Chapitre 10. Les « coûts » de l’investissement scolaire
p. 163-188
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
Dimensions de la mobilisation familiale
1De la même manière que l’analyse des scolarités des enfants des classes populaires ne doit pas masquer les « réussites »1 les plus improbables, au regard de la prédiction statistique, ni la diversité des parcours et formes de succès, scolaires au moins, il importe de ne pas céder à un excès de misérabilisme ou de compassion à l’égard de familles qui assisteraient, sans réaction et impuissantes, à l’élimination scolaire programmée de leur progéniture. Car il y a loin parfois de la classe aux personnes, et subsumer l’individu sous le collectif de son groupe social d’appartenance, lui assigner le destin statistiquement le plus probable, pourrait conduire à traiter comme quantité négligeable et comme phénomène marginal, les trajectoires ascendantes et réussites d’une fraction des élèves des couches les plus modestes et les moins acculturées au monde scolaire. Il est vrai que les théories des inégalités face à l’école et en particulier de la reproduction scolaire des inégalités sociales ont longtemps considéré que les scolarités des enfants de milieux populaires ne pouvaient s’analyser qu’en regard de leur appartenance à une classe sociale unifiée et politiquement engagée dans des rapports de force l’opposant à la culture et aux groupes dominants. Cette vision conflictualiste réifie une logique de classe peu attentive à la diversité des modalités d’investissement scolaires des familles et à la réalité des parcours des élèves dont la plus grande probabilité d’échec ou d’orientation par défaut n’équivaut pas à une élimination systématique et à l’improbabilité de toute forme de réussite.
2En effet, des études ont mis en évidence que des enfants de milieux populaires accédaient à des réussites qui ne le devaient en rien au hasard pas plus qu’au mérite exemplaire dont ils auraient fait preuve. Ces figures invitent bien plutôt, dans le sillage des recherches pionnières de Jean-Pierre Terrail (1990), de Bernard Lahire (1995) ou de Jean-Yves Rochex (1995), à repenser, en en acceptant toute la complexité et le caractère dynamique – c’est-à-dire en refusant, par une sorte de paresse intellectuelle, de considérer que les carrières scolaires sont déterminées par l’origine sociale des élèves –, les facteurs et processus qui, analysés sous l’angle des familles, contribuent favorablement au succès scolaire, déjouent les probabilités statistiques et la logique fataliste du destin.
3Dans cette perspective, Bernard Lahire a bien montré l’insuffisance des facteurs objectifs (position socioprofessionnelle des parents, capital scolaire et linguistique, niveau économique) généralement retenus comme déterminants pour expliquer les trajectoires scolaires, et la nécessité d’étudier les différences internes liées à la diversité des histoires et configurations familiales. De cette approche s’impose l’idée que les scolarités de réussite ou d’échec en milieux populaires ne relèvent pas seulement de conditions sociales mais de styles de vie différents, de structures de coexistence à travers lesquelles l’enfant se constitue des schèmes cognitifs et comportementaux plus ou mois consonants ou dissonants avec les règles scolaires et principes de socialisation à l’école. Car en matière d’éducation et de rapport aux apprentissages, les effets de la culture familiale et de l’héritage ne se réduisent pas au capital scolaire détenu par les parents. Ils relèvent d’un certain nombre de dimensions et, plus précisément – ce qui ne fait qu’ajouter à la complexité des analyses –, de la manière dont elles se combinent dans des relations d’interdépendance toujours spécifiques et contextualisées. Dans cette perspective, la transmission du capital culturel scolairement rentable demande à être examinée dans ses modalités concrètes et à travers ses formes singulières d’appropriation car elle fait l’objet d’une histoire et se produit dans des configurations familiales complexes (Lahire, 1995). La diversification des parcours et des expériences scolaires au caractère de plus en plus individualisé, d’une famille à une autre et, au sein d’une même famille, entre garçons et filles par exemple, rend plus nécessaire encore d’écarter toute interprétation par un facteur dominant. Que l’on parle de « réussites paradoxales » ou de « transfuges de classe », qu’on l’envisage sous l’angle du projet émancipatoire de classe ou du projet migratoire pour des familles immigrées, il y a des parcours scolaires et parfois des « sorties de classe » qui ne procèdent pas exclusivement de la logique de l’héritage culturel socialement déterminé et déterminant.
4Plus précisément, une attention particulière doit être accordée à la manière dont une partie des familles populaires s’empare de l’enjeu scolaire et se mobilise2 afin que l’école soit le moyen de réaliser un projet et de se construire un avenir. Ici, mobilisation ne signifie pas stratégie qui impliquerait une planification sur le long terme et un calcul rationnel des choix que les familles populaires sont rarement en mesure d’effectuer. Il s’agit bien plutôt de créer les conditions d’existence et de développer les investissements jugés les plus favorables ou, plus simplement, nécessaires, y compris avec des ressources limitées, afin d’affronter les épreuves de la scolarité et d’en soutenir le déroulement sur le long cours. Définie ainsi, la mobilisation ne procède pas d’une démarche toujours volontaire et consciente, et elle peut être appréhendée sous plusieurs dimensions interdépendantes (familiale, économique, scolaire). En effet, son efficacité – à supposer qu’on puisse précisément l’évaluer – réside non dans l’influence de tel ou tel facteur pris séparément, mais dans la manière dont ils se combinent et se renforcent mutuellement. Par ailleurs, si les mobilisations familiales éclairent les formes de la réussite scolaire en milieux populaires et la manière dont l’histoire individuelle de l’enfant s’articule à celle de sa famille, elles contribuent en creux à la compréhension des impossibilités et difficultés conduisant à ce qui, peu ou prou, s’apparente à un échec scolaire.
5Dans sa dimension économique, la mobilisation familiale se manifeste, pour les plus dotés, à travers des stratégies résidentielles et de logement, selon une mobilité sélective qui pousse à se rapprocher du groupe social situé au-dessus de la position occupée. L’accession à la propriété dans l’habitat pavillonnaire d’une minorité de familles populaires, ou la fuite des quartiers les plus déshérités, s’inscrit dans un projet qui conjugue à la fois l’évitement d’une population stigmatisée à laquelle elles refusent d’être assimilées et le souci d’amélioration du cadre de vie et contexte de scolarisation3. En permettant à chacun des enfants de disposer, dans la sphère domestique, d’un espace autonome sous la forme d’une chambre à soi et d’un équipement dédié au travail scolaire (bureau, matériel informatique, bibliothèque…), les parents témoignent de leur mobilisation et préoccupation scolaires. Il est sans doute imprudent, au regard de la complexité des facteurs qui entrent en jeu de conclure que « les conditions de logement sont un facteur massif d’échec scolaire » (Maurin, 2002, p. 65) mais il semble peu contestable de considérer comme un enjeu l’aménagement au sein de la sphère domestique, d’un espace pratique et symbolique ne séparant pas l’enfant de l’élève. À défaut de compétences scolaires, les parents manifestent par leur investissement matériel, l’importance accordée à la scolarité. Leur disposition à financer les études – sans toutefois en connaître réellement le coût – vise à accroître les chances de succès, au moins à ne pas limiter la durée de la scolarité, et relève parfois du sacrifice. Un père, en arrêt maladie longue durée (femme, agent hospitalier) l’exprime ainsi :
« Nous, on leur dit tous les jours : " Ne faites pas comme nous ! " Parce qu’on a pas eu des parents qui pouvaient nous payer des études alors que nous, on peut quand même les pousser jusqu’où ils veulent. Alors qu’ils en profitent ! Surtout que nous on a déjà du mal à y arriver, alors eux plus tard… »
6Pour un autre parent, intérimaire du bâtiment et père de trois enfants, l’aide apportée à son fils de 16 ans (classe de 3e technologique) a nécessité une forte mobilisation conjugale et économique, mais qui signait une forme de revanche sur les injustices vécues dans l’enfance :
« Étant donné qu’il est fort en informatique, nous on a jamais rien eu quand on était jeunes… Je pensais qu’eux c’était pas pareil, c’était pas de leur faute… On s’est défoncés tous les deux, moi et ma femme, à travailler de droite à gauche pour lui payer un ordinateur pour se perfectionner. »
7Lorsqu’il pèse trop lourdement sur le budget du ménage, cet effort de financement des études longues peut avoir pour conséquence un affaiblissement du niveau de vie du groupe familial, jusqu’à le conduire en deçà du seuil de pauvreté. Un cinquième environ des fils ou filles étudiants appartenant à une famille ouvrière est dans ce cas (Herpin, Verger, 1997). Aussi, les scolarités courtes l’emportent fréquemment sur l’investissement à long terme4, nécessairement coûteux et au bénéfice incertain. Études parfois interrompues par les nécessités immédiates engendrées par le manque à gagner que la famille ne peut plus supporter, ou compromises en raison de l’obligation faite à des jeunes étudiants et parfois à des lycéens d’effectuer des « petits boulots » dont le développement a accompagné la scolarité de masse.
8Le temps que les parents pourront consacrer au suivi scolaire des enfants et la charge mentale induite par les préoccupations afférentes sont une autre dimension de la mobilisation parentale dont la mère représente l’agent principal. Celle-ci joue un rôle essentiel par sa présence et son investissement éducatif dans la transmission d’une culture de classe et l’acquisition chez les enfants des dispositions et de ressources profitables à leur scolarité. Plus le niveau d’études de la mère est élevé5, meilleures sont les chances de succès scolaire des enfants d’une part, d’égalité de traitement entre les garçons et les filles de l’autre. Et cette relation est d’autant plus forte que décroît le niveau de capital scolaire disponible dans la famille (de Singly, 1987). Cette influence parentale, et prioritairement maternelle, s’exerce par l’investissement consenti dans le domaine scolaire, par le biais du niveau d’aspiration souhaité pour l’enfant, mais aussi à travers les styles éducatifs développés dans la famille. Ainsi sait-on, depuis la recherche de Jacques Lautrey, que le mode de structuration familiale à travers son rapport de plus ou moins grande ouverture à l’environnement et la nature des relations entre les membres du groupe n’est pas sans lien avec le développement cognitif et, au-delà, avec les performances scolaires (1980). À travers leurs habitudes quotidiennes6, les familles « rigidement structurées » ou « faiblement structurées » dont les couches populaires seraient plus proches développent des conditions moins favorables à la scolarité. Celle-ci s’accommode mieux d’un style « souplement structuré », plus fréquent dans les couches diplômées. Ces résultats ont été complétés depuis par des recherches s’intéressant en particulier à l’analyse des rôles, formes d’autorité et de relations mises en œuvre dans la famille. Il se dégage de ces différentes enquêtes que les familles populaires adoptent des modèles éducatifs plus axés sur le statut des personnes, selon une forte division des rôles masculin et féminin, et formulent des exigences d’obéissance et de conformité des enfants en suivant un mode de contrôle plus direct assorti éventuellement de punitions. Ce registre d’attitudes se combine dans un style plus « maternaliste » que « statutaire », caractérisé par l’affection et la chaleur des relations entre parents et enfants, sous l’influence expressive de la mère. À l’opposé, se situe le style « contractualiste » où les rôles sont moins différenciés, l’accent est mis sur les relations entre personnes et l’autonomie négociée. Les familles de cadres et diplômés du supérieur sont majoritairement dans ce groupe (Kellerhals Montandon, 1991). La connaissance de ces différents styles éducatifs, les valeurs et ressources culturelles qui les sous-tendent, apportent un éclairage sur le degré de convergence entre la socialisation familiale et l’adaptation scolaire de l’élève voire sur ses performances à l’école. Ainsi, de façon en apparence paradoxale, une éducation familiale plus libérale et mettant l’accent sur l’autonomie individuelle rencontre les attentes des enseignants et favoriserait les intérêts scolaires de l’enfant ; l’auto-contrainte par intériorisation des normes et l’expressivité étant des qualités valorisées à l’école (Lahire, 1995). Inversement, le modèle d’éducation statutaire que l’école républicaine au tournant du XXe siècle partageait avec les familles populaires et rurales (incarné par la figure du patriarche) apparaît dévalué et à bien des égards antinomique de celui désormais véhiculé par le corps enseignant. Toutefois, ni le style éducatif, ni l’ouverture culturelle de la famille n’ont au final les effets apportés par le capital scolaire de la mère sur les performances scolaires de l’enfant.
9Ces éléments confèrent une importance accrue à la mobilisation et au soutien scolaires apportés par les parents de milieux populaires, avec des effets plus sensibles encore sur la détermination et les attitudes des filles qu’auprès des garçons (Terrail, 1997). La confiance confinant à une remise de soi sans autre forme d’investissement dans la scolarité de l’enfant suffit rarement à faire obstacle au destin de classe qu’enregistrent les probabilités statistiques. L’implication des familles populaires dans la scolarité de l’enfant et la persévérance dont elles témoignent sont une condition essentielle de la poursuite d’études, plus nécessaire ici que dans les milieux favorisés (Terrail, 2002). Cependant, les formes de l’engagement et du volontarisme parental ne sont pas toujours perceptibles ni même reconnues dans leurs manifestations et leurs effets par les agents de l’institution scolaire. Elles n’en sont pas moins réelles et peuvent être appréhendées sous trois aspects majeurs : la conversation autour de l’école, l’aide aux devoirs, le niveau d’aspirations.
10Au cours des dernières décennies, le souci scolaire s’est diffusé et accentué dans tous les milieux sociaux mais de façon plus significative encore dans les familles populaires de parents peu qualifiés de sorte que « tendent à s’effacer les inégalités de la préoccupation scolaire selon l’appartenance sociale » (Terrail, 1997, p. 93). La place que la famille accorde désormais à l’école se manifeste à travers les conversations ordinaires, l’écoute et l’attention prêtées à ce que l’enfant rapporte de son expérience scolaire. On précisera à ce propos que les filles abordent plus spontanément ces questions avec leurs parents que les garçons qui font davantage l’objet d’une surveillance et d’un contrôle. Parler de l’école témoigne pour les parents d’une manifestation d’intérêt pour la scolarité de l’enfant, du moins pour ses résultats, et d’un comportement d’attention qui prend progressivement valeur de norme. Inversement, les silences et non-dits qui entourent ce registre d’attentes parentales signent la crainte ou le constat déjà avéré de difficultés et de mauvais résultats. À travers ces échanges, les parents et la mère en particulier, apprennent progressivement à parler de l’école et sont aussi transformés par elle, y compris dans des familles faiblement dotées en capital culturel scolairement rentable. « Ce que l’école fait aux familles » se manifeste tant sur le plan pratique (emploi du temps, charges d’encadrement…) que dans les relations au sein de la famille exposée aux effets symboliques d’une scolarité ou d’une orientation de réussite versus d’échec. Car les parents font une place effective et symbolique à l’élève et au savoir scolaire non seulement par le contrôle de ses résultats mais également, ici ou là, en l’invitant à dire ce qu’il fait en classe et dans certaines configurations familiales, à mobiliser ses acquis, de lecture et d’écriture, afin de s’acquitter de tâches ordinaires que certains parents ne maîtrisent pas toujours (Lahire, 1995). S’ils sont parfois dépourvus des ressources élémentaires pour aider l’enfant dans ses apprentissages et ses devoirs, du fait notamment d’une immigration récente sans maîtrise de la langue du pays d’accueil, les parents légitiment, à partir de leur questionnement et d’échanges ordinaires, ou de demandes d’aides et de menus services, le travail scolaire de leur enfant en intégrant l’écolier et ses apprentissages scolaires dans la structure des relations familiales. Un lien invisible se noue de la sorte entre la famille et l’école et il tend à invalider les analyses concluant trop rapidement en termes de conflits culturels ou de ruptures séparant radicalement la sphère domestique de la sphère scolaire.
11Sur un mode plus directement scolaire, l’investissement des familles populaires les plus mobilisées se manifeste à travers leur souci des devoirs qui jouent un rôle central dans l’évaluation des apprentissages en classe et représentent par ailleurs le moyen de contrôle et d’action que les parents peuvent utiliser à domicile. La vigilance et la surveillance exercées se traduisent concrètement par un travail de vérification systématique et d’aide à leur réalisation dans la limite de leurs propres compétences. Plus précisément, les mères au foyer, ouvrières ou employées, font plus souvent réciter les leçons que les mères cadres mais aident plus difficilement à faire les devoirs. La mobilisation familiale prend parfois les formes d’une sur-scolarisation, plus caractéristique des milieux populaires (Montandon, 1994), avec un suivi exigeant laissant peu d’autonomie à l’enfant. Une mère de trois enfants, sans profession, témoigne de sa pratique dans ce domaine :
« C’est vrai qu’on leur donne vraiment un coup. Je vérifie quand il y a des récitations, des maths à faire, je suis toujours derrière mes enfants […] Mon mari suit le grand et moi, je suis le petit. On passe une demi-heure, trois quarts d’heure avec le petit, plus trois quarts d’heure avec le grand. On a partagé, sinon ils ne pourraient pas dîner avant 9 heures. Les deux restent à l’étude jusqu’à six heures, après je revérifie tout. »
12Ici, l’ampleur de la tâche mobilise le conjoint7 et les parents font équipe en s’astreignant à une discipline temporelle et à une division du travail particulièrement rigoureuses. Ce suivi conjugué à la fréquentation des structures d’accompagnement scolaire témoigne de l’amplitude de la journée « scolaire » des enfants comme de l’investissement des parents.
13Toutefois, l’aide aux devoirs a une efficacité variable selon les modalités empruntées. L’intervention des parents serait moins bénéfique lorsqu’elle affecte l’autonomie de l’enfant, en prenant notamment la forme d’un contrôle régulier effectué selon la méthode des leçons à réciter, de la mémorisation plus que de l’explication (Terrail, 1997). Les parents de milieux populaires valorisent le développement des qualités instrumentales tournées vers l’effort, le sens du travail et de la discipline plus que les qualités expressives ou coopératives davantage attendues et valorisées, à l’école élémentaire en particulier. Autrement dit, elles privilégient l’adaptation contrainte à la réalité sur l’accès à l’autonomie individuelle. Or, cette manière de procéder peut s’avérer scolairement non rentable et pédagogiquement contestée car le soutien parental n’est efficace qu’à condition de favoriser et de supporter l’activité autonome de l’enfant, engagé dans une relation de confiance non de surveillance. En outre, le contrôle externe auquel les parents s’efforcent de soumettre leur enfant dans son comportement comme dans ses apprentissages scolaires, se situe à rebours des formes d’autorité à l’école plus axées sur l’auto-contrainte, l’intériorisation des normes, en valorisant l’expressivité plus que le conformisme de l’enfant (Montandon, Perrenoud, 1987).
14Souvent privés des connaissances suffisantes pour encadrer efficacement la scolarité, la « bonne volonté » des parents dont il est attendu qu’ils aident leur enfant, se manifeste selon des pratiques jugées peu adéquates et des compétences insuffisantes ou inadaptées au regard des savoirs et méthodes en vigueur. Dans ce contexte, la délégation de la fonction d’accompagnement scolaire devient un signe paradoxal de mobilisation utilisant diverses médiations, et qui peut donner lieu à de véritables revendications de la part de parents conscients de l’enjeu du travail à fournir hors l’école.
15Ainsi, en l’absence de frères et sœurs aînés disponibles et plus longuement scolarisés, nombre de parents se tournent vers les structures et associations de quartiers intervenant dans ce domaine. Enquêtant dans un quartier populaire, on a montré que des familles « défavorisées » et notamment les mères immigrées pouvaient puiser dans leur environnement local des ressources et modèles de « réussite scolaire » favorisant le soutien et la mobilisation des enfants (Léger, Tripier, 1987). Les travaux de Dominique Glasman sur le soutien scolaire dans les quartiers populaires montrent également que l’investissement parental se traduit par une demande insistante d’aide aux devoirs, y compris dans les lieux initialement dévolus à d’autres fonctions. Les familles populaires et leurs enfants demandent plutôt un soutien scolaire – les devoirs passent en priorité – tandis que les associations de quartier privilégient des activités tournées vers l’animation, l’ouverture culturelle, l’apprentissage de la citoyenneté. Leur action vise une intégration renforcée dans la vie locale et non strictement un accompagnement dans le domaine scolaire moins directement accordé à leurs compétences et à leur fonction. Or, c’est précisément, le développement de nouvelles méthodes d’apprentissages incomprises des parents (comme dans le domaine de la lecture) ou les changements de nature des contenus enseignés (apprentissage d’une langue étrangère au primaire, récitation devenue poésie…) qui rendent plus nécessaire la délégation de la fonction d’accompagnement scolaire. L’été, la mobilisation parentale prend la forme d’achat de Cahiers de vacances. Les membres des classes populaires y sacrifient autant que les autres, même si les exercices rarement achevés dans leur totalité ne procurent qu’un bénéfice scolaire relatif.
16Quoi qu’il en soit, l’implication directe des parents dans la scolarité ne peut avoir d’effets qu’à condition de rencontrer l’engagement des enfants et leur appropriation des attentes parentales. C’est dans la conjonction des deux que réside la possibilité d’une efficacité scolaire du soutien parental, que tout éloigne d’une tentative de contrôle voire de sanction du travail de l’enfant. Cette condition s’insère dans une problématique plus générale de la transmission de biens ou de valeurs nécessitant que le bénéficiaire se reconnaisse comme héritier et s’approprie, par un travail personnel, qui est aussi intergénérationnel, l’héritage transmis (de Singly, 1996 ; Rochex, 1995). De celui-ci peut résulter, suivant le déroulement et l’issue des scolarités, un sentiment de fierté de l’enfant qui réussit ou un sentiment d’indignité pour celui qui échoue, son propre échec signant simultanément celui de sa famille. Dans le cas des familles immigrées, cette tension intergénérationnelle se double d’une problématique des origines. En reliant le projet migratoire au projet scolaire, les familles immigrées mobilisées sur la réussite des enfants les aident à surmonter les contradictions entre l’univers culturel du pays d’origine et celui du pays d’accueil. Plus précisément, la scolarisation représente un moyen de dépasser le système de valeurs et de normes traditionnelles et de donner sens à un investissement scolaire, exigeant sacrifices et soutien collectif, en vue d’une intégration culturelle et d’une ascension sociale réussies8.
L’école ou le quartier : les ambiguïtés des « migrations » scolaires
17En dépit d’un resserrement des chances d’accès à un niveau d’études donné, force est de constater la persistance voire le renforcement, sous des formes remaniées au fil des transformations et de l’« ouverture » du système d’enseignement, des différences sociales des parcours scolaires. Les voies les plus sélectives et jugées les plus prestigieuses, les scolarités les plus rentables dans les classes et établissements les plus « réputés » concentrent, par le biais de stratégies scolaires et de processus de ségrégations urbaines, des élèves appartenant à des catégories moyennes et supérieures. Outre que ces inégalités d’accès à l’offre s’inscrivent à l’encontre des politiques affichées – notamment : maintenir la mixité sociale des publics par la carte scolaire –, elles ont pour effet, selon un processus progressif et cumulatif d’agrégation des « choix », d’agir sur la composition sociale, scolaire, ethnique des établissements en concentrant les publics non-choisissants, autrement dit captifs de l’offre locale.
18Il convient à cet égard de rappeler que la majorité des familles populaires et immigrées n’habite pas les secteurs où sont implantés les établissements les plus recherchés – ne serait-ce que par l’offre d’options ou de classes spécifiques proposées – et que les processus de ségrégation urbaine ont contribué progressivement, par un double mouvement d’évitement scolaire et de fuite résidentielle des classes moyennes, à regrouper les populations les plus défavorisées dans des quartiers en proie à de nombreuses difficultés. Plus captives de leur lieu d’habitat, surtout lorsqu’elles relèvent du logement social, les familles populaires le sont également de l’offre scolaire de proximité et elles ne sont guère en mesure de développer des stratégies résidentielles en rapport avec un choix d’établissement qu’elles contrôlent. Seule la minorité des familles ouvrières socialement la plus stable a progressivement quitté les quartiers les plus déshérités pour des zones pavillonnaires où résident les classes moyennes. Engagé depuis une vingtaine d’années, ce processus a précipité le basculement des cités dans la spirale des ghettos où se concentrent les populations en grande difficulté et les plus stigmatisées, à travers la dimension ethnique notamment (Maurin, 2004).
19Dans les quartiers de relégation, ségrégation résidentielle et ségrégation ethnique se conjuguent pour compromettre davantage encore les chances scolaires des enfants de milieux populaires et de populations immigrées ou d’origine étrangère. Les stratégies de fuite au profit d’établissements jugés scolairement plus efficaces, mieux fréquentés et mieux « tenus », provoquent des effets pervers en chaîne puisqu’elles contribuent, à travers une évolution défavorable de la composition du public « captif », à regrouper des élèves qu’il sera plus difficile de faire réussir et dont les résultats ou problèmes de comportement ne favoriseront guère la stabilité des équipes enseignantes et leur mobilisation. Ce processus de déqualification pédagogique d’un établissement et de stigmatisation de son image associée à celle du quartier et de ses habitants, accentue les disparités de recrutement et de performances entre collèges publics en particulier. Ainsi, une minorité d’établissements publics prend à sa charge la scolarité des élèves dont les caractéristiques combinées offrent moins d’atouts pour réussir scolairement et s’intégrer au sein des structures d’enseignement : 10 % des collèges comptent moins de 1 % d’élèves en retard mais 10 % en totalisent plus de 10 %, 10 % accueillent moins de 20 % d’élèves de milieux défavorisés mais 10 % en accueillent plus de 64 %, 10 % comptent moins de 0,2 % d’élèves étrangers mais 10 % en comptent plus de 19 % (Trancart, 1998). À travers un certain nombre de processus (homogénéisation sociale des publics, adaptation des contenus et exigences d’enseignement au niveau supposé des élèves et à leur culture, baisse des temps d’apprentissage en raison de fréquents problèmes d’indiscipline, orientations en fin de 3e plus sélectives…), cette répartition inégale nuit à leurs parcours et chances scolaires, y compris dans les établissements ayant vocation compensatoire comme en ZEP9. De telles disparités fabriquent des images d’établissement prises en compte dans les stratégies de choix ou d’évitement des acteurs, enseignants aussi bien que parents. Cette spirale dépréciative plonge certains établissements dans des difficultés que les moyens mis en œuvre et l’investissement des personnels ne suffisent pas toujours à enrayer.
20Aussi, en dépit d’expériences scolaires limitées et d’une connaissance parcellaire du système éducatif, les familles populaires n’en sont pas moins de plus en plus conscientes des différences entre structures d’enseignement. Une partie d’entre elles, la plus stable socialement et la plus active dans son rapport à l’école, se préoccupe des effets scolaires et sociaux liés au contexte d’établissement fréquenté, et cherche à protéger les parcours tant sur le plan scolaire qu’en termes de conduites et de sociabilités juvéniles. Quelques enquêtes récentes ont montré cette sensibilité accrue d’une fraction des familles populaires et immigrées aux effets d’image, largement entretenus sinon amplifiés par les médias, et aux processus ségrégatifs qui les sous-tendent. Dans ce contexte, d’aucuns protestent contre les conditions de dérogation qui limitent les possibilités de choix, à l’instar de cette mère d’origine marocaine, installée de longue date en banlieue parisienne avec ses quatre enfants :
« Je trouve qu’ils devraient changer le système. Ils ne devraient pas mettre les jeunes élèves des banlieues : " Vous restez dans votre collège et on ne veut plus entendre parler de vous. Faites ce que vous voulez, du moment que vous nous foutez la paix, c’est impeccable ! " Non, je trouve qu’il [son fils] a le droit d’aller au lycée à V. [localité voisine]. Il a le droit de choisir. Ce n’est pas seulement par rapport à l’orientation du lycée, mais c’est aux parents de choisir. Si j’ai envie de mettre mon fils au lycée F. [dans la localité voisine], je ne vois pas pourquoi il faut une dérogation pour le mettre là-bas. Pourquoi ils ne mélangeraient pas ces jeunes de banlieue avec les autres ? »
21Néanmoins, les inquiétudes parentales ne se traduisent pas en autant de stratégies de contournement de la carte scolaire ou de détours par le secteur privé, et la sociologie des migrations scolaires nous rappelle que les catégories populaires sont les moins concernées par ces pratiques. On sait, par exemple, des statistiques régulièrement publiées par le Ministère de l’Éducation nationale que, trois ans après l’entrée en classe 6e, 19 % environ des fils ou filles dont le père est professeur du secondaire, et 15 % des enfants d’instituteurs, sont inscrits dans un collège public hors secteur scolaire contre 8 % des enfants d’ouvriers et 8 % des enfants d’employé administratif10. S’il ne rend pas compte des écarts dans les demandes de dérogation, et dont on peut penser qu’ils creuseraient encore davantage les disparités selon le milieu social11, la répartition inégale des élèves dans les établissements publics hors secteur suffit à montrer que les stratégies de choix, qui sont aussi évitement des collèges du secteur, sont avant tout le fait des membres des classes moyennes et supérieures au premier rang desquels les enseignants. Ainsi, connaître l’institution pour l’avoir longtemps fréquentée ou y exercer son activité professionnelle est l’un des plus sûrs moyens d’en faire le « meilleur » usage au bénéfice de ses enfants, de mettre l’offre publique d’enseignement au service de ses intérêts particuliers. Ces stratégies locales d’instrumentalisation de l’offre et de négociation avec les agents de l’institution scolaire heurtent les attitudes et l’éthos culturel de la plupart des familles populaires qui se refusent à ce type de rapport perçu comme dévoiement des fonctions et valeurs assignées à l’école. Parce que l’école de la République reste idéalement un lieu d’intégration, d’effacement des différences sociales, les familles populaires hésitent davantage à se comporter en « consommateurs d’école » et à détourner, au profit d’intérêts particuliers, une institution publique dont ils entendent respecter le fonctionnement et les « lois ».
22De même, les pratiques de scolarisation hors secteur d’une minorité des familles populaires ne sont-elles pas, sans autre forme de précaution, assimilables à une logique de « consommateur », informé et attentif à sélectionner le « meilleur » de l’offre scolaire – ce qui suppose notamment d’avoir une connaissance suffisante des critères qui différencient les établissements et de leurs performances réelles. Elles s’avèrent à bien des égards plus réactionnelles et défensives que rationnelles et ciblées. Celles qui contournent ou désertent l’établissement du secteur le font le plus souvent à la suite de difficultés scolaires ou de problèmes de comportement rencontrés dans les structures fréquentées par l’un ou l’autre des enfants. Si une minorité se détourne de l’offre locale, c’est donc sur le mode de la fuite et non en raison d’un choix informé ou d’un évitement anticipé. Dans ce contexte, les images et réputations d’établissement, les ouï-dire qui circulent entre parents et l’écho donné à certains incidents confortent les préjugés favorables ou défavorables prenant ainsi valeur d’argument. La scolarité des frères et sœurs jugée a posteriori, intervient parfois dans le processus décisionnel des familles les plus mobilisées. Ainsi, cette mère d’origine marocaine, alertée par sa fille comparant à l’entrée en faculté de médecine son moindre avancement dans les programmes de terminale comparé aux élèves issus d’un lycée voisin socialement favorisé :
« Le lycée de T. [nom de la localité] est défavorisé par rapport à tout. C’est clair et net parce que là elle est en première année de médecine et je sais que par rapport à une autre élève qui vient du Lycée F. [nom du lycée] de V. [nom de la localité], ce qu’elle a eu ça n’a rien à voir avec le programme qu’a suivi ma fille […] Moi mon fils, il va partir au lycée en septembre mais je ne voudrais plus le mettre sur T. ! C’est hors de question, je demanderai qu’il aille sur E. ou V. Je sais que mon fils se donne à fond, on est toujours derrière eux, il a de bonnes notes au collège, je ne veux pas qu’au lycée il se retrouve avec des notes qui ne correspondent pas à son niveau. Je pense que l’Éducation nationale devrait faire quelque chose pour ça déjà ! Qu’elle ne mette pas les gens qui ont un certain niveau parce qu’ils viennent de V. ou de R. ensemble, alors que les gens de T. sont défavorisés. »
23Le sentiment d’injustice exprimé par cette mère en écho au désenchantement scolaire vécu par sa fille, accédant à la faculté de médecine mais reléguée dans les mal-classés de sa promotion (on se souvient qu’elle était passée outre l’avis de ses professeurs en s’orientant vers une première S), légitime son refus de nouvelles scolarités dans le lycée public du secteur, sans pour autant envisager une scolarité dans un établissement privé. On pourra souligner qu’en dépit du volontarisme affiché, elle semble peu informée sur les manières de procéder pour contourner la carte scolaire, établir une demande de dérogation motivée, et qu’elle se contente d’indiquer qu’elle demandera un autre lycée.
24L’évasion hors secteur scolaire ou les transferts du public vers le privé et inversement, sont donc sensiblement moins fréquents parmi les familles populaires qui se préoccupent par ailleurs de minimiser les coûts induits par le transport en particulier et la scolarité des enfants en général. Ce localisme contraint les conduit à scolariser leurs enfants dans les écoles et établissements les plus proches et c’est seulement au prix d’une intense mobilisation qu’une minorité pourra éviter ou fuir le collège, plus rarement le lycée, souffrant d’une mauvaise image ou stigmatisé en raison d’incidents ou de son appartenance à une ZEP. Fuite qui, en l’absence de comparaisons étayées, n’est en rien un gage de bénéfice scolaire. Il a été observé ainsi que les pratiques de recours plus caractéristiques des familles populaires conduisent, en raison de choix fondés sur des motivations d’encadrement éducatif et d’options scolaires moins distinctives, à fréquenter des établissements moins convoités et moins prometteurs scolairement que ceux demandés par les familles des catégories moyennes et supérieures. D’une certaine manière, les familles populaires « évitantes » échappent aux « pires » sans accéder pour autant aux « meilleurs » établissements12.
25Par ailleurs, les stratégies d’évitement scolaires des familles populaires ne peuvent être envisagées séparément de leurs effets symboliques, ce qui contribue à en augmenter le « coût ». En effet, nombre de familles sont prises dans les contradictions entre leur souci affirmé de l’intérêt scolaire des enfants et la dénonciation des inégalités dont souffre le quartier et ses habitants, opposant les groupes « favorisés » et « défavorisés », les établissements de « banlieue » et les autres, c’est-à-dire ceux que l’on découvre par le biais de proches qui les recommandent. Ces pratiques de fuite ou « stratégies de défection » selon la typologie d’Agnès van Zanten13 ne sont pas sans incidence sur la réputation des familles ; différence majeure avec les classes aisées qui n’ont pas à en supporter les conséquences morales. Car mettre à distance voire condamner les fréquentations locales expose au regard réprobateur du voisinage et du réseau d’interconnaissances, enclin à percevoir dans ces attitudes d’évitement les signes d’une désolidarisation vis-à-vis des familles du quartier, ou même une sorte de « trahison » de classe. En même temps qu’elles luttent contre le fatalisme de scolarités qui laisseraient moins de chances et conduiraient plus vite à l’échec, leur décision pourrait laisser entendre qu’entre « eux » et « nous » (pour reprendre la fameuse distinction de Richard Hoggart), elles choisissent de se rapprocher des premiers et de se démarquer des seconds, contribuant malgré elles au renforcement du processus de relégation du quartier qu’elles dénoncent par ailleurs.
26L’inscription dans un établissement relevant du secteur privé ne fait sans doute que renforcer cette désapprobation locale en rajoutant une dimension proprement sociale à ce qui pouvait s’accommoder, pour le public, d’une « justification » scolaire. Avant d’analyser plus avant le sens de cette démarche pour les familles scolairement « migrantes », il convient de rappeler qu’une minorité seulement des élèves de milieux populaires est scolarisée dans le secteur privé avec 6 % d’ouvriers (taux le plus faible de toutes les catégories sociales) et 8 % d’employés en fréquentation continue contre 14 % de cadre supérieurs et 20 % environ en moyenne nationale. Ce premier constat doit être complété par ce qui relève d’une fréquentation temporaire (élèves ayant effectué une année au moins dans l’enseignement privé) avec un taux qui s’élève à 25 % pour les ouvriers et 30 % pour les employés contre 40 % pour les cadres supérieurs et 38 % en moyenne nationale (Langouët, Léger, 1997). Plus généralement, dans les transferts entre réseaux de scolarisation, les enfants de parents ouvriers et employés recourent davantage au public qu’au privé. En outre, des différenciations opèrent au sein d’une même catégorie sociale et on voit, par exemple, comment les faibles ressources limitent les possibilités d’accès à l’offre scolaire et au recours que représente le secteur privé que les familles ouvrières à deux salaires vont pouvoir utiliser en plus grand nombre. De façon corrélative, on note que les familles populaires ayant accès au secteur privé sont plus souvent des familles bi-actives ayant un ou deux enfants.
27Bien que minoritaires, ces pratiques « migrantes » nous renseignent, à travers les justifications données par les familles, sur leur rapport à l’offre éducative et au quartier. On sait ainsi que, bien loin des motivations religieuses ou d’ordre idéologique, le choix du privé, surtout au niveau du secondaire, procède pour la majorité des familles d’une recherche d’efficacité scolaire en évitant l’établissement public du secteur. Cependant, s’agissant des parents de milieux populaires, leur démarche ne se fonde guère sur des critères liés à la pédagogie, à la qualité des enseignements ou des enseignants, ni même sur les résultats dont ils ont rarement connaissance. Elle s’appuie bien plutôt sur tout ce qui a trait à la socialisation et à l’éducation morale des élèves, leur sécurité, leurs fréquentations14. Le témoignage de cette mère dont l’un des fils est scolarisé en collège privé illustre ce type de préoccupation :
« Le collège, je ne le connaissais pas avant et comme j’avais pris une semaine de vacances pour la rentrée, je suis allée voir comment ça se passait au niveau des sorties du collège. Il y a l’adjoint du directeur tous les jours à la sortie du collège, je peux vous dire qu’il n’en laisse pas un faire. Il voit un élève sortir avec son portable dans les mains, il est confisqué son portable ! Il sort simplement du collège, il prend son portable, je l’ai vu de mes propres yeux, il lui a confisqué son portable alors qu’il était sorti du collège mais comme il était encore dans le périmètre, terminé ! C ‘ est assez strict. Et ça m’arrange tout à fait pour le petit [fils de 11 ans] parce qu’on surveille tous les faits et gestes. Honnêtement, c’est très bien […] je suis vraiment très contente par rapport à ça. »
28Les établissements du secteur privé sont perçus à travers un encadrement éducatif, une discipline et un contrôle des comportements jugés plus «stricts », en tout cas plus conformes aux attentes de disponibilité et d’autorité que les parents projettent sur les personnels de ces institutions d’enseignement. De ce point de vue, leur statut de « client » leur donne peut-être des droits dont ils font usage pour rencontrer les enseignants, demander conseil, participer voire exiger ce qu’ils n’oseraient demander dans les établissements publics. Ces différents critères, sujets à variations selon les contextes — et à vérification par des monographies d’établissements —, offrent un éventail de justifications possibles pour recourir à des établissements privés. Ainsi cette mère (51 ans, agent administratif) dont l’un des enfants a fait un « détour » par le privé afin d’éviter le collège du secteur situé «en face d’une ZUP ». Puis, d’énoncer quelques atouts tels que :
« Dans le public, c’est plus difficile de se retourner sur les professeurs et d’avoir gain de cause. »
« Dans le privé, moi ce que je trouve bien, c’est qu’ils rentrent à telle heure de l’école, ils sortent à telle heure de l’école, on est sûr qu’ils ne sont pas dehors à courir les rues. »
29Une approche plus systématique des raisons de choix de l’enseignement privé relève, parmi les critères plus fréquemment cités en milieu ouvrier, la commodité et la proximité, la disponibilité supposée plus grande des enseignants, le milieu social ou l’origine ethnique des élèves au sens où la composition du public se distingue « favorablement » de celle du quartier ou de la cité. Critère également sous-tendu dans les demandes de dérogation dans le secteur public par des familles populaires autochtones (non issues de l’immigration) et une frange de familles populaires allochtones (issues d’un parcours migratoire). En effet, la proximité spatiale dans les grands ensembles nourrit des appréhensions d’assimilation à des populations stigmatisées. Des microségrégations se mettent en place, sur une base territoriale, sociale, ethnique, et les familles populaires les plus mobilisées développent des stratégies pour se démarquer socialement des groupes les plus disqualifiés et les plus paupérisés. Elles se prolongent à l’école où la concentration de jeunes d’origine étrangère ou issus de l’immigration fait partie des motifs d’évitement. La concentration ethnique qui en résulte peut à son tour alimenter les stratégies d’évitement de familles appartenant à ces catégories qui vont aussi vouloir échapper au processus d’assignation identitaire qu’elles subissent quotidiennement, et dont elles redoutent les effets scolaires pour leurs enfants. Une mère d’origine marocaine fait part de sa crainte :
« Moi je trouve que c’est plus rassurant l’école privée que l’école publique […]. J’avais peur pour sa réputation, parce qu’on me disait qu’il y avait beaucoup de racisme, que les enfants ne travaillaient pas bien à cause des professeurs, à cause de ceci ou de cela, donc je lui ai proposé d’aller à T. qui est un collège privé. »
30Dans les représentations des familles, et parfois des élèves, les établissements du secteur privé seraient mieux préservés des « mauvaises » fréquentations et sociabilités juvéniles nuisibles à la carrière scolaire. Les parents les moins scolarisés ou immigrés sont enclins à adhérer à cette image protectrice. Témoin, cette mère algérienne, employée de ménage, dont la fille de 15 ans suit une 4e technologique, et qui indique implicitement le bénéfice attendu d’un placement dans un collège privé :
« Elle se laisse facilement influencer avec ses copines qui ne veulent pas travailler, qui pensent qu’à parler de cinéma, de chanteuses, de mode, ainsi de suite… Maintenant, la mettre dans un collège privé, j’ai pas les moyens. Mais moi, je fais tout ce que je peux pour elle. »
31Une élève, en difficulté scolaire en classe de 4e, et dont les parents gitans ont très peu fréquenté l’école, fait écho au propos du parent ci-dessus en donnant à penser que son « salut scolaire » dépend de son placement dans un établissement d’un secteur privé jugé austère, mais scolairement bienfaisant en la « coupant » de ses sociabilités ordinaires :
« Quand on connaît trop le collège, on connaît tout le monde et après bon, les études, on pense à la récréation, on pense à nos copines… J’ai dit ça à ma mère, " il faudrait me mettre dans le privé ", connaître personne et là au moins je ne penserais qu’à mes études […] Rester dans mon coin et de faire école-maison, ça me suffit […] Moi quand je pense privé, je pense " sœur ". Mais ça ne me fait rien d’être avec des sœurs. Elle me dira qu’il faut faire ci, qu’il faut faire ça… Elle sera toujours derrière moi, j’aimerais bien ça »
32Si, comme il a été dit plus haut, les migrations scolaires des familles populaires obéissent à des logiques plus réactionnelles que rationnelles, et qui sont de l’ordre de l’évitement de l’établissement du secteur plus que du choix informé de l’établissement visé, il n’en demeure pas moins que les effets scolaires constatés dans le privé seraient plutôt bénéfiques pour les enfants d’ouvriers et d’employés, notamment par l’accès à des scolarités plus longues et sans prise de retard. On sait en outre que l’efficacité scolaire pour les enfants d’ouvriers et surtout d’employés procède davantage de cursus « tout privé » que d’une fréquentation temporaire en cas de difficultés ou d’échec, déjà avérés, dans le secteur public. Autrement dit, les bénéfices scolaires s’inscrivent dans une fréquentation longue plus que dans un recours temporaire et par défaut. La question largement débattue consiste alors à s’interroger sur ce qui relève d’un « effet secteur » et ce qui serait imputable à la mobilisation des familles15. Si le secteur privé représente un moyen d’évitement du secteur public, il ne semble pas pour autant que ce choix traduise une ambition scolaire supérieure de la part des familles. Or, c’est notamment par un niveau d’aspiration sensiblement plus élevé que la norme du groupe social d’appartenance que les familles populaires obtiennent significativement de meilleures chances de succès scolaire de leur enfant.
33Ces différents éléments suggèrent une hypothèse sur le lien entre le mode de socialisation, qui implique une continuité d’action, et les performances scolaires : la fréquentation d’un type d’établissement particulier – ici, le secteur privé – aurait des effets de socialisation et d’intégration, des élèves comme des parents – à travers, par exemple, des rencontres plus fréquentes avec les enseignants ou une participation accrue au fonctionnement de l’école – qui s’accompagneraient d’effets proprement scolaires. Par leur style de relation et d’autorité, l’ordre symbolique qu’ils communiquent, les liens entretenus avec les familles, les établissements du secteur privé permettraient, en milieux populaires, une plus grande cohérence et continuité entre la sphère familiale et la sphère scolaire. Cette conjugaison vertueuse serait porteuse de sens et vecteur de mobilisation scolaire pour l’élève. Au reste, les travaux sur les styles de collèges ont déjà montré des variations de performances des élèves selon leur accommodement au « climat » de l’établissement fréquenté (Grisay, 1990). Notion certes imparfaite, difficile à caractériser et plus encore à évaluer dans ses effets, mais dont on pressent qu’elle est porteuse d’approches et d’explications nouvelles. Cela implique notamment d’analyser hors du domaine strictement scolaire des effets qui procèdent en amont et dans la durée – ce qui nécessite des enquêtes longitudinales – d’une dynamique de socialisation des élèves en lien de plus ou moins grande cohérence et continuité, avec la socialisation familiale.
« Réussite » scolaire et tensions identitaires
34Pour les élèves de milieux populaires, réussir à et par l’école, du moins s’y maintenir dans une scolarité longue, n’est pas chose aisée. Non seulement parce qu’il s’agit, dans l’ordre statistique, de déjouer les prédictions établies selon la règle de fréquence majoritaire, traitant à la marge tout ce qui s’en écarte, mais en raison également d’une difficulté particulière exigeant, dans l’ordre symbolique, que s’opère une conversion identitaire source de tensions où la fierté le dispute à l’amertume, la promotion sociale au déracinement. Mais du point de vue des parents de milieux populaires, que signifie le succès scolaire et ce que l’on nomme communément la « réussite » ? Un certain nombre de facteurs et de processus se conjuguent, en effet, pour conduire les élèves de ces milieux à des scolarités différentiellement assimilées à des réussites au regard de la position initiale et de ce qui était espéré. De l’accès à un niveau scolaire, rien ne permet de déduire à l’identité des expériences et des significations prises par les parcours : aboutissement pour les uns, inachèvement sinon déclassement pour les autres. Plus généralement, à l’aune de quels paramètres peut-on évaluer « la » réussite (et son avers, l’échec) : acquisition de connaissances, accès à un niveau de diplôme, mobilité sociale, emploi stable, type de poste occupé… ?
35Cette perspective suggère de se défaire d’une approche à partir des catégories de la réussite et de l’échec telles que construites par l’institution car ces notions se révèlent à l’examen éminemment variables historiquement et d’un groupe social à un autre, d’un contexte local à un autre. Plus encore, il apparaît que les familles populaires ne raisonnent pas à partir de ces catégories constituées : le vocabulaire « commun », le langage « normal » partagé par les acteurs de l’école autant que par les sociologues n’est pas celui des familles populaires. Il n’apparaît pas dans les entretiens et les attentes ne s’y expriment ni par ces mots ni par ce qu’ils sont censés restituer du sens et de l’expérience vécue par les élèves et leurs parents. Dans ces milieux, la scolarité prolongée trace une perspective plus qu’un objectif scolaire à atteindre et la réussite ne semble pas précisément fixée par un diplôme ni par un parcours donné. Certes, les notes et évaluations des conseils de classes introduisent des éléments tangibles de confirmation ou d’inflexion dans les scolarités mais sans que cela ne soit retraduit dans les termes de la réussite ou de l’échec. D’une certaine manière, la réussite scolaire ne se mesure et ne prend sens qu’à travers les perspectives sociales qu’elle laisse entrevoir notamment l’emploi occupé et ses retombées en termes de statut et de niveau de vie16.
36D’un point de vue lexical, les expressions le plus souvent utilisées pour approcher l’expérience ou la perspective du succès scolaire sont liées au sentiment que la personne a de pourvoir se réaliser («faire ce qu’elle avait envie de faire »), ou à la possibilité d’accéder à des conditions sociales et professionnelles offrant «un bon métier », «une bonne paie », de sorte que le parcours du fils préparant un CAP de boulanger, après une scolarité effectuée en SEGPA, peut tout à fait satisfaire à ces critères (exemple tiré des entretiens). De le même manière, la notion d’échec scolaire a acquis un statut d’évidence – l’échec scolaire « existe » – sans qu’on prenne toujours soin, à l’exception de quelques rares contributions, de définir ce dont on parle. Or, précisément, il n’est pas si courant que les familles populaires l’évoquent et leur appréhension subjective de la scolarité ne semble pas se dérouler dans cette alternative de la réussite versus échec scolaire.
37Par-delà les mots, c’est la question du sens et de l’expérience de la scolarité qui doit être posée car d’elle dépendent les critères pris en compte et la nature des jugements sur les carrières scolaires des élèves de milieux populaires. Le rapport des élèves et parents à la position scolaire occupée et la manière dont s’effectue le cheminent dans la scolarité relèvent d’une expérience éprouvée et interprétée, individuellement et collectivement. Dans le sillage de l’étude pionnière réalisée par l’INED (Insitut national d’études démographiques) dans les années 1960, nombre de recherches ont mis en évidence la persistance des écarts d’accès à un niveau donné pour traduire en échec et réussite les inégalités sociales de scolarisation. En revanche, les analyses prenant pour objet l’expérience ou le sentiment de réussite/échec ont un caractère singulièrement embryonnaire. Ce second aspect s’intéresse à la manière dont l’élève donne sens à son investissement scolaire, éventuellement à son (in) succès, et la façon dont sa scolarité s’insère dans un processus de construction identitaire, personnelle et familiale. L’expérience scolaire est transformatrice du sujet et de ses rapports avec les autres, au premier rang desquels les membres de la famille et de son groupe d’origine. Il est difficile, il est vrai, de systématiser le sens des histoires singulières, inscrites dans des dynamiques familiales, et dont la compréhension invite à des méthodologies ethnographiques et par entretiens biographiques.
38Pour autant, des lignes de sens se dégagent montrant ici, la diversité des manières de réussir et d’échouer à l’école élémentaire pour des élèves d’une même origine sociale, là, l’émancipation nécessaire se nourrie de la culture et du projet familial dans lesquels les adolescents puisent les ressorts de leur investissement et d’une « sur-scolarisation ». En réalité, sans minorer l’importance des déceptions qu’engendre l’échec à un examen ou l’orientation subie, les jeunes et leurs parents tentent, face à ces épreuves, de se réinventer un avenir, de s’aménager, en empruntant des chemins scolaires détournés et par une temporalité allongée, une « issue » scolaire et professionnelle acceptée. À côté du ressentiment qui signe le refus, parfois la révolte, mais toujours le sentiment d’échec, les lycéens de filières professionnelles ont deux façons de redonner sens à une scolarité souvent imposée : la valorisation de la pratique en vue d’un métier, le détour qui fait de ce moment une étape dans un parcours permettant d’accéder par d’autres voies au niveau visé ou de rattraper l’objectif d’une filière générale (Charlot, 2001). Ce type de réinterprétation se retrouve sous des formes plus ténues ou plus souterraines chez la plupart des élèves qui tentent de se reconstruire un avenir leur permettant d’échapper à l’assignation de place, d’identité et de destin d’une scolarité dans des filières non choisies ou de relégation. Une telle attitude donne à penser qu’il n’y a pas tant renoncement ou fatalisme de classe face au verdict de l’orientation – même si celui-ci reste vécu comme une atteinte à l’image et l’estime de soi –, que réinterprétation d’une situation. Pour les plus mobilisés, elle consiste en la reformulation d’un projet scolaire et professionnel dont ils entendent rester maîtres, sous réserve de manifester les qualités personnelles de motivation et d’ambition, de volonté et de travail, placées au principe de toute réussite. L’orientation en fin de troisième marque désormais une étape décisive dans ce processus mais les élèves orientés en classe technologique dans les années 1990 – intégrant très majoritairement un lycée professionnel – ont vécu une expérience similaire. Citons ce témoignage :
« J’avais envie d’essayer la 4e normale tout simplement, la classe technologique, c’était un circuit plus faible. Maintenant, je sais ce que je vais faire : deux années de " compta ", une 1re adaptation et mon bac… Après on verra, je veux arriver jusque-là. »
(Fille, classe de 5e redoublée, scolarisée en 3e technologique)
39Lorsqu’elle écarte le retour direct à l’enseignement général ou technologique, cette stratégie emprunte les voies allongées, jugées plus accessibles, de l’enseignement professionnel avec le Bac Pro puis le BTS en perspective. Certes, les carrières socialement les plus prestigieuses un temps évoquées (médecin, avocat, pilote d’avion…) sont définitivement abandonnées mais les titres scolaires visés gomment, par un jeu d’équivalences formelles17, les distinctions entre filières et structures d’enseignement, laissant entrevoir une « seconde chance » qu’il leur appartient alors de saisir18. Leur reconnaissance vaut, non par la référence première à un métier – analyse qui serait à nuancer au regard des spécialités préparées –, mais par le niveau scolaire auquel elles permettent de prétendre en préservant la possibilité de monter socialement.
40L’acculturation au monde scolaire et à ses exigences a, en effet, profondément modifié le mode de socialisation des jeunes de classes populaires et les pratiques éducatives au sein de la famille. Ce qui pour les membres des classes favorisées opère par complémentarité des mondes et proximité de valeurs et d’intérêts, implique pour les familles qui en sont éloignées, de par leur histoire scolaire et leur position sociale, une multitude d’ajustements. Si la scolarisation prolongée représente une aspiration forte et partagée par la plupart des parents et leurs enfants, elle porte en elle une exigence et parfois le « risque » d’une mise à distance, voire d’une rupture à la fois dans les relations au sein de la famille et dans le rapport de l’élève « réussissant » ou promu, à son groupe et à sa culture d’origines. L’ouvrage posthume et autobiographique d’Albert Camus en porte la trace : «Au lieu de la joie du succès, une immense peine d’enfant lui tordait le cœur, comme s’il savait d’avance qu’il venait par ce succès d’être arraché au monde innocent et chaleureux des pauvres […] pour être jeté dans un monde inconnu, qui n’était plus le sien »19. De même, Richard Hoggart a montré, dans son étude des classes populaires anglaises largement inspirée de sa propre biographie, l’ambiguïté et les sentiments contradictoires qui traversent une trajectoire de sortie de classe « par le haut » en ce qu’elle s’accompagne progressivement d’un détachement de son groupe d’origine (1970). Cette tension paradoxale où le succès fabrique sinon un sentiment de perte du moins une discontinuité dans la transmission d’héritage prend, dans ses formes les plus radicales, le sens d’un reniement où s’éprouve un sentiment de « honte culturelle » à l’égard de la famille et de la classe sociale d’origine20. Une telle expérience du déracinement et de la solitude n’est jamais aussi vive que dans ces situations où la coupure par la mobilité sociale ascendante ne permet pas pour autant l’intégration au groupe de destination. C’est ce dont témoignent également les différentes figures de « transfuges de classe » (Terrail, 1990) confrontées à la dualité d’une expérience qui libère des contraintes de la classe d’origine mais au prix d’un arrachement et d’un renoncement, fait de honte et de culpabilité mêlées, à leur milieu. Car, lorsqu’elle se produit, l’émancipation de classe n’est pas sans ambivalence et la promotion vécue participe objectivement d’une « fin de classe » (Weber, 1991).
41Cependant, la mobilisation familiale qui soutient ces projets d’ascension prend des formes variables ayant pour effet de susciter et d’entretenir l’investissement scolaire de l’enfant. Il s’opère au fil de la scolarité et de l’accès au lycée, une mise à distance de l’univers parental auquel succède un retournement de la honte des origines et du milieu en une fierté individuelle ou militante. Aussi, ne faut-il pas négliger dans ces processus les effets que la fréquentation scolaire prolongée peuvent avoir sur les familles, progressivement transformées au fil des épreuves et succès scolaires de leur enfant. Car cette réussite rejaillit sur les parents, moins enclins à y déceler une trahison de classe qu’à éprouver un sentiment de fierté, teinté de revanche sociale, à voir leurs enfants s’extraire d’une condition et d’un mode de vie s’apparentant moins à la communauté chaleureuse dépeinte par Richard Hoggart dans les cités ouvrières des années 1950, qu’à la vie repliée des familles populaires et immigrés regroupées dans les quartiers d’exil. La réussite de l’enfant signe dans bien des cas celle de la famille qui l’a soutenue et l’accompagne. Elle répond à un projet familial dont l’aboutissement gratifie l’enfant et ses parents : viser une promotion sociale, inscrire la réussite scolaire dans une démarche d’émancipation. Ce processus peut s’avérer d’autant plus efficace que la famille ne s’identifie pas à la classe ouvrière ou à la population de la cité. En se libérant des obligations de fidélité à un héritage et à une culture de classe, l’investissement dans la scolarité et l’accès à un « autre monde » peuvent s’en trouver facilités et permis sans culpabilité.
42Bernard Charlot souligne pour sa part l’enjeu d’une continuité de l’histoire familiale qui, pour se poursuivre dans un contexte de scolarisation nécessaire, implique que les parents acceptent que les enfants soient autres qu’eux-mêmes, se comportent en référence à d’autres valeurs (Charlot, 1997). Cette continuité ne va pas de soi. On a vu à quel point la scolarisation contemporaine introduit, au cœur de la communauté familiale, de puissants facteurs de dissociation intergénérationnelle. Les neutraliser exige tant pour les parents que pour les enfants, un difficile bien qu’invisible travail de soi sur soi. Père et mère doivent accepter des enfants différents d’eux-mêmes et tout faire pour qu’ils le deviennent. La mobilisation de l’enfant doit de son côté pouvoir s’étayer à un projet familial porteur d’approbation et d’encouragement, prolonger l’histoire de la famille tout en la niant, puisqu’il s’agit de s’éviter à soi-même ce que ses parents ont connu. Dans le fil de cette perspective, Jean-Yves Rochex pose l’enjeu, dans les parcours de réussite, d’une triple autorisation : que les parents permettent à l’enfant d’être différent d’eux-mêmes, que l’enfant permette à ses parents d’être ce qu’ils sont, que l’enfant s’autorise lui-même à être différent (1995). De la manière dont se déroule dans une histoire toujours singulière ce procès émancipatoire et identificatoire, dépend la posture que l’élève adopte face au savoir et à l’école. Les encouragements à réussir sont sans doute nécessaires mais leur efficacité peut varier selon le degré d’appropriation de l’héritage, selon encore les attentes parentales et leur formulation dans un projet personnel qui fait sens pour l’enfant et trace une perspective d’avenir. De ce point de vue, les garçons qui bénéficieraient d’un soutien plus affirmé de la part des parents ne sont pas pour autant en situation de meilleure réussite scolaire. Plus généralement, les facteurs d’un devenir promotionnel sont complexes et en partie imperceptibles à travers les catégories ordinaires d’analyse de la réussite scolaire. Ainsi, les parents titulaires d’un CAP préparé en apprentissage manifestent un moindre attachement à l’école que ceux ayant obtenu le même diplôme dans un cadre scolaire. De même, les filles dont la mère est professionnellement active, bénéficient d’un modèle d’identification qui donne sens à leur investissement scolaire et contribue indirectement à de meilleurs résultats (Duru-Bellat, 1989). En affinant l’analyse, la scolarisation prolongée des filles révèle une double rupture liée à leur position sociale et à des normes de sexe, assignant une identité et un rôle social à l’homme et à la femme. À l’axe de la mobilité sociale se superpose celui d’une mobilité de sexe dans une problématique de la transmission mère-fille (Battagliola, 1994).
43Si l’adolescent de milieux populaires en réussite scolaire doit se couper de sa famille qui est à la fois un support et une attache, ce dont il faut se défaire et ce à partir de quoi peut s’élaborer une dynamique de mobilisation, il lui faut également composer avec ce qui se joue hors le cercle domestique dans les relations avec les pairs adolescents, au collège et au lycée. L’ambivalence de la scolarité secondaire où la quête du succès nourrit l’éloignement de la famille, est redoublée par le retrait qu’exigent les études à un moment de forte identification au groupe des pairs. À cet âge charnière de la construction identitaire, les sociabilités adolescentes posent l’enjeu du rapport à soi à travers sa relation avec les autres, dans l’école et hors l’école. Envisagée sous l’angle du groupe-classe, l’expérience scolaire incline à ne pas se conformer, dans une attitude synonyme de collaboration et de soumission, à l’ordre symbolique de l’école et à l’autorité de l’enseignant en particulier, mais bien au contraire à s’affirmer et à s’opposer. On peut citer le témoignage de cette jeune fille de parents gitans, scolarisée en classe technologique et qui ambitionne de réussir à l’école c’est-à-dire, dans son acception, de faire des études lui permettant de «gagner de l’argent » afin, comme elle le précise, «de prendre à mon compte et le mari un peu plus tard »:
« Moi je dis à ma mère que je voudrais bien changer de collège parce que voilà, les copines elles me demandent et moi j’aime pas refuser. Elles me demandent un service j’aime pas refuser parce qu’après elles vont dire : " Tu es une intello, t’es tout le temps en cours, tu penses qu’aux études… " Moi je leur dis qu’expert-comptable [le métier auquel elle aspire] c’est tout pour moi. Elles le savent mais d’aller se coller aux professeurs, faire la gentille, pour nous, c’est pas bien ».
44Les libertés prises avec les obligations scolaires et le métier d’élève sont une revendication d’authenticité de la personne dont le « pitre » représente l’une des figures les plus « abouties ». À l’opposé, le « bouffon » incarne le manque de personnalité doublé d’un conformisme scolaire qui l’expose à l’isolement et au jugement réprobateur de la communauté juvénile (Dubet, Martucelli, 1996). Dans le quartier ou la cité, c’est la non-présence dans la rue avec le groupe des pairs qui rompt avec le code masculin des échanges et des sociabilités du dehors. Rester chez soi dans des logements qui, de surcroît, n’offrent pas toujours les conditions d’un isolement permettant le travail ou les activités personnelles, suscite interrogations, remarques d’ironie ou de défi de la part des pairs masculins qui assimilent le territoire domestique au monde féminin et à une stratégie scolaire symboliquement assimilée à une rupture voire une trahison à l’égard des siens. Cette position à l’extérieur du groupe, de ses pratiques et espaces de sociabilités, suscite des attitudes de rejet et d’insultes parfois21 d’autant plus difficilement vécues que le rapport au quartier est plus contradictoire qu’il n’y paraît, étant à la fois objet de critique et espace de repli ou refuge pour un entre-soi protecteur22. Que ce soit à l’école ou dans le quartier, le statut d’étranger au groupe doublé d’une adhésion trop manifeste aux normes et exigences scolaires, expose aux railleries et mauvais traitements des camarades stigmatisant « le bouffon », allié des enseignants et des « bourges ». Celui-ci protège sa scolarité mais au risque d’un isolement et d’une solitude susceptible de l’affaiblir. Comment faire alors pour que réussir ne soit pas trahir, que l’investissement scolaire ne soit pas la marque d’une infidélité à l’égard des pairs ?
45On mesure à la lumière de ces processus, le rôle que les enseignants peuvent être amenés à jouer, à leur insu ou de façon consciente, auprès d’élèves pris dans les tensions et contradictions des sociabilités juvéniles et de la mise à distance de leur milieu d’origine. La médiation de la relation entretenue avec l’élève dans le rapport au savoir et dans la légitimité que l’élève se donne pour apprendre devient centrale afin que l’investissement scolaire se maintienne et se renforce, que soient surmontées les épreuves d’une expérience mettant en jeu l’image de soi, son identité et son intégration. La pression normative du groupe des pairs qui incline à la négligence ou à la défiance vis-à-vis de l’école suggère que l’élève soit soutenu et encouragé, voire protégé, symboliquement sinon physiquement, dans son aspiration à réussir. Les recherches sur le rapport au savoir ont montré que les élèves les plus faibles ou rencontrant des difficultés scolaires parlent de leur goût pour les savoirs et de leur inégale réussite à travers l’enseignant qui les dispense, mais ils évoquent aussi volontiers la responsabilité de l’adulte à travers les conditions qui leur sont données pour se mettre au travail et se mobiliser sur des objectifs de réussite et d’apprentissages (Rochex, Bautier, Rochex, 1992). Figure d’autorité dans sa capacité à construire un ordre scolaire nécessaire pour apprendre23, l’enseignant représente aussi celui qui autorise l’élève à s’investir dans une scolarité pour « s’en sortir », en l’aidant à se soustraire, sans « perdre la face », à l’emprise d’élèves dont l’absence de travail signe le ressentiment à l’égard de l’école voire la résignation à l’échec. Au-delà des apprentissages, c’est donc l’identité des élèves qui se négocie à travers les interactions dans la classe et qui en appelle à l’attention et à la compréhension de l’enseignant, à rebours d’un modèle de relations plus impersonnelles en vigueur dans les établissements scolaires. La virulence des critiques qui entourent certaines figures d’enseignants tout comme la reconnaissance dont ils bénéficient, ne seraient-elles pas l’expression symptomatique de cet enjeu ?
Notes de bas de page
1 « Réussite » dont les formes et significations varient selon les individus et les catégories sociales, historiques, institutionnelles, mobilisées pour l’appréhender, ce qui rend difficile l’usage de cette notion. Cf. Lahire B. Tableaux de familles, op. cit. en particulier pp. 40-59. Les mêmes remarques peuvent être faites à propos de l’« échec scolaire » dont le succès dans le langage commun est à la mesure de l’hétérogénéité des problèmes qu’il recouvre. Cf. Chauveau G., Comment réussir en ZEP ? Paris, Retz, 2000, en particulier chap. 7. Cependant, par souci d’alléger le texte, nous reprenons ici les termes de « réussite » et d’« échec » sans les guillemets, bien que conscients de la polysémie qui entoure ces notions.
2 Diffusé à compter du début des années 1980 dans la sociologie de la famille, le concept de mobilisation trouve à s’illustrer en sociologie de l’éducation avec le chapitre « L’issue scolaire : de quelques histoires de transfuges » qui clôt l’ouvrage de J. -P. Terrail : Destins ouvriers. La fin d’une classe ?, Paris, PUF, 1990.
3 Il a ainsi été montré qu’envoyer son enfant dans une école dont les résultats aux tests scolaires sont 10 % plus élevés, impliquait de consentir un achat de logement 5 % plus cher. Cf. Maurin E., Le ghetto français, Paris, Seuil, 2004.
4 À 24 ans, 6 % des fils ou filles d’ouvriers sont étudiants contre 32 % des enfants de cadres.
5 Ce qui, notons-le, signifie également par corrélation qu’il s’agit plus souvent de mères professionnellement actives et disposant d’une meilleure connaissance du milieu scolaire.
6 Portant notamment, dans la recherche citée, sur les manières à table, le respect des horaires, l’usage de la télévision, la surveillance des occupations et fréquentations.
7 Dans des volumes de temps qui restent toujours inférieurs à ceux des mères (on estime que l’investissement temporel des femmes dans l’éducation des enfants est environ cinq fois supérieur à celui de leur conjoint) et sensible à un effet de position sociale puisque la participation du père au soutien scolaire auprès de pré-adolescents (12 ans environ) est mentionnée dans 53 % des familles de classes supérieures, 48 % dans les classes moyennes et 35 % dans les classes populaires. Cf. Singly F. de, Lire à 12 ans, Paris, Nathan, 1989.
8 Cf. Sur ces différents aspects de la mobilisation des familles immigrées, cf. Zeroulou Z., « La réussite scolaire des enfants d’immigrés », Revue française de sociologie, XXIX, 1988, pp. 447-470.
9 Référence est faite ici aux effets pervers des politiques compensatoires dont l’action ciblée sur des territoires ou des populations, à l’instar de l’éducation prioritaire avec les ZEP et REP (Réseaux d’éducation prioritaire), contribue précisément à désigner ce que les parents « choisissants » vont s’efforcer d’éviter.
10 Cf. Note d’information, DEP-MEN, n ° 42, 2001.
11 De même que la prise en compte non seulement de l’activité professionnelle du père mais de celle de la mère permettrait de montrer l’incidence majeure de la présence d’une enseignante sur les dérogations et stratégies de choix des établissements.
12 D’après une enquête menée sur les collèges de l’académie de Bordeaux, les familles modestes dérogent à la carte scolaire en demandant plus souvent des options de sport ou d’espagnol première langue proposées dans des établissements moins convoités par les familles favorisées, qui optent davantage pour le russe ou le chinois proposés dans les meilleurs collèges. Cf. Felouzis G., Liot F., Perroton J., « La ségrégation ethnique au collège », Ville, École, Intégration, Enjeux, n ° 135, 2003, pp. 123-135.
13 Qui les distingue de deux autres stratégies parentales : la « colonisation », quand les parents tentent de contrôler, de l’intérieur des établissements où ils sont très présents, la scolarité de leurs enfants ; le « retrait », caractérisé par des attitudes de confiance à l’égard des établissements du secteur (van Zanten, 2001).
14 On retrouve ici les motivations parentales identifiées par Sylvain Broccolichi pour rendre compte de l’évitement scolaire lorsqu’il distingue, outre le critère de réussite scolaire, la socialisation et le groupe des pairs d’une part, la sécurité des enfants d’autre part, in « Inégalités cumulatives, logique de marché et renforcement des inégalités scolaires », Ville, École, Intégration, Enjeux, n ° 114, 1998, pp. 35-52.
15 On sait, d’après ces enquêtes, que la plus-value scolaire d’une fréquentation du é pour les enfants d’ouvriers et d’employés n’est pas imputable à des différences d’appartenance entre strates socioprofessionnelles ouvrières du public comparées à celles du privé. D’ailleurs, à l’entrée en seconde, le groupe des élèves d’ouvriers « tout public » compte 57 % environ d’ouvriers qualifiés alors que cette proportion tombe à 45 % pour les enfants d’ouvriers « tout privé ». Cf. Langouët G., Léger A., Le choix des familles. École publique ou école privée ?, Paris, Éditions Faber, 1997.
16 À la perspective de l’emploi stable et de la promotion sociale, Jean-Pierre Terrail ajoutait dans les années 1980 celle de la libération individuelle. in Destin ouvriers…, op. cit. Cette dimension nous est apparue moins présente comme si l’emploi, c’est-à-dire d’abord l’évitement du chômage, recouvrait l’ensemble des attentes pour représenter désormais le sésame ouvrant l’accès aux autres dimensions de la vie sociale et familiale. La manière dont les jeunes de milieu populaire en lycée professionnel (re) donnent sens à leur scolarité est sans ambiguïté à cet égard. Cf. Charlot B. Le rapport au savoir en milieu populaire, op. cit.
17 Conforté par le langage de l’institution qui a fait évoluer les anciennes première et seconde années d’enseignement professionnel en classes de seconde et de terminale.
18 Perspective entretenue par la diversification des baccalauréats bien qu’ils ne préparent pas tous avec les mêmes chances de réussite à l’enseignement supérieur, comme le montrent les scolarités difficiles et écourtées des bacheliers professionnels entrant à l’université.
19 Camus A., Le premier homme, Paris, Gallimard, 1994, P. 163.
20 Le lecteur pourra trouver dans les premiers romans d’Annie Ernaux les récits à la fois réalistes et sensibles de ce que représente pour une jeune fille de condition modeste, et de parents peu cultivés au regard des normes scolaires de langage et de savoir, ce sentiment d’étrangeté et de « honte » à l’égard des siens et de ses origines. Cf. En particulier, Les armoires vides, Paris, Folio, 1995 et La place, Paris, Gallimard, 1983.
21 Pour une description fine des activités et sociabilités des groupes de pairs et de la culture des rues dans les cités des banlieues nord de Paris. Cf. Lepoutre D., Cœur de banlieue, Paris, Odile Jacob Pocket, 2001.
22 Pour une analyse du rapport ambivalent au quartier de jeunes lycéens et étudiants issus de l’immigration habitants les cités disqualifiées, cf. Beaud, S., 80 % au bac… et après ?, Paris, La découverte, 2002.
23 À partir d’une enquête auprès de lycéens des filières professionnelles, Bernard Charlot a montré que, pour les élèves les plus mobilisés scolairement, le souci de la discipline dans la classe et d’une autorité de l’enseignant avait partie liée avec la possibilité d’écouter, donc de mieux comprendre afin de retenir et d’acquérir. Cette attente revêt une importance d’autant plus grande que les jeunes de milieux populaires et immigrés travaillent peu en dehors des temps de classe. Cf. Le rapport au savoir…, op. cit. Cf. également Beaud S., 80 % au bac…, op. cit.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011