Conclusion
p. 257-260
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1À s’en tenir aux seules transformations économiques observées depuis les années 1960 dans l’ensemble du secteur bancaire, « classique » ou mutualiste, on pourrait sans doute postuler l’universalité d’une extension sans frein du libéralisme. C’est d’ailleurs ce que ne manquent pas de faire les analyses qui, autonomisant à outrance le champ économique, en viennent à constater que les nouvelles règles marchandes de la concurrence imposent nécessairement aux agents, pris dans les rapports de force internes au secteur financier, de se conformer aux lois dominantes du marché, sans pouvoir s’y opposer. Cependant, les travaux qui s’inscrivent dans le cadre d’une théorie d’un rapport à l’économie largement défini en dehors de la seule référence marchande, et notamment déterminé par des croyances religieuses, permettent de corriger les points de vue ordinaires dans le champ économique, jamais neutres politiquement, qui généralement assimilent la banque et les institutions financières à des espaces privilégiés de l’exercice d’un capitalisme hégémonique.
2L’examen du Crédit Mutuel a montré que la définition française d’une « économie sociale » ne dépendait pas des seules forces autonomes du marché ni davantage, d’ailleurs, de la seule volonté de l’État de poser nationalement les lignes de sa « politique économique ». Cette définition résulte en effet de tensions repérables depuis la fin du XIXe siècle dans les luttes des groupes sociaux diversement intéressés à se voir accorder le monopole légitime de l’encadrement économique des populations. Les formes particulières qu’ont alors épousées les organisations d’épargne et de crédit ont été le reflet d’un enjeu symbolique, où l’Église et l’État se disputaient la permanence d’un État de grâce susceptible d’éclipser le contenu marchand de leur activité financière et du contrôle des capitaux dont ils s’étaient octroyés respectivement la charge.
3Dès lors on ne saurait opposer une économie mutualisée au nom de valeurs religieuses à une économie sociale républicaine, opposition au sein de laquelle la première aurait été colonisée par la seconde sous couvert de la dépendance forcée de l’État aux règles du marché et de sa position acquise et entretenue de régulateur. Grâce à la participation d’agents croyants, c’est-à-dire socialement disposés à croire en un contenu moral de l’acte marchand, « aux habitus religieux durablement acquis lorsque l’Église répondait parfaitement aux intérêts des groupes sociaux ruraux des communautés locales1 », le Crédit Mutuel, pourtant confronté à de nouvelles exigences commerciales globalement opposées à la mise en œuvre de ces habitus, va maintenir une position sociale singulière dans le champ bancaire. C’est par l’intermédiaire de ce Crédit Mutuel porteur d’une image socio-éducative de l’économie, et avec lui, que l’État va parallèlement s’accorder une position centrale dans l’encadrement économique, social et moral des populations. Seule l’analyse systématique d’un corps perpétuellement reconstitué, réinventé, de mutualistes a pu conduire à une lecture réaliste de l’objet. La prise en compte des positions et dispositions des agents en tant qu’elles leur permettent de changer de registres, de rôles, selon les conjonctures et les espaces sur lesquels elles sont sollicitées, a ouvert la recherche à une problématique de recomposition des espaces, elle-même constitutive d’une réinterprétation laïque des croyances catholiques ainsi perpétuées.
4Comprendre préalablement comment s’est opérée la transcription du modèle allemand sur le territoire français pour ensuite appréhender la mise en place des structures proprement étatiques de l’encadrement du crédit revenait à s’interroger non seulement sur la singularité d’un modèle national de la mutualité de crédit, mais également et surtout sur la construction d’un champ social de la finance, lui-même constitué d’une variété de « formules » correspondant chacune, initialement, à des engagements sociaux, politiques et religieux différents.
5L’obligation pour les institutions mutuelles de crédit de se soumettre par la suite à une réglementation financière plus strictement bancaire – et alors pensée dans un nouvel espace national de la banque – correspond, à partir des années 1960, aux premières ripostes d’un État face à l’autonomisation en marche des circuits financiers et à la « dé-moralisation » des échanges économiques qu’elle introduit. À compter de cette période, l’État et l’Église ne restent plus les forces maîtresses dans l’affrontement symbolique pour le monopole de l’encadrement économique des populations, dans la mesure où interviennent alors des institutions bancaires susceptibles, du fait de leur position compétitive sur le marché financier international, de supplanter l’État-nation et d’imposer leurs propres règles marchandes. Ainsi, le décret de 1958 est avant tout le résultat d’une réaction concertée de défense d’une économie éducative et sociale qui associe des agents collectivement opposés à l’imposition de la finance, malgré des positions doctrinales individuelles contrastées.
6Par ailleurs, l’étude des disparités régionales et l’observation particulière de la fédération de Loire-Atlantique et du Centre-Ouest ont finalement permis, par une relecture sociale des constructions historiques et historiquement produites, de replacer les luttes sur les espaces où elles se sont véritablement exercées. Les concurrences entre l’Est et l’Ouest examinées au sein de l’institution, et représentatives d’un rejet du centre par la périphérie, ne doivent pas conduire à négliger l’existence de formes identiques de solidarités et d’oppositions propres à des groupes sociaux similairement constitués à chaque époque et sur chacun des espaces considérés.
7L’analyse des pratiques propres à l’institution montre comment le principe de dénégation du profit, dans un premier temps violemment défendu, en actes et en mots, dans le combat contre la neutralité religieuse proclamée par l’État, puis symboliquement entretenu par un discours et des comportements moins visiblement frappés de religion mais certainement entachés d’une morale qui ne la renie pas, va permettre non seulement d’épouser le modèle capitaliste devenu prédominant et d’en supporter les conséquences mais aussi d’en utiliser, en les détournant idéologiquement, les vertus marchandes. Les années 1960 sont la marque symbolique de la transformation des formes proclamées, dans la sphère mutualiste, du rapport à l’économie. La dénégation du profit légitimée jusqu’alors par les enseignements catholiques va désormais devoir s’incarner dans des pratiques moins ouvertement religieuses et, par là, fondues dans une large acception républicaine de l’économie sociale.
8Ainsi les justifications construites pour imposer un cadre légal à l’exercice, par ailleurs contrôlé, de l’épargne et du crédit, expriment au premier chef les intérêts des agents impliqués à conserver le monopole de l’exercice mutuel de la finance. Du coup, on peut percevoir que ce qui pose aujourd’hui un problème aux mutualistes du Crédit Mutuel, ce n’est pas tant la concurrence d’un État laïc que le développement, en dehors des règles nationales, d’un marché financier qui remet radicalement en cause leur « compétence » traditionnelle à l’encadrement économique des masses. On en tient pour preuve que les différentes phases d’institutionnalisation de la banque « Crédit Mutuel » en France, reconnue comme une organisation à statut légal spécial, puis intégrée juridiquement depuis 1984 à l’organisation bancaire et donc plus directement soumise aux contraintes concurrentielles du marché, ont pour principe de développement communément accepté un rapport dénié à l’économie. Les pratiques que ce rapport suggère ou implique se sont nécessairement adaptées aux transformations de l’entreprise sans pour autant remettre en cause les croyances liées au contenu moral de l’acte marchand.
9Finalement c’est en comprenant que le Crédit Mutuel, institution initialement catholique, défend une cause largement investie par l’État, à savoir l’éducation économique et sociale des populations, et qu’elle devient ainsi un instrument privilégié de légitimation du contrôle des capitaux ni tout à fait privé, ni tout à fait public, que l’on peut étendre nos remarques à l’existence d’une spécificité française. Une spécificité qui relève en l’espèce, non pas d’une substitution de l’État à l’Église dans leur rôle périodiquement convoité de providence, mais plutôt de la conception commune d’une morale – ici économique – définie par l’engagement contrarié d’agents doublement croyants.
10Du reste, il semble vain d’opposer le social au marchand, la religion chrétienne à la croyance républicaine, l’Église à l’État. Tout porte en effet à penser que réunies dans un espace commun orienté sur le crédit, des conceptions en apparence aussi opposées, en France, que la morale républicaine laïque et la morale catholique, dès lors qu’elles sont assumées par des agents portés à faire le bien, sont en mesure de produire conjointement des croyances aptes à limiter le mal à l’univers marchand dont ils sont, en terme de dispositions, globalement exclus. Au delà, on se risquera à formuler l’hypothèse, qui reste à vérifier sur d’autres terrains empiriques, et selon laquelle, en se constituant en tant que tel, l’État social républicain a concentré à son profit et à son compte des missions qui par le passé relevaient de la compétence de l’Église.
Notes de bas de page
1 Charles Suaud, La vocation, op. cit., p. 167.
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