut pas rester des semaines à l’auberge. Invisible. Tapi. Il faut fuir. Mais comment ?
21Plusieurs témoignages insistent sur la nécessité d’enfiler des habits passe-partout, l’habit des humbles, des pauvres. Bien sûr, ces témoignages sont biaisés puisqu’ils émanent presque toujours de personnes appartenant plutôt à l’élite, pour qui avoir un vêtement pauvre est, en soi, une rupture sur l’ordinaire. Écoutons Jacques Nompart de Caumont la Force (1558-1652), enfant du massacre. Laissé pour mort, il se cache une nuit durant sous les cadavres de ses père et frère, qu’il a vu exécuter :
« Il demeura ainsi tout nu, jusqu’à ce que, sur les quatre heures du soir, ceux de maisons voisines sortant, soit par curiosité, soit dans le désir de profiter de ce que les bourreaux pouvoient avoir laissé, s’approchent pour visiter les corps. Un marqueur du jeu de paume de la rue Verdelet, voulant lui arracher un bas de toile qui lui étoit resté à une jambe, le retourne, car il avoit le visage contre terre, et le voyant si jeune, s’écria : Hélas ! Celui ci n’est qu’un pauvre enfant ; n’est ce pas grand dommage ? Quel mal pouvoit il avoir fait ? Ce qu’oyant le jeune Caumont, il leva doucement la tête et lui dit tout bas : je ne suis pas mort ; je vous prie, sauvez moi la vie. Mais soudain, lui mettant la main sur la tête : ne bougez, dit‑il, car ils sont encore là. Ce qu’il fit ; et ledit homme se promenant par là peu de temps après, s’en revint à lui, et lui dit : levez vous, car ils s’en sont allés ; et soudain lui jette un méchant manteau sur les épaules, car il étoit tout nu21. »
22Le méchant manteau est ce qui sauve. Une cape d’invisibilité. Au même instant et semblablement revêtu d’un « habillement noir fort simple », Philippe Duplessis Mornay est aidé par un clerc d’huissier pour sortir de la capitale. Françoise Briçonnet fuit Paris habillée en « femme du peuple ». En vain, elle est reconnue par un « cotillon » de couleur qui dépasse de son jupon. Arrêtée avec ses deux filles, elle est exécutée22. L’obligation de se déguiser pour devenir invisible parle aussi d’un monde où les identités, les hiérarchies et les appartenances se lisent d’abord sur les vêtements ce qui laisse toujours ouverte la possibilité d’une usurpation.
23Du côté des catholiques, les exemples sont plus rares mais les tactiques employées pour fuir ou pour disparaître sont comparables. À Orléans, pendant la domination condéenne de 1562, des ecclésiastiques restent en ville malgré le bannissement. Pour rester là, clandestinement, il leur faut se « défroquer », pour le moins en apparence. Le jésuite Cogordan évoque la mise à mort du curé de Saint-Paterne, Jacques Guezet en 1562 qui, « n’avoit jamais eu plus beau visaige qu’il avoit à la potence et vif et mort, cecy nous a dict ung chanoyne d’Orléans qui estoit sous la potence en habit dissimulé23 ». L’« habit dissimulé » pour un ecclésiastique est à l’évidence un habit laïc, un habit neutre qui fait disparaître comme prêtre. Des ecclésiastiques restent ainsi dans Orléans en 1562, pour « résister », pour donner les sacrements à leurs coreligionnaires demeurés dans la capitale huguenote, pour témoigner. Mais de manière invisible dans l’espace, en empruntant l’habit laïc. À Nîmes, Jean Vincent, dont on a déjà parlé, assure qu’après s’être caché à l’auberge, il finit par sortir. Au cours des trois premiers jours d’octobre, il s’aventure « par ladicte ville en habit dissimulé pour voir s’il pouvoyt sourtir de la ville et se saulver24 ». Pour « voir » en ville quand on est une minorité, il faut ne pas être vu, ne pas être remarquable ni remarqué. Jehan Bompard, un autre prêtre pris dans la Michelade, témoigne qu’il « demeura caché et prisonnier l’espace de douze jours dans la maison de maître Robert le Blanc ». Douze jours caché – mais il faut sortir. Pour cela, il faut un habit ; mieux une mise en scène. Il s’évade « par le moyen d’ung charretier de ladicte maison, qui le mit et cacha dans un tumbereau, couvert de fumier, et par ce moyen le mit au champ dans une olivette, et de là se sauva en pourpoint jusques à la ville de Beaucaire25 ». Pour sortir de la ville, le prêtre accepte l’humiliation (il s’enterre sous une charrette de fumier) puis, pour gagner Beaucaire, la voisine catholique, il revêt un habit laïc, le pourpoint. Le monde des guerres civiles est un espace de caches, plein de tactiques d’invisibilisation, dans lequel les choses ne sont jamais pleinement ce qu’elles semblent être parce que, à l’instar des personnes qui les manipulent, elles sont souvent creuses. Comme les mots sont toujours à double sens, comme les hommes sont parfois duplices, les choses aussi ont des doubles fonds : ce tombereau, ce tas de fumier sont toujours plus qu’eux-mêmes, ils sont un décor, un écran de fumée – ils servent à rendre invisible(s) ceux ou ce qui s’y cache. Si la métaphore du théâtre a hanté l’époque, de Montaigne à Shakespeare, si Erving Goffman est si intensément utile pour penser les guerres civiles, c’est aussi parce que la dramaturgie des troubles a exigé des hommes qu’ils deviennent des acteurs, du monde qu’il devienne un décor en carton-pâte26. C’est à cette invisibilisation des choses et par les choses qu’est consacré le second volet de ce travail.
Faire disparaître les choses
24Qu’on soit en période de crise ouverte ou de guerre froide, les minorités religieuses et avant tout les protestants, doivent d’abord utiliser des tactiques pour invisibiliser, pour le moins rendre discrets leurs lieux de culte.
25Le cas huguenot est le plus connu. Pour le dire vite, plus les protestants sont puissants ou nombreux dans une ville, plus leurs temples sont visibles. Mais cette visibilité, qui est un triomphe sur l’espace, est en même temps un risque : dès que la conjoncture se retourne ou que les rapports de force s’inversent, les bâtiments cultuels trop visibles ou trop connus sont détruits. Paradoxalement, les lieux de culte discrets, clandestins ont une plus grande existence de vie que les lieux officiels. À l’époque des guerres de Religion, les faibles moyens des Réformés conjugués aux nécessités de prudence font qu’il vaut mieux transformer des maisons personnelles, discrètes, en temple. À Nantes, le temple n’est en réalité qu’une demeure privée, nobiliaire, « la maison de Beauregard » appartenant à « damoyselle Catherine », qui certifie devant notaire consentir à l’opération. Cette domestication/invisibilisation des temples facilitera le calme urbain et les indiquera moins ouvertement à la vindicte catholique27. Renaud de Beaune à Nîmes choisit la maison de Tristan Chambaud28. À Montpellier en 1563, Damville accorde aux protestants la maison de maîtres Claude et Pierre Formy, rue de l’Aiguillerie29. À la même date, les commissaires Lamoignon et Le Cirier à Montdidier choisissent ainsi une maison individuelle dans les faubourgs de Roye, à l’angle de la rue de Compiègne et de l’Hôpital30. Ces bâtiments protègent les protestants par leur modestie. Peu prétentieux, ils n’exhibent aucune ambition huguenote sur l’espace public. Du reste, l’avenir leur donne raison puisque tous les temples huguenots des guerres de Religion ont été rapidement détruits : dès 1567, les temples lyonnais des Terreaux et de la Fleur de Lys sont incendiés par la foule catholique31. Même chose pour le temple de Hem à Amiens, pour le temple de la rue d’Illiers à Orléans ou celui de l’Étape32.
26Bien moins connues sont les pratiques clandestines catholiques en temps ou en lieu de domination huguenote, mais la question mériterait une recherche plus spécifique. Quelques anecdotes ont pu être retrouvées ici et là. À Orléans sous domination protestante, on sait que le prêtre Jacques Guezet célèbre la messe en secret dans des caves pendant plusieurs mois33. À Tours, les huguenots ont tenu la ville une centaine de jours, entre avril et juillet 1562. Beaucoup d’ecclésiastiques en sont sortis, chassés ou de leur propre mouvement. Certains toutefois sont restés, discrets, invisibles. Après la reprise catholique de Tours, le prêtre Jean Barillet témoigne en faveur d’un certain Charbonnier, qui est soupçonné d’avoir été du côté des huguenots durant la domination de la ville. Il atteste au contraire
« que led. Cherbonnier, continuant tousjours sa bonne voye et conversation catholicque, tost incontinent que sa femme fut acouschee ou moys de may dernier, il feist chercher led. attestant pour donner baptesme a ung sien filz ; et de fait, le second jour de may dernier, que les rebelles et seditieulx tenoient ceste ville par force, a la poursuite et priere dudict Cherbonnier, led. attestant donna baptesme au filz dud. Cherbonnier duquel sa femme estoit acouschee le second jour de may, en la maison d’icelluy Cherbonnier, en sa presence et d’autres gens de bien, comme Jehan Nau, maistre Martin Lefey, parrain dud. enffant et la veufve feu Pierre Hubaille, sa marraine ; aussi atteste led. attestant que led. Cherbonnier l’avertit en le priant cinq ou six jours auparavant la feste de Penthecouste derniere, qu’il eust à dire et celebrer la messe en sa maison le jour de Penthecoste ensuivant ; ce qui fut faict par icelluy attestant, y assistant led. Cherbonnier, sad. femme et quelques autres gens de bien, le tout au desceu et a caschette desd. seditieulx ».
27Le lexique de l’invisibilité est récurrent dans ce témoignage : le « desceu », la « cachette ». Mais la pratique religieuse « minoritaire » perdure, clandestine, à l’abri des maisons. À Tours, en 1562, les catholiques baptisent leurs enfants en cachette. Un autre témoin, Jacques Barillet, probablement frère du précédent, certifie devant notaire que Charbonnier
« lorsque sa femme fut acouschee, qui fut peu de temps auparavant le jour et feste de Penthecoste derreniere, prya led. Barrillet pour s’enquerir où il y avoit du cresme pour faire baptiser son enffant ; et que, pour faire plaisir aud. Cherbonnyer, il alla parler aux curez ou vicaires des eglises Sainct-Estienne et St-Pierre-du-Boille pour recouvrer du cresme, ce qu’il ne peult faire. Au moyen de quoy soy retira par devers le curé de Saincte-Croix qui luy en bailla pour faire baptiser led. enffant, qui le porta aud. Cherbonnyer ; lequel feist baptiser sond. enffant par messire Jehan Barrillet, prebstre, chappellain en lad. eglise St-Pierre-du-Boille, le deuxiesme de may dernier passé [1562]. Et le jour de la Penthecoste, led. messire Jehan Barrillet amessa la femme dud. Cherbonnyer en sa maison et dit que, lorsqu’on faisoyt la presche a la Foyre-le-Roy, led. Cherbonnyer faisoyt tousjours fermer ses fenestres et ne voulloyt que ses serviteurs y escoutassent ».
28Ce dernier témoignage est plus précis encore. Non seulement on baptise en secret, à l’intérieur des maisons catholiques, mais on dit des messes (« amessa ») en privé. Un réseau catholique, discret mais bien réel, est organisé pour apporter aux fidèles les gestes et les savoirs essentiels au maintien d’une identité catholique, fût-elle clandestine. Des gestes de protestations, visibles mais discrets, sont même possibles : Jean Charbonnier fait fermer ses fenêtres, qui donnent sur la place, tandis que les huguenots y célèbrent la cène. Si le témoin assure qu’il s’agit de faire en sorte que les domestiques n’écoutent point le prêche, il est certain qu’une telle parade était visible depuis la place, constituant une forme discrète de protestation symbolique contre la domination protestante. Pour le baptême, non seulement il importe d’être discret mais il faut trouver des objets idoines : en l’occurrence, du chrême, servant au baptême, d’usage courant en situation ordinaire, mais rarissime parce qu’interdit donc caché en temps de persécution. Il faut l’aide de tout un réseau souterrain pour acheminer cette substance dangereuse jusqu’à l’homme qui souhaite envers et contre tous un baptême catholique34.
29La guerre civile implique souvent de savoir faire disparaître les objets religieux, que ceux-ci soient cultuels ou culturels, directement d’usage liturgique ou preuves indirectes d’une appartenance confessionnelle. C’est alors un jeu subtil entre cache et exhibition qui se noue autour des objets. Montrer certains objets en effet, c’est parfois en cacher d’autres ou cacher une appartenance religieuse. À Paris, selon Florimond de Raemond, les huguenots ont toujours sur eux, durant leurs prêches clandestins des années 1560-1570, des jeux de cartes et des dés : en cas de contrôle, ils prétendent jouer aux cartes : mieux vaut tenir un tripot clandestin que de prêcher illégalement :
« Pour faire ces assemblées, on faisoit choix de quelque maison qui eust des fauces portes, des huis desrobez, afin de pouvoir au besoin se sauver ; et aussi entrer par diverses advenues : et celuy qui faisoit le Predicant, portoit des dez et des cartes : afin de les pouvoir ieter sur le tapis au lieu de la Bible et couvrir leur fait sur le ieu. Ainsi se sauva le Ministre Louperaut, qui se fait apeler Montigni [Gabriel de Loberan de Montigny], dans la rue du Coq à Paris, pres le Louvre, en la chambre garnie de maistre Pierre du Rosier, lequel aiant esté surpris par son hoste, avec 10 ou 12 Lutheriens, s’excusa sur les parties qu’ils avoient fait aux cartes et aux dez avec ses compagnons. Le ministre de Mante estoit plus advisé, quand preschant à cachettes à Paris à la croix verte près le Louvre il faisoit mettre des gettons sur la table et des contes pour tromper les survenans, s’ils n’estoient de son troupeau35. »
30Bien sûr, on peut toujours soupçonner le très catholique Florimond de Raemond d’enlaidir la scène. Mais les lieux de culte et les ministres nommés existent. Ces pratiques illicites n’ont alors rien d’improbable. Les lieux de la clandestinité exigent ainsi une topographie singulière, trouée de « fausses portes » et de fenêtres cachées. L’architecture de la guerre civile est fractale, sans cesse se dédoublant, sans cesse se dérobant – faux plafonds, double fonds et huis dérobés disent un monde dans lequel se multiplient les « lignes d’aguets », dans lequel chaque ligne de séparation est susceptible de servir à cacher un ennemi ou un objet interdit voire dangereux. Il s’agit non seulement de savoir faire disparaître les choses coupables (une bible protestante, une chaire à prêcher) mais d’en faire surgir d’autres qui rendent l’événement lisible et visible sous un autre jour, qui racontent une autre histoire, qui orientent la description de la scène vers une normalité acceptable bien que moralement répréhensible (les jeux de dés).
31Dans cet univers de doutes, les objets sont alors ce qui parle malgré les hommes, ce qui trahit, ce qui ne ment pas. Ce qui rend visibles les invisibles croyances de l’homme. C’est pourquoi ils sont souvent utilisés dans les disputes, pour leur stabilité, leur pouvoir de faire preuve. D’où les innombrables fouilles et perquisitions au temps des troubles : outre l’humiliation qu’elles assurent, elles permettent de dévoiler l’identité religieuse des personnes à travers les objets qu’on trouve sur eux ou chez eux. À Paris, les huguenots cachent leurs livres protestants dans des doubles cloisons : le 15 octobre 1562, rue du Foin, on fouille chez un suspect, le tavernier Jacques Gilles. Pour quelle raison mystérieuse est-il absent ? On trouve au sous-sol dans un « lieu muré de la cave deux grands fourniers de livres », aussitôt brûlés36. L’histoire de Marguerite Séguier illustre bien ce rapport inquiet qu’entretiennent avec les choses certains acteurs pris dans les troubles. Marguerite appartient à une bonne famille, les Séguier, mais c’est la femme d’un protestant en fuite, Gabriel Aguyton – qui fera partie des victimes de Claude Chenet quelques années plus tard37. Le 2 septembre 1562, Marguerite assiste impuissante à l’inventaire pièce par pièce de tous les meubles de sa maison, rue de la Bucherie. Deux notaires, Jehan Herbin et Guy Ninan, s’y affairent en compagnie de Guillaume Duchemyn, commissaire au Châtelet, particulièrement actif dans ces affaires de spoliations. Comme pour les autres inventaires de biens protestants, assistent aussi à l’inventaire les voisins des perquisitionnés, Anthoine Bertrand, Jehan Coulloin et Drouet Musnier. Le premier jour, le procès-verbal est particulièrement scrupuleux, n’omettant pas le moindre bonnet. Alors, dans la nuit, Marguerite Séguier décide de déménager discrètement certains meubles. Mieux vaut faire attention, elle connaît son mari, ses petits secrets. Et puis tout ce qui sera caché échappera aux enchères. Peine perdue. Son voisin veille, d’autant qu’il est lieutenant du dixainier. Anthoine Bertrand surprend le manège nocturne et saisit les meubles sortis en catimini. Il les remise chez lui en attendant de les remettre dès le lendemain aux notaires. Parmi ses prises de guerre, un coffre à l’intérieur duquel on trouve deux dagues et « ung livre de psaulmes de David ». La preuve est faite. Tout le monde en a pour son argent, le roi, la ville, les voisins38. C’est cet objet incriminant que Gabriel Aguyton avait voulu faire disparaître dans son coffre et que sa femme, en vain, tente d’éloigner de regards inquisiteurs.
32Une anecdote survenue à Besançon, en 1575, illustre ces subtils jeux de miroirs et de faux-semblants qui unissent les hommes aux choses dans l’établissement des identités et des fautes des uns et des autres. Au printemps 1575, une servante découvre plusieurs livres sous un tas de foin remisé dans une chambre de la maison des Chauldet. S’agit-il d’ouvrages réprouvés ? C’est fort probable. Sinon pourquoi les cacher ? Se cacher, invisibiliser, c’est toujours à la fois éviter d’être pris et reconnaître sa culpabilité. La servante fait part de sa trouvaille à Jehannette Gambard et sa belle-sœur, qui les transportent discrètement chez Jean Vuillard, mari de la première et frère de la seconde. C’est probablement lui qui les a cachés là, c’est lui qui louait la chambre. L’homme est un huguenot notoire, plusieurs prêches ont été célébrés chez lui. S’il peut compter sur le silence de sa femme et de sa sœur, la servante risque de parler. Il décide alors de remplacer les libelles interdits par d’autres, plus catholiques, puis de tous les remettre dans la chambre initiale. Dans la guerre civile, l’exhibition de certains signes ne va jamais sans l’inhibition d’autres. A priori, Jean Vuillard a bien fait de pratiquer cette substitution. Car la servante parle. À la mairie, on apprend la découverte le lendemain :
« L’on a faict advertissement au present conseil que le jour d’hier descombrant ung monceaul de foing estant en une chambre de la maison des Chauldet, l’on avoit treuvé soubz ledict foing plusieurs livres cachez que l’on presupposoit estre suspectz. »
33Le fait de cacher des objets conduit donc à « présupposer » qu’ils sont suspects : c’est le calcul que font les gouverneurs, c’est aussi l’hypothèse de la servante. Pierre Vuillard, lui, espère que celle-ci n’aura pu saisir le nom des livres découverts, moins encore leur contenu. En mairie, on examine de près les preuves – truquées comme on le sait. Sans surprise, les livres « ne se treuvent suspectz ». L’affaire intrigue. Pourquoi diable dissimuler sous le foin des ouvrages autorisés ? Il faut pousser plus loin l’enquête, interroger les femmes séparément. Sous la pression, elles se souviennent que parmi les livres décelés, l’un avait « plusieurs attaches de soye jaulne ». Ce détail a attiré leur attention, marqué leur mémoire : si tous les ouvrages se ressemblent, des fils de soie jaune permettent de contraster sur l’apparente monotonie des couvertures. Pourtant, dans les livres examinés par la ville, aucun ne semble avoir été pourvu de cordons39. Les gouverneurs ont tôt fait de conclure que tout ou partie des livres ont été substitués. C’est un objet (une attache de soie), trace indiciaire, qui a trahi le coupable. La cachette intrigue, le cordon confond. Jehan Vuillard est finalement arrêté en juin 1575 pour avoir « persisté à ses premières responses negatives touchant celluy où l’on pretend avoir heu des cordons de taffetas40 ». Ce faisant, la facilité des objets à prouver la religion des uns et des autres mais aussi la facilité à les cacher explique que les guerres civiles en général, les guerres de Religion en particulier, voient exploser le nombre de fouilles au corps et de perquisitions domiciliaires.
34Le monde des guerres civiles n’est plus immédiatement appréhendable, le vrai y est toujours caché par des sacs, des poches, des trous, des bahuts, des murs, des tas. Le visible et l’invisible sont sans cesse en réarticulation en fonction du contexte. Pour le dire autrement, la capacité du visible à fonder la certitude, la confiance, à orienter les conduites s’est subitement dévaluée. L’œil ne vaut plus rien. Il faut s’arrêter sur ce point car il dit quelque chose de spécifique à la ville en guerre civile. Pour Robert Ezra Park, l’un des fondateurs de la sociologie urbaine, l’art de vivre citadin « se réduit pour l’essentiel à effleurer la surface des choses et à observer scrupuleusement les styles et les manières41 ». Tout passe par le regard. C’est ainsi l’œil, comme chez Simmel, qui est l’organe essentiel à la vie citadine. « Le monde de la ville est monde en surface […], “la surface comme lieu du sens” où se lisent les identités, partant du visage des hommes et traversant la texture des formes bâties. Effleurer la surface des choses, ne jamais s’en saisir (ce qui donnerait à la main un privilège sur l’œil), c’est, fonder l’art de vivre du citadin42. » Il me semble qu’avec la guerre civile, la ville cesse d’être exclusivement en surface, d’être intégralement visible, offerte – elle est pleine de recoins, de cavités, de creux, de caves, de greniers, de lieux soustraits aux regards et où réside le sens. Pire, s’y jouent souvent la vie ou la mort. C’est pourquoi, le toucher vient seconder l’œil comme organe décisif : la ville de la guerre civile est un univers qu’il faut palper, fouiller, gratter. Un monde aux ongles noirs, dans lequel on se salit les mains. Chez Simmel, « la prédominance de tel ou tel sens donne une connotation notoire au type de rapport entre les individus ». Si l’œil est, plutôt, l’organe des rapports de confiance entre les personnes, la main est le signe de la défiance. Cette présente recherche espère inciter à mieux réfléchir à ce nouveau régime corporel, à cette réarticulation des organes utiles qui implique la prévalence, temporaire et circonscrite, de la main sur l’œil dans la ville des guerres de Religion.
Notes de bas de page
1Boltanski Luc, « Erving Goffman et le temps du soupçon », Informations sur les sciences sociales, 12-3, 1973, p. 127-147. Pour Pierre Bourdieu, « la vision du monde social que propose l’interactionnisme correspond à un univers à très faible degré d’institutionnalisation du capital symbolique, celui des classes moyennes urbaines, avec leurs hiérarchies multiples, brouillées et changeantes, dont l’incertitude objective est redoublée, pour la conscience commune, par le faible degré d’interconnaissance et l’absence corrélative de la connaissance minimale des caractéristiques économiques et sociales les plus “objectives” », in La Distinction, Paris, Minuit, 1979, note 22, p. 240.
2Les Mémoires de Madame de Mornay, éd. Nadine Kuperty-Tsur, Paris, Champion, 2010, p. 95.
3Ibid., p. 95.
4Nompart de Caumont Jacques, Mémoires authentiques de Jacques Nompar de Caumont, duc de la Force, maréchal de France, et de ses deux fils, les marquis de Montpouillan et de Castelnaut, depuis la Saint‑Barthélemy jusqu’à la Fronde, pour faire suite à toutes les collections de mémoires sur l’histoire de France, publiés par le marquis de La Grange, Paris, Charpentier, 1843, 4 vol., t. 1, p. 32.
5Ibid., p. 33.
6Pour une étude des mémoires et des mémorialistes des guerres de Religion, Kuperty-Tsur Nadine, Se dire à la Renaissance, Paris, Vrin, 1997.
7Sur la Michelade, Tulchin Allan A., « The Michelade in Nimes, 1567 », French Historical Studies, 29, 1, 2006, p. 1-36 ; et Chabrol Jean-Paul, La Michelade, un crime de religion 30 septembre-1er octobre 1567, Nîmes, Éditions Alcide, 2013.
8Archives départementales (désormais AD) du Gard, G 442, fo 33 (témoignage du 27 janvier 1568).
9Boltanski Luc, « Erving Goffman et le temps du soupçon », art. cité, p. 137.
10Sur l’hypothèse de la régression vers les habitus en temps de crise, voir le grand classique de Dobry Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, FNSP, 1986.
11Goffman Erving, La mise en scène de la vie quotidienne, trad. française, Paris, Minuit, t. 2, 1973, p. 227-311.
12Stavo-Debauge Joan, Qu’est-ce que l’hospitalité ? Recevoir l’étranger à la communauté, Montréal, Liber, 2017, notamment le chapitre 6.
13Joseph Isaac, « Situation migratoire et double appartenance culturelle », in Anne-Marie Kumps et al (dir.), Du bon usage de la ville : utilisateurs et décideurs, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1984, p. 96.
14Bourdieu Pierre, La Distinction, op. cit., note 22, p. 240.
15Dans La Distinction, Pierre Bourdieu propose une lecture critique du concept de « situation », qui pointe à mes yeux tout son intérêt dans l’étude des moments de crise : « la notion de situation qui est au centre de l’erreur interactionniste permet de réduire à l’ordre ponctuel, local, labile (comme dans les rencontres de hasard entre inconnus) et souvent artificiel (comme dans les expériences de psychologie sociale) qui se réalise dans les interactions, la structure objective et durable des relations entre les positions officiellement constituées et garanties qui organise toute interaction réelle : les individus en interaction importent toutes leurs propriétés dans les interactions les plus circonstancielles et la position relative dans la structure sociale (ou dans un champ spécialisé) commande la position dans l’interaction », op. cit., note 20, p. 271.
16Botzheim John W., « La Saint-Barthélemy à Orléans, racontée par Joh.-Wilh. de Botzheim, étudiant allemand témoin oculaire, 1572 », Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français (désormais BSHPF), 1872, XXI, p. 347-392, citation, p. 388.
17Hirschman Albert O., Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, Harvard University Press, 1970.
18Botzheim J. W., « La Saint-Barthélemy à Orléans » art. cité, p. 380.
19Nompart de Caumont Jacques, Mémoires, op. cit., p. 31.
20AD Gard, G 442, fo 64.
21Nompart de Caumont Jacques, Mémoires, op. cit., p. 19‑20.
22Haton Claude, Mémoires de Claude Haton, t. 2, 1566‑1572, éd. Laurent Bourquin, Paris, CTHS, 2001, p. 460.
23Ponce Cogordan, depuis Noyon le 30 septembre 1562, Archivium Romanum Societatis Iesu, GAL, 80, p. 38-39, cité par Hare Doriane, Entre France et Italie : la correspondance des Jésuites, laboratoire d’un projet, d’une identité et d’une pensée, mémoire de master 2, Aix-Marseille université/Università di Roma la Sapienza, 2018, p. 111.
24AD Gard, G 442, fo 35.
25Ibid.
26Lardellier Pascal (dir.), Actualité d’Erving Goffman, de l’interaction à l’institution, Paris, L’Harmattan, 2015.
27Benjamin Kaplan observe des caractéristiques semblables dans un contexte inverse de domination des protestants sur les catholiques, « Fictions of Privacy : House Chapels and the Spatial Accommodation of Religious Dissent in Early Modern Europe », American Historical Review, 107, 2002, p. 1031‑1064.
28Archives municipales (désormais AM) de Nîmes, DD 3, (« Articles respondus par le roy estant à Thoulouse sur le rapport faict par Me Reynaud de Beaune, mars 1565 »).
29Guiraud Louise, La Réforme à Montpellier, Études, Mémoires de la société archéologique de Montpellier, 2e série, t. VII, 1918, p. 317.
30de Beauvillé Victor, Histoire de la ville de Montdidier, J. Claye, 1875, vol. I, p. 217.
31AM Lyon, GG 84, pièce 55.
32Weiss Nathanaël, « La réforme à Orléans de 1571 à 1574. Trois lettres de Daniel Toussaint », BSHPF, XXXII, 1883, p. 210‑218 ; AM Amiens, AA 16, fo 67 vo Et Bastide Louis, « Les temples de l’Église réformée d’Orléans », in BSHPF, t. LXVII, 1899, p. 563 sq.
33Crouzet Denis, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610), Seyssel, Champ Vallon, 1990, t. I, p. 622.
34AD Indre-et-Loire, 3E6/1 (liasse de 1562, pièce 12). Le document a été publié sur le site internet des Bibliothèques virtuelles humanistes ; voir aussi Aquilon Pierre, « Un paroissien modèle, Tours 1562 », in Claude Balavoine, Jean Lafond et Pierre Laurens (dir.), Le modèle à la Renaissance, Paris, Vrin, 1986, p. 101-116.
35Raemond Florimond de, Histoire de la naissance, progrès et décadence de l’hérésie de ce siècle, Paris, Guillaume de La Noue, vol. 5, 1605, p. 192.
36Archives nationales (désormais AN), Minutier central (MC)/ET/XXXIII/188 (15 octobre 1562).
37Archives de la préfecture de Police de Paris, AB 2, fo 209 vo (24 février 1568) : « Gabriel Aguyton, bourgeois de Paris, natif et demeurant en ceste ville de Paris, rue de la Buscherie, à l’enseigne de la Teste noire, amenée par Claude Chenet pour heresye. »
38AN, MC/ET/XXIII/204.
39AM Besançon, BB 35, fo 196 vo-197 (31 mai 1575) : « N’en a ung seul auquel y aye apparence lesdicts cordons avoir esté. »
40AM Besançon, BB 35, fo 221 vo (3 juin 1575).
41Park Robert E., « La ville. Propositions de recherche sur le comportement humain en milieu urbain », in Yves Grafmeyer et Isaac Joseph (dir.), L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Grenoble, Champ Urbain, 1979, p. 125.
42Marc Breviglieri et Joan Stavo-Debauge, « L’hypertrophie de l’œil. Pour une anthropologie du “passant singulier qui s’aventure à découvert” », in Daniel Céfaï et Carole Saturno (dir.), Itinéraires d’un pragmatiste. Autour d’Isaac Joseph, Paris, Economica, 2007, p. 79-98, art. cité, p. 80.
Auteur
Aix-Marseille Université (TELEMMe)/IUF

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008