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École et familles populaires

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Pierre Périer

Annexe méthodologique

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

Plusieurs enquêtes pour une recherche

  • 1 Une mention particulière est adressée ici au mémoire de maîtrise réalisé par Évelyne Denis : Des p (...)

1Fruit d’un projet qui a couru sur plusieurs années, cet ouvrage rassemble des matériaux issus de sources distinctes. D’un côté, quelques travaux récents d’étudiants de licence ou de maîtrise que j’ai encadrés ou dont j’ai été l’un des évaluateurs, analysant sous des aspects et des angles théoriques différents, la question des relations entre les familles populaires et l’école1. De l’autre, deux enquêtes nationales, espacées d’une dizaine d’années, sur le rapport des parents de milieux populaires à l’école. Dans le cadre de cet ouvrage, elles ont fait l’objet d’une exploitation dite secondaire, c’est-à-dire en procédant par sélection puis analyse des données en rapport avec les questions et hypothèses propres à la problématique développée.

  • 2 Alors chargé de cette étude, j’avais moi-même contribué au recueil des données et assuré la rédact (...)
  • 3 Sans prétendre à la représentativité, la répartition des familles enquêtées épousait de près la st (...)

2La première de ces enquêtes source est une étude (non publiée) réalisée pour le compte de la direction de l’évaluation et de la prospective (DEP) du Ministère de l’Éducation nationale auprès de parents d’élèves scolarisés dans des classes des 4e et de 3e technologiques intégrées au collège mais surtout en lycée professionnel tout au long des années 1990. Menée entre 1992 et 1993, l’enquête a permis de recueillir un matériau conséquent dans plusieurs villes de taille moyenne. La partie du corpus utilisée dans le cadre de cette recherche porte sur une série de 26 entretiens approfondis réalisés auprès de familles où se trouvaient parfois réunis le père, la mère et l’enfant concerné2. Une très forte majorité des parents enquêtés appartenait aux groupes des ouvriers et employés, quelques-uns étant au chômage3. Par ailleurs, plusieurs familles comptaient un ou deux parents issus de l’immigration, en provenance essentiellement des pays du Maghreb.

  • 4 Précisément, en 1997-1998, 71 % des élèves des classes de 3e technologiques poursuivent en BEP (co (...)

3Centrés sur la question de l’orientation en classe technologique (fin de 5e) et des représentations que les parents se faisaient alors de cet enseignement et de ses perspectives, les entretiens abordaient plus largement un ensemble de questions liées à la scolarisation (évaluation et devoirs, « choix » d’orientation, fonctionnement de l’école) avec, en particulier, une partie entièrement consacrée aux relations avec les enseignants. Certes, les classes technologiques ont été progressivement supprimées au tournant des années 2000 pour laisser place à un cycle commun au collège qui conduit désormais la quasi-totalité des élèves à reporter en fin de troisième le moment de l’orientation. Cependant, la question d’une scolarisation dans des sections ou filières qui ne suivent pas la voie jugée « normale » (au sens de majoritaire) ou celle visée par les familles reste posée selon une opposition qui, au-delà de la distinction entre filières (générales, technologiques, professionnelles), sépare dans les représentations des familles les perspectives de la scolarisation prolongée à une orientation vers des formations courtes (suivies par la majorité des élèves des classes technologiques)4. Sous-jacentes à cette problématique de l’orientation, ont été développées un certain nombre de questions qui engagent les représentations sur l’insertion professionnelle, le sens de la « réussite » et le devenir individuel.

  • 5 Je remercie vivement Claude Thélot, alors Président de la commission en charge de conduire la réfl (...)

4La seconde source de données provient, selon une méthodologie similaire, d’une enquêtée commanditée par la commission constituée dans le cadre des travaux du débat national sur l’avenir de l’école5. L’exploitation secondaire a porté sur deux tables rondes (pour chacune d’entre elles, environ une dizaine de personnes réunies pour trois heures d’échanges placés sous la conduite d’un animateur de séance) qui ont rassemblé des parents, hommes et femmes à parts égales, dont les enfants sont scolarisés dans des classes de collège et lycées (filières générales, technologiques, professionnelles) situés à la périphérie de grandes villes. Pour l’un de ces groupes, les élèves appartenaient à des établissements classés en ZEP. Parallèlement, onze entretiens individuels approfondis ont été menés auprès de parents, souvent des mères, d’origine étrangère ou issus de l’immigration (maghrébine pour la majorité). Une large place a été faite à la description des parcours scolaires et au bilan, personnel, familial, dressé par les parents à propos de leurs enfants. Les attentes tant de formation que d’éducation ont été développées à la lumière d’expériences individuelles et de situations scolaires fortement contrastées, du CAP fleuriste à la première année de médecine en passant par les scolarités souvent en retard des collégiens.

5En dépit du nombre conséquent d’entretiens et de témoignages de parents (cinquante-six personnes au total dont vingt parents d’origine étrangère ou issus de l’immigration), l’enquête ne peut prétendre à la représentativité statistique. D’ailleurs, les critères sur lesquels fonder cette représentativité restent incertains (catégorie socioprofessionnelle du ou des parents, niveau économique, capital scolaire, lieu de résidence/secteur de scolarisation…) et les catégories établies seraient loin de recouvrir la diversité d’un ensemble difficile à appréhender, théoriquement et empiriquement. Par conséquent, il s’agit bien plutôt de mettre au jour la diversité des points de vue et expériences sans prétendre en étudier les variations systématiques mais avec l’ambition de repérer les différences significatives, les logiques sous-jacentes des conduites voire de dessiner des configurations idéal-typiques dans le rapport des familles populaires à l’école.

L’analyse par exploitations secondaires

  • 6 Comme l’écrit Olivier Schwartz : « Décrire l’enquête comme si elle était à tout moment méthodologi (...)

6D’aucuns pourraient déceler, sur la base d’un recueil en seconde main, la faiblesse d’un corpus qui n’obéit pas à certains des préceptes en vigueur dans la collecte de données en sociologie : construction de l’échantillon selon des critères contrôlés en rapport avec la problématique énoncée, élaboration d’une grille de questions formulées sur la base des hypothèses de recherche, contrôle des modalités de déroulement de l’enquête… Sans prétendre ici discuter la pertinence de ces critères, leur application rigoureuse ne saurait suffire à garantir leur efficacité heuristique6. En réalité, la recherche en sociologie procède dans bien des cas d’un bricolage inventif plus que d’une ingénierie sans génie et l’exploitation secondaire qui n’est pas sans risques ni limites peut, sous certaines conditions, procurer quelques menus avantages. Je les situerai brièvement sur deux plans distincts : la formulation d’une problématique, la collecte des données.

7En s’emparant de matériaux d’enquête pluriels et dont il n’a pas toujours contrôlé la production, le sociologue peut considérer qu’ils sont sans validité hors des cadres de la recherche qui les a secrétés. Il peut aussi, selon la posture adoptée dans ce travail, se placer à la manière d’un historien face à des sources auxquelles il donne le statut de documents qu’il découvre hors des cadres de leur exploitation première, avant de les sélectionner puis de les classer. C’est à la faveur de cette approche largement empirique et inductive, que des questions nouvelles et hypothèses peuvent surgir et nourrir une analyse dont la cohérence gagne à cette mise à l’épreuve de sources distinctes qu’il appartient alors au chercheur de rapprocher et de relier. À la manière d’un puzzle dont il s’agit de reconstituer la structure d’ensemble qui seule garantit l’unité de perception et la cohérence des liens entre ses éléments, le chercheur s’attache à rassembler en une figure unique des morceaux épars dont les emboîtements procèdent d’une construction singulière. Cette méthode ou, plus modestement, cette manière de faire par tâtonnements, a sans doute profité à l’élaboration progressive d’une problématique formulée dans les termes du différend qui ne se laisse pas aisément objectiver par des indicateurs définis a priori ou par des éléments toujours mesurables. Du désordre apparent résultant de corpus issus de plusieurs enquêtes et de « secondes » lectures ou (re) lectures en creux, ont progressivement émergé des articulations et des lignes d’analyses qui, sous des formes variables, fécondaient une hypothèse de recherche. Dans la manière de relier entre eux des matériaux épars, d’effectuer des rapprochements, des confrontations et d’établir des rapports inédits, se joue pour le sociologue la possibilité de regarder autrement le réel, de le reconstruire et au bout du compte d’inventer.

  • 7 Ce qui permet de comprendre que les catégories les plus fragiles de la population mais aussi les p (...)

8Sur un second plan, l’exploitation secondaire ou les recherches conduites par d’autres apportent au chercheur ce qu’il ne peut pas toujours obtenir seul, non seulement sur le plan quantitatif du nombre d’entretiens ou d’observations réalisés mais, plus encore, sur le contenu même de ce qui est récolté. Il faut rappeler préalablement les difficultés inhérentes à toute situation d’enquête où l’enquêteur se trouve nécessairement impliqué et jamais dans une position illusoire de neutralité face à un interlocuteur pour lequel il représente — le plus souvent — un étranger qui, perçu comme tel, contribue à façonner la situation d’entretien. La présentation de soi et le statut des interlocuteurs modèlent les interactions et la dynamique de l’échange compris entre une « offre de parole » et une « disposition à parler » (Mauger, 1991). Or, les effets de position et les rapports de force symbolique ne sont sans doute jamais aussi prégnants que lorsqu’ils opposent des individus très inégalement dotés sur le plan du capital scolaire s’entretenant de surcroît d’un objet socialement consacré : l’école. L’entretien d’un chercheur avec des parents de milieux populaires, peu diplômés et ne possédant généralement qu’une connaissance parcellaire et très approximative du système éducatif, institue par conséquent, à son corps défendant, une relation fortement dissymétrique au risque d’engendrer des réactions d’auto-censure et de silence, des réponses convenues ou de conformisme, à moins que la situation ne prenne la forme d’un quasi-examen susceptible de sanctionner symboliquement les méconnaissances ou l’ignorance de l’enquêté. L’évitement est d’ailleurs la tactique couramment utilisée par les plus démunis pour se protéger de ce type de situation7 et seule une relation de confiance gagnée au prix d’un investissement qui, souvent, déborde le cadre des objectifs de la recherche – à la manière remarquable avec laquelle Stéphane Beaud a pu mener ses observations et recueillir dans la durée les témoignages livrés par les jeunes des cités (2002) — paraît de nature à lever les freins et limiter les biais d’enquête, en milieux populaires et dans les familles en grande difficulté en particulier. Ainsi, rien ne dit que le chercheur, figure de « lettré » dominant sur le terrain « cultivé » de l’école, soit toujours le meilleur interlocuteur des personnes avec lesquelles il souhaite s’entretenir et la diversité des enquêteurs mobilisés peut, à l’inverse, contribuer par l’éventail des différences de profil social et de styles personnels, par un statut moins directement accordé à celui des représentants de la culture légitime, libérer la parole des enquêtés et, ce faisant, ouvrir l’espace des points de vue.

  • 8 Un exemple particulièrement éclairant de ces procédés plus ou moins entachés de malhonnêteté intel (...)

9Enfin, et pour se limiter à quelques éléments de réflexion, il reste à s’interroger sur le statut différent qui est réservé à l’analyse secondaire selon qu’elle porte sur un corpus de données statistiques ou un recueil constitué sur la base d’entretiens. Tout se passe comme si, en effet, l’une bénéficiait d’emblée de la validité refusée à l’autre, accentuant de la sorte le préjugé de rigueur et de scientificité accordée au chiffre et refusé à la parole. C’est oublier tout ce que les réponses à un questionnaire souvent indûment assimilées à des « résultats » doivent au type et à la formulation des questions et, plus encore, aux hypothèses plus ou moins explicites, qui les sous-tendent. C’est aussi sous-estimer les biais d’échantillonnage liés au profil des répondants (dont on peut penser qu’ils ont toujours quelque intérêt – mais lequel ? — à donner de leur temps), aux modalités de passation des questionnaires, et ne pas craindre les conclusions ou généralisations tirées d’effectifs parfois réduits et a fortiori lorsque l’on s’intéresse à des groupes minoritaires8. Enfin, c’est se priver de la parole – le langage pris dans une communication interpersonnelle — propre à des enquêtés, dans leur manière de dire, de s’interroger et de s’entretenir sans que tout échange débouche nécessairement sur la formalisation d’une « réponse », ne laissant guère de place à des formulations approximatives, indécises, itératives, qui, dans les mailles du récit, nous éclairent tout autant mais autrement, sur l’expérience singulière de la scolarité et la complexité du rapport à l’école.

Notes

1 Une mention particulière est adressée ici au mémoire de maîtrise réalisé par Évelyne Denis : Des parents parlent de l’école. Enquête dans une ZEP, Université Rennes 2, 2000 (sous la direction de J. -M. de Queiroz).

2 Alors chargé de cette étude, j’avais moi-même contribué au recueil des données et assuré la rédaction du rapport final.

3 Sans prétendre à la représentativité, la répartition des familles enquêtées épousait de près la structure sociale des élèves. Ainsi en 1996-1997, les enfants dont le chef de famille est ouvrier, sans activité ou chômeur, représentaient environ 60 % des effectifs des 4e et 3e technologiques contre 40 % dans les classes de 4e et 3e générales. Seuls 2 % des enfants de cadres étaient orientés vers les classes technologiques.

4 Précisément, en 1997-1998, 71 % des élèves des classes de 3e technologiques poursuivent en BEP (contre 22 % pour les troisièmes générales) et 2,2 % seulement sont orientés en seconde générale et technologique contre 60 % parmi les troisièmes générales.

5 Je remercie vivement Claude Thélot, alors Président de la commission en charge de conduire la réflexion engagée dans le cadre du Grand débat sur l’école, de m’avoir autorisé à utiliser les données recueillies par l’institut CSA-TMO missionné en 2004 par la délégation à la communication du Ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche pour réaliser ces enquêtes qualitatives portant sur « Le point de vue des familles populaires et étrangères sur l’école ».

6 Comme l’écrit Olivier Schwartz : « Décrire l’enquête comme si elle était à tout moment méthodologiquement armée, c’est peindre une fiction, dont on ne sait si elle rassure ou si elle inhibe », in « L’empirisme irréductible », Postface à l’ouvrage de Anderson. N., Le hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1994, p. 281.

7 Ce qui permet de comprendre que les catégories les plus fragiles de la population mais aussi les plus vulnérables dans la situation d’entretien sont les plus difficiles à enquêter et rarement représentées statistiquement comme elles le devraient.

8 Un exemple particulièrement éclairant de ces procédés plus ou moins entachés de malhonnêteté intellectuelle nous est donné par la critique des usages de la statistique dans l’œuvre de Pierre Bourdieu et notamment dans les ouvrages « majeurs » que sont Les héritiers et La distinction. Cf. Gruel L., Pierre Bourdieu, Illusionniste, Rennes, PUR, 2005.

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