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La cour de récréation

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Julie Delalande

Préface

Patrick Rayou

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Géographique :

France

Texte intégral

1Les cours de récréation de la maternelle et du primaire suscitent toujours chez chacun de nous des bouffées de nostalgie. Soumis à l′univers ordonné de la classe, nous y retrouvions en effet pour quelques instants la liberté du jeu, antidote de ces heures captives où les esprits et les corps apprenaient la longue patience de l′étude. Les maîtres et les maîtresses déambulaient en groupes sous les préaux et retrouvaient entre eux la force nécessaire à la poursuite de leur travail civilisateur. Ce tableau s′est peu modifié malgré tous les changements qui ont travaillé le système éducatif depuis que les plus anciens d′entre nous ont quitté les bancs ou les chaises de l′école. On dira sans doute qu′il n′y a pas à changer un rituel qui donne satisfaction. On pourra aussi s′étonner de la capacité des enfants à circuler si aisément entre deux mondes que tout semble opposer. Cela suppose en effet chez eux des capacités insoupçonnées pour passer d′une rive à l′autre, la maîtrise de codes de comportement que l′école, concentrant ses missions sur les pratiques de la classe, ne songe à aucun moment à faire acquérir. Il y a dans un tel étonnement une forme de sagesse, celle qui nous fait admettre que le désordre est souvent un ordre qui nous échappe. Nous les adultes, récrivant pour nous-mêmes nos souvenirs scolaires, n′étant plus capables de voir, sous l′apparente anomie de la cour, le déploiement de tentatives d′organisation dont sont précisément sorties nos conceptions les plus achevées de l′ordre social.

2Pour retrouver les règles qu′ils observent au long des récréations, Julie Delalande porte sur les enfants son regard d′ethnologue. Ses lointains prédécesseurs nous ont habitués à admettre que les « peuples enfant » n′étaient pas dénués de coutumes voire de lois. Il est alors possible de voir à l′œuvre, dans la cour, des mises en forme collectives qui ne sont pas moins riches et complexes, à l′instar des innombrables et contraignantes figures du saut à la corde ou des paroles de formulettes ici répertoriées. Il est évidemment précieux de recenser avec soin des activités souvent jugées trop connues pour faire l′objet d′une investigation systématique. Mais le travail de Julie Delalande va bien au-delà. Il vient nourrir le courant des recherches contemporaines qui, bousculant les préjugés adultocentristes, tentent de considérer les groupes enfantins comme des sociétés à part entière. Des sociétés possédant une authentique culture avec des modalités spécifiques d′acquisition, de transmission et de régulation et qui font voir dans les enfants, plus que des adultes en devenir, des êtres produisant, en partie de leur propre fonds, des valeurs et des normes partagées. Le monde des jeux constitue alors un thème d′observation privilégié pour qui s′intéresse aux compétences déployées par les enfants dans les confrontations que ne manque pas de susciter le partage d′un temps et d′un espace communs. À condition de ne pas seulement les considérer comme une préparation à la vie adulte, en l′occurrence comme une propédeutique à telle ou telle acquisition cognitive ou comportementale attendue par les programmes scolaires.

3Comment ne pas admettre, avec Julie Delalande qu′à l′insu des enseignants, les enfants constituent de petits groupes très attachés, comme toute formation sociale, à structurer le monde qui l′environne ? Il s′agit pour eux d′éloigner le plus possible la zizanie d′un espace qui, mettant en rapport des petits et des grands, des garçons et des filles, pourrait, sans travail de pacification, se révéler un enfer pour les plus faibles. Les choses sont heureusement loin d′être aussi tragiques et les enfants parviennent plus ou moins facilement à conquérir des statuts que protègent les règles communes. Toutes proportions gardées, ils ne procèdent pas très différemment des adultes qu′ils aspirent à devenir et l′auteure peut, de façon très convaincante, convoquer des notions qui ont fait leurs preuves dans l′explication des dynamiques sociales pour rendre compte des modalités de la sociabilité enfantine. C′est ainsi que les théories anthropologiques ou sociologiques du rapport à l′autre, de l′amitié, du conflit ou encore de la ritualité mettent beaucoup de lumière dans ce qui, dans ces interactions parfois confuses et assez violentes, pourrait n′apparaître que comme une sorte de jachère du social.

4Il ne suffit évidemment pas d′observer des cours de récréation pour percevoir, par-delà les cris et les gestes désordonnés, les principes qui font des groupes enfantins autre chose que des collections de singularités en attente de l′empreinte socialisatrice. Il faut déjà imaginer que ce temps de l′« entre-enfant » constitue un observatoire privilégié de ce que ces derniers sont capables de faire dès que le desserrement de la présence adulte les fait plus responsables d′eux-mêmes. Il faut savoir ne pas rester prisonnier du préjugé qui veut que deux enfants qui se battent auraient perdu toute mesure et oser lire dans leur rixe un moyen de faire respecter des règles partagées. Il faut refuser les approches binaires qui interdisent de voir qu′un garçon peut attaquer une fille tout en s′en déclarant amoureux et admettre que c′est sa façon d′entrer en contact avec elle sans être la risée du groupe masculin. C′est parce qu′elle a compris que l′œil n′était rien sans le regard que Julie Delalande est capable de glaner une si riche moisson d′informations auprès des enfants dont elle a gagné la confiance. Ni trop proche, ni trop lointaine, elle a su se faire complice ou espionne de ces brèves mais intenses séquences où tant de choses se jouent et se rejouent en si peu de temps. La fécondité de sa recherche se lit aussi à sa capacité de reconstruction du monde social des enfants à partir de leurs propres mot : les « bande » et leurs « chef », les « j′te cause, j′te cause pas » échangent alors leur statut d′expressions partagées pour devenir des catégories d′analyse particulièrement pertinentes. Par ailleurs, le dispositif d′enquête « longitudinal », attentif aux transformations des formulettes ou au passage des bandes aux équipes de la maternelle au CE2 permet de conclure à la consistance de l′idée de sociétés d′enfants, mais aussi à leur évolutivité en fonction des contraintes de situation qu′elles rencontrent et de celles qu′elles se donnent à elles-mêmes.

5Car le principal intérêt de la thèse défendue dans cet ouvrage réside sans doute dans l′affirmation et la démonstration que les enfants entre eux ne sont ni des bêtes qu′il faudrait s′empresser d′éduquer, voire de domestiquer, ni des anges porteurs de principes de justice malheureusement oubliés par les adultes. L′étude de leurs interactions nous met sans cesse en présence d′une réalité mixte qui les voit hériter des règles de leurs parents et de leurs maîtres et les retraduire en fonction des circonstances et des besoins. C′est bien parce qu′on insiste devant eux sur l′importance du partage qu′ils tentent d′organiser leurs jeux selon des principes de justice, mais ces préceptes généraux ne disent pas quelle jurisprudence élaborer lorsque tel ou tel dérogera aux règles du jeu de billes ou de la marelle. De même, si le leader d′un groupe est souvent un bon élève, il doit aussi remplir les attentes plus spécifiques de ses pairs d′âge ou de sexe. La reconnaissance du continent de l′enfance, longtemps « terre inconnue » du sociologue passe par de tels travaux capables de saisir la subtile dialectique qui se noue entre socialisation par les adultes et auto-socialisation. D′un point de vue empirique, les approches les plus riches de l′auteure sont certainement celles qu′elle consacre au jeu du « sable doux » en école maternelle. Elle a en effet le très grand talent de s′intéresser à une pratique dont les maîtres s′étonnent généralement de la passion qu′elle suscite chez les enfants sans chercher à en percer le secret. Elle en dégage, avec une infinie patience, les caractéristiques les plus significatives. La confection et la gestion de banals gâteaux de sable deviennent alors un phénomène d′une infinie richesse qu′éclairent de grandes catégories anthropologiques comme celles du donner-recevoir-rendre ou comme celles qui opposent par couples les éléments naturels, froid et chaud, sec et humide, blanc et noir. Nous y voyons aussi, en même temps que l′apparition d′un ordre humain, se mettre en place une organisation sociale qui distribue hiérarchies et réciprocités.

6Sorti d′une telle lecture, il est difficile de résister à l′idée que les sociétés d′enfants ne sont pas un vain mot. Julie Delalande sait en effet s′affranchir de l′adultocentrisme ordinaire qui dénie aux petits d′hommes les compétences nécessaires à l′organisation de leur expérience collective. Toutes ses analyses sont autant d′occasions d′argumenter en faveur de leurs capacités à mettre en ordre les mondes dans lesquels ils vivent sans attendre la greffe salvatrice de leurs aînés. Il reste que, comme elle le signale dans sa conclusion, pour exister comme groupe social, la communauté enfantine doit être nommée par elle-même et par les autres. La première condition paraît a priori plus difficile à remplir, car la capacité à s′auto-organiser n′en implique pas la méta-cognition. Pourtant, il n′en va peut-être pas différemment là non plus des enfants et des acteurs sociaux « ordinaire ». La sociologie contemporaine nous a en effet appris que ces derniers n′étaient pas des « idiots culturel » et pouvaient, pour peu qu′on les y incite, rendre compte de leurs univers sociaux. En gagnant leur confiance, en prenant leur parole au sérieux, Julie Delalande parvient souvent à faire dire à ses interlocuteurs et à nous faire comprendre en quoi précisément ils sont des enfants. Elle contribue ainsi à ouvrir la voie à une socio-anthropologie de l′enfance qui n′en est encore qu′à ses débuts.

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