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École et familles populaires

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Pierre Périer

Conclusion

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Géographique :

France

Texte intégral

Scolarisation des classes populaires et effets du différend

1Concluons par un premier paradoxe : les progrès de la scolarisation à compter de la secondarisation de masse ont engendré un procès d’acculturation antagoniste, une confrontation symbolique inégale et sourdement conflictuelle, entre les familles populaires et l’école. Longtemps maintenus dans une scolarité étroite mais en congruence avec un ordre social et une distribution des places que la société se chargeait d’assurer, les enfants des classes populaires et leurs parents ne voyaient pas en la scolarisation prolongée une issue à leur destin scellé par leurs origines et leur appartenance à une communauté. Progressivement, et en même temps qu’elle laisse entrevoir des horizons nouveaux (de diplôme, de métier, de statut), bien qu’incertains, l’école exerce un pouvoir grandissant sur les individus, leur famille et groupe d’appartenance, leur identité et leur devenir. Dans ce mouvement historique de formation et d’émancipation des individualités, plus la scolarité s’allonge, plus l’espace d’autonomie des cultures populaires se restreint et se déprécie symboliquement, non sans susciter quelques résistances, oppositions ou tentatives pour se soustraire à l’emprise des catégories de jugement scolaires.

2Les contradictions de la socialisation familiale et de la socialisation scolaire, les aléas de scolarités découplées des attentes placées en elles, les malentendus persistants dans la « communication » entre acteurs, ouvrent la voie à des tensions relationnelles et incertitudes identitaires amplifiées par la dislocation des références et valeurs des classes et cultures populaires, ouvrières en particulier. C’est au travers de ce rapport de dépendance et de soumission à l’égard de l’école, de dissonance culturelle entre les schèmes populaires et scolaires, que le différend s’est révélé, installé, progressivement amplifié. Car en l’impossibilité d’une indifférence saisie dans un affrontement de légitimités, il y a fécondation d’un différend. Il reste que les verdicts scolaires ont désormais des effets qu’un état antérieur de la société pouvait ignorer mais que les conséquences actuelles ne sauraient occulter. Ils contribuent, dans les scolarités malheureuses, à la production d’identités négatives à nourrir la vision de « vaincus », scolaires et sociaux, que les générations d’enfants des classes populaires et immigrés pourraient porter sur eux-mêmes comme sur leurs familles. Et il n’y a sans doute pas loin parfois de cette violence éprouvée et contenue, sous contrôle des institutions, à la violence exprimée des émeutes urbaines ou de la « rage » des jeunes des cités les plus désorientés (Beaud, Pialoux, 2003).

  • 1 Pareil constat a été fait à propos des pratiques de médiation qui, s’adressant très majoritairemen (...)

3Complémentaire du premier, un second paradoxe consiste à relier les progrès de la scolarisation et ses présupposés égalitaires à la « responsabilisation », confinant à la mise en cause récurrente des parents des milieux populaires et/ou immigrées, de leurs comportements dans la sphère domestique et dans le rapport à l’école. En s’ouvrant à des catégories sociales autrefois précocement éliminées, l’école a progressivement confié à chaque famille la charge mentale, morale, citoyenne, par la médiation de la scolarité, de l’avenir social de sa progéniture. Au destin de classe qui soudait les existences individuelles dans un collectif unifié et solidaire, bien que maintenu dans une structure sociale inégalitaire, s’est substitué, sous couvert d’égalité des chances et de mérite individuel, l’espoir de la réussite par les titres scolaires et, concomitamment, la crainte de l’échec et du déclassement menaçant celui qui sortirait sans « rien ». Or, ce qui semblait s’adresser à tous, donc aux classes populaires, à travers successivement les promesses de « l’égalité des chances », de la prolongation des études (« 80 % au bac ») ou du « droit à la réussite » de la période contemporaine, se défait au fil des épreuves de scolarités chaotiques, d’orientations non choisies, de projets d’insertion professionnelle non réalisés ; bref, de déceptions et de frustrations accumulées sans que rarement les choses ne soient exprimées et encore moins entendues. L’artifice d’une école démocratique de masse, oublieuse du poids des déterminations sociales, consiste, en effet, à faire accroire à une égalité de principe, comme elle le serait en droit entre les citoyens, tout en engendrant des inégalités de performances dont les individus seraient les responsables. Si « du point de vue des élèves, les tensions de l’école démocratique se manifestent comme une mise à l’épreuve de la valeur personnelle » (Dubet, 2000, p. 390), on peut sans doute en redoubler les effets en appliquant ce même principe à la valeur éducative des parents. C’est à la lumière de ces mécanismes souterrains qui portent atteinte à la dignité et à l’identité des personnes, affectent l’entente et la cohésion familiale, que prennent forme et sens des attitudes d’évitement ou de retrait, de dénégation de réalités touchant à la scolarité de l’enfant ou à ses comportements. Ces attitudes défensives et protectrices que d’aucuns jugent excessives sinon « irresponsables », sont une forme de « salut » pour la famille et les parents que l’école affaiblit en jugeant des enfants si précieusement créateurs, dans les couches populaires, « d’être et d’avoir » (Schwartz, 1990). Car l’école fonctionne malgré elle comme un miroir réfléchissant qui, à travers des convocations, admonestations ou sanctions, juge les familles, leur mode de vie et pratiques éducatives, souvent les disqualifie et les stigmatise, y compris en pensant les aider1.

4En outre, l’épaisseur que la modernité a donnée à la subjectivité individuelle expose davantage et plus directement les personnes, moins « tenues » par les rôles sociaux intériorisés, dans leur rapport avec les institutions et ses représentants. Le régime des échanges s’est affranchi en partie des statuts en s’ouvrant davantage à la dimension intersubjective des relations. Sans céder à logique des sentiments et de l’émotion, le différend mettant en jeu les parents a des effets sur les sujets, des résonances intimes sur le « soi », et de façon sans doute sur-déterminée dans le rapport à l’école. Culpabilité, mauvaise conscience, sentiment d’« inutilité au monde » risquent d’ajouter la déstabilisation psychologique et familiale à la fragilisation sociale. Dans ces zones d’ombre et de silence du différend, l’école met à mal des identités et des individualités parentales, d’autant plus que les appartenances sociales et collectives se dérobent. C’est la question de l’indicible et d’une souffrance à distance de l’école qui se trouve ainsi posée.

Du parent « idéal » au parent « réel » : vers l’explicitation du « partenariat » familles populaires-école

5Dans ce contexte, la focalisation sur le « partenariat » constitué, dans ses multiples figures, comme la « réponse » institutionnelle – la seule ? – mise en œuvre pour tenter de « rapprocher » – mais pour quoi faire ? – les parents de milieux populaires de l’école, mérite que l’on s’y arrête un instant encore. Dispositif communicationnel que l’impossibilité d’une relation à distance entre l’école et les familles a rendu progressivement nécessaire, le partenariat intervient le plus souvent pour tenter de « réparer » une situation scolaire compromise, rappeler le parent absent et briser le silence coupable dans la relation avec l’institution scolaire. Il représente la matrice à travers laquelle est perçu et évalué l’investissement (versus démission) des parents dans la scolarité des enfants ou le degré d’accord normatif entre la logique familiale et la logique scolaire. Sous ce prisme, les familles populaires ou immigrées signent leur repli visible ou leur altérité radicale, au risque d’une interprétation « réaliste » où le sens du rapport à l’école se déduit des manifestations de participation ou de « bonne volonté » les plus apparentes. À y regarder de plus près, tout se passe comme si le partenariat fonctionnait d’abord comme un recours et une sécurité pour l’institution scolaire et les enseignants, qui peuvent ainsi en appeler à la responsabilité des parents, avant d’être un dispositif que les parents utilisent pour témoigner de leurs attentes, préoccupations ou raisons justifiant leur position en retrait de l’école. Dans ce rapport, source de mises en cause réciproques, l’institution parle des familles plus qu’elle ne les voit, s’autorise à dire sur elles plus qu’elle ne sait, ce qui ne manque pas en retour d’aviver un sentiment d’exaspération ou d’injustice chez une partie des parents.

6De plus, en s’adressant à toutes les familles indistinctement, le partenariat semble par ses implicites et ses non-dits, s’adresser au parent « idéal » dont les dispositions et modalités de communication sont pré-accordées au modèle d’entente, de rapprochement et de dialogue en vigueur à l’école. Ainsi, de façon paradoxale, le mode de relation promu par l’institution scolaire, ses présupposés en matière de participation et de coopération, pourraient avoir un effet de renforcement des pratiques des parents stratèges et, inversement, révéler sinon accuser, sous les formes bien intentionnées de la communication et de l’échange, le différend déjà engendré par les errements ou impasses des scolarités des élèves de milieux populaires et les imputations de responsabilités parentales auxquelles ils donnent lieu. Destiné à combler ou à renforcer les liens de complémentarité éducative et de continuité symbolique entre l’école et la famille, le partenariat ne serait-il pas, envisagé sous l’angle des familles populaires, le dispositif fonctionnant à contre-emploi ce qu’il pensait précisément combattre ?

7Or, de même que l’efficacité et plus encore l’équité de l’action du professeur nécessitent de se défaire des figures de l’élève « idéal » afin de découvrir les élèves « réels », le rapport des acteurs de l’école avec les familles populaires invite à découvrir les parents tels qu’ils sont et non tels que l’institution et ses agents voudraient qu’ils soient, dans une identité sociale virtuelle, ou tels qu’ils préjugent qu’ils sont, au risque de la stigmatisation. La déconstruction de la figure du parent d’élève « idéal » peut permettre d’échapper à une lecture par les manques et défauts de parents qui s’éloignent du modèle suggéré. Non pour les enfermer dans une irréductible altérité mais afin d’identifier ce qui produit des effets de mise à distance et fait écran. Dans le contexte instable et brouillé des relations entre les familles populaires et l’école, l’un des enjeux ne consiste-il pas en une clarification de ce qui est attendu des parents, de leur rôle et contribution dans la scolarité de leur enfant ? Relisons cet extrait de la conclusion des Héritiers : « Chaque progrès dans le sens de la rationalité réelle, qu’il s’agisse de l’explicitation des exigences réciproques des enseignants et des enseignés, ou encore de l’organisation des études la mieux faite pour permettre aux étudiants des classes défavorisées de surmonter leurs désavantages, serait un progrès dans le sens de l’équité » (Bourdieu, Passeron, 1975, p. 114). À l’instar d’un objectif de démocratisation des chances d’accès au savoir, celui d’une égalisation dans le rapport des parents à l’école suggère d’expliciter les modalités, les contenus et effets attendus d’une relation, du moins d’un lien, qui fasse sens pour l’ensemble des parents et leurs enfants. Ceci implique de repenser les règles du jeu qui ne peuvent s’établir sur la base illusoire d’un rapprochement libre et spontané, « allant-desoi » par tous incorporé, ni sur le registre d’une rupture opérant une césure symbolique, scolairement nuisible, entre l’enfant et l’élève.

8Cependant, comme le montrent avec des effets contrastés les initiatives et actions menées sur le terrain afin de « rapprocher les familles de l’école » – ce qui pose la question de la pertinence d’un tel objectif –, il y a nécessité de beaucoup chercher pour construire un système cohérent de règles et de normes partagées, définir l’objet et les finalités d’un rapport d’entente sans malentendus, permettant de lever le différend afin qu’il ne soit pas étouffé en litige persistant. La diversité des contextes et des publics, l’urgence et la gravité des problèmes rencontrés localement soulignent l’enjeu d’une clarification des termes de l’échange ou de l’alliance – autre manière de requalifier le « partenariat » – entre acteurs impliqués. Une telle ambition nécessite d’inventer un dispositif qui permette d’instaurer un régime d’échanges moins hétérogène où la parole de l’un ne soit pas négation ou exclusion de celle de l’autre. C’est aussi une voie possible pour refonder une configuration des rapports entre les familles populaires et l’école dans un espace qui ne peut s’accommoder ni de la coupure qui a prévalu durant plusieurs décennies d’école républicaine, ni du libéralisme des échanges et de la concurrence scolaire caractéristiques du contexte contemporain.

Notes

1 Pareil constat a été fait à propos des pratiques de médiation qui, s’adressant très majoritairement à des familles issues de l’immigration, en viennent, malgré elles, à stigmatiser un groupe particulier et à ethniciser les rapports sociaux. Cf. Bouveau, Cousin, Favre, op. cit.

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