Les cultes musicaux
La contribution de l’appareil de commentaires à la construction de cultes ; l’exemple de la presse rock
p. 309-341
Texte intégral
1L’analyse des cultes entourant certains objets artistiques est particulièrement exposée aux diverses formes de résistance que suscite, en général, la sociologie de l’art. La « sacralisation » des œuvres, qui en ce domaine est l’un des principaux obstacles à surmonter1, change de statut, si l’on peut dire, pour se trouver alors placée au cœur même de ces recherches. Elle constitue en effet, avec les différents comportements qui semblent en résulter2, ce à quoi s’attache précisément la compréhension des cultes artistiques. Dans le champ des cultures dites populaires, la difficulté se double bien souvent des réticences que crée la seule attention exigée par le travail scientifique à l’égard des objets, aussi peu considérés soient-ils, qu’il se choisit. Si, par exemple, l’amour de l’Opéra peut constituer un terrain généralement jugé digne d’intérêt, en revanche, les produits de la « culture de masse » ont cette propension particulière à transférer leur propre illégitimité vers ceux qui les étudient. Plus encore, ces derniers peuvent ne pas trouver de véritable soutien chez les pratiquants des cultes qu’ils observent, parfois avides d’objets habituellement déconsidérés (amateurs de films de série B, voire Z, collectionneurs de disques « ringards », amateurs d’objets de « mauvais goût », etc.), mais aussi soucieux d’entretenir cette distinction particulière qu’est le manque de considération et que semble menacer l’analyse (trop) savante. Il résulte de cette situation que la dimension sacrée (aux yeux des uns) des objets de ces cultes et leur caractère dérisoire (aux yeux des autres, voire des mêmes…) sont les principaux freins à l’analyse des processus cultuels dans le champ des « cultures populaires ».
2Le domaine du rock et des musiques qui lui sont souvent associées3 est sur ce point emblématique tant se mêle aux engouements de nombreux amateurs la conviction que trop de sérieux nuit à leur juste appréciation4. C’est alors moins le « réductionnisme sociologique » qui est craint, que l’excès de considération pour des objets musicaux et finalement pour tout un monde artistique qui, au fond, ne le mériteraient pas vraiment et ne s’en porteraient que mieux. C’est la ruse des processus de sacralisation lorsqu’ils se portent sur des objets présentés comme dérisoires. Dévaloriser ce qu’on admire permet d’en jouir en toute quiétude, dans une « innocence » scrupuleusement entretenue…
3C’est pourquoi, au sein des analyses qui vont suivre et qui se donnent pour objet la compréhension des processus de construction de cultes dans le domaine du rock (etc.), les terminologies utilisées, les concepts mobilisés, risquent de rencontrer, outre les obstacles coutumiers de la sociologie de l’art, le scepticisme qu’engendre l’appel à un outillage méthodologique et conceptuel jugé inapproprié à ce à quoi on l’emploie. Les raideurs et rugosités de ce travail s’exposent donc consciemment à des risques de désapprobation, voire d’incompréhension, chez de nombreux amateurs qui vivent leurs goûts musicaux dans le registre du plaisir immédiat, et surtout, d’une délectable superficialité.
4Ce sont d’ailleurs ces attitudes et ces modes de pensée semblant s’imposer comme des « évidences », que le regard sociologique va saisir comme des représentations sociales pour mieux en comprendre tant les modes de production que les conditions de diffusion. Or, figure parmi les « évidences » relatives au monde du rock (etc.), sans que cela s’oppose comme nous le verrons, à l’expression d’un certain sens du dérisoire, l’idée selon laquelle des rapports passionnels, excessifs, irrationnels à l’égard de musiciens ou d’objets musicaux5 constituent la forme la plus légitime, la plus « authentique », de l’expression des goûts. On comprend alors mieux pourquoi ce terrain est particulièrement riche pour l’étude des phénomènes cultuels.
5Ces modalités de la « passion musicale6 » n’ont cependant rien à voir à ce qu’on pourrait sommairement définir comme la « nature » de ces musiques. Une approche constructiviste peut au contraire repérer sur ce point des « construits sociaux » prenant la forme de cadres normatifs et intellectuels qui déterminent autant les modes d’expression du goût (ou du dégoût), que les interprétations possibles de l’emprise de ces musiques sur leurs publics. Une archéologie sommaire de ces cadres cognitifs permet d’en suggérer au moins deux voies de formation.
- D’un côté, une sociologie approximative des publics de ces musiques (et qui pour ce motif sera ici récusée) peut conduire à considérer ces comportements comme la marque d’un goût dominé s’exprimant dans des formes également dominées7.
- D’un autre côté, la compréhension des conditions ayant permis l’apparition de ces règles de comportement, de ces modalités particulières d’extériorisation des goûts musicaux (auxquelles renvoie la notion de culte rock), peut s’appuyer sur une sociologie moins sommaire. Celle-ci prend d’abord acte des évolutions de la relation d’homologie, autrefois mise en valeur par les travaux de Pierre
6Bourdieu, entre groupes sociaux et goûts : développement depuis deux décennies de l’éclectisme et de la « juvénalisation » de la culture cultivée, impact favorable du niveau de diplôme en matière de connaissances et de sorties culturelles à faible légitimité, comme les concerts rock et assimilés8. À quoi s’ajoute la prise en compte de la mythification dont a fait l’objet la réception originelle de ces musiques en France. Les travaux de Marc Touché, notamment, ont en effet montré qu’elles avaient séduit des milieux sociaux plus diversifiés que le seul groupe des « blousons noirs9 » auquel elles ont longtemps été assimilées.
7Notre étude s’inscrira dans ce dernier cadre qui récuse tant l’assignation sociologique des acteurs du rock du côté exclusif des groupes dominés, que la compréhension des phénomènes cultuels comme symptômes d’un mode également dominé d’expression des goûts. Mais la question des processus cultuels ne peut se résoudre par la seule finesse de l’analyse des propriétés et ressources des différents acteurs et groupes impliqués. Le culte est certes un construit social exprimant un état des rapports de forces dans l’ordre symbolique entre agents capables d’intervenir sur le sens et la valeur des activités, sur les représentations et les hiérarchies entre productions culturelles. Mais il désigne aussi un objet dont la déférence à son égard témoigne de la grandeur. C’est pourquoi, les travaux de Luc Boltanski10 peuvent ici venir suggérer que les processus cultuels dans un domaine artistique constituent des situations dans lesquelles des acteurs cherchent à produire des accords légitimes sur ce que valent certains artistes et certaines productions musicales.
8Nous proposons donc de considérer les cultes rock comme des représentations socialement construites résultant non pas d’un plan concerté, mais de la sédimentation d’un ensemble de prises de position à travers lesquelles des artistes, les commentateurs de leurs œuvres et une partie de leurs publics sont progressivement parvenus à exprimer l’autonomie de leurs goûts. Les objets de cultes peuvent quant à eux se définir comme ce sur quoi est proposé ou établi à la fois un accord sur leur valeur et les modalités d’expression du goût qu’on leur porte.
LA PRESSE ROCK : UN TERRAIN D’ÉLECTION POUR L’OBSERVATION DE LA CONSTRUCTION CULTUELLE
9La presse française plus ou moins spécialisée a développé une façon de poser ces musiques en les opposant tant aux formes culturelles consacrées qu’aux modalités de l’admiration propres aux musiques de variétés (rejetées par cette même presse en raison des choix esthétiques de leurs producteurs et de leurs objectifs commerciaux jugés trop manifestes). C’est dans cette double opposition qu’ont été élaborés des normes et des cadres cognitifs fonctionnant comme des stratégies plus ou moins conscientes de contestation des modalités traditionnellement ou commercialement consacrées de l’amour de la musique. C’est donc au cours de la constitution de ce champ social musical (et comme facteur de différenciation à l’égard d’autres champs) que sont apparues ces formes valorisées de relations passionnelles à la musique qui, dans d’autres domaines artistiques, auraient été considérées comme dévalorisantes (en constituant ainsi ce que J. M. Lucas désigne, à propos de l’attitude d’une partie du public des concerts rock, comme des « interpellations disqualifiantes11 »).
10La France, longtemps caractérisée par les difficultés de la vie musicale dans ce domaine (faible nombre de salles ou de lieux de concerts adaptés, indifférence – voire, hostilité – des principaux médias, force particulière des hiérarchies culturelles), pouvait constituer plus que d’autres pays un terrain idéal pour la construction de ces « cultes » en raison de la singulière rareté de leurs objets sur le territoire national. La distance géographique, les efforts nécessaires à l’appropriation de certains objets ou à certaines pratiques (aller aux concerts, fréquenter certains disquaires bien approvisionnés), pouvaient en effet être considérés comme des facteurs déterminants pour le développement de « cultes ».
11Par ailleurs, l’activité de commentaire, l’érudition et la spécialisation auxquelles elle conduit et qu’elle exige, le modèle et l’héritage tant d’une certaine culture cinéphilique (de ses propres « cultes », stars ou « Divines »), que, principalement, de la critique française de Jazz12, constituaient des facteurs supplémentaires pour penser qu’un retour sur cette presse permettrait d’y découvrir des mécanismes de construction cultuelle. Précisons enfin, que la barrière linguistique et l’incapacité de la majeure partie des amateurs français à avoir un accès immédiat aux textes chantés du rock, rendait indispensable une médiation que la presse écrite spécialisée a prétendu exercer. Elle a pu ainsi, comme tout médium, influer sur le contenu des messages et des informations qu’elle devait diffuser. Les journalistes spécialisés devenant à leur tour et de façon variable, producteurs de sens et parfois même de véritables auteurs (au sens littéraire du mot).
12C’est pour l’ensemble de ces raisons que nous avons choisi d’analyser 10 années de commentaires musicaux dans le mensuel Rock et Folk (R & F), entre 1975 et 1985.
13Durant cette décennie, ce mensuel a connu une progression puis un déclin de ses ventes parallèles à la visibilité croissante de ces musiques au sein de la société française13. La rareté de ces dernières en 75 rendait ce type de magazine indispensable pour un lectorat amateur et relativement connaisseur. D’une certaine façon même, il semble que la pauvreté de la vie musicale ait permis le développement d’une critique de qualité et, à travers elle, la construction d’un genre musical dont l’histoire, les caractéristiques et les limites n’auraient pas existé sans l’appareil de commentaire qui s’est constitué pour le célébrer14. Ensuite, leur accessibilité à partir du début des années 80, leur présence plus forte au sein de l’offre de concerts et des médias, a accompagné la chute du lectorat de R & F, le titre devant être vendu au début des années 9015.
14C’est pourquoi l’analyse de son contenu devrait permettre de vérifier tant le rapport de l’appareil de commentaire à la construction des cultes, que le lien entre ce processus et la rareté des objets musicaux16.
15Nous montrerons d’abord, au rebours des hypothèses que nous avons formulées, que cette presse spécialisée et ses rédacteurs avaient suffisamment intériorisé la logique de disqualification propre à ce champ pour proscrire le développement des cultes au-delà d’un certain seuil où l’effet de sérieux aurait déconsidéré de telles pratiques. Toutefois, les écrits sur ces musiques vont quelque peu paradoxalement permettre la diffusion d’objets et de postures à partir desquels pourront se développer des phénomènes cultuels.
RECHERCHER DES CULTES ROCK DANS ROCK & FOLK
Objectiver
16Tenter l’objectivation de processus de construction de cultes dans un tel corpus suppose la résolution d’un certain nombre de problèmes méthodologiques. Le moindre n’est sans doute pas de définir ce qu’on peut entendre ici par « culte ». Sans considérer nécessairement qu’il y aurait, aux côtés de véritables cultes (principalement dans l’ordre religieux), de faux cultes (dans l’ordre notamment des pratiques et consommations culturelles), peut-on du moins suggérer que l’emploi dans notre domaine du terme « culte », s’effectue par analogie ? Il n’y aurait pas dès lors à s’embarrasser de l’absence d’une définition très précise du mot. L’important étant de dégager quelques traits jugés suffisants (par-delà les nombreuses différences opposant les pratiques qui nous intéressent à ce qu’on désigne habituellement sous ce terme), pour expliquer qu’on qualifie de « cultes » certains objets, personnages ou lieux. Il n’est pas non plus utile de vouloir régler en théorie ce qui ne l’a pas été en pratique. Il faut donc garder à ce terme sa plasticité, voire sa labilité, et porter plutôt intérêt aux usages divers, éventuellement contradictoires, qui en sont faits. Enfin, nous n’avons pas choisi de recourir à une quelconque quantification (par exemple à travers un relevé du nombre d’apparitions du mot « culte » dans cette revue ou de pourcentages de pages consacrées à des objets de culte). D’abord parce que le terme n’était pas d’un usage si fréquent durant ces dix années, d’autre part, parce que si des processus de constructions cultuelles apparaissent c’est le plus souvent en filigrane, de façon détournée, par le biais d’oppositions qu’une quantification n’aurait pu que maladroitement saisir.
17Nous avons donc choisi de porter attention à ce qui pouvait constituer une personnalité ou un objet cultes lorsque les deux caractéristiques suivantes étaient réunies :
- une relation relativement irrationnelle (perceptible notamment par l’usage d’un vocabulaire passionnel ou par le choix d’un point de vue présenté comme déraisonnable comme par exemple une admiration excessive ou une remise de soi inconditionnée, etc.),
- l’attribution d’une valeur (ou la désignation d’une grandeur) exceptionnelle.
18Ces deux caractéristiques (irrationnel, grandeur) soulignent assez bien en quoi les comportements cultuels appellent des qualificatifs propres aux pratiques religieuses. Elles ouvrent ensuite sur de possibles développements quant aux mécanismes sociaux de ces engouements, quant aux types de positions et d’oppositions pouvant susciter des jugements et des commentaires où le rapport à certaines valeurs esthétiques est présenté comme relevant d’une passion, d’une admiration irrationnelle. En revanche, nous n’avons pas retenu parmi nos critères ce qui pourrait relever de rites et de rituels. Si au culte est souvent associée l’idée de pratiques ordonnées, codifiées et répétées de célébration, il ne nous a pas semblé que les commentaires musicaux invitaient, même rarement, à des actes que nous aurions pu qualifier de rituels.
Subjectivité ?
19Faut-il avouer enfin, qu’une approche qualitative du contenu de ce mensuel, s’appuyant en outre sur une collection personnelle accumulée mois après mois – bien avant qu’un tel travail ne soit envisagé –, tend vers une objectivité qu’elle ne prétend toutefois pas atteindre ? On pourra par exemple nous faire observer que des lectures fort diverses de ce journal pouvaient être proposées. On pourra ainsi souligner que nous avons passé sous silence les couvertures de ce mensuel – le plus souvent réservées à des personnalités reconnues du rock – et que nous avons assez largement ignoré les articles consacrés à ces dernières. On pourra enfin contester notre attention particulière pour des articles plus spécialisés et exigeants au motif que leurs auteurs et lecteurs les plus réguliers constituaient une sorte d’élite de connaisseurs dont le rapport à la musique et aux musiciens ne saurait être généralisé.
20Pour répondre à ces objections, précisons que nos options méthodologiques s’appuyaient sur les considérations suivantes :
- les couvertures du magazine sont en effet fréquemment proposées à des personnalités fortement reconnues et médiatisées. R & F était (et est toujours) une entreprise commerciale qui avait repéré la potentialité en termes de ventes de certaines couvertures par rapport à d’autres. Cette stratégie a d’ailleurs été contestée, notamment par des artistes français considérant que le journal ne favorisait pas leur reconnaissance. Toutefois, le fonctionnement ambivalent de la rédaction de R & F à ce sujet est particulièrement net. Il résulte d’une double contrainte classique : d’un côté, la volonté de contribuer à l’autonomisation de ce champ musical et, de l’autre côté, la nécessité de prendre acte des pressions économiques s’exerçant sur le journal (en termes de valeurs commercialement consacrées et de chiffres de ventes pour R & F). On peut même être tenté d’illustrer ici l’autonomie relative de ce champ musical : les valeurs hétéronomes issues du champ économique s’imposant en couverture, les valeurs autonomes étant plutôt proposées à l’intérieur du journal sous la forme de commen tai res et de jugements offerts par les critiques les plus indépendants, dans leur activité journalistique, des impératifs commerciaux de l’industrie du disque. L’opposition entre les choix des critiques et ceux du marché discographique ou du spectacle fera d’ailleurs au sein même du journal, comme nous le verrons, l’objet de traitements variés en partie constitutifs de cultes.
- Sans qu’il soit possible de quantifier les différentes catégories du lectorat de R & F (non seulement selon leurs types et volumes de capitaux, mais aussi en lecteurs réguliers ou occasionnels, voire, selon les usages variés des différents contenus du journal17), on peut faire l’hypothèse d’une adéquation assez large entre l’expertise journalistique et l’attente d’un lectorat substantiel. Le développement de la revue au moment d’une ouverture considérable de l’appareil scolaire et universitaire et dans une opposition aux formes artistiques scolairement ou commercialement consacrées, lui permettait de répondre aux besoins de distinction d’un lectorat disposant de ressources culturelles relativement importantes (lycéens, étudiants, jeunes enseignants) et souhaitant récuser tant les valeurs de l’héritage culturel que celles proposées par le marché du disque ou les principaux médias (à une époque qui, jusqu’au début des années quatre-vingt, était celle de la télévision d’État monopolistique et de l’absence de radios FM privées). On s’explique mieux ainsi, à travers ce raisonnement sommaire et dont on excusera le caractère largement intuitif, le constat rétrospectif de l’ancien rédacteur en chef de R & F, Philippe Koechlin : « Phénomène rare ! Le journal s’intellectualise et la vente grimpe. Après mai 68, les affrontements de goûts s’effacent devant les débats d’idées18 ». Notre lecture privilégiant un contenu relativement spécialisé et pointu peut ainsi reconstituer un usage relativement courant de ce journal et non pas marginal.
- Enfin, l’activité de commentaire musical lorsqu’elle se dégage du compte rendu des faits d’actualité ou de l’annonce d’événements à venir, devient constitutive de ce qu’elle commente. Si le rock et les musiques assimilées ne disposent pas de définitions satisfaisantes (comme d’ailleurs les musiques savantes dont les termes qui les qualifient sont également fort contestables – musiques « classique », « romantique », « contemporaine », etc.), ils trouvent peu à peu des éléments de définition dans les commentaires qui les entourent et qui les produisent autant sinon plus qu’ils s’en déduisent. C’est en effet en commentant l’actualité musicale que les critiques sont amenés, dans un processus incessant, à délimiter les frontières du champ et à construire ou reconstruire des hiérarchies (ce qui est du rock ou n’en est pas, ce qui en fait l’essence ou au contraire s’en éloigne, ce qui en est l’origine ou la fin, etc.). Dès lors, c’est dans ce commentaire constitutif du rock qu’on peut repérer, au cœur même de sa définition sans cesse rappelée et reformulée, si la construction de cultes lui est intimement liée ou, au contraire, si elle ne constitue qu’un phénomène extérieur sans la moindre légitimité interne.
Une revue culte
21La recherche des processus cultuels au sein de cette revue semble d’autant plus facilitée qu’elle parait faire (ou avoir fait) elle-même l’objet d’un rapport assez particulier où s’observe encore aujourd’hui l’importance qui était la sienne et, au-delà, la fascination qu’elle a pu exercer sur une partie de son lectorat. On ne s’étonnera pas d’ailleurs que certains de ses journalistes, anciens lecteurs, aient pu eux-mêmes être particulièrement sensibles à son prestige et en témoigner ultérieurement :
Pour entrer en religion, il me manquait un martyr, et une bible. Je découvris les deux durant l’été 1969. […] C’était une couverture sombre, endeuillée, glacée, terrible de sobriété, avec sa photo de Jagger, crispé, et un médaillon noir et blanc montrant Brian Jones, si lointain, comme effacé déjà. Je passai à la caisse avec mon premier Rock & Folk19.
22Toutefois, ce souvenir en forme d’aveu a été publié au terme de notre période de référence. Plus encore, dans un livre dont le titre renvoyait à l’émission de télévision (Les Enfants du rock) à laquelle collaborait son auteur. Quelques années plus tard encore, celui-ci prendra la direction de la rédaction de R & F et orientera assez explicitement ce mensuel vers le traitement du patrimoine du rock à destination en particulier d’un lectorat adulte amateur de rééditions et fidèle à ses passions adolescentes, à ses cultes de jeunesse.
23Tout est dit au terme de ce parcours professionnel, ou presque, et l’on dispose quasiment ainsi des conclusions de notre investigation. Si l’on repère effectivement à travers la presse spécialisée des processus latents de constructions de cultes rock (la couverture endeuillée), ces derniers ne sont pensés et énoncés consciemment qu’au terme d’une période qui prend fin avec les difficultés de ces journaux et, simultanément, avec la banalisation de la présence de ces musiques (sur d’autres médias – télévision – ou sur scène). Commence alors une période où de façon ici parfaitement explicite les cultes servent de lien quasi communautaires entre amateurs (journalistes – lecteurs) et au-delà peuvent contribuer à la commercialisation de divers produits musicaux.
24On peut donc distinguer deux niveaux dans le processus de construction de cultes observable à travers ce mensuel. À un premier niveau de lecture, les cultes semblent rejetés, bridés par des mécanismes contraires liés à la définition que le commentaire qui l’entoure donne du rock. À un second niveau, on peut aussi considérer que de la même façon sont produits des éléments cognitifs, des représentations mentales constituant des matériaux propices à l’apparition de phénomènes cultuels.
LES « CULTES » IMPOSSIBLES
Une célébration disqualifiante
25La lecture des numéros de cette décennie charnière est d’un premier abord, pour notre projet, décevante. Si le mot « culte » est peu employé, on trouve aussi peu d’articles parfaitement hagiographiques, vantant les mérites de « chef-d’œuvres » absolus capables de se prêter à des cultes légitimes20. Si des objets de valeur sont bien proposés, ce n’est jamais sans réserve et parfois même de façon quelque peu paradoxale : Ainsi le chapeau d’un papier de Ph. Manoeuvre sur Lou Reed est-il rédigé de la manière suivante :
Depuis le temps du Velvet Underground et des frustrations jusqu’à la gloire enfin, Lou Reed a su mieux que quiconque comprendre les fantasmes du rock et en faire son profit. Mais il est plus qu’un acteur roué, habile à user de tous les artifices de la panoplie sado-masochiste rock’n rollienne […] Là est toute l’ambiguité du personnage, partagé entre le factice total et le total don de soi21.
26En janvier 197722, un article consacré aux Runaways et en partie à leur producteur Kim Fowley est introduit par le propos suivant concernant ce dernier :
« Cet autre “mythe” rock and rollien qui fut au départ de tant de légendes mais jamais à l’arrivée ».
27Mais le contenu de l’article va s’efforcer d’être moins naïf :
« je suis encore méfiant, me demandant encore s’il n’est pas seulement un raté frimeur tout juste bon à impressionner quelques punks parisiens… […] Kim Fowley fait son numéro, et il s’y laisse prendre avec d’autant plus de complaisance qu’il est lui-même son propre spectateur ».
28Des extraits de multiples articles pourraient illustrer ce processus rhétorique de disqualification tendant à montrer le rock et ses personnalités sous un jour « réaliste » et démystificateur. Le développement de rapports de vénération au profit de certains artistes, et ainsi de « cultes », ne peut donc être envisagé qu’avec, comme on dit, le sens du ridicule d’une attitude dont on ne peut rendre compte qu’en la disqualifiant, comme par exemple, à propos de Patti Smith :
« Oui, il y a quelque chose de décidément messianique dans son entreprise. Qui peut, évidemment, prêter à rire23 ».
29S’organise alors un mode assez particulier de valorisation négative soulignant à plaisir les défauts et les limites de ce qui est pourtant signalé comme des objets de valeur. À propos non pas d’un musicien mais d’un écrivain, Charles Bukowski, Philippe Garnier écrivait :
« Buk pue des pieds et de la gueule, et il a une couronne d’œufs durs autour de l’anus. Le signe d’un grand auteur (ça et les chats ; mais Buk n’aime pas les geffes. Il n’aime personne). En fait, Bukowski est mauvais comme la gale, et la matière de son inspiration est aussi romantique qu’un lavement24 ».
30Approche que l’on retrouve également au sujet d’acteurs de cinéma :
« Je fais partie de la légion silencieuse des inconditionnels de Tuesday Weld, et voici encore une occasion de participer au rituel : souffrir, extatique, devant un autre de ses films merdiques. Il y a des cultes et des acteurs comme ça. Elliott Gould en est un autre ; je vais voir tous ses films […] mais on dirait que ce salaud fait exprès de se tremper dans toutes les salades les plus indigestes25 ».
31Le même journaliste écrivait à propos de Jonathan Richman et des Modern Lovers, dans un papier pourtant fortement élogieux :
« Le groupe, faut-il le préciser, reste obstinément en dessous du seuil de la compétence ; et la voix de Jonathan, déjà désespérément plate comme le Lac Salé sur les disques est très fantaisiste et parfois même décide de disparaître complètement26 ».
32Ou ceci, à propos de disques autoproduits, dont les défauts de fabrication auraient été dénoncés par un critique musical plus ordinaire et en ce sens soucieux du confort d’écoute de ses lecteurs (mais ce qui semble essentiel ici, plus que la musique, ce sont les titres des chansons de Willie Loco Alexander):
« J’ai mis la galette sur la platine, et évidemment le truc était tout gondolé, injouable. Mais les trois secondes qu’on pouvait entendre avant que le diamant aille mordre la poussière, cette voix superbe, ces maniérismes à la Jagger, et les titres, bien sûr les titres : “Kerouac” et “Mass. Ave”…27 ».
33Le développement du second mouvement punk, en 76-77, après celui des débuts de la même décennie, ne va faire qu’accentuer au sein des commentaires musicaux le processus de disqualification de ce dont pourtant ils soulignent l’importance. Même les personnalités longtemps restées légitimes auront droit à des jugements sans complaisance et ne seront jamais prises comme un Tout indécomposable, ce qui pourtant constitue également une caractéristique des cultes28.
34Ainsi à propos d’un disque des Rolling Stones (Black and Blue):
« Et même si on a perdu l’habitude de mesurer sa vie sur celle du groupe, on serait un peu bête de se refuser le plaisir du rituel, le plaisir d’attendre le nouveau Stones, d’abord, […] plaisir de se demander à quoi va ressembler l’album ensuite, plaisir enfin d’être déçus, un peu mais pas trop, et de hocher la tête en disant “c’est plus ça”; et de retourner aux vieux trucs. Mais à force il y a de plus en plus de vieux trucs qu’on aime ou qu’on a réévalués. Et un jour on s’aperçoit que c’est toute une vie qu’on a laissée derrière29 ».
35Ou ce verdict nuancé sur le dernier disque de John Lennon, rédigé avant sa mort et publié après30 :
« Qu’on ait affaire à un type qui eut l’audace de verser dans l’exception n’empêche pas de constater que, décidément, un disque de rock a par-dessus tout l’importance que chaque auditeur veut bien lui conférer. Le temps n’y fait rien, ou si peu ».
36Ou, enfin, ce jugement sur Brian Wilson et son groupe les Beach Boys dont pourtant les critiques de rock31 entretiennent régulièrement la mémoire :
« Il est gros et barbu, porte de hideuses tuniques brodées et participe tant bien que mal, comme il le peut, à l’entretien poussif d’un mythe auquel on a trop souvent voulu confiner son génie. Le nouvel album des Beach Boys (quelle étrange expression) n’est même pas mauvais, dans sa manie incurable de recycler une imagerie creuse via les mêmes jeunes vieillards en bermuda, il est simplement triste […]. Sourd d’une oreille dès le plus jeune âge, qu’entend-il encore de l’autre ? Le bout du rouleau sans fin et l’éternelle vague à l’âme32 ».
37Plutôt que d’évoquer alors une quelconque essence du rock, il vaut mieux, comme nous l’avons proposé en introduction, rechercher les conditions sociales de production de tels jugements apparemment incompatibles avec la valorisation nécessaire à la construction de cultes.
Logiques de la célébration disqualifiante
38En premier lieu, l’impossibilité pour le journal de cette époque de contribuer à des processus cultuels pouvait tenir de l’ajustement relatif de son contenu aux caractéristiques sociologiques de son public (telle qu’il est possible de la reconstituer et de la situer dans le cadre de ses interdépendances avec le public de la « variété » française). Le mensuel et son lectorat semblent en effet avoir trouvé de cette façon de quoi se poser en s’opposant non seulement à la logique de l’excellence et des chefs-d’œuvre consacrés propres aux musiques savantes, mais aussi aux manifestations les plus courantes du culte pour les vedettes de la chanson, de ce qu’on qualifiait péjorativement, dans le monde français du rock, de la « variété ».
39Sur ce dernier point la position d’opposition pouvait simplement consister à manifester un certain réalisme, à reconnaître et assumer des défauts, tant la « variété » et les revues qui s’y consacraient (dont Salut les Copains constituait pratiquement l’idéal-type) semblaient vides de toute dimension critique. Mais plus encore, ce dénigrement profondément lié à une mise en valeur pouvait permettre de souligner une division interne au champ du rock en contestant les productions commercialement dominantes au nom de leur qualité musicale ou sonore quasi irréprochables et au profit de productions beaucoup plus contestables sur ces deux plans mais par ailleurs pourvues de mérites faisant défauts aux gloires de l’industrie musicale. Ainsi, la mise en avant de défauts ou de limites multiples permettait aux laudateurs de ces productions de construire sous couvert de rappel des origines, une essence du rock constituée d’une technique musicale approximative et simultanément gage d’authenticité.
40Par exemple, Ph. Garnier poursuivait l’évocation de la prestation scénique de J. Richman en ajoutant ce commentaire :
« Mais ce qui rend cette soirée inoubliable, c’est d’être pour la première fois confronté avec un être humain totalement unique et sincère. […] Richman appartient définitivement à cette race d’irréductibles égarés dans un business qui leur est en fin de compte complètement étranger, des gens comme Barrett, Nagle, Michael Hurley […], Nick Drake, Beefheart, etc. Ce sont eux qui rendent le rock riche et mystérieux et encore intéressant ».
41Faut-il encore ajouter que ce point de vue offre l’avantage de permettre l’expression d’un enthousiasme sans renoncer aux bénéfices symboliques de la lucidité ? Par ailleurs et proche en cela du fétichiste qui fixe son désir sur des détails qu’il juge essentiels, le connaisseur s’attache ici à mettre en valeur des traits esthétiques qu’il considère sans doute sincèrement comme d’une importance extrême (maniérismes à la Jagger, titres des chansons). Une position de ce type peut ainsi se trouver dans le jugement porté par Yves Adrien (critique « mythique33 » de R & F) et rapporté par son collègue
42Ph. Manoeuvre à propos du disque Metal Machine Music de Lou Reed (expérience bruitiste particulièrement radicale dont le caractère anti commercial est tel qu’il n’a, semble-t-il, jamais été réédité) :
« le meilleur disque de ces trois dernières années, […] rien que pour les notes de pochette34 ».
43On observe ainsi, en retournant les hiérarchies que ces commentateurs produisent, qu’ils opposent les logiques du rock tant à celles des musiques savantes (où l’admiration va aux chefs-d’œuvre et aux génies, s’oriente en fonction de grandeurs objectivées et consacrées), qu’à celles des « variétés » (où l’on considère que l’admiration s’y montre plus béate ou naïve, totalement positive et commercialement garantie). Ici, au contraire, les louanges concernent des productions musicales dont la valeur est encore incertaine (tant artistiquement que commercialement) et subjective. Par ailleurs, elles n’en occultent pas les limites.
La célébration disqualifiante comme contrainte de position
44On pourrait alors considérer ces prises de position comme des processus distinctifs dont les critiques de rock seraient les principaux bénéficiaires35. La longue histoire du rock aurait conduit à la constitution d’un savoir susceptible de permettre, par un usage judicieux des références qu’il propose, d’injecter sans cesse de multiples différences dans les jugements de goût et, ainsi, de produire des distances entre amateurs et spécialistes (et, au sein de ces derniers, par exemple, entre ceux capables ou non de considérer comme meilleur disque de ces dernières années, en raison de ses notes de pochettes, un album par ailleurs inaudible).
45Toutefois, un tel raisonnement se montre de notre point de vue trop attentif à des profits qui ne sont pourtant qu’exclusivement symboliques. Il faut en effet remarquer que ce double rejet des modalités d’admiration propres aux musiques savantes et commerciales, interdit aux spécialistes professionnels de se lancer dans des activités de célébration ostentatoires. Les objets dont ils soulignent les mérites se prêtent mal à des hommages univoques et glorieux et ne peuvent, sans perdre les qualités qu’on leur trouve, être consacrés selon des modalités académiques ni soutenus fortement par l’industrie du disque. Plus encore, ces célébrations impossibles s’interdisent aussi de favoriser la création d’institutions vouées à la valorisation ou à la conservation des objets liés à ces productions musicales36. Dès lors l’expertise de ces critiques ne peut être légitimement reconvertie pour l’occupation de positions au sein d’institutions patrimoniales ou culturelles vouées au rock37. Autrement dit, ces profits symboliques pour les motifs même qui en permettent l’apparition, n’ont pu être reconvertis en profits matériels plus substantiels que ceux que procure l’activité journalistique.
46C’est en quoi les logiques discursives que nous mettons en valeur ne peuvent être pensées sous le seul registre des intérêts qu’elles sont censées servir. Au contraire, elles paraissent plutôt desservir ceux qui les maîtrisent le mieux. On comprend dès lors que l’impossible construction de cultes par ces critiques soit une prise de position à laquelle les contraint leur position dans le champ. Le niveau d’expertise exigé des titulaires des fonctions de commentateurs spécialisés leur interdit en effet de se transformer en célébrants de différents cultes et d’adopter pour ce faire des comportements considérés comme hétéronomes (car associés au monde des musiques savantes ou à celui de la « variété »). C’est en ce sens, comme nous l’indiquions en introduction, que l’on peut parler, dans l’analyse des rapports sociaux que nous observons, de la force propre aux constructions intellectuelles.
47Un autre article de Philippe Garnier est sur ce point parfaitement éloquent. Intitulé Mes années lumières, il consistait en fait à présenter une série de disques jugés importants. Mais, en introduction, la précision suivante était apportée :
« il ne s’agit pas d’un Top Twenty universel dans le genre du top Hundred publié par le NME : ce genre d’entreprise fait plaisir à tout le monde mais pue le Panthéon, et les pontifs posent en a priori que les disques ont une valeur intrinsèque indépendante de l’occasion qui a provoqué sa fabrication et de celle qui vous a fait découvrir la rondelle. C’est la théorie du petit nuage rose de la création, et c’est du dernier des péteux. Ce qui fait la valeur du rock, s’il en a une, c’est vous ; c’est moi. […] Je n’ai voulu évoquer ici que des disques qui m’ont touché personnellement ET que je savais appartenir à la conscience collective de tous ceux qui appartiennent à mon groupe d’âge38 ».
48À la différence d’autres catégories d’experts qui sont parvenus à occuper des positions institutionnelles diverses en convertissant le capital culturel spécifique accumulé dans leur domaine de compétences, les critiques les plus reconnus de R & F ont semblé avoir été contraints de choisir entre conserver leur capital personnel accumulé dans le champ de la presse rock ou le sacrifier, au moins partiellement, au travers d’activités culturelles et/ou commerciales pouvant contribuer à la construction de cultes tout en paraissant seulement les célébrer.
49Faut-il donc alors en conclure que la presse rock s’est plutôt efforcée de lutter contre les pratiques cultuelles ? Nous ne le pensons pas et le destin de cet article peut l’indiquer. Mes années lumières va en effet devenir une référence et faire lui-même l’objet d’une célébration régulière. Deux mois après sa publication, R & F publiera un article d’Alain Dister (Route 66 revisitée), dont le chapeau renvoie à celui de son confrère :
« Ses années lumières. À l’époque où Rock & Folk mettait Johnny Hallyday sur ses couvertures, Alain Dister sillonnait les routes d’Amérique entre le New York des beatniks fourchus et la Californie du rêve naissant39 ».
50En mars 1983, François Gorin rédigera un article sur les disques de 1967. Son titre est un hommage et une référence L’année lumière40. Il conserve d’ailleurs de son prédécesseur ce ton prudent, réaliste, en dessous de ce qui serait nécessaire à une célébration cultuelle :
« Pourquoi 1967 ? […] parce que cuvée royale, encore aujourd’hui. Et pas par… Nostalgie […] : vu l’âge que j’avais, on ne risque rien de ce côté ; no souvenirs attached. Snobisme ou Revivalisme : qu’on réédite et qu’on s’en inspire, tant mieux. Le reste, rien à foutre ».
51On mesurera enfin l’impact de l’article de Ph. Garnier par cette lettre récemment publiée d’un lecteur des Inrockuptibles et adressée au journaliste qui, pourtant, n’écrit que très épisodiquement dans ce magazine (et exclusivement sur le cinéma ou la littérature) :
« J’apprécie vos articles depuis l’époque Rock & Folk et je ne compte plus les groupes et les écrivains que vous m’avez fait découvrir. Je vous en remercie grandement. Depuis quelques années, la traduction de livres d’écrivains américains semble être votre activité principale. […] Mais aujourd’hui, […] je regrette que vous n’exerciez plus vos talents pour nous faire découvrir des groupes underground41 ».
52La lettre était signée : Un fouineur underground toujours éclairé par ses années-lumières. On ne peut mieux suggérer, nous semble-t-il, qu’à un autre niveau de lecture et de réception, ces commentaires sur le rock, qui expriment pourtant une certaine hostilité aux hommages et vénérations sans réserve, peuvent contribuer à produire des admirations passionnées.
LA PRODUCTION DE MATÉRIAUX CULTUELS
53La relecture de cette décennie de R & F suggère en effet que sans avoir délibérément contribué à la construction de cultes, ce mensuel et ces journalistes, à des titres divers, ont pu produire tout un ensemble de matériaux sur lesquels des pratiques cultuelles pouvaient prendre prise et se développer. Il s’agit en premier lieu de la mise en scène tragique du rock à la production de laquelle les dirigeants de ce journal se sont employés avec constance. Il s’agit, en second lieu, et contre l’emprise de l’industrie du disque et des produits qu’elle tente de diffuser en masse, de la volonté elle aussi constante de valoriser des productions musicales rares, dont la rareté même en fera largement la grandeur symbolique.
Une esthétique du tragique
54Sans doute progressive, même si les premières années du journal apparu en 67 furent celles de plusieurs décès importants (Otis Redding, Brian Jones, Janis Joplin, Jimi Hendrix, Jim Morrison), cette façon tragique de présenter le rock et ses héros est devenue peu à peu une marque distinctive du journal vis-à-vis bien sûr de la presse de « variétés » dont le ton plus adolescent, bon enfant et consumériste exigeait sous une forme ou une autre que les mensuels « rock » prennent leurs distances, mais aussi des hebdomadaires spécialisés britanniques ou du concurrent français Best.
55Si les nouvelles régulières du décès de quelques personnalités ont offert l’occasion de papiers plus ou moins volumineux suggérant que les intéressés (logiquement – statistiquement – le plus souvent morts jeunes, méconnus ou oubliés) avaient ainsi illustré une sorte de loi générale du rock, d’autres angles ont également permis de renforcer cette dimension tragique. Qu’il s’agisse de la folie, de l’échec, de la déprime, du vieillissement ou d’un passé révolu, toutes les possibilités d’un traitement dramatique de la vie musicale semblent avoir été exploitées.
56Les sensibilités esthétiques et peut-être les personnalités de Ph. Paringaux et Ph. Koechlin, respectivement rédacteur en chef et directeur de la rédaction, paraissent sur ce point avoir été déterminantes. Titulaire d’une rubrique intitulé « Bricoles42 », le premier a pu y développer un certain talent littéraire à travers de courts textes, entre poésie et nouvelle, empruntant parfois à l’univers du rock des lieux ou des personnages, et d’une tonalité mélancolique assez prononcée, comme le montre cet extrait43 :
« Vite, il noue le garrot de caoutchouc à son bras. Sa logeuse l’a retrouvé là le lendemain matin et a failli pleurer car elle l’aimait bien. Sur la pochette en papier brun du disque, son premier, il avait écrit : “Ma vie est comme mon disque, rayée. Alors, je pousse l’aiguille”. Prince de la romance adolescente, il avait toujours eu le sens du drame. Cela lui vaudra une ligne dans les encyclopédies ».
57Le courrier d’un lecteur, publié dans un numéro de décembre 197244, témoigne assez bien de l’aptitude des textes de Ph. Paringaux à rendre compte d’une approche à la fois globale et tragique du rock :
« Je veux simplement constater aujourd’hui que dans la vision qu’il nous a transmise du monde et de l’univers de la rock music, la mort et l’appel du vide l’ont nettement emporté sur la vie ».
58On retrouvera ce ton dans de nombreux chapeaux introductifs aux articles des collaborateurs du journal (sans que l’on sache toujours qui en est l’auteur) ou des légendes de photos. Ainsi ce texte en ouverture d’un papier sur James Dean :
« Il est mort alors que naissait le rock and roll. Le 30 septembre 1955, dans l’après-midi, au croisement des routes 466 et 41. Il n’était pas rocker, il était acteur. Et pourtant, d’une manière ou d’une autre, Jimmy Dean reste, plus qu’un Eddie Cochran ou un Buddy Holly, plus qu’un Brian Jones ou un Jim Morrison, le parfait symbole d’une certaine fureur de vivre rock and rollienne. En cela il est éternel, en cela il est à nous. Aussi. Un peu paumé, fier et fragile45 ».
59Ou cette légende d’une photo de Gene Vincent :
« Les disques ont à jamais conservé la voix mentholée de Gene et ces rocks suaves qui filent au lond des rues du souvenir46 ».
60Ou encore cette ouverture d’un article consacré à Tim Buckley :
« Ce fut hello, l’illumination de quelques disques radieux, voix folle errant sur swing de velours, et puis ce fut goodbye, la descente aux enfers d’un génie oublié avant même d’être mort47 ».
61Philippe Koechlin de son côté a apporté au journal une mise en page caractéristique et conforme à cette atmosphère dramatique de leur approche du rock. Dans ses Mémoires de Rock et de Folk, il avouait sa dette au journal allemand Twen qui durant les années 60 imposa une mise en page dont de nombreux responsables de maquettes de journaux s’inspireront. L’ancien directeur de la rédaction de R & F reconnaîtra d’ailleurs, à propos de Twen, que « c’était un magazine austère, axé sur le noir et blanc, avec de grandes photos à grain, beaucoup d’air », et qu’après 10 premières années de brouillon, durant la deuxième moitié des années 70, les numéros de R & F ont commencé « à mieux tenir la route48 ».
62C’était donc le ton de la période faste et du maximum des ventes du journal. Ton qui évoluera à la fois du fait de nouveaux collaborateurs rompant avec l’esprit de sérieux règnant jusqu’alors49, mais aussi en raison des diverses tentatives de conquête d’un lectorat moins attiré par les longs papiers minutieux et habitué aux courts formats audiovisuels50.
63Cette mise en scène tragique du rock était propre à R & F. Best ne l’a jamais suivi sur ce point et nous ignorons si à l’étranger d’autres revues spécialisées s’y sont également prêtées. On la retrouve toutefois dans Rock dreams, le livre de Guy Peelaert pour les images et de Nik Cohn pour les textes, initialement paru en 1974, dont la traduction française a été réalisée par Ph. Paringaux51. Qualifié par le journal Interview de Chapelle Sixtine des années 70, cet ouvrage bénéficia lors de sa réédition d’une préface de Michael Herr où, comme dans les textes de Nik Cohn, on retrouve la tonalité que les dirigeants de R & F ont souhaité donner à leur mensuel. L’article annonçant en 1982 cette réédition était introduit par le chapeau suivant :
« Les légendes de Nik Cohn, les tableaux de Guy Peelaert ont saisi le dernier rêve avant l’Apocalypse dans sa glorieuse et sa cruelle misère52 ».
64Si cette sensibilité au tragique a pu exercer, comme en témoignait Ph. Manoeuvre, une certaine fascination sur le lectorat du journal, c’est d’abord, nous l’avons dit, parce qu’elle tranchait avec le ton plus positif, enjoué et insouciant d’autres publications consacrées à des musiques jeunes, si ce n’est de jeunes. Là encore, cette dramatisation pouvait aussi permettre aux lecteurs de R & F de se distinguer du public de la « variété53 » et de trouver sur un terrain qui n’était pas celui des musiques savantes, un sens du tragique dont les amateurs de ces dernières revendiquent souvent le monopole. On peut aussi rappeler que la revue est née à la fin des années 60. Elle a donc pu très tôt, et notamment avec la mort de certaines personnalités du rock, évoquer – et contribuer quelque peu à mythifier – un passé révolu, l’âge d’or de la naissance du rock et du développement de la pop music. Enfin, tant les références bibliques fréquentes dans la musique populaire nord-américaine, que – pour aller vite – le fond judéo-chrétien et le capital scolaire relativement substantiel de nombreux collaborateurs de R & F, favorisaient le recours à une terminologie et des images religieuses. C’est ainsi par exemple que l’ancien journaliste de R & F François Gorin divisera son ouvrage Sur le rock54, en « livres » (des Elvis, de John Lennon, de Ray Davies, de Nick Drake, etc.), chacun d’entre eux étant pourvu d’un autre titre comme : La main tendue, La Parole, La Faute, L’Exil, Le Silence, ou La Renaissance55.
65Cette mise en scène morbide et tragique du rock et aussi, malgré les dénégations de certains rédacteurs, quelque peu nostalgique, est propice à l’apparition de cultes. La vénération des morts, la célébration d’un âge d’or révolu (« Les sixties, c’était toujours l’été » écrivait un lecteur après un papier d’Yves Adrien sur la musique noire des années 6056), par-delà leur négativité, sont des ferments de pratiques cultuelles, d’admirations excessives, sans limites et en ce sens irrationnelles.
66Mais, cette façon d’aborder et de commenter le rock va aussi passablement handicaper la revue lorsqu’au tournant des années 80, le punk et la new-wave se traduiront par l’éclosion d’un nombre important de groupes, notamment français, dont l’humeur mélancolique des dirigeants de R & F empêchera de rendre compte avec enthousiasme. Si Philippe Paringaux « voyait » par anticipation 1979 comme une année grise métallisée « avec de rares éclaircies57 », le journal aura cependant du mal à accrocher au renouvellement des propositions musicales qui, pourtant, dans une certaine partie de la new-wave, étaient loin d’être dépourvues d’un sens du tragique. Ainsi, le suicide de Ian Curtis de Joy Division, le 18 mai 1980, ne sera évoqué que brièvement et, curieusement, conjointement avec le décès de Carl Radle, musicien ayant joué quelques années avec Eric Clapton58. Ce n’est que trois ans plus tard qu’un premier long papier sera consacré à Joy Division dont le registre dramatique semblait pourtant parfaitement dans l’axe du journal. Signé par Michka Assayas, cet article fait assez bien le lien entre le traitement tragique de la vie musicale, des métaphores religieuses et la construction de « cultes » :
« En France, particulièrement, on est entré dans Joy Division comme on entre en religion. Le caractère initiatique d’un tel cheminement s’est traduit par des entreprises du type “Sordide Sentimental”, qui ont eu à cœur de restituer de façon tangible et spectaculaire l’ésotérisme brut et irréfléchi du groupe. L’initiative rouennaise (la présentation de deux morceaux alors inédits dans une brochure tirée à un nombre d’exemplaires correspondant à une date cabalistique) symbolisait à sa manière le besoin diffus du “témoin de Joy Division” de construire son propre écrin, destiné à protéger l’objet de son culte de la corruption du monde extérieur ».
67Si nous avons cité cet extrait c’est aussi parce qu’au-delà du tragique, il signale un autre vecteur cultuel : la valeur des objets de cultes semble en effet liée aux menaces qui pèsent sur leur existence et qui les rendent ainsi fragiles et rares.
Des objets rares
68L’attribution d’une valeur importante à des productions musicales dont les limites et les tares étaient pourtant signalées, revient régulièrement, nous l’avons vu, dans les jugements opérés par les critiques de R & F et contribue en cela à la redéfinition d’un rock « authentique ». Elle constitue donc un principe de division distinguant d’un côté, les produits correctement manufacturés, largement distribués et diffusés, répondant musicalement aux goûts pré construits d’un large public, mais pour ces motifs considérés comme éloignés de l’essence de ce genre musical et des valeurs autonomes du champ, et de l’autre côté, des productions plus confidentielles, échouant à obtenir la reconnaissance d’une vaste audience, dont diverses particularités formelles les éloignent des normes commerciales et qui pour ces raisons sont, à l’inverse, considérées comme plus « authentiques ».
69Les « œuvres » ainsi distinguées sont donc rares et exigent, de la part de ceux qui souhaitent y avoir accès, des efforts importants tant l’industrie musicale et les entreprises de distribution de disques s’y montrent indifférentes :
« Les piles à Tower59, elles me tentent autant que les pyramides de conserve Del Monte au supermarché du coin. C’est plus possible. Alors j’aime mieux parcourir les gazettes de collectionneurs, lire les fanzines, envoyer un biffeton dans une lettre et attendre de voir ce que je vais recevoir60 ».
70Ces valeurs ne sont pas définies de façon absolue. Elles s’établissent en miroir inversé des hiérarchies de l’économie musicale. C’est ce qu’exprimait clairement Ph. Garnier à propos des Real Kids :
« Le genre de musiciens spontanés et dangereux, le genre que les gens de l’Industrie ne se plient pas spécialement en quatre pour les aider. Mais nous, on peut les aider. Parce que les Kids font partie de ces groupes de perdants magnifiques au même titre que Johnny Thunders, Mott the Hoople…61 ».
71Il y a donc, dans l’opposition aux industries culturelles, un espace de prises de positions possibles qui existe par la possibilité de distinguer des objets de valeur indépendamment de leur poids économique. C’est en quoi d’ailleurs le champ du rock peut se définir comme un sous-espace au sein du champ artistique dont il partage tant les logiques autonomes que les menaces exercées sur cette autonomie par le champ économique. C’est ce qu’on repère fort bien dans ces propos datant de 1979 concernant Dwight Twilley et les Pretenders :
« Il n’y a plus vraiment de géants à aduler : juste une bande d’allumés qui séparément ne pisseraient peut-être pas très haut, mais qui pris en bloc pourraient bien un jour faire crouler l’édifice de complaisance et d’incompétence qu’est devenue l’industrie du disque depuis près d’une décennie62 ».
72Au fur et à mesure des années, ce clivage sera de plus en plus nettement perçu. Thierry Chatain reconnaissait ainsi, en 198463, à propos de Queen, Journey, Asia, Mike Oldfield, Toto, Loverboy, Billy Joel, Hall and Oates, Styx et Barclay James Harvest :
« Ils sont riches, ils sont célèbres, tout le monde les adore. Tout le monde sauf les rock-critics, qui ne toucheraient pas à ces gars-là avec des pincettes ».
73Et le mois suivant, le même écrivait de Mink DeVille, Jam/Style Council, E. Murphy, Comateens, Gun Club, Johnny Thunders, Cramps, Tom Waits, Alan Vega, et Elvis Costello :
« La rock-critique a pour eux les yeux de Chimène. Et qu’importe si à eux tous ils vendent moins de disques en un an que M. J.64 en une journée : la valeur n’attend pas le nombre des albums65 ».
74La valorisation des oubliés de l’industrie musicale a très tôt donné naissance au sein du journal à une rubrique qui leur était consacrée, Underground, puis Bruits de l’ombre, confiée à Paul Alessandrini, qui la présentait ainsi deux numéros encore avant sa disparition en 1976 :
« Présentation d’un label marginal, portrait d’un personnage encore peu connu ou trop vite oublié, d’un livre, d’un disque difficile à trouver ou non distribué officiellement mais indispensable à ceux qui, au-delà de la consommation béate, savent ou veulent se projeter en avant66 ».
75Plus largement, au-delà de la seule influence de ce journal, cette disposition suscitera entre autres la notion de collector’s, ainsi définie avec humour (et déjà le sens de sa possible utilisation commerciale) par Philippe Manoeuvre :
« Magie de la perle rare, invention de gros fabricant américain en quête d’une once de poésie. Collector’s désigne toutes les pièces rares, du simple des Sonics au bouton de manchette d’Elvis Presley. Avec la crise, le Collector’s a pris une importance considérable. Certains lui consacrent la majeure partie de leur temps et tout leur argent, tandis que d’autres tentent de deviner ce que sera le Collector’s de demain. Le Collector’s est une raison de vivre comme une autre ».
76Elle est incontestablement, en tout état de cause, ce qui peut conduire certains à parler de « cultes » :
« … le Flamin ‘Groovie est très certainement un paria, un moucheron incongru aux yeux du business. Il ne reste plus qu’à en faire un objet du culte, un groupe de légende comme la France l’a si bien compris (même si être un groupe de légende est une manière distinguée de dire que vous n’avez pas grand public)67 ».
77Dans cette économie des biens symboliques, la rareté est aussi, on le voit, ce qui fait le prix des objets. Il était dès lors tentant en jouant sur l’allitération et d’associer « cultes » à « occultes ». C’est ce que fera F. Gorin en 198368 en travaillant le clivage que nous évoquions plus haut (on observera d’ailleurs que les « cultes occultes » sont justement ceux que la critique rock avait mis en valeur) :
« Toute la critique en parle et la masse, incrédule, rétive ou vexée, n’y pige que dalle : ce sont les cultes ; ou les hypes si la mousse est trop épaisse. Hype incontestable de l’année 82 (déjà candidat en 81) : Kid Creole and the coconuts […] Ex Hypes passées piétons : Stray Cats, Clash, Cure. Gros culte bombardé sans succès : Mink DeVille. Hype-culte un peu gonflé : Gun Club. Loser de l’année : Alan Vega. Cultes notoires ayant fait des visites remarquées : Willie Loco Alexander, Tom Verlaine, Elliott Murphy, Jonathan Richman. Derniers de culte : Lords of the New Church. Le show biz peut aussi se mêler de monter des hypes, ce qui nous vaut le pire ringard de l’année : Klaus Nomi. Et puis, à côté de tous ces personnages extraordinaires qui vous sont tellement familiers qu’on n’a plus cœur à en parler, il y a les stars occultent, ceux qui bourrent la salle des fêtes de Romorantin à chaque venue, vendent des tas de disques à l’insu de “l’élite”, et dont on ne parle jamais. Ils sont la plupart du temps transparents, vieux, bons musiciens et parfaitement inintéressants. Ils s’appellent Barclay James Harvest (no-hype par excellence – […] –), Manfred Mann, Wishbone Ash, Murray Head, Toto, Foreigner ou même Jethro Tull et Status Quo. Ils n’avaient certes pas besoin de ce coup de pub occulte ».
78Le mécanisme associant rareté et passion est d’ailleurs bien identifié, sans doute pour l’avoir éprouvé eux-mêmes, par les critiques. Laurent Chalumeau était sur ce point parfaitement explicite (à propos du Velvet Underground):
« Alors, le groupe ayant rendu les armes, un culte posthume qui, brave mais pas téméraire, n’attendait que ça, pouvait enfin recruter. Sous le Velvet, l’Underground… […] Comme aime à le rappeler Elliott Murphy, ils ne vendaient pas beaucoup de disques, mais tous ceux qui les achetaient fondaient un groupe le lendemain. […] Mais il y eut pire, qu’on le croie ou non : ceux qui ne fondèrent pas de groupe allèrent se mêler d’écrire. Écrire l’état où les mettaient ces disques qu’ils venaient d’acheter. Puis, vite enhardis par ces prémices, sur tous les autres. D’une certaine façon, empruntant par paresse […] quelques tics à la littérature, le Velvet fit boire la ciguè au rock & roll. Celui-ci survécut, mais secoué, devint conscient. La rock critique naquit69 ».
79C’est aussi ce qui permettait à Ph. Garnier en 1976 de parier sur la fascination qu’il pouvait déclencher en faveur de Nick Drake ou de Michael Hurley70 :
« Mais si avec ce papier je peux accrocher six personnes et leur faire partager mon plaisir très secret, cela vaudra amplement l’embarras d’avoir le cul en l’air devant tous les autres. Parce que ces six gaziers m’en seront éternellement reconnaissants, et ça, c’est toujours bon à prendre ; bon pour la tête et spécialement bon pour le kharma. […] Si vous y réfléchissez cinq minutes, il n’y a qu’une dizaine de disques comme ça dans la vie d’un mec ; tout le reste est du plastique interchangeable, la collection de disques ».
80Les « six gaziers71 » seront en vérité bien plus nombreux et indépendamment de R & F, Nick Drake deviendra une référence pour un grand nombre d’amateurs et de musiciens.
81Enfin, on observera qu’apparaît ici l’un des mécanismes bien identifiés par Pierre Bourdieu dans la Distinction72 consistant à produire de la différence en réintroduisant de la rareté et ainsi des hiérarchies dans un domaine où les biens culturels sont diffusés en grand nombre. C’est ce qui autorisera notamment ce chapeau pour un article consacré à Eddy Mitchell :
« Dans lequel il est prouvé noir sur blanc que c’est quand il était mauvais qu’Eddy Mitchell était bon, et que maintenant qu’il est bon il n’est plus aussi bon. Car chacun sait que pour être vraiment bon un authentique rocker se doit d’être mauvais quelque part au fond73 ».
82Même si les relations d’interdépendances qui l’associaient à d’autres organes de l’appareil de commentaire ont pu être mentionnées à l’occasion, la conclusion de cette étude doit d’abord rappeler qu’elle ne rend compte que de la seule contribution de Rock & Folk. Si les conditions nationales de la vie musicale ont donné, durant la décennie que nous avons choisie, un rôle particulièrement important à cette publication, elles réduisent aussi les possibilités de généralisation de nos observations.
83Ces limites ayant été rappelées, il faut plus particulièrement souligner l’ajustement – dont nous avons rendu compte dans nos différents développements – entre, d’un côté, la stratégie de ce journal cherchant à circonscrire un territoire propre n’appartenant ni au jazz ni aux variétés ni aux musiques savantes et, de l’autre côté, les besoins distinctifs d’un lectorat cherchant pour sa part, plus ou moins consciemment, à récuser tant l’héritage culturel scolairement consacré que les productions musicales soutenues par les principaux médias audiovisuels de l’époque et une presse de célébration à destination principalement des adolescents.
84Toutefois, ce premier point de conclusion peut paraître réducteur et donner de la réalité une vision strictement fonctionnaliste. Il faut donc ajouter ce qui nous semble plus singulier et relativement imprévisible, qui concerne le traitement tragique du rock proposé par R & F durant ces années. Si on peut estimer qu’il appartenait à l’espace du possible (en raison du décès de certaines figures importantes, de l’arrière plan culturel du rock et des ressources des collaborateurs du mensuel), il doit aussi beaucoup à cette part de liberté dont disposent les agents sociaux (ici en l’occurrence les responsables du journal).
CONCLUSION
85Reste, au terme de cette étude, à préciser la notion de culte en fonction des usages qui en sont faits dans ce domaine. Nous sommes partis d’un axiome donnant au culte une première caractéristique consistant à en faire l’objet d’un rapport irrationnel. L’irrationalité s’appréciant ici à partir de l’écart entre l’objet du culte et l’attrait qu’il exerce, comme si ce dernier excédait ce que le premier peut valoir. La mesure de cet excès est, on le comprend, difficile à produire tout comme la « valeur » de l’objet. Assurément toutefois, le rapport aux cultes rock est présenté comme extra-ordinaire, démesuré par comparaison aux relations habituellement entretenues avec des productions musicales. Mais, extraordinaire en quoi ?
86La rareté de l’objet est une première réponse. Il est devenu proprement anormal de s’enticher de biens culturels peu accessibles, d’artistes inconnus dont les disques sont mal distribués et qui ne se produisent pas ou peu en France. C’est en quoi, il y a du social dans les cultes dans la mesure où la fascination qu’ils exercent doit en partie son existence à la situation du marché des biens culturels qui tend au contraire à réduire les coûts d’accès aux œuvres. C’est donc l’incapacité de ce marché à rendre absolument tout accessible qui permet à la rareté d’exister encore et d’engendrer des phénomènes cultuels. Toutefois, il n’y a pas que du social dans ces cultes. Un objet de culte qui cesse d’être rare ne perd pas nécessairement toute sa valeur. En revanche, comme le suggérait F. Gorin, certains cultes peuvent ne cacher qu’une « hype » douteuse lorsque, comme une baudruche dégonflée, leur accessibilité leur fait perdre intégralement leur attrait.
87La négativité en est une autre. Qu’il s’agisse de nombreux défauts non occultés par l’admiration qu’on porte à ces productions musicales, des échecs commerciaux et de l’indifférence tenace du grand public74, de la fragilité mentale de certains artistes ou simplement… de leur mort…, de traits esthétiques singuliers mais généralement disqualifiants, un culte rock comprend toujours, dans la définition que lui donnent les commentateurs professionnels de R & F, une dimension négative.
88Par ailleurs, il y a peut-être dans ces comportements moins d’irrationalité qu’une diversité de rationalités. Après tout, s’intéresser à un groupe obscur et aujourd’hui disparu n’est objectivement ni plus ni moins rationnel que d’ajuster plus ou moins consciemment ses goûts aux succès commerciaux.
89On ne doit pas oublier non plus que les jeux qui se jouent entre les entreprises de presse (du disque et du spectacle), ainsi qu’entre amateurs de musiques, subissent les influences d’autres jeux. Jeux de langages d’abord qui conduisent à banaliser ou inverser le sens de certains termes et à employer un vocabulaire religieux dans des contextes qui ne le sont pas. Jeux sociaux et économiques, aussi, qui dans la commercialisation d’autres biens culturels (films notamment) peuvent conduire à l’usage, extensif du terme « culte75 ». En ce sens les phénomènes cultuels du rock sont en partie dépendants de phénomènes extérieurs à ce domaine et résultent de processus socioculturels plus généraux.
90Enfin, si l’étude de notre corpus ne fait pas apparaître une évolution du nombre des références à des cultes rock, on observe toutefois des mutations dans le comportement des principales entreprises du secteur du disque. Simon Frith avait déjà remarqué l’aptitude des grandes compagnies (les Majors) à s’associer aux petits labels pour contrôler à travers eux l’apparition de nouveaux talents76. Bernard Lenoir, qui anime depuis de nombreuses années une émission rock sur France Inter, constatait que les groupes qu’il pouvait découvrir bénéficiaient très rapidement de contrats avec d’importantes firmes discographiques (« Aujourd’hui, les majors sont à l’affût du moindre groupe et les labels indé ont quasiment cessé d’exister, c’est la pieuvre qui se planque derrière77 »). Par ailleurs, la généralisation de l’équipement audiovisuel domestique et les évolutions technologiques en ce domaine (CD) ont favorisé d’importantes opérations de réédition de catalogues discographiques jusqu’alors difficilement disponibles.
91Divers processus concourent donc aujourd’hui à réduire l’espace de la rareté dans ce domaine musical. On peut alors s’interroger sur la subsistance des cultes rock. Il est toutefois possible qu’un ajustement plus ou moins conscient entre des intérêts économiques et la banalisation de la référence à des cultes chez les commentateurs actuels du rock (etc.) maintienne pour quelque temps encore leur existence symbolique. De ce point de vue, le magazine Les Inrockuptibles, créé en 1986, semble apporter une contribution intéressante à partir d’une position dans le champ culturel à la fois proche et différente de celle qu’occupait jadis Rock & Folk…
92Les Inrockuptibles semble s’être substitué à R & F tant par sa situation au sein des médias culturels et musicaux, que par le profil sociologique de son lectorat et de ses rédacteurs. On peut en effet considérer sommairement que ce journal dispose d’un fort capital symbolique capable de produire en ce domaine des consécrations artistiques reconnues (dans la limite toutefois de l’attention qui lui est portée. Les verdicts des Inrockuptibles et les valeurs désignées par ses rédacteurs ont naturellement un effet nettement moins prescriptif que l’action des grands médias audiovisuels). Comme Rock & Folk durant les années soixante-dix, il s’est distingué d’autres magazines rock en proposant une approche distanciée et relativement austère de son objet (les premiers numéros de ce bimensuel devenu mensuel puis hebdomadaire, n’ont longtemps compris, dans une mise en page sobre, que des interviews78). Aujourd’hui devenu un magazine culturel79 complet (dont la musique ne constitue que l’un des champs artistiques abordés), il rassemble un lectorat incarnant tout en les renforçant les propriétés de celui des revues culturelles80. Toutefois, Les Inrockuptibles semble avoir exacerbé les éléments constitutifs de la position de R & F. D’un côté, il est encore plus proche du pôle intellectuel du champ culturel que ne l’était son aîné. L’un de ses rédacteurs en chef adjoints, Sylvain Bourmeau, est un des fondateurs d’une revue de science politique (Politix) dont il est resté membre du comité éditorial. Il produit et anime une émission quotidienne sur France-Culture. Par ailleurs, en devenant hebdomadaire, le journal a renforcé sa dimension de magazine culturel pluridisciplinaire. Cet élargissement des sujets abordés l’a conduit à relayer divers intellectuels dans l’activité qui les caractérisent et, de la sorte, à traiter de sujets de société (politiques, économiques ou sociaux), dans un sens qui est le plus souvent celui de la gauche critique au travers d’entretiens avec des personnalités comme Pierre Bourdieu (dont Les Inrockuptibles furent un temps considérés comme proches), Jacques Bouveresse, Anthony Giddens, Michel Rocard, Jeremy Rifkin, etc. De l’autre côté, ses relations avec le monde des médias et l’industrie du disque semblent à la fois plus nombreuses et mieux assumées. Une émission sur France Inter, à laquelle certains rédacteurs du journal collaborent encore à l’occasion, a quelques années durant, porté le nom du magazine. La périodicité hebdomadaire de ce dernier l’a conduit à s’associer régulièrement à diverses opérations de promotion discographique, cinématographique ou littéraire (nouveautés ou rééditions). Sans que Les Inrockuptibles ait l’exclusivité de ce procédé, ses lecteurs abonnés bénéficient de CD gratuits présentant des extraits de disques récents ou prochainement publiés. La revue parraine un festival (portant son nom et se déroulant dans plusieurs villes) qui offre généralement à des artistes ou groupes dont la consécration est encore fragile, l’occasion de mini tournées dont la visibilité et le succès sont ainsi un peu plus assurés.
93Comparativement au Rock & Folk de l’époque étudiée dans cet article, Les Inrockuptibles semble donc, dans un contexte différent (du point de vue tant médiatique, que technologique et culturel), plus proche des pôles intellectuel et commercial de l’espace social. Cette proximité et par ailleurs la distance plus grande qui sépare personnellement ses rédacteurs des moments et des figures qui ont fait l’histoire du rock (etc.) expliquent pour partie une propension à la redécouverte entendue, sur le modèle des travaux de Francis Haskell81, comme un processus de redéfinition des valeurs au sein du patrimoine artistique. Lié aux techniques d’échantillonnages puisant abondamment dans le stock de sons enregistrés disponibles (comme dans le cas de la redécouverte des auteurs de musiques de films82), à la volonté d’explorer certains pans méconnus des musiques produites depuis la fin des années cinquante (comme Lee Hazelwood, Fred Neil, Love, etc.), ou encore, de porter un regard neuf sur des artistes ou œuvres plus célèbres (la couverture du n° 294 de ce journal était consacrée à Ram, le chef-d’œuvre caché de McCartney), ce travail de redécouverte lève parfois le voile sur des raretés, oubliés, inédits, rééditions et propose ainsi aux dispositions cultuelles de nouveaux objets à vénérer et à consommer. Ce travail s’effectue en général sur un registre érudit, même si c’est, dans la tradition de Rock & Folk, de façon plus désinvolte que dans un journal pour collectionneurs. Il accompagne fréquemment une « actualité » discographique (comme par exemple le n° 277 consacré à Serge Gainsbourg au moment de l’édition de l’intégralité de ses enregistrements). Toutefois, la posture critique n’est jamais totalement absente. Un numéro consacré en août 200183 au nouveau disque de Björk comprend un article entier consacré à l’ajustement de l’œuvre de cette dernière avec l’horizon d’attentes éthiques et esthétiques des bourgeois bohèmes (bobos). Mais la célébration des valeurs y paraît plus nette, moins ambivalente que dans R & F (l’album de Björk y est par exemple décrit comme une œuvre anesthésiant le sens critique : « cette musique échappée d’on ne sait quelles limbes grippe les pensées et gèle le verbe »). Rarement déconnectée de la mise sur le marché des productions musicales qu’ils décrivent, les commentaires des rédacteurs des Inrockuptibles répondent sans aucun doute mieux aux attentes des responsables de la commercialisation de ces produits qui trouvent aisément dans leur travail la valorisation d’une certaine rareté sans quoi une campagne promotionnelle ou l’exploitation de certains fonds de catalogue risquent d’échouer.
94En ce sens Les Inrockuptibles paraît moins réfractaire que Rock & Folk à la sollicitation des pratiques cultuelles par l’industrie culturelle. Elles sont d’ailleurs devenues si communes aujourd’hui que le journal semble les prendre en compte comme des comportements banals surtout parmi les catégories socio-démographiques qui constituent son lectorat. Ainsi, le numéro sur Björk est-il présenté avec un CD collector en avant première, manière pour l’hebdomadaire de produire lui-même des raretés discographiques à fins promotionnelles.
95Reste, qu’on ne saurait assimiler cet hebdomadaire à un simple relais des majors. L’intellectualité de son propos détermine une position nettement décalée par rapport aux goûts du « grand public » et aux productions qui lui sont destinées. Là encore, l’identité du journal et l’identité de ses lecteurs à la définition de laquelle il contribue, se trouve dans la distance qui le sépare du mainstream et des engouements les plus communs. Par ailleurs, les engagements du journal le situent plutôt du côté des mouvements sociaux de l’antimondialisation. Ce qui dans le domaine culturel favorise le dénigrement des productions seulement jugées à l’aune de leurs succès commerciaux. On comprend ainsi un peu mieux la virulence des critiques que certains de ses rédacteurs ont pu exprimer à l’encontre d’un film (français), Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, qui avait réuni tant les louanges de la majeure partie des médias qu’un énorme succès commercial.
96Comparativement à Rock & Folk, Les Inrockuptibles paraît donc plus intellectuel et moins tourmenté par ses relations avec les logiques commerciales des industries culturelles. Cependant, il semble poursuivre, d’une façon qui reste ambivalente, la contribution de son aîné à la construction de cultes. La cohabitation et parfois l’alliance subtile que propose cet hebdomadaire entre la redécouverte et la promotion de certaines valeurs artistiques, d’un côté, et l’accompagnement de campagnes de marketing, de l’autre, trouvaient leurs prémisses dans certaines pages de Rock & Folk. En 1982, un numéro de ce mensuel contenait une publicité pour un nouvel album de Gérard Manset. Ce musicien français, alors soutenu par la presse rock, qui n’apparaît jamais à la télévision et ne se produit pas en public, est pour ces motifs fortement éligible au titre d’« artiste culte ». C’est d’ailleurs ce qu’avait assez bien compris sa maison de disques. Le texte de son encart publicitaire se limitait en effet à la formule suivante : « un mythe, une religion84 ».
Notes de bas de page
1 Bourdieu (Pierre), Les règles de l’art, Paris, Le Seuil, 1992, notamment p. 9 à 14.
2 C’est ainsi du moins que la relation se donne à voir (l’objet suscitant son admiration), alors que l’analyse révèle un rapport inversé, la réception de l’œuvre produisant l’œuvre. Cf. entre autres sur ce point : Alpers (Sveltana), La création de Rubens, Paris, Gallimard, 1996, pour la trad. fr.
3 Rap, techno, world, reggae, etc.
4 Ce en quoi, nous semble-t-il, les amateurs de rock se distinguent souvent des jazzophiles. Mais il faudrait nuancer ce propos. Les différences sociales entre amateurs de rock, les multiples clivages les opposant entre eux ou à d’autres publics (de techno, de rap, etc.), s’expriment parfois de façon aussi savante que sérieuse tant ils engagent ceux qui les incarnent.
5 Disques, instruments de musiques, vêtements, affiches de concerts, pochettes de disques, films, etc.
6 Selon l’expression d’Hennion (Antoine), La passion musicale, Paris, A. M. Métailié, 1995.
7 En attribuant ces formes passionnelles d’expression des goûts à des groupes occupant des positions relativement dominées de l’espace social (jeunes, classes moyennes ou populaires), cette approche témoigne d’une sociologie aussi spontanée que sensiblement erronée : les publics les plus populaires se trouvent parmi les amateurs de ce qu’on désigne comme la « variété », internationale ou française. Le public rock, surtout celui des concerts est, par comparaison, relativement plus privilégié. Cf. Donnat (Olivier), Les pratiques culturelles des Français. Enquête 97, Paris, La Documentation Française, 1998. Cette assignation sociologique contestable et pourtant fréquente refuse à des publics considérés comme démunis la possibilité de nouer avec les productions musicales qu’ils affectionnent des relations fonctionnant selon les modalités les plus distinguées et distinctives (privilégiant la forme sur la fonction, la retenue sur l’extériorisation). Des commentaires fréquents soulignent ce qui est présenté comme une évidence caractéristique de ce domaine musical : le primat de la fonction (ce que la musique est supposée apporter en termes de jouissances, d’excitations, de vecteurs pour une certaine violence ou pour la danse) sur la forme (le style, la manière, l’organisation générale des œuvres). Ce cadre normatif et intellectuel favorise une interprétation cultuelle de ces comportements (des-fans-mis-en-transe-par-leurs-idoles-auxquelles-ils-vouent-un-véritable-culte). Mais, il balance aussi entre différents travers : 1 °) celui d’un constat sans nuance où des groupes sociaux dominés sont considérés comme ne maîtrisant pas eux-mêmes le sens « véritable » (en l’occurrence, cultuel) de leurs pratiques, 2 °) la confusion entre sens pratique (celui des acteurs) – de ces pratiques – et sens théorique ou objectivé (celui des observateurs) et, 3 °) la méprise de l’analyste demi-savant victime de préjugés quant à des musiques et des groupes sociaux qu’il connaît mal.
8 Donnat (Olivier), Les Français face à la culture, Paris, La Découverte, 1994 ; Les pratiques culturelles des Français, enquête 1997, op. cit.
9 Voir notamment : Mémoire vive # 1, Annecy, Annecy, CEF – MNATP – CNRS – Association Musiques Amplifiées – Annecy, 1998.
10 Dont Damien de Blic propose une lumineuse analyse : « La sociologie politique et morale de Luc Boltanski », Raisons Politiques, n° 3, 2000, p. 149-158.
11 Rock et politique culturelle – L’exemple de Rennes 1976-1983, Rapport au ministre de la culture, doc. Ministère de la culture, 1985. Cette idée est également exposée par le même auteur dans « Du rock à l’œuvre », in Hennion (Antoine), Mignon (Patrick), Rock : de l’histoire au mythe, Paris, Anthropos, coll. Vibrations, 1991, p. 77-100.
12 Le mensuel Rock & Folk fondé en 1967 est apparu en 1966 comme un supplément d’un autre mensuel, Jazz Hot, fondé en 1935 par Charles Delaunay à partir des activités du Hot club de France. Philippe Koechlin qui a dirigé la rédaction de Rock & Folk, de sa création jusqu’en 1990, durant les années soixante avait également été le rédacteur en chef de Jazz Hot.
13 En 1974, R & F tirait à plus de 77 000 exemplaires (pour une diffusion de plus de 53 500). En 1984, ses tirages dépassaient les 182 500 exemplaires pour une diffusion de près de 134 400. Il avait ainsi dépassé son concurrent, Best, qui, la même année tirait à 164 000 pour une diffusion de 112 000. Toutefois, ces mensuels ne faisaient qu’atteindre les résultats des hebdomadaires britanniques qui chaque semaine diffusaient approximativement en 1982, 150 000 exemplaires (Melody Maker), 189 000 (New Musical Express), 100 000 (Record Mirror), 114 000 (Sounds). Sur ce point, Cf. Bonzom (M. C.), Rock & Folk : l’idéologie rock sous presse, mémoire pour le DEA Études politiques, Université de Rennes I, 1987, p. 104 à 108.
14 Le critique Philippe Garnier, maintenant connu pour ses travaux sur le cinéma (notamment pour le quotidien Libération), le roman policier et son activité de traducteur, écrivait en 72 : « En France, il ne se passe rien de bandant au point de vue musique, mais ça ne nous empêche pas d’avoir la meilleure et la plus cohérente critique rock du monde » (R & F, n° 60, janvier 1972, p. 29). Patrick Eudeline, autre critique célèbre de Best exprimait un point de vue similaire en 1983 : « Je crois que la réalité de la France impose la rock critique. Avec la mentalité française complètement schizo, le rock critic est plus efficace que le chanteur dans un groupe ». (Métal Hurlant, n° Spécial rock 83, p. 92). Yves Adrien de R & F avait, dès 73, souligné ce paradoxe qui associe à l’éloignement de la vie musicale l’acuité des goûts « Ne surtout pas oublier le gouffre qui sépare le vécu français de l’américain : des Cadillacs, ici, nous n’en avons pas vu beaucoup… Et, Halliday excepté, les beaux gosses sont devenus des Presley sans Las Vegas. […] Mais, bien souvent, c’est l’ersatz qui vous donne le goût de la “real thing” : la valeur douteuse du premier disque que j’achetai – un super 45 t. de Vic Laurens et les Vautours – ne gêna en rien mon entrée dans ce que la presse mobilisatrice et parents accablés s’accordaient alors à définir comme “le monde trouble de la délinquance juvénile” ». (R & F, n° 72, janvier 1973, p. 36).
15 Cf. Sotinel (Thomas), « Le blues de la presse rock », Le Monde, 1er août 1990. Voir également le livre de Koechlin (Philippe), Mémoires de Rock et de Folk, Paris, Mentha, 1992, notamment « Chaptal (suite et fin) », p. 170-172.
16 Hypothèse que l’on peut trouver chez Frith (Simon), « Souvenirs, souvenirs… », in Rock de l’histoire au mythe…, op. cit., p. 247-262.
17 Publicités pour matériels de sonorisation, chaînes Hi Fi, instruments de musiques ou magasins de disques, nouvelles brèves, enquêtes fouillées, chroniques de disques, articles d’érudition, photos ou rubriques particulières, etc.
18 Mémoires de Rock et de Folk, op. cit., p. 78.
19 Manoeuvre (Philippe), L’enfant du rock, Paris, J. C. Lattès, 1985, p. 22.
20 Rares exceptions à ce constat, celui d’abord non sans ambiguïté de Ph. Manoeuvre : «… Les 13th Floor méritent une place à part dans la mythologie du rock, que dis-je, dans son Panthéon, ils furent le premier groupe à découvrir l’acide, et leur musique est la plus belle œuvre psychédélique américaine. […] Ces albums à juste titre mythiques (les serpents de mer du rock) […] vous feriez mieux de d’aller jeter une oreille dessus avant la fin du monde », n° 107, décembre 1975, ou cette panthéonisation sans réserve par Ph. Garnier d’un personnage tout de même particulier dans le monde du rock, l’animateur radio ( ?) Wolfman Jack : « Alors, peu importe si le loup-garou a envie d’un peu de sang neuf (ou de beau-jolay). Il a déjà son ticket pour l’immortalité… », n° 174, juillet 1981.
21 N° 109, février 1976.
22 N° 120.
23 Garnier (Ph.), n° 110, mars 1976.
24 N° 112, mai 1976.
25 Garnier (Ph.), « Hollywood », R & F, n° 138, 1978.
26 N° 113, juin 1976.
27 N° 119, décembre 1976.
28 Sur ce point précis, voir Pedler (E.) et Ethis (E.), « La légitimité culturelle en question », in Lahire (B.) (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, dettes et critiques, La Découverte, 1999, p. 181.
29 Garnier (Ph.), n° 113, juin 1976.
30 N° 168, janvier 1981.
31 Comme Kent (Nick), L’envers du rock, Paris, Austral, 1996.
32 Gorin (François), « Le dernier rivage », R & F, n° 222, septembre 1985.
33 Voir les commentaires qui ont entouré la réédition de certains de ses articles pour R & F (2001, une apocalypse rock, Paris, Flammarion, 2000), notamment : Les Inrockuptibles, n° 240, 25 avril-1er mai 2000.
34 N° 115, août 1976.
35 En ce sens, voir le mémoire de Bonzom (M. C.), op. cit.
36 On nous pardonnera de ne pas développer ici ce point de vue. Notons simplement que la presse rock s’est montrée en France particulièrement réticente à l’égard d’une intervention des pouvoirs publics en faveur de ces musiques et qu’elle a régulièrement considéré avec ironie les musées du rock apparus aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Cf. notre thèse, Le discours culturel et le rock – l’expérience des limites de la politique culturelle de l’État, Rennes, Université de Rennes I, 1992, p. 450-464.
37 On observera d’ailleurs que de telles institutions n’existent pas en France. Seul un Hall de la Chanson est à ce jour en cours de gestation. Les institutions du rock (salles de diffusion, structures de coordination, de formation et d’information) n’ont semble-t-il pas été confiées à des critiques de rock. En revanche de telles responsabilités ont été attribuées à des journalistes spécialisés de Jazz (par exemple : André Francis pour l’Orchestre National de Jazz, Alex Dutilh pour le Studio des Variétés et la Commission Nationale des Musiques Actuelles créée par la ministre de la culture, Catherine Trautmann, en 1998).
38 N° 98, mars 1975.
39 N° 100, mai 1976.
40 On peut rappeler ici qu’entre l’aîné (Ph. Garnier) et celui qui appartenait alors à une plus jeune génération de journalistes (F. Gorin) s’était déjà manifestée publiquement, dans ce journal, une estime réciproque.
41 Les Inrockuptibles, n° 221, 17-23 novembre 1999.
42 Jusqu’au n° 92, septembre 1974.
43 R & F, n° 78, juillet 1973. Ph. Koechlin l’a également publié dans ses « Mémoires de Rock et de Folk », op. cit., p. 75-77.
44 N° 71.
45 N° 106, novembre 1975.
46 N° 109, février 1976.
47 N° 148, mai 1979.
48 Mémoires…, op. cit., p. 132-133.
49 Ph. Koechlin fait de Ph. Manoeuvre le parangon de cette nouvelle sensibilité : « Le romantisme post-soixante-huitard le veut ainsi : il ne s’agit pas de plaisanter, c’était bon pour la génération précédente, version pif rouge et baguette sous le bras […] Philippe Manoeuvre apparaît, tel un haricot sauteur, et n’a pas du tout l’air de vouloir se plonger la tête entre les mains. Pour lui, il est question de prendre du bon temps, et inutile à chaque fois de se demander le pourquoi ni d’expliquer le comment », Mémoires…, op. cit., p. 140.
50 Au terme de la période que nous avons étudiée, la maquette de R & F évoluera une première fois en novembre 85 (n° 224) avec notamment un titre où le mot « Rock » l’emporte très nettement sur « Folk » et le tout sur un fond rose bonbon.
51 Paris, Albin Michel, 1982, pour la trad. fr.
52 N° 189, octobre 1982.
53 On peut suggérer ici que la domination masculine toujours sensible en 1997 chez les amateurs de rock trouvait à s’exprimer dans le mépris et le rejet de la « variété » (dont le public était et est toujours plus féminin et populaire).
54 Paris, Lieu commun, 1990.
55 C’est le cas également de Rock dreams. M. Herr qualifie G. Peelaert de « peintre d’icônes » et remarque que ce livre « est rempli d’Annonciations, de Nativités, d’Adorations, de Passions, d’Agonies, de Crucifixions et de Pietas, plein de Tentations, d’Extases et de presque chaque page contient une Épiphanie », op. cit., introduction.
56 N° 144, janvier 1979.
57 N° 141, octobre 1978.
58 Chatain (Thierry), « Bye », R & F, n° 163, août 1980.
59 Tower Records, grand magasin de disques.
60 Garnier (Ph.), « Petits poissons », R & F, n° 121, février 1977.
61 Garnier (Ph.), n° 153, octobre 1979.
62 Garnier (Ph.), n° 151, août 1979.
63 N° 206, mars.
64 Il s’agit bien sûr de Michael Jackson.
65 N° 207, avril.
66 N° 110, mars 1976.
67 Manoeuvre (Ph.), n° 124, mai 1977.
68 N° 192, janvier.
69 « Velours toujours », n° 219, mai 1985.
70 N° 115, août 1976.
71 Dont l’auteur de ces lignes…
72 Minuit, 1979.
73 N° 168, janvier 1981. Il n’est pas possible de présenter ici en détail ce que suggère ce traitement d’une des figures de la vague Yé-yé. Après avoir pendant quelques années ouvert assez largement ses colonnes aux chanteurs français, R & F ne leur accordera qu’une portion congrue sous couvert d’évocation du folk national ou de quelques figures d’exception (Jacques Higelin, Gérard Manset). Ce n’est qu’à l’aurée des années 80 que la vague Yé-yé sera à nouveau abordée lorsque des punks français se réapproprieront leur héritage ou lorsque des personnalités comme Françoise Hardy recevront les hommages de figures du rock relativement crédibles à cet instant (comme Étienne Daho). Cet héritage ne sera bien sûr repris que sous bénéfice d’inventaire et dans le cadre d’échanges symboliques passablement complexes entre les consacreurs d’aujourd’hui (début des années 80) et les consacrés d’hier (débuts des années 60).
74 Échec qui vaut aux Kinks en France le titre de groupe culte. Cf. R & F, n° 219, mai 1985.
75 The Rocky Horror Picture Show constituant un exemple particulièrement riche de « film culte » donnant lieu à des rituels de la part du public lors de sa projection.
76 « Souvenirs, souvenirs », art. précité.
77 Les Inrockuptibles, n° 225, 22 décembre 99 - 17 janvier 2000, p. 63.
78 Une actualisation des « data » de La Distinction de Pierre Bourdieu pourrait parfaitement s’appuyer sur le positionnement des Inrockuptibles à l’égard de ses principaux concurrents, lors de sa fondation, dont la mise en page était nettement plus bigarrée et criarde.
79 Disposant d’un site web, Lesinrocks. com, sous-titré « le guide culturel ».
80 Plutôt jeune, appartenant à la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures, urbain, voire parisien, et doté d’un diplôme d’études supérieures. Cf. Donnat
81 Cf. La norme et le caprice, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1993.
Olivier), Les pratiques culturelles des Français, Enquête 1997, Paris, La Documentation Française, 1998, p. 179.
82 N° 298, 10 au 30 juillet 2001.
83 N° 300, août 2001.
84 N° 189, octobre 1982.
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