1Madame L. est maîtresse de cours préparatoire à l’école H, dans la commune 6, école de 18 classes où elle exerce depuis deux ans1. C’est dans cette commune populaire de la banlieue parisienne qu’elle a commencé, il y a une quinzaine d’années, sa carrière professionnelle, y travaillant aussi bien en zone d’éducation prioritaire que dans d’autres classes « banales » et pendant deux ans avec les « enfants du voyage ». À la question : « avec qui travaillez-vous cette année ? », suit une liste de partenaires multiples et variés :

• une « collègue » de cours préparatoire de cette école, avec laquelle elle travaille toute l’année en décloisonnement en éducation physique et sportive, réunissant une fois par semaine les deux classes ;
• les « maîtres nageurs sauveteurs », séance hebdomadaire toute l’année également ;
• un « potier », dans le cadre d’un « projet totem », intervenant une dizaine de séances ;
• la « bibliothèque municipale », pour « toutes les activités proposées »;
• une « instit » de grande section de l’école maternelle voisine ;
• deux « aides éducateurs » : le premier est intervenu en début d’année en technologie ; la deuxième, à partir de janvier, en lecture ; tous les deux l’aident aussi en fin d’année dans le cadre du « projet totem »;
• un « dentiste » et « une mère d’élève », de manière « très ponctuelle ».

2Une telle liste remet profondément en question l’image traditionnelle d’un maître « seul » dans sa classe. Elle invite à penser des collaborations à géométrie variable et, à travers elles, des transformations de l’exercice du métier d’enseignant à l’école élémentaire : tel est l’objet de ce livre.

Portrait d’une enseignante entourée de partenaires

3On l’aura remarqué : la liste des tiers qui interviennent dans la classe de cette maîtresse fait d’emblée apparaître des rapports entre ces personnes, leur domaine d’intervention et leur temporalité, précisant aussi pour le potier qu’il s’agit d’un « projet ». En lui demandant de préciser ces collaborations, cette enseignante montre l’hétérogénéité des formes de coordination qu’elle met en œuvre avec chaque intervenant et aussi leurs rapports avec sa propre activité, passée, présente ou à venir.

4Avec la collègue de cours préparatoire : « On est allé ensemble au dojo depuis les deux années que je suis là. Sur la dizaine de séances, on prépare notre progression et on mène la séance ensemble. Ensuite, on est allé au gymnase, alors on prévoit 10 séances autour de la gym et là on voit quels ateliers on met en place, quel type d’activité et on a une intervention commune. Au troisième trimestre, en roller, on a mélangé les classes en faisant deux groupes de niveau. Au dojo et au gymnase, on a choisi les ateliers ensemble. Par contre en roller, Y (prénom de la collègue) a une technicité que je n’ai pas et moi j’ai donc pris les débutants ; on s’est échangé les livrets de jeux. […] On se voit à midi ou à 16h30 ; c’est vrai que dès qu’on veut travailler avec quelqu’un d’autre, c’est aussi quelquefois ce qui freine, ça demande beaucoup de temps, et on manque vraiment de temps, de concertation, vraiment, vraiment. »

5Avec les maîtres nageurs sauveteurs : « Ca fait des années et des années que je vais à la piscine avec ces MNS là ; c’est vrai que leur projet a beaucoup changé, est beaucoup plus construit… Il nous est présenté en début d’année, en présence de la conseillère pédagogique en éducation physique et sportive, mais on intervient peu sur ce projet quand même. […] Je trouve que ça fonctionne plutôt bien, on peut avoir des réunions, mais ça alourdirait quelquefois ; je ne suis même pas sûre à quoi ça servirait spécialement. Et, en plus, ils pratiquent dans un domaine dans lequel moi, je ne me sens pas formée. […] Nous, on est là, on voit comment évolue chaque gamin, on en discute quand on souhaite avec les MNS. En fait l’échange, il se fait de manière informelle mais il est vraiment là et je trouve que c’est une activité qui fonctionne bien et on voit des progrès signifiants de la part des gamins. »

6Avec l’aide éducatrice : « Z (prénom) est intervenue à partir de janvier en travail de décloisonnement lecture, trois jours par semaine. Elle avait un travail de surveillance a priori, avec les enfants en atelier de lecture autonome, d’aide un petit peu mais ponctuellement, pendant que je prenais 6 enfants en soutien. »

7Avec le potier : « On a travaillé tout le premier trimestre dans nos classes sur la civilisation choisie avant l’arrivée du potier : travail sur des masques, sur la manière d’aborder les différentes civilisations, les sorties au musée de l’Homme, musée des Arts africains… Avec le potier, ça a été uniquement le travail de la terre, dans un domaine pointu, technique, très technique, et là je ne pouvais pas le faire, je n’ai pas appris, je ne sais pas comment la terre réagit, comment on la fait cuire, comment on l’oxyde, tout ça. […] Là, en terre, je me sentirais plus de faire travailler les enfants. J’ai acheté de la terre d’ailleurs pour l’année prochaine, pour les faire travailler à partir de ce que j’ai pu voir et faire… Je me sens capable de réinvestir ce qui aura pu être fait par un intervenant dans un domaine que je ne maîtrise pas moi ».

8Avec chaque intervenant, cette maîtresse développe ainsi des relations singulières, duos multiples dont les rapports tiennent avant tout à elle-même et à sa classe. Chaque intervention vient prendre une place particulière aussi bien dans la vie de la classe et dans les enseignements qui sont proposés aux élèves, que dans ses rapports avec des compétences et des prérogatives que cette enseignante peut s’attribuer personnellement. Aussi ces multiples collaborations ne mettent pas seulement en partage le travail mené avec les élèves : elles mettent directement à l’épreuve un rapport au métier, professionnel et personnel. Pour cette enseignante, en apparaissent des limites qui justifient la présence de tiers dans sa classe : « on ne peut pas être polyvalent de toute façon, c’est impossible…, donc automatiquement, il y a des domaines où il faudrait qu’on ait des intervenants » ; « le fait qu’on intervienne seul auprès des enfants, je trouve que c’est dangereux et puis c’est très enrichissant pour les enfants de rencontrer d’autres adultes ». Pourtant, Madame L. marque son attachement à une unité du groupe classe et à la diversité des activités qu’elle y réalise : « là, à l’âge élémentaire, les enfants ont besoin de cette vie de groupe, d’avoir le référent qu’est l’instit ou le professeur des écoles »; « ce qui m’intéresse aussi dans ce métier là, c’est pouvoir avec les enfants aborder tout un tas de domaines, j’aime autant faire de la lecture avec eux que faire des sciences, de la danse ou de la poterie ; je trouve que c’est des moments très riches. ». Au total, cette enseignante semble très partagée : l’intervention d’un tiers est un moment important pour les enfants et pour elle-même, mais, « en même temps », elle fait rupture dans « la vie de la classe », « casse » sa propre manière de l’impulser. Cette tension, Madame L. s’efforce aussi de la dépasser en lui donnant l’unité d’une même intention subjective. Aussi, quelle que soit la personne qui intervient dans sa classe : « je ne me sens pas amputée de quoi que ce soit, ni déresponsabilisée », affirme-t-elle ; ajoutant plus loin : « je ne me sentirais pas d’être avec des intervenants extérieurs qui prennent ma classe et avec lesquels je ne peux pas donner mon avis ». La diversité des apports extérieurs est intégrée dans l’idée d’un « projet global de la classe » : « ça me permet d’avoir une pédagogie plus active, de choisir les intervenants en fonction de ce qu’on construit et en fonction de ce que le groupe, à un moment donné, va vivre… et puis moi j’ai besoin aussi de ne pas refaire toujours la même chose. » En somme, « varier les plaisirs », dit-elle ; les siens sans doute et ceux des élèves, susciter des rencontres et des échanges avec des tiers, des objets qu’ils mettent, peu ou prou, en partage.

9Le travail de Madame L. est de ceux qui laissent peu de trace, peu digne d’apparaître dans une revue pédagogique au titre d’une expérience d’un partenariat réussi, d’un exemple modélisant ce qu’il devrait être, d’une innovation ou d’une expérimentation. C’est précisément là où il est le lot « ordinaire », à chaque fois singulier, des enseignants des écoles élémentaires aux prises avec des partenaires multiples et variés pendant le temps scolaire, que ce travail nous intéresse. On l’aura compris : il ne s’agit pas ici de se centrer exclusivement sur telle ou telle catégorie de partenaires, ni de privilégier telle ou telle définition d’un travail en partenariat, de mesurer des écarts entre ce qui serait un partenariat « réel » et un partenariat « formel », tel qu’il est présenté par les textes officiels ou les institutions de formation des maîtres, ni même d’en dresser une typologie. Notre objet de recherche ne peut se limiter au partenariat lui-même : il porte sur l’activité du maître telle qu’elle est à la fois conjointe avec des intervenants et activité propre avec ses élèves. La construction de cet objet, comme tout travail scientifique, doit d’abord en préciser les obstacles. Véritable défi, quand il s’agit de « partenariat », notion saturée de valeurs, de normes et d’injonctions, mot devenu fourre-tout, masque, incantation. De fait, la critique de cette notion s’impose, permettant de dévoiler ses fonctions idéologiques2. Pourtant, aussi bien cette nécessaire critique du « partenariat » en général que son apologie laissent échapper l’analyse des processus par lesquels, dans la classe, l’activité des maîtres compose quotidiennement avec celle de tiers.

Les partenariats : une mutation du travail des maîtres ?

10Loin d’être une exception, la multiplicité des partenaires de Madame L. est devenue la règle, du moins dans les écoles de la région parisienne où nous avons réalisé cette recherche. Même si, bien sûr, le nombre et la nature de ces partenaires sont très variables d’une classe, d’une école et d’une commune à l’autre, reste que la figure d’un maître « seul » dans sa classe s’efface aujourd’hui pour donner droit de cité à une pluralité d’acteurs3. Ces interventions ne sont pourtant pas une innovation radicale dans les écoles élémentaires : le cas de Paris et de l’ancien département de la Seine en témoigne à travers la mise en place de « professeurs spéciaux » en gymnastique, dessin et chant, depuis le XIX^e siècle (Garnier, 2002a). Mais, à partir du début des années 1980, elles ont conquis une nouvelle légitimité institutionnelle, économique, sociale et politique. Inutile ici de développer les transformations qui s’y sont conjuguées : une territorialisation des politiques éducatives (Charlot, 1994), le développement de dispositifs d’aménagement du temps de l’enfant (Delevoye, 1999), le changement non seulement de l’école primaire mais tout autant de ses rapports avec l’enseignement secondaire (Prost, 1992 ; Kherroubi, Plaisance, 2000) ; au niveau des maîtres eux-mêmes, le renouvellement social d’un corps (Charles, Clément, 1997), l’affirmation de leur polyvalence (Bouysse, 1996 ; Kherroubi, 2000), une volonté de professionnalisation (Lang, 1999)… Inutile aussi de répéter ce qui, de ce contexte, est largement connu : le développement de l’emploi dans le domaine des services, des attentes sociales croissantes à l’égard de la scolarisation des jeunes ou encore l’accentuation des ségrégations sociales urbaines.

11C’est en effet dans les « quartiers en difficulté » que s’est d’abord imposé le principe d’une mise en synergie, sous la forme d’un « projet », des différents acteurs de l’éducation des jeunes ; logique d’abord à l’œuvre dans les zones éducation prioritaire créées en 1981 et généralisée par la loi d’orientation de 1989. La question vise tout autant ce qui serait un partenariat interinstitutionnel et interministériel que, au niveau des écoles, un partenariat inédit entre enseignant et travailleurs sociaux. Les travaux de D. Glasman (1992) ont insisté en particulier sur la question des rapports entre ce partenariat et la transformation de l’identité professionnelle des enseignants. Non seulement « le partenariat ne se décrète pas », pour reprendre l’expression de Glasman mais, comme nous l’avons montré à propos des assistantes sociales scolaires (Garnier, 1997), il met à l’épreuve des pratiques et des représentations du métier d’enseignant. Développée depuis près de vingt ans, cette injonction à « faire ensemble » pour favoriser la réussite des jeunes n’échappe toujours pas au risque de syncrétisme. L’urgence de l’action, analyse E. Bautier (1999), fait oublier de questionner les évidences sur lesquelles elle repose : une conception globale de la personne, le privilège d’une centration sur le local, l’importance accordée aux relations interpersonnelles au détriment d’une inscription sociale de l’individu et des rapports sociaux. Le déficit d’évaluation des actions partenariales va de pair avec l’absence d’explicitation des différences de lieux, d’objectifs et de compétences des acteurs, interrogeant au fond ce que la « réussite des jeunes » veut dire.

12Si ces questions se posent avec une acuité particulière dans les zones d’éducation prioritaire, elles sont tout aussi présentes ailleurs. En effet, la multiplication et la diversification des missions imparties à l’école, l’importance même du fait scolaire dans notre société, sont allées de pair avec une spécialisation de groupes professionnels internes et externes à l’école, une complexification des dispositifs et des structures organisationnelles (Tardif et Lessard, 1999). De même, on peut penser qu’une mutation profonde dans les principes d’intégration sociale a favorisé une école plus « ouverte », au curriculum moins rigide et à la pédagogie plus personnalisée (Bernstein, 1989). Pourtant, la cellule de base du système d’enseignement, la classe, est restée intacte, tout en étant elle-même le lieu d’une « division du travail pédagogique » accrue, en particulier à l’école primaire (Perrenoud, 1994). De fait, c’est aussi au cœur de l’exercice du métier, pendant le temps scolaire, que le maître est confronté à la nécessité de faire à la fois seul et à plusieurs.

13Dès 1985 était engagée une ample recherche portant sur la formation des maîtres au partenariat (Zay, 1994), proposant ensuite un « guide » à tous ceux « souhaitant travailler en équipe élargie à des partenaires extérieurs à l’Éducation nationale » (Zay, 1995). Recherche « participante » centrée sur les domaines culturels et artistiques, elle vise à accroître l’efficacité de l’action des enseignants et formateurs, en identifiant notamment les processus de « déstabilisation » des acteurs et les « obstacles » au partenariat. Très largement polarisée sur le rôle innovant que peut jouer le partenariat dans le système éducatif, cette démarche se fonde sur un modèle de « l’interaction communicationnelle » issue des travaux du philosophe J. Habermas (1986), tout en intégrant les apports d’une approche systémique. Nul doute qu’il existe des relations très étroites entre ces choix théoriques et les visées pragmatiques de ce travail : une normativité, ici liée à une éthique de l’intercompréhension, nécessairement à l’œuvre dans le travail d’éducation et de formation. Travail à la fois réflexif et militant, on voit cependant toute la distance qui sépare son objet de l’activité ordinaire des maîtres. Une chose est de promouvoir les transformations des pratiques enseignantes à travers des actions partenariales, une autre est d’analyser ce qui se trame quotidiennement dans les classes et qui participe, bon gré ou mal gré, de leurs évolutions. C’est précisément l’objectif de notre recherche où le « partenariat » n’est pas un objet abstrait du cours ordinaire de l’activité des maîtres, mais le lieu de sa mise à l’épreuve. Impossible en effet d’analyser les évolutions du métier d’enseignant auxquelles contribue aujourd’hui le développement de multiples collaborations au sein de la classe, si celles-ci sont étudiées pour elles-mêmes. C’est, du même coup, refuser de poser le partenariat comme une fin en soi, pour considérer comment il peut être tout à la fois un moyen et un obstacle, pour réaliser ce que l’enseignant a à faire4.

Avec et sans partenaire : pour une analyse de l’activité des maîtres

14Le travail enseignant fait aujourd’hui l’objet d’approches renouvelées et diversifiées (Marcel et all., 2002). Même s’il est impossible d’en rendre compte dans le cadre de cette introduction, soulignons en pourtant une double ambition qui est aussi la nôtre : rendre compte de sa quotidienneté et comprendre dans l’analyse ce qu’on peut nommer en première approximation, la « logique des acteurs ». Cette ambition représente de multiples ruptures : rupture à l’égard d’une sociologie des enseignants nous ayant habitué à lier leurs propriétés sociales à leurs prises de position professionnelles, comme c’est le cas, pour n’en citer qu’un, du travail de H. Peyronie (1998) ; rupture encore vis-à-vis d’une sociologie des pratiques envisagée du point de vue des relations sociales qu’elles engagent, en particulier les relations maîtres/élèves, comme l’ont développée de multiples travaux dans des perspectives interactionnistes ou ethnométhodologiques… ; rupture aussi à l’encontre de nombreuses recherches en didactique centrées sur le seul objet d’enseignement et la construction des savoirs par les élèves… L’écueil serait de considérer le travail enseignant en faisant abstraction des objets d’enseignement qu’il met en œuvre et, tout autant, des contextes sociaux et institutionnels où il se déploie. Un tel risque est bien présent dans l’analyse du partenariat si on le réduit à des relations entre adultes, sans prendre en compte les savoirs qu’il met en jeu et les élèves auxquels il s’adresse.

15Il ne suffit donc pas de donner droit de cité à la multiplicité et la diversité des tiers qui interviennent dans la classe, de considérer l’hétérogénéité des principes d’accord, des formes et des exigences de coordination de l’action entre partenaires, pour analyser des partenariats. Il faut encore prendre en compte que cette activité conjointe du maître est, comme toute activité, à la fois dirigée vers les autres, vers son objet et vers soi-même ; « triade vivante », souligne Y. Clot (1999), où « le conflit est premier ». Nul doute que le partage du travail dans la classe soit à la fois conflits avec d’autres, conflits dans l’objet de leur activité, mais aussi conflits qui traversent l’enseignant lui-même, « partagé » comme nous l’avons dit de Madame L. : « L’existence des sujets est tissée de ces conflits vitaux qu’ils cherchent, pour s’en déprendre, à renverser en intentions mentales. » (Clot, 1999). Aussi bien que des rapports sociaux et des objets mis peu ou prou en partage, l’intervention de tiers dans la classe met tout autant à l’épreuve la subjectivité du maître : « pas de sujet sans périls à surmonter » (Clot, 1998).

16La perspective ouverte par Y. Clot en psychologie clinique du travail donne à penser, au-delà de la différence classique entre tâche prescrite et activité réalisée, un « réel de l’activité », où comptent tout autant les activités suspendues, contrariées ou empêchées, voire les contre-activités : « L’activité possède un volume qu’une approche trop cognitive de la conscience comme représentation du but, comme intention mentale prive de ses conflits vitaux. » Il faut, souligne-t-il, rapatrier le possible et l’impossible dans le réel, donner toute leur place à ces conflits dont est tissée l’existence des sujets : « l’activité est une épreuve subjective où l’on se mesure à soi-même et aux autres pour avoir une chance de réaliser ce qui est à faire. » (Clot, 1999). Cette perspective permet de souligner un enjeu de notre propre travail : redonner toute son épaisseur à l’activité des maîtres, à leurs propres opérations d’objectivation et de critique, aussi bien qu’à ce qui n’y apparaîtrait que négativement comme écart entre le prescrit et ce qui est effectivement réalisé. Là précisément, elle peut soutenir notre effort pour frayer un chemin d’analyse entre dénonciation et apologie des partenariats.

17Si tant est que, comme l’affirme Y. Clot (1998) « le monde est beaucoup plus une constellation d’épreuves qu’un système de contraintes », c’est précisément sur cette importance des épreuves que peuvent se rencontrer des traditions de pensée aussi différentes que la psychologie clinique et la sociologie où nous inscrivons notre propre travail5. En sociologie, cette notion d’épreuve a sa généalogie à travers, pour n’en citer que deux jalons, une sociologie des sciences (Latour, 1984) et une sociologie politique et morale (Boltanski et Thévenot, 1991). Pour une sociologie pragmatique (Chateauraynaud, 1991 ; Chateauraynaud et Bessy, 1996 ; Chateauraynaud et Torny, 1999), l’épreuve met en jeu les modalités de passages entre ce que l’on oppose classiquement en sociologie : le « micro » et le « macro », l’individuel et le collectif, la force et la justice, l’objectif et le subjectif… Loin de réduire l’analyse à celle de situations, elle montre l’épreuve dans une série, insistant sur les perspectives temporelles que se donnent les personnes et, tout autant, sur les objets qui les réunissent et les opposent. Elle se doit donc d’être attentive à ce qui n’est pas directement présent dans les situations de travail, à ce qui leur préexiste et qui y est mobilisé : les caractéristiques sociales et scolaires des écoles, des conventions institutionnelles, des valeurs, les plis d’une culture professionnelle collective… S’intéresser aux épreuves que rencontrent les maîtres dans l’exercice de leur métier avec des partenaires multiples et variés, c’est bien sûr privilégier le sens qu’ils lui donnent et leur souci d’efficience. C’est aussi souligner l’importance des émotions, centrales dans une sociologie pragmatique : « la référence à la réalité signifiant simplement ce qui est en relation avec notre vie émotionnelle et agissante » (Chateauraynaud et Torny, 1999). En suivant ces auteurs, nous dirons que : « l’objet de la sociologie est de donner des prises aux acteurs, non de leur en retirer », de même qu’une psychologie clinique du travail cherche, par d’autres moyens, le développement de leur activité professionnelle.

18Loin de prétendre traiter exhaustivement de l’activité des maîtres, cet ouvrage analyse plusieurs séries d’épreuves récurrentes dans les propos des enseignants interrogés, dès lors qu’elle est affectée par la présence de tiers dans leur classe. Le premier chapitre présente d’emblée comment cette convention institutionnelle qu’est la polyvalence des enseignants des écoles élémentaires est mise à l’épreuve des faits, les efforts pour la penser non plus comme l’exercice solitaire du métier mais comme qualité portée collectivement par un maître aidé de tiers. Nous montrons ensuite comment les enseignants distinguent un « vrai partenariat » des collaborations qu’ils engagent dans leur classe et, tout autant, départagent ce qui est de l’ordre du possible et de l’impossible. Le second chapitre s’intéresse à la qualité de « partenaire », à la manière dont elle peut être ou non attribuée à la diversité des tiers intervenant dans la classe. Il interroge alors les limites que se donnent les enseignants vis-à-vis de ces interventions, jusqu’à quel point elles peuvent contrarier leur activité propre. Le troisième chapitre se focalise sur l’activité conjointe du maître et d’un tiers en présence des élèves, en mettant l’accent sur les situations où c’est l’intervenant qui dirige l’activité de la classe : nouvelles épreuves, soit que le maître s’implique lui-même dans la séance, soit qu’il y figure comme « spectateur ». Le quatrième chapitre porte sur une nouvelle série d’épreuves quand précisément l’intervention n’est pas à la hauteur des attentes de l’enseignant, quand il lui faut tout à la fois qualifier ses défaillances et faire avec, y remédier ou les dénoncer. Le cinquième chapitre analyse comment les collaborations entre enseignants et intervenants s’inscrivent dans l’organisation des savoirs scolaires en disciplines très fortement hiérarchisées : mises à l’épreuve du caractère contraignant du temps et d’un programme scolaires, du poids de cette hiérarchie sur l’activité des maîtres et ses rapports avec la diversité des intervenants. Le sixième et dernier chapitre montre comment ces collaborations peuvent s’inscrire également dans la logique d’un « projet », susceptible de remettre en cause la scolarisation des savoirs et leurs découpages disciplinaires. Notre conclusion s’efforce d’expliciter les évolutions actuelles du métier d’enseignant quand, de fait, le maître n’est plus « seul » dans sa classe, d’interroger en somme une manière de composer avec la tradition d’une culture professionnelle collective.

19On ne s’étonnera pas des références nombreuses qui sont faites dans ce livre à un domaine particulier de l’enseignement, celui des activités physiques, sportives et artistiques. Elles tiennent au choix d’un angle d’attaque sur l’activité des enseignants qui relève à la fois d’un parti pris personnel et d’une pertinence par rapport à notre objet de recherche. En effet, comme Madame L., les enseignants interrogés y font état d’interventions multiples et variées, voire obligées pour la natation, ce que confirment les enquêtes de G. Baillat (2001) et J. P. Jarousse et C. Leroy-Audoin (2001)6. Ce domaine présente aussi la particularité d’être mis en œuvre par de nombreux enseignants, tout en étant largement « sacrifié » au niveau des horaires. Enfin, sa distance même à l’égard des activités menées dans la salle de classe donne également à penser un objet problématique, de ceux qui, tout particulièrement, mettent à l’épreuve l’activité des maîtres.