Quelques remarques de méthode

4Nous avons fait le choix ici d’étudier la participation des différentes catégories sociales à la consommation d’étoffes et d’accessoires de vêtement, qui passent pour des produits-phares de la supposée « révolution de la consommation » du xviii^e siècle. Manquant de données agrégées sur le niveau de la demande dans la province, nous sommes contraints pour évaluer ces niveaux de consommation de nous appuyer sur l’étude de quelques cas précis de marchands détaillants.

5Nous pouvons notamment utiliser la comptabilité complète de Germain Empereur, marchand-drapier de Pont-à-Mousson. Comme chez la plupart des grossistes et des détaillants lorrains dont les papiers d’affaires nous sont parvenus, il tenait sa comptabilité en partie simple. Son livre-journal des ventes indiquait au jour le jour le montant des opérations effectuées, et en donnait le détail. Il notait dans la marge le lieu de résidence du client, et spécifiait le plus souvent sa profession et sa qualité6. Près de 80 % de la clientèle d’Empereur peut ainsi être localisée et classée sociologiquement. Le détail de la vente était décrit : le marchand indiquait quels produits avaient été achetés, en quelle quantité, pour quelles qualités et à quel prix unitaire. Empereur indiquait également souvent les circonstances de la vente : qui était venu récupérer les marchandises vendues, pour le compte de qui, etc. On peut donc à partir de ses comptes dresser un tableau sociologique satisfaisant de sa clientèle. Nous disposons également d’inventaires de faillite de vendeurs d’étoffes ou d’accessoires de vêtement – quatre marchands-drapiers et quatre marchands de modes, de toute envergure d’affaires et installés dans tous types de localités. Les listes de créanciers qu’ils contiennent indiquant la profession ou le statut social d’une bonne partie de leur clientèle, l’étude de leur ventilation sociale est possible7. Nous utiliserons ces relevés de débiteurs pour contrôler les résultats tirés des comptes d’Empereur et établir la représentativité de ce marchand.

6Les mentions de métier dans les comptabilités – et dans les listes de créanciers qui en étaient tirées – répondaient à la nécessité pour le marchand d’apprécier la solvabilité des clients, ce qui supposait d’identifier leur position socio-économique. Cette mention disparaissait généralement quand le client devenait régulier, le marchand sachant désormais sur quelle base la relation commerciale était établie. A contrario, les ventes au comptant signalaient rarement le nom du client : il était inutile de se souvenir de lui, puisqu’il n’avait noué aucune relation de crédit avec le marchand. On doit ainsi renoncer à pouvoir identifier professionnellement l’ensemble de la clientèle d’un commerçant8. L’identification statutaire était par contre quasiment systématique, témoignant de la hiérarchie des dignités imprégnant encore largement les relations sociales. Dans le cas des nobles ou des membres du clergé, le titre était ainsi bien souvent précisé. La corrélation était forte entre les titres accordés aux clients et leur statut social : les roturiers les plus humbles étaient signalés par leurs prénom et nom, quand les artisans et commerçants de rang médiocre avaient droit au titre de « sieur ». Les titres de « Monsieur », « Madame » ou encore « Mademoiselle » étaient quant à eux bien plus exclusifs socialement, et réservés aux élites sociales : professions libérales bien installées, noblesse, ecclésiastiques. Par l’analyse des titulatures, on peut donc repérer parmi la clientèle dont l’activité professionnelle n’était pas précisée les roturiers de qualité, qu’il s’agisse de professions libérales ou de « bourgeois d’Ancien Régime » qui, faisant fructifier leurs biens, étaient au sens strict sans profession9.

7Si les livres-journaux des ventes donnent un aperçu global de la clientèle, l’interprétation de la présence des personnes dans les relevés de dettes actives ne va pas de soi. Il n’est pas toujours aisé de faire la différence entre les ventes et les dettes occasionnées par des opérations non-commerciales. Par ailleurs, quelles étaient l’ampleur et la durée effective des relations entre les marchands et leurs clients, étant donné qu’un montant faible pouvait tout autant correspondre à une petite vente occasionnelle qu’à un compte presque soldé par un client régulier ? Il ne faut pas non plus négliger un autre biais : la possible sous-représentation des catégories populaires dans les relevés de dettes. Les marchands faisaient en effet plus aisément crédit aux clients réguliers et aisés qu’aux plus modestes, desquels ils exigeaient sans doute fréquemment un paiement comptant10. Malgré toutes ces limites, on peut considérer que les relevés de créances reflètent grossièrement la structure des clientèles : les clients et les personnes avec lesquelles les marchands étaient en relations d’affaires non directement commerciales étaient souvent issus du même milieu social ; les différences de durée des reliquats de dette se compensaient sans doute grossièrement, et les retards de paiement ne semblent pas avoir été le propre d’une catégorie sociale particulière au xviii^e siècle11.

Une consommation populaire réelle mais de volume modeste

8À en juger par les ventes de Germain Empereur, la participation populaire à la consommation marchande de produits neufs atteignait des proportions modestes sans être pour autant négligeables. Certains artisans ou travailleurs manuels étaient manifestement en mesure de faire de gros achats – ou tout du moins de se laisser accorder un crédit important chez les marchands, ce qui signifie que leurs capacités de remboursement étaient jugées assez solides.

Tableau 88. – Ventes de Germain Empereur (1^er octobre 1752-30 septembre 1753).

Catégories sociales	Niveau des dettes en liv. l.	Part de l’ensemble	Nombre de clients	Proportion des clients	Montant moyen des achats annuels
Travailleurs à la journée	655,14	1,5	21	4,5	31,2
Artisans	1 800,43	4,0	54	11,6	33,34
Domestiques	75,58	0,2	3	0,6	25,19
Gens de qualité	9 466,88	21,2	90	19,3	105,19
Marchands	3 298,87	7,4	30	6,4	109,96
Bourgeoisie à talents	3 580,94	8,0	35	7,5	102,31
Armée et paramilitaires	1 434,2	3,2	20	4,3	71,71
Administrateurs	6 648,02	14,9	46	9,9	144,52
Nobles	8 512,86	19,1	45	9,6	189,17
Ecclésiastiques	5 822,46	13,1	48	10,3	121,3
Sans spécification	3 318,45	7,4	75	16,1	44,25
Total	44 613,83	100,0	467	100,0	95,53

9Le niveau des ventes aux différentes catégories socioprofessionnelles variait de 31 liv. l. pour les travailleurs à la journée à presque 190 liv. l. pour les aristocrates. Marchands et bourgeois effectuaient quant à eux des achats d’une centaine de liv. l. S’il n’est pas très surprenant de voir les élites sociales dépenser plus en vêtements que les artisans ou même les bons bourgeois de la ville, le relevé des ventes met cependant en évidence l’importance du Mittelstand urbain et rural parmi la clientèle d’Empereur. Les roturiers « de qualité » représentaient ainsi plus du quart des achats en valeur.

10Dans l’état actuel des recherches sur les revenus, les dépenses et les capacités effectives de consommation des différents groupes sociaux, il est difficile de dire quelle part de leurs achats en vêtements représentaient ces opérations pour les différents clients étudiés. Les données manquent en particulier pour les bourgeoisies urbaines et rurales, qui furent pourtant sans doute l’un des piliers de l’accroissement de la consommation au xviii ^e siècle. L’exemple de Pierre Duchemin du Tertre, de Laval, peut cependant en première approximation servir de point de comparaison. Solide marchand grossiste en toiles dans les années 1730, propriétaire foncier, il tirait de ses terres bon an mal an 1 000 liv. t., sans que l’on puisse rien dire du niveau de ses gains dans le commerce12. Il maintenait quoi qu’il en soit ses consommations personnelles dans les bornes du produit de ses terres, dépensant en moyenne chaque année un peu moins de 900 liv. t. pour son ménage, dont 145 liv. t., le sixième, pour le vêtement13. Ses différents achats d’étoffes et autres fournitures pour confection d’habits s’élevaient à chaque fois à plusieurs dizaines de liv. t., soit la facture moyenne des bourgeois de Pont-à-Mousson quand ils se rendaient chez Empereur. Se faire faire un habit coûtait cher : à 30 liv. t. au moins pour des étoffes de qualité moyenne ou bonne, la confection d’un costume neuf était d’un prix exorbitant pour la masse de la population, et Duchemin lui-même ne s’en faisait pas faire plus d’un par an14.

11Ces résultats sont largement confirmés par la ventilation sociologique des dettes chez les différents marchands-drapiers de notre échantillon.

Tableau 89. – Répartition des clientèles chez les marchands-drapiers.

Catégories sociales	Proportion des débiteurs (en %)			Proportion des créances (en %)
	Minimum	Médiane	Maximum	Minimum	Médiane	Maximum
Travailleurs à la journée	0,4	6,8	13,9	0,0	4,6	15,0
Artisans	14,9	15,3	15,7	6,1	8,0	9,9
Domestiques	2,0	4,5	11,7	0,4	5,4	9,5
Gens de qualité	1,3	4,8	12,2	1,0	8,4	21,3
Marchands	2,9	4,1	4,8	1,1	3,4	5,3
Bourgeoisie à talents	2,0	3,5	4,1	0,9	1,5	5,0
Armée et paramilitaires	3,8	7,7	39,4	4,9	20,6	57,7
Administrateurs	0,4	13,8	29,4	2,2	6,6	42,3
Nobles	0,4	0,9	1,4	1,5	3,8	6,1
Ecclésiastiques	0,5	1,0	1,2	0,1	0,9	1,6
Sans spécification	28,9	37,6	46,8	22,0	28,2	31,3

12Toutes les boutiques de marchands-drapiers étaient socialement ouvertes : les artisans et salariés représentaient dans l’ensemble au moins le quart et sans doute près de 40 % de la clientèle identifiée des boutiques – c’est-à-dire exclusion faite des clients « sans spécification ». La surreprésentation des élites sociales, nobles comme roturières, dans la clientèle, bien que réelle, ne semblait donc pas écrasante.

13Au sein des catégories populaires, plusieurs tendances se dégageaient cependant. Le cœur des consommateurs en leur sein était composé d’artisans, autour de 20 % de la clientèle identifiée, qu’ils effectuassent des achats pour approvisionner leurs boutiques (ce pouvait être le cas pour des tailleurs achetant du fil, des perruquiers achetant des rubans, etc.) ou pour leur consommation personnelle. La place des travailleurs salariés était par contre faible – 10 % environ de la clientèle identifiée. Même en supposant que beaucoup échoyaient dans la catégorie « sans spécification » du fait de leur absence de spécialisation professionnelle, leur poids était modeste. Il se peut donc que leur participation effective à la consommation d’étoffes et d’accessoires neufs ait été très restreinte, et qu’ils se soient largement contentés des circuits de redistribution de deuxième main. Les domestiques étaient quant à eux nombreux dans les clientèles : plus encore que leur place dans la population des villes, sans doute près de 2 à 3 % comme dans le reste de l’espace français, leur poids dans la consommation marchande n’était pas négligeable, leur sensibilité à la nouveauté étant sans doute nourrie par les pratiques de leurs maîtres.

14La clientèle des quatre marchands de modes se recrutait pour sa part très majoritairement parmi les élites sociales : on retrouve ici un trait caractéristique de la boutique de modes parisienne15. Les artisans y étaient très peu nombreux, et les travailleurs salariés en étaient absents (tableau 90).

15Cette très faible représentation des catégories populaires chez les marchands de modes s’expliquait sans doute par leur rapport spécifique au vêtement. Elles étaient relativement peu concernées par les dynamiques de renouvellement liées à la mode, puisque leurs vêtements étaient surtout usuels : fonctionnels, leur renouvellement était principalement lié à l’usure16. Dans les faits, les beaux atours étaient rares chez les plus modestes encore à la fin du xviii^e siècle, et peu nombreuses étaient les pièces de vêtement à remettre au goût du jour17. La faible part des catégories populaires parmi la clientèle des marchands de modes était probablement liée à la médiocre qualité de leurs vêtements, mais aussi vraisemblablement à l’existence chez eux d’autres modalités de participation aux dynamiques consuméristes, plus discrètes mais bien réelles18. La nouveauté a tout d’abord très bien pu se diffuser parmi eux par les achats chez les fripiers. Il se peut aussi que les marques de distinction et le goût de la nouveauté se soient marqués autrement que par un rafraîchissement total des vêtements : sur des vêtements communs, coudre de nouveaux boutons, de nouveaux rubans pouvait être une manière élémentaire d’être à la page. D’autres accessoires de large consommation pouvaient également être acquis, qui participaient d’une apparence physique globale, comme les mouchoirs ou les colifichets. De manière assez révélatrice, les seuls artisans apparaissant parmi la clientèle des marchands de modes étaient des coiffeurs ou des perruquiers, métiers directement liés à l’apparence physique, dont les praticiens étaient en relation constante avec les milieux sociaux les plus impliqués dans les dynamiques consuméristes.

Tableau 90. – Répartition des clientèles chez les marchands de modes.

Catégories sociales	Nombre de débiteurs			Proportion des créances
	Minimum	Médiane	Maximum	Minimum	Médiane	Maximum
Travailleurs à la journée	0,0	0,0	0,0	0,0	0,0	0,0
Artisans	3,3	5,0	14,3	1,3	12,0	14,6
Domestiques	4,6	5,3	9,0	4,2	6,0	6,2
Gens de qualité	24,6	41,8	53,6	13,2	28,6	52,8
Marchands	0,7	2,6	9,2	0,0	0,2	8,9
Bourgeoisie à talents	3,3	3,6	7,7	1,3	1,4	4,5
Armée et paramilitaires	1,3	9,5	16,7	1,7	10,8	16,4
Administrateurs	0,7	1,3	4,6	0,4	1,7	21,8
Nobles	12,3	16,7	22,5	15,1	22,6	27,4
Ecclésiastiques	2,6	3,1	3,3	1,2	1,8	11,6
Sans spécification	7,1	10,8	15,4	2,8	8,6	18,5

16Si la participation populaire à la consommation vestimentaire fait peu de doute – les catégories populaires formaient vraisemblablement entre le tiers et la moitié des acheteurs d’étoffes et d’accessoires neufs auprès des marchands-drapiers – le niveau de leurs achats était assez restreint. Rares en effet étaient les boutiques où les membres des élites sociales (noblesses, clergé et bourgeoisies) représentaient moins de la moitié des créances actives.

Quelques remarques de méthode

17Pour aller plus loin dans l’analyse des niveaux de consommation des différents milieux sociaux, nous allons nous appuyer une nouvelle fois sur les listes de créanciers actifs contenus dans les inventaires de faillite des marchands-drapiers étudiés plus haut. Nous compléterons notre échantillon de boutiques par 16 inventaires supplémentaires de commerçants de même spécialisation, dans lesquels nous disposons d’information sur le statut social ou la profession des clients19.

18Il va de soi que des représentants de toutes les catégories sociales pouvaient être amenés à effectuer de petits achats : ainsi, on trouvait chez tous les marchands des dettes de faible niveau (quelques sous ou quelques livres) dues par des bourgeois. À l’inverse, le niveau de fortune étant une contrainte pesant sur le niveau des achats, et les marchands n’étendant pas le crédit de manière indéfinie, les plus pauvres ne pouvaient se livrer à des achats aussi nombreux et d’un montant aussi élevé que les plus aisés. Il est donc intéressant d’observer jusqu’à quels niveaux montaient les créances pour chacune des catégories sociales. Pour ce faire, nous avons établi une série unique des dettes par catégorie sociale regroupant les données tirées des 20 relevés de débiteurs utilisables, pour laquelle nous calculerons la médiane et les barres de chaque quartile. Nous déterminerons ainsi quel niveau d’endettement chaque catégorie sociale pouvait se permettre. Il ne s’agit pas ici de calculer un hypothétique niveau moyen d’endettement des catégories sociales auprès des marchands, mais d’estimer l’ampleur de l’endettement potentiel de chacune d’elles à partir de la dispersion des séries de dettes.

19Nous avons choisi de regrouper les dettes de tous les inventaires en une seule série. Pour chaque catégorie sociale, un large éventail de dettes nous est ainsi livré, des plus faibles aux plus élevées. La variété des profils des marchands-drapiers regroupés ici, la diversité sociologique de leur clientèle et le hasard ayant présidé à la préservation des inventaires utilisables garantissent la représentativité des niveaux d’endettement relevés. Que notre échantillon regroupe des inventaires réalisés sur une période de 15 ans n’est pas en soi un problème considérable, dans la mesure où l’inflation pour les biens de consommation étudiés était relativement faible à l’échelle du siècle.

Des niveaux d’achats modestes, mais non négligeables

20Le niveau médian des créances chez les marchands-drapiers laisse apparaître de gros écarts d’endettement entre les catégories populaires, les élites de la roture et la noblesse20. Chez ces deux dernières, la limite supérieure du troisième quartile des créances était deux à trois fois plus élevée que dans les catégories populaires, ce qui témoigne d’une participation différenciée à la consommation.

Tableau 91. – Niveaux d’achat des différentes catégories sociales chez les marchands-drapiers.

Montants en liv. l.	Médiane	3e quartile
Artisans	11,70	24,75
Travailleurs à la journée	10,38	17,48
Domestiques	16,11	25,32
Armée et paramilitaires	27,75	68,20
Bourgeoisie à talents	20,50	42,00
Gens de qualité	20,14	41,40
Nobles	25,97	non significatif
Administrateurs	29,71	non significatif
Ecclésiastiques	31,00	non significatif

21Sans grande surprise, les niveaux d’endettement des catégories populaires étaient deux à trois fois moins élevés que ceux des élites sociales. Cela s’explique évidemment par les différences de revenus entre ces catégories, mais aussi sans doute par des pratiques de consommation différente : les plus modestes acquéraient plutôt leurs vêtements de seconde main, et se tournant vers les marchands-drapiers pour s’y procurer divers accessoires pour les orner de neuf.

Femmes, consommation et élargissement des marchés de produits

29La nature des consommations de commodités, en particulier de vêtements et d’accessoires, était très différente selon les sexes. Étoffes, rubans et accessoires n’étaient pas consommés dans les mêmes proportions par les hommes et les femmes, et à l’intérieur de ces catégories de produits, la demande de chacun des deux sexes était tournée vers des marchandises différentes. Certains produits des manufactures, d’ailleurs soumis à des rythmes rapides de renouvellement comme les cotonnades, les rubans ou les bas, étaient ainsi assez largement destinés au public féminin. Ce serait donc en partie par les femmes que la culture de la consommation se serait diffusée dans les sociétés occidentales.

30Leur implication dans les relations de marché suppose toutefois qu’elles aient disposé d’une autonomie de choix en matière de sélection, d’achat et de possession des marchandises. Ceci est assez bien attesté pour la Grande-Bretagne : les femmes pouvaient largement disposer de leurs biens au sein du ménage, et ce malgré leur situation de dépendance juridique22. De plus, malgré les restrictions légales, elles pouvaient effectuer des achats pour leur compte, en se passant de l’autorisation de leur mari – qui restait cependant seul débiteur en dernier ressort en tant que chef du ménage. Une sphère d’autonomie leur était ainsi laissée dans la consommation de vêtements, d’accessoires voire de biens d’équipement des intérieurs comme les petits meubles ou les bibelots. Cette consommation féminine se serait appuyée sur un rapport spécifique aux objets : les testaments montrent en effet que les vêtements ou accessoires étaient des moyens d’affirmer une identité personnelle, différente de l’identité sociale de l’épouse gardienne du foyer23. La consommation aurait ainsi permis d’échapper partiellement aux rôles sociaux auxquels les structures patriarcales les assignaient, et pourrait même être interprétée comme un vecteur, fût-il modeste et partiel, d’émancipation.

31Dans une optique d’histoire de la consommation, on doit se demander dans quelle mesure les femmes en Lorraine pouvaient formuler une demande autonome, identifiée comme telle, et à laquelle les marchands s’efforçaient de répondre. Étaient-elles suffisamment libres de leurs mouvements, de leurs actions et de leurs dépenses pour ce faire ? Qui étaient en fait les consommatrices, et dans quel cadre fréquentaient-elles la boutique ? Si la présence des femmes était bien importante dans celles-ci, il n’est toutefois pas sûr qu’il se soit agi d’une autonomisation de leurs consommations : dans bien des cas, elles pouvaient venir récupérer une commande passée par leur mari.

Comment étudier la place des femmes dans les dynamiques de consommation ?

32Les mentions de statut familial étaient extrêmement fréquentes dans les comptabilités et les inventaires lorsque la personne effectuant l’achat était une femme (veuve ou mariée) ou lorsqu’il s’agissait d’un enfant mineur ou sous tutelle (quel que soit le sexe). On mentionnait également les cas où les personnes impliquées étaient fils ou filles majeurs. Ces informations étaient de toute évidence à relier à une volonté de clarté de la relation de crédit entre le marchand et son client : en cas de contentieux sur le paiement, il s’agissait de savoir vers qui le marchand devait se retourner, le père de famille (éventuellement sa veuve) ou la personne ayant effectué l’achat.

33La question de la majorité se posait pour les jeunes gens, qui en Lorraine étaient émancipés à 25 ans seulement depuis l’édit du 15 mars 1723 – à moins de s’être mariés plus jeunes et avec le consentement de leurs parents24. La mention « fils majeur » (ou « fille majeure ») pouvait ainsi servir à lever l’ambiguïté concernant la responsabilité légale d’une personne assez jeune se présentant à la boutique. Cependant, une telle indication n’est pas forcément très claire selon les contextes et nécessite parfois interprétation. En effet, la coutume de Saint-Mihiel, dont relevait notamment la ville de Pont-à-Mousson, stipulait que l’autorité paternelle continuait à s’exercer sur les enfants majeurs non mariés demeurant encore au domicile du père25. La mention « fils majeur » pouvait donc dans ce cas signifier que le responsable légal de l’opération de vente était le père et non la personne effectuant l’achat. Seule l’analyse précise de chaque cas peut nous l’indiquer.

34Dans le cas des femmes majeures, il importait également aux marchands de connaître leur statut matrimonial, en vue de déterminer leur niveau de responsabilité légale. Selon la coutume de Lorraine, suivie en cela par les autres coutumes particulières des Duchés, les seules femmes à avoir légalement la pleine disposition de leurs biens, et donc à pouvoir contracter de leur propre chef et sous leur propre responsabilité, étaient les veuves et les « filles majeures » (les femmes célibataires)26. Les femmes mariées étaient quant à elles placées sous la dépendance de leur époux, et ne pouvaient, selon l’article xxi du titre i de la coutume de Lorraine, « s’engager ou contracter verbalement sans l’autorisation de (leur) mari27 ». Cette disposition était suivie dans l’ensemble des Duchés28. Si l’on suit Riston, le droit commun en vigueur dans le royaume de France, et qui s’appliquait pleinement en Lorraine depuis 1766, permettait au marchand d’exiger l’annulation de la vente en cas d’absence d’autorisation du mari, « à moins que le mari et la femme n’offrent de lui donner des sûretés, et de suppléer au défaut de formalités par une autorisation postérieure faite du consentement de la femme » – ce qui impliquait que les femmes pouvaient avec l’accord de leur mari contracter des dettes et acquérir des biens29. À ces précautions juridiques, nous devons une grande précision sur le statut familial des femmes apparaissant dans les documents comptables.

35Les relevés de dettes actives tirées de livres portent ainsi le plus souvent la mention : « il est dû par Jean Untel la somme de […] liv. », parfois complétée de la date à laquelle l’opération a été effectuée. L’analyse des livres de compte de Germain Empereur montre qu’une différence était clairement faite entre la personne qui effectuait l’achat et celle pour le compte de qui l’achat était effectué. Ainsi, lorsqu’un proche ou un domestique venait acheter quelque chose pour son ami ou son employeur, l’achat était porté au compte de ce dernier. Le problème se posait cependant pour les dettes dues par des femmes. Dans le cas des veuves, il s’agissait indubitablement d’un achat effectué par des chefs de ménages. Mais comment interpréter un achat effectué par une épouse ou par une « fille majeure », qui pouvait être encore domiciliée chez ses parents ? Était-ce un achat pour son compte propre, ou pour celui du ménage ? Il semblerait que les marchands aient fait la différence : Empereur distinguait les achats portés au compte du mari mais « délivrés » à la femme de ceux directement portés au compte de la femme. Il semblerait ainsi qu’une distinction ait été faite entre les achats effectués par les femmes pour le ménage (portés alors au compte du mari) et ceux effectués pour elles-mêmes (porté à leur propre compte, quand bien même c’est le mari qui serait amené à payer en dernière instance). Il est donc possible ici d’identifier une consommation féminine autonome de la consommation pour la simple utilité du ménage. Comme pour l’étude des différentiels sociaux de recours à la boutique, nous nous sommes appuyés sur les 20 inventaires de faillite que nous avons pu glaner, auxquels nous joignons 12 inventaires de marchands-drapiers et neuf de merciers-quincailliers30.

L’autonomie de la consommation féminine et ses limites

36Certains types spécialisés de boutiques, comme les commerces d’accessoires de parure, ont vraisemblablement permis à une consommation féminine de s’épanouir31. Le nombre de ces lieux de vente était cependant assez limité, et ils étaient assez peu nombreux en dehors des grandes agglomérations. Les femmes étaient assez nombreuses, bien que minoritaires, dans la clientèle des autres boutiques, notamment celles d’étoffes et de mercerie. Leur degré d’autonomie dans la consommation y était plutôt restreint.

Tableau 94. – Ventilation des dettes actives des marchands-drapiers selon les sexes (en %).

Dispersion des valeurs	Part des femmes dans la clientèle (en %)	Volume des créances sur des femmes (en %)	Niveau des créances (Indice 100 = valeur moyenne chez le marchand)
			Hommes	Femmes
Minimum	6,3	2,6	77,8	18,6
1er quartile	18,5	10,6	104,8	52,7
Médiane	25,2	16,4	108,7	71,2
3e quartile	33,2	29,5	118,6	78,8
Maximum	89,2	57,7	391,9	128,6

Tableau 95. – Ventilation des dettes actives des merciers-quincailliers selon les sexes (en %).

Dispersion des valeurs	Part des femmes dans la clientèle (en %)	Volume des créances sur des femmes (en %)	Niveau des créances (Indice 100 = valeur moyenne chez le marchand)
			Hommes	Femmes
Minimum	14,3	7,9	97,8	54,4
1er quartile	18,6	16,9	107,5	57,7
Médiane	31,5	21,4	113,4	67,7
3e quartile	44,7	26,0	117,9	86,2
Maximum	69,5	48,6	173,6	112,4

37Comment interpréter ces résultats ? Le montant médian de la part des femmes dans les clientèles suggère qu’elles en représentaient autour du quart chez les drapiers et près du tiers chez les merciers. La relative faiblesse des volumes de créances dues par des femmes laisserait supposer que les dettes des clients masculins étaient dans l’ensemble plus élevées – près d’une fois et demie à deux fois plus fortes.

38Il faudrait sans doute ici distinguer la consommation effective de la consommation apparente. Nous avons vu plus haut que les femmes avaient en principe besoin de l’aval de leur mari pour effectuer un achat. Ainsi, dans bien des cas, la dépense devait être portée au compte du mari, mais était réalisée au bénéfice de la femme. Une consommation destinée aux femmes se dissimulait ainsi souvent derrière un achat effectué par ou au nom du mari. De fait, l’analyse du statut familial des femmes endettées chez les marchands suggère une sous-représentation des femmes mariées – tandis que les veuves et même les filles majeures étaient assez fortement représentées.

Tableau 96. – Ventilation de la clientèle féminine des marchands drapiers selon le statut personnel (en %).

Dispersion des valeurs	Veuves		Épouses		Filles majeures		Sans spécification
	Nombre	Dettes	Nombre	Dettes	Nombre	Dettes	Nombre	Dettes
Minimum	0,0	0,0	0,0	0,0	0,0	0,0	14,3	12,5
1er quartile	13,2	9,6	7,2	4,2	10,2	7,2	25,0	23,4
Médiane	22,4	21,2	12,1	14,9	14,3	13,5	29,2	34,3
3e quartile	35,6	33,2	32,6	28,5	21,9	20,3	51,6	58,2
Maximum	56,8	63,9	66,7	58,8	36,1	37,3	85,0	90,0

Tableau 97. – Ventilation de la clientèle féminine des marchands merciers selon le statut personnel (en %).

Dispersion des valeurs	Veuves		Épouses		Filles majeures		Sans spécification
	Nombre	Dettes	Nombre	Dettes	Nombre	Dettes	Nombre	Dettes
Minimum	0,0	0,0	0,0	0,0	10,5	4,4	22,2	17,0
1er quartile	5,3	4,7	2,9	0,8	15,0	9,4	37,9	25,6
Médiane	17,7	15,9	15,3	8,6	19,8	13,3	40,5	35,9
3e quartile	25,6	40,8	36,6	26,1	22,5	21,3	49,9	42,4
Maximum	30,9	55,9	50,9	63,6	29,1	81,7	68,2	64,8

39Dans l’ensemble, si l’on ne tient compte que des clientes au statut familial spécifié, les veuves et les filles majeures représentaient toutes deux entre 35 et 40 % des femmes clientes des marchands, drapiers comme généralistes, et les femmes mariées 20 à 25 %. Cette proportion élevée de femmes indépendantes dans la clientèle laisse supposer que les femmes mariées – dont une part importante se retrouvait toutefois sans doute dans la catégorie « sans spécification » – faisaient relativement peu d’achats en leur nom chez les marchands. Nombre d’entre elles voyaient donc leurs emplettes passées au nom de leurs maris, qui de la sorte exerçait une forme de tutelle sur la consommation de leur épouse.

La boutique de mode et d’accessoires, haut lieu de la consommation féminine

40Notre échantillon de boutiques d’étoffes ou de mercerie laisse entrevoir l’existence de quelques marchands à la clientèle majoritairement féminine32. Les femmes, surtout celles issues des catégories sociales supérieures, étaient en revanche très nombreuses et presque systématiquement majoritaires chez les marchands et marchandes de modes33. L’échantillon de quatre boutiques de modes étudié précédemment a été élargi à trois commerçants de la même branche pour lesquels le genre des consommateurs peut être étudié34.

Tableau 98. – Ventilation des dettes actives des marchands de modes selon les sexes (en %).

Marchands	Clientèle		Créances		Niveau des créances (Indice 100 = valeur moyenne chez le marchand)
	Hommes	Femmes	Hommes	Femmes	Hommes	Femmes	Ratio
Athenas (Épinal)	46,8	53,2	61,7	38,3	131,9	72,0	1,8
Bénard (Nancy)	22,2	77,8	28,1	71,9	126,4	92,5	1,4
Briolet (Nancy)	15,7	84,3	11,1	88,9	70,6	105,5	0,7
Desloges (Nancy)	52,8	47,2	83,1	16,9	157,5	35,7	4,4
Lacour (Nancy)	16,9	83,1	31,0	69,0	183,5	83,0	2,2
Lamirault (Nancy)	53,6	46,4	80,6	19,4	150,5	41,7	3,6
Liégrois (Nancy)	31,4	68,6	41,1	58,9	130,7	85,9	1,5

41On peut manifestement supposer que la clientèle des marchands de modes était d’autant plus féminine que l’offre en matière d’accessoires de parure ou d’étoffes destinées au rafraîchissement de vêtements plus anciens était large35. Les femmes des catégories sociales aisées tendaient à faire mettre au goût du jour fréquemment leurs vêtements dans des boutiques spécialisées : la participation aux dynamiques de la mode passait donc dans une large mesure par le réajustement d’anciens atours, et non par la taille de nouvelles pièces. Osons donc une hypothèse : les femmes, tout du moins celles de la bonne société, étaient sans doute relativement peu libres du choix initial des étoffes et accessoires pour la confection de leurs vêtements, ce qui expliquerait le faible poids apparent des épouses dans les clientèles des marchands-drapiers, mais faisaient valoir leur autonomie dans les réajustements de leurs habits. La mise de fonds initiale importante se faisait sous la supervision du mari, mais l’autonomie de choix des femmes pouvait probablement s’exprimer dans diverses interventions ultérieures sur les vêtements, nettement moins onéreuses36.