Le choix des districts à étudier

6Ces tableaux peuvent fournir quelques indications sur les différentiels de consommation entre les grandes cités, les petites villes, les bourgs et les campagnes. Si en effet les districts étaient globalement de superficie comparable, ils variaient par leur niveau de population et par la taille des agglomérations comprises dans leurs limites7. Selon la population de la localité principale de la circonscription, on peut distinguer des districts « urbains », marqués par la présence d’une ville de grande taille, et des districts « ruraux », là où la plus grande agglomération était un bourg ou une toute petite ville, localités qui se différenciaient peu par la ventilation socioprofessionnelle de leur population des espaces ruraux environnants8.

7Il va de soi qu’une telle approche ne nous renseigne pas directement sur les consommations rurales. Dans quelle mesure en effet les populations des campagnes consommaient-elles comme celles des villes et des bourgs ? Il se peut fort bien en effet que les habitants des chefs-lieux aient eu une consommation bien plus diversifiée que ceux des campagnes proches. Ainsi, ce que nous prendrions pour des écarts de consommation entre « districts urbains » et « districts ruraux » pourrait très bien n’être qu’une différence de consommation entre villes et bourgs. Les écarts entre les districts n’en sont pas moins significatifs de modèles de consommation locaux distincts existant à l’échelle régionale : ils nous permettent en particulier de prendre une première mesure du niveau d’intégration des marchés de consommation.

8Le bon état de conservation des tableaux des districts de Nancy, de Bar-le-Duc, de Commercy ainsi que de la quasi-totalité de ceux du département des Vosges nous permet de mener cette étude au niveau de la Lorraine méridionale, ainsi que pour quelques espaces en Lorraine centrale9. Nous avons distingué deux types de districts selon le poids des villes en leur sein10. Sont considérés « urbains » ceux marqués par la présence d’une agglomération importante, indiscutablement urbaine (comptant plus de 5 000 habitants), ou alors ceux comptant une ou plusieurs villes (définies comme des localités à la population agglomérée au chef-lieu comptant plus de 2 000 habitants) et dont la population urbaine était supérieure à la moyenne française de l’époque (autour de 15 %)11. La ventilation retenue est la suivante :

• Districts « urbains » : Nancy (grande ville) ; Bar-le-Duc (grande ville) ; Mirecourt (ville de manufacture) ; Rambervillers (ville de manufacture) ; Commercy (ville « d’Ancien Régime ») ; Épinal (ville « d’Ancien Régime ») ; Saint-Dié (ville « d’Ancien Régime »).

• Districts « ruraux » : Bruyères (ville « d’Ancien Régime ») ; Remiremont (ville « d’Ancien Régime ») ; Neufchâteau (ville « d’Ancien Régime ») ; Étain (ville « d’Ancien Régime ») ; Senones (bourg) ; Darney (bourg) ; Lamarche (bourg).

Intérêt et limites de l’usage des tableaux du Maximum

9L’intérêt majeur de ces documents réside dans leur ambition : ils étaient censés fixer un prix de vente maximal pour l’ensemble des marchandises consommées dans le district concerné. Ils présentaient donc un tableau général de la consommation de territoires de petite taille dont le chef-lieu formait généralement le marché principal. Quand bien même les promoteurs du Maximum voulaient y voir l’image exacte du commerce intérieur de la France, ces documents posent des difficultés d’usage considérables à l’historien de l’économie12.

10Outre les inévitables lacunes et défauts de recension, toutes les administrations de district n’ont manifestement pas compris ni mis en œuvre les directives de la même manière : il n’est en effet pas sûr que les termes employés soient comparables entre les différents tableaux. La question doit en particulier se poser dans le cas des productions agricoles ou des outils, pour lesquels les appellations locales étaient très fréquentes. Dans le cas des denrées coloniales ou des étoffes, que nous étudions ici, ce problème se posait cependant nettement moins : l’uniformisation des termes était en effet très poussée, héritage sans doute de l’existence d’un marché assez largement intégré de ces produits à l’échelle du Royaume et de la normalisation introduite par la nomenclature des règlements de manufacture. Un répertoire des marchandises avait de toute manière été dressé au niveau national en vue d’uniformiser la tenue des tableaux. Les règles d’inclusion des produits dans les tableaux nous échappent toutefois : il n’est pas sûr en effet que tous les administrateurs aient recensé de la même manière les produits faiblement consommés sur place. Ainsi, que penser de la présence d’étoffes de laine de qualité supérieure dans certains districts « ruraux » ? Était-ce le signe d’une consommation courante ou bien occasionnelle ? Et que penser de l’absence de ce même produit dans le district « rural » voisin ? Cela signifiait-il qu’on ne l’y consommait pas, ou bien qu’il était consommé en quantités si infimes que sa mention ne se justifiait pas aux yeux du rédacteur du tableau ?

Les tableaux du Maximum et l’étude de la consommation régionale

11Outre la question de la cohérence des différents tableaux entre eux, se pose celle de l’agrégation des informations. Comment en effet passer des données ponctuelles des différents relevés à une vision d’ensemble de la consommation régionale ? Comment tenir compte d’éventuelles lacunes dans la recension des produits ? Ces problèmes ont été résolus de manière simple. Pour chaque produit, nous avons choisi de compter le nombre de districts « ruraux » ou « urbains » dans lesquelles il apparaissait. On considère que l’absence du produit en question dans un seul district « urbain » ou « rural » relevait des omissions mentionnées plus haut. À l’inverse, une absence dans deux districts ou plus de chaque catégorie doit nous interpeller.

12Six cas de figure peuvent dès lors se présenter pour chaque produit :

• des produits ubiquistes, de large diffusion, consommés tant dans les districts urbains que dans les districts ruraux ;

• des produits exclusivement urbains, pas ou peu représentés dans les campagnes ;

• des produits exclusivement ruraux, pas ou peu représentés dans les villes ;

• des produits à diffusion localisée, consommés dans un espace restreint (quelques districts adjacents ou proches), fréquemment issus de fabriques locales ;

• d’autres produits de diffusion restreinte, apparaissant dans un nombre limité de districts non adjacents ;

• des produits rares, présents dans un seul district de l’échantillon.

13Nous avons compté le nombre de produits relevant de chacun des six cas de figure, et nous l’avons rapporté à l’ensemble des produits consommés dans l’espace étudié. Selon la part de biens de la première catégorie (produits ubiquistes) dans l’ensemble, nous pouvons ou non conclure à l’intégration poussée des modèles de consommation à l’échelle régionale.

14Un mot encore sur le choix des produits étudiés : nous nous sommes intéressés ici aux produits-phares de la « révolution de la consommation » du xviii^e siècle, pour lesquels nous disposions de tableaux du Maximum complets. Notre étude porte donc sur les étoffes de laine et de coton et sur les épiceries. En l’absence de tableaux complets pour la passementerie ou la bonneterie, nous avons dû renoncer à mener une étude systématique les concernant. La médiocre comptabilisation des mouchoirs et des rubans s’expliquait, dans le cas lorrain tout du moins, par les contraintes du moment. La France étant en guerre avec plusieurs de ses voisins, bien des produits d’importation ne pouvaient plus être consommés : or, les espaces germaniques et l’Angleterre via Francfort fournissaient une bonne partie de la passementerie ou des accessoires diffusés en Lorraine. Par ailleurs, l’insurrection fédéraliste et sa répression ayant paralysé l’activité productive et commerciale de Lyon, la passementerie de la métropole rhôdanienne n’était pas mentionnée dans les tableaux du Maximum13. Cela explique sans doute aussi pourquoi les étoffes du sud de la France, qui étaient écoulées en Lorraine par l’intermédiaire des négociants lyonnais, n’apparaissaient que peu dans les tableaux alors qu’elles étaient de diffusion massive dans les années 1750. Loin en somme de livrer une image de l’état « naturel » du commerce lorrain, les tableaux du Maximum portaient la marque de leurs circonstances d’élaboration14.

Unité et diversité du monde de la boutique

25Parmi les 87 marchands de notre échantillon, nous n’allons étudier ici que les 78 pour lesquels nous disposons d’informations sur les niveaux d’affaires. Ils se répartissaient en 48 drapiers, 19 merciers et 11 merciers-épiciers. Il n’y a que pour les drapiers qu’une comparaison ville-campagne est possible : on ne trouve en effet dans les villages de notre échantillon aucun mercier-épicier, et seulement cinq merciers, tandis que la répartition géographique des drapiers était nettement plus étale (18 urbains, 23 ruraux et sept marchands des bourgs).

26Un moyen simple de comparer l’offre disponible dans les villes et les campagnes est de mettre en regard la ventilation des marchandises en stock. Le tableau suivant indique les proportions médianes et maximales de chaque sous-catégorie d’étoffes chez les marchands des villes et des villages. La similarité entre les deux séries est frappante, en particulier au niveau des médianes.

Tableau 80. – Part en valeur des étoffes chez les marchands (en %).

Dispersion des valeurs		Étoffes de luxe	Belles étoffes	Étoffes de laine communes	Petites étoffes de laine	Étoffes mêlées	Indiennes	Autres cotonnades	Étoffes de lin et de chanvre	Toiles	Étoffes non identifiées
Médiane	Villes	0,0	19,1	15,4	5,4	5,1	23,9	0,8	0,4	11,6	1,4
	Villages	0,0	16,6	19,8	2,9	6,2	18,3	0,7	1,0	8,5	4,7
Niveau maximal	Villes	18,6	72,9	58,2	16,2	32,2	60,3	13,3	24,4	42,0	8,8
	Villages	10,6	38,3	48,1	18,4	15,6	78,0	8,0	17,3	42,1	19,5

27La répartition des marchandises entre les boutiques des villes et des villages était assez comparable, et l’on y trouvait à en juger par les valeurs maximales plusieurs types semblables de spécialisation partielle : lainages communs, indiennes, toiles19. Certaines boutiques des villes étaient cependant nettement tournées vers les produits de distinction sociale, en témoigne le très haut niveau atteint chez certains marchands urbains par les belles étoffes ou les étoffes de luxe. Sans grande surprise, la véritable différenciation entre les villes et les campagnes du point de vue de l’offre disponible se faisait par les produits les plus socialement exclusifs, les élites sociales résidant principalement dans les villes. De tels résultats viennent à l’appui de notre hypothèse d’une intégration assez importante de l’offre au niveau de la province.

28Les niveaux d’affaires étaient d’ailleurs sans doute peu différents entre les boutiques des villes et celles des campagnes.

Tableau 81. – Comparatif des niveaux d’affaires des marchands-drapiers.

Lieux d’activité	Valeur médiane en liv. l.	Valeur maximale en liv. l.	Effectif
Villes	18 346,38	99 239,70	18
Campagnes	13 567,85	87 616,45	23

29Dans notre échantillon, le niveau d’affaires médian des marchandsdrapiers urbains était presque un tiers plus élevé que celui de leurs collègues ruraux. Ce résultat est toutefois peu significatif d’un point de vue statistique20. Le résultat le plus intéressant est que ces niveaux d’affaires étaient du même ordre de grandeur, signe d’une participation importante des populations rurales à la consommation marchande.

30Plus que le niveau d’affaires des commerçants ou les types de produits mis à disposition des consommateurs, la grande différence entre les appareils commerciaux urbains et ruraux tenait peut-être surtout à l’importance numérique du commerce ambulant dans les villages. Son ampleur est toutefois délicate à apprécier, et rien n’indique qu’il constituait la modalité majoritaire de diffusion des biens dans les espaces ruraux.

Le commerce ambulant : une offre concurrente et non complémentaire

31Bien qu’il soit presque impossible de les dénombrer précisément, les marchands ambulants semblaient dans les campagnes minoritaires par rapport aux marchands fixes. L’analyse de quelques inventaires de commerçants « parcourant le pays » suggère en tout cas qu’ils proposaient une offre de marchandises comparable à celle des boutiquiers de même spécialisation, et que leurs niveaux d’affaires étaient du même ordre de grandeur : ils étaient à ce titre des concurrents pour les boutiques fixes, dans des conditions qu’il convient toutefois de préciser.

32À la différence de Lorna et Hoh-Cheung Mui pour l’Angleterre, il ne nous est pas possible de dresser une carte de répartition des marchands ambulants sur le territoire lorrain21. Les seules sources disponibles – les rôles de la subvention ou des Ponts et Chaussées, les registres des patentes – ne couvrent que quelques localités et ne relèvent de toute évidence pas l’ensemble des marchands ambulants. Les « cossons » et les « coquetiers », vendeurs de produits alimentaires, étaient les seuls marchands itinérants mentionnés dans les rôles d’impositions d’Ancien Régime – mais ils sortent de notre spectre d’étude. Par ailleurs, nombre de particuliers qui y étaient désignés comme « marchand », « commerçant », « trafiquant », « mercier », « quincaillier » ou « épicier » étaient sans doute « roulants par le pays » sans que rien dans leur titulature ne puisse les distinguer des boutiquiers22. Les rôles des patentes distinguaient quant à eux entre les colporteurs et les marchands fixes, les premiers n’étant pas taxés de la même manière que les seconds – sachant que rien n’empêchait les boutiquiers de coupler leurs activités à de la vente ambulante. De fait, les lettres, registres, factures et reçus des boutiquiers Pierre Claux de Vrécourt ou Dominique Jeandel de Raon-l’Étape montrent qu’ils effectuaient une partie de leurs ventes sur les foires des environs, dans un rayon de 10 km autour de leur résidence23. Jeandel se rendait ainsi tous les ans aux quatre foires de Senones et aux deux de Badonviller, où il rencontrait des clients vivant dans un rayon de 5 à 10 km autour des deux bourgs : c’était ainsi pour lui un moyen d’étendre son aire de chalandise24. Il n’est donc pas possible d’opposer abruptement commerce ambulant et commerce fixe, qui étaient sans doute largement combinés chez les détaillants des campagnes et des bourgs.

33Les patentes de colporteurs sollicitées par de nombreux commerçants de détail nous permettent de préciser le nombre d’acteurs du commerce ambulant. Dans la ville de Blâmont, sur 34 commerçants s’acquittant de la patente en 1791, pas moins de 12 étaient colporteurs. C’étaient en tout 55 marchands ambulants qui se sont fait enregistrer dans la ville – les 43 autres venant de communes du district : au minimum, on peut considérer que l’on trouvait à l’échelle de celui-ci 2,3 marchands ambulants pour 1 000 habitants25. Le registre du canton de Cirey-sur-Vezouze, qui faisait partie du district de Blâmont, indique pour l’année 1792 la présence de 16 colporteurs dans son ressort, soit un ratio de 3,7 colporteurs pour 1 000 habitants26. Une telle proportion se retrouvait ailleurs : le district de Vézelise, dans le Saintois, campagne assez riche, comptait 3,2 colporteurs pour 1 000 habitants27. Ces chiffres étaient élevés par comparaison avec l’Angleterre et le Pays de Galles à la même époque : quand bien même le sous-enregistrement des marchands ambulants aurait été important au Royaume-Uni, on n’y trouvait que 0,1 à 0,2 « roulants le pays » déclarés pour 1 000 habitants dans les années 178028. Peut-être était-ce à relier à une plus grande solidité de l’appareil commercial britannique dans les campagnes, qui aurait pu s’appuyer sur des boutiques fixes plus nombreuses et à l’envergure d’affaires plus solide qu’en Lorraine – autant de facteurs qui auraient limité l’utilité des colporteurs ruraux ?

34L’approche par le nombre de colporteurs est toutefois ambiguë, dans la mesure où l’on ignore quels étaient leurs espaces d’activité : prospectaient-ils les environs de leur lieu de résidence, l’ensemble de la région, ou alors des espaces plus lointains29 ? Les marchands ambulants pouvaient écouler des productions locales aussi bien dans la province qu’à l’extérieur : dans le canton de Cirey-sur-Vezouze, on relevait ainsi en 1792 des colporteurs dans quatre localités sur dix. Ils étaient particulièrement nombreux dans le village de Bertrambois – onze, dont neuf « colporteurs de faïence », exportant directement la production de l’importante manufacture de Cirey. Mais à quelle échelle ? De la même manière, le village de Germonville, dans le district de Vézelise, était comme beaucoup de ses voisins, dont Chamagne, engagé dans le commerce ambulant – notamment pour exporter les dentelles produites dans les environs de Mirecourt30. Le village comptait en 1793 pas moins de 16 colporteurs pour 209 habitants, dont cinq à voiture.

35Les chiffres fournis posent par ailleurs la question du degré d’implication des marchands ambulants dans les activités commerciales. Pour beaucoup d’entre eux, il s’agissait sans doute d’une activité d’appoint. Sur les 55 colporteurs enregistrés à Blâmont, aucun n’a en effet sollicité de patente à l’année : 45 « roul(ai)ent par le pays » six mois seulement, un seul neuf mois, et six seulement trois mois. Et sur les 45 « demi-patentés », 39 étaient de simples porteurs de balles, cotisés au minimum. Il s’agissait sans doute d’activités commerciales de complément pratiquées de manière intermittente pendant la morte-saison. À Germonville, l’implication dans le commerce ambulant semblait plus prononcée : sur 16 colporteurs, un seul payait une patente pour trois mois, six pour six mois et neuf pour neuf mois. Il est difficile de chiffrer l’étendue réelle de pratiques commerciales servant bien souvent surtout à procurer une activité complémentaire occasionnelle à un grand nombre de personnes31. Une telle extension sociale témoigne en tout cas de la forte pénétration des relations de marché au sein des populations rurales : même de manière partielle, un grand nombre de personnes étaient concernées, et des localités pouvaient même s’en faire une spécialité.

36Les marchands-drapiers des villes, mais surtout ceux des bourgs et des campagnes étaient en butte à la concurrence directe de marchands ambulants. Contrairement à ce que l’on pourrait conclure de la lecture de Margaret Spufford, tous les marchands ambulants n’étaient pas de petits merciers32. On relève parmi les sept exemples de marchands « roulants » dont on dispose pour les années 1770 à 1790, cinq marchands-drapiers, proposant étoffes, accessoires et pièces de vêtements à leur clientèle – et deux merciers seulement. Avec des dettes passives d’un niveau médian de 14 369 liv. l., les drapiers roulants avaient un niveau d’affaires vraisemblablement comparable à celui de leurs collègues des campagnes – voire des villes – quand bien même leurs activités ne se développaient pas jusqu’aux pointes atteintes par la boutique fixe – 20 309 liv. l. de niveau de dettes maximal contre 87 616 liv. l. dans les villages et 99 239 liv. l. dans les centres urbains.

37Sur la seule base des marchandises vendues, il était au demeurant malaisé de distinguer les marchands ambulants des boutiquiers33.

Tableau 82. – Les étoffes dans les stocks des marchands ambulants.

Nom des marchands drapiers roulants	Lieu de résidence	Types d’étoffes dans les stocks										Montant des stocks d’étoffes en liv. l.
		Étoffes de luxe	Belles étoffes	Étoffes de laine communes	Petites étoffes de laine	Étoffes mêlées	Indiennes	Autres cotonnades	Étoffes de lin et de chanvre	Toiles	Etoffes non identifiées
MORELLE	(roulant)	0,0	16,6	9,6	3,7	5,4	33,4	1,1	6,4	17,2	6,5	2091,19
TOURNIER	(roulant)	0,0	0,0	1,5	0,9	3,5	71,0	3,0	11,0	8,9	0,2	1491,52
SCHACKER	(roulant)	0,0	8,0	48,1	1,3	6,2	8,4	0,0	3,5	19,8	4,7	664,41
CARTIER	Portieux	5,4	32,2	9,4	2,4	6,0	9,7	0,5	0,0	14,9	19,5	2876,83
HINGRAY (1787)	St Étienne lès Remiremont	0,0	0,0	18,3	7,9	7,9	48,9	6,4	0,0	7,5	3,2	482,85

38Il semblerait en tout cas que les marchands ambulants aient connu un assez haut niveau de spécialisation, et qu’ils aient tâché de resserrer leurs activités autour d’un ou deux types de produits, principalement des marchandises destinées à un vaste public, étoffes de laine communes, indiennes ou toiles – on retrouve d’ailleurs là les produits les plus vendus par les marchands roulants britanniques dans les années 178034. Si individuellement un marchand ambulant devait entrer en concurrence avec les boutiquiers des villages qu’il visitait, ce devait donc être sur un ou deux grands types de produits : en plus d’être intermittente, la concurrence qu’ils exerçaient était donc seulement partielle.

39Dans l’ensemble, les marchands ambulants contribuaient, ainsi que l’ensemble des commerçants ruraux, à mettre à disposition des habitants des campagnes une offre peu différente de celle proposée par les boutiquiers urbains. Malgré leur nombre sans doute assez élevé, leur implication souvent partielle dans le commerce, leur créneau d’affaires resserré, et leurs pratiques commerciales mêmes – des passages plus ou moins réguliers dans les mêmes lieux – faisaient que la concurrence qu’ils causaient aux boutiquiers des bourgs et des villages était limitée. Leurs activités se rapprochaient en réalité du commerce périodique : quelle différence y avait-il entre une petite foire mercière rurale trimestrielle attirant les commerçants des environs et un commerçant ambulant, passant quatre fois l’an dans le village ?

Étudier les différentiels locaux de l’offre

41Notre ambition est de relier des produits à des localisations, pour mettre en évidence les différences de l’offre entre les villes, les bourgs et les campagnes – et préciser nos observations précédentes35. Nous limitons ici notre enquête aux étoffes, aux accessoires de parure et aux produits d’épicerie. L’étude a été menée de manière simple, en tenant compte de la présence ou de l’absence des produits dans les localités ou chez les marchands. Nous nous appuyons pour la mener sur les saisies d’inventaires de faillite auxquelles nous avons procédé : 13 766 entrées-marchandises concernant 1 115 produits différents pour les années 1775-1790.

42À partir de nos données, comment déterminer si l’on avait affaire à des produits diffusés dans toute la province ? Nous avons tout d’abord compté, pour les villes, les bourgs et les campagnes, le nombre de marchands chez qui l’on trouvait chaque grande catégorie de produits (étoffes, accessoires, etc.). Le tableau suivant synthétise les résultats.

Tableau 83. – Les produits dans les stocks des marchands détaillants.

Types de localités	Nombre total de marchands	Vendeurs d’étoffes	Vendeurs d’accessoires de vêtement	Vendeurs de petite mercerie	Vendeurs d’épiceries	Vendeurs d’équipements d’intérieur	Vendeurs de matières premières	Vendeurs de papier ou de livres
Villes	43	34	41	32	33	29	33	30
Bourgs	15	12	14	14	14	13	15	14
Villages	29	27	26	19	12	11	21	11

43Pour chaque produit, nous avons calculé le nombre de marchands des villes, des bourgs et des campagnes chez qui on le trouvait représenté. Nous avons ensuite rapporté pour chaque type de localités le nombre de marchands diffuseurs du produit en question au nombre total de marchands vendeurs de produits de la catégorie concernée. Nous déterminons ainsi plusieurs types de produits : les produits rares, représentés une seule fois, les produits de diffusion massive, présents dans plus de la moitié des boutiques écoulant la catégorie de produits concernés (soit un ratio supérieur à 0,5), les produits courants, vendus par plus du quart mais moins de la moitié des marchands (soit un ratio compris entre 0,25 et 0,5).

44Ces calculs nous permettent de dresser pour les villes, les bourgs et les villages la liste des produits les plus représentés chez les détaillants. Nous pouvons ensuite comparer entre elles les listes obtenues pour chacun des types de localités. De ces observations, on ne peut cependant rien dire de la quantité des différents produits écoulée dans les villes, les bourgs ou dans les campagnes. Tout au plus peut-on dire que ce produit était connu et diffusé dans toute la Lorraine, villes comme campagnes.

Une offre à la fois intégrée et ségrégée

45Tous les produits relevés dans les inventaires ont été classés en trois catégories : ubiquistes pour ceux que l’on retrouve dans tous les types de localités, exclusifs pour ceux qui sont présents dans un seul type de localités, intermédiaires pour ceux présents dans seulement deux types de localités sur trois. À l’intérieur de chaque catégorie de produits, nous avons calculé pour chaque sous-catégorie la proportion des variétés ou des types de produits ubiquistes, exclusifs et intermédiaires36. Pour ce faire, nous avons pondéré chaque variété ou type de produit du nombre de marchands chez qui il était représenté.

46L’uniformité de l’offre en étoffes entre les boutiques des villes, des bourgs et des campagnes était très grande.

Tableau 84. – Proportion des types de produits ubiquistes dans les boutiques selon les localités (en % de l’ensemble).

Catégories d’étoffes	Villes	Bourgs	Villages
Étoffes de luxe	70,7	100,0	100,0
Belles étoffes	31,6	82,8	94,2
Étoffes de laine communes	88,0	95,7	92,9
Petites étoffes de laine	93,9	95,0	92,6
Étoffes mêlées	93,3	100,0	100,0
Indiennes	92,0	89,8	92,8
Autres cotonnades	86,7	85,0	100,0
Étoffes de lin et de chanvre	75,0	95,0	95,0
Toiles	80,0	73,3	93,9
Étoffes non identifiées	48,5	92,9	91,3

47Les résultats laissent apparaître une large uniformité de l’offre disponible dans la province : sauf pour les étoffes les plus rares, les produits ubiquistes représentent 70 à 80 % de l’offre disponible dans les villes, et près de 90 % dans les bourgs et les campagnes.

48Même en considérant les variétés de produits et non plus seulement les types, l’intégration de l’offre à l’échelle de la province était patente. Les variétés disponibles étaient sensiblement plus nombreuses dans les villes que dans les bourgs ou les villages, en particulier pour les étoffes de prix, sans pourtant que les précédentes observations pussent être invalidées.

Tableau 85. – Proportion des variétés de produits ubiquistes dans les boutiques selon les localités (en % de l’ensemble).

Catégories d’étoffes	Villes	Bourgs	Villages
Étoffes de luxe	65,4	66,7	75,0
Belles étoffes	45,1	57,1	71,4
Étoffes de laine communes	61,2	68,5	80,4
Petites étoffes de laine	62,0	78,3	100,0
Étoffes mêlées	44,8	70,6	87,5
Toiles	72,2	81,0	93,1
Étoffes non identifiées	59,3	76,7	43,5

49Les produits ubiquistes représentaient 60 % environ de l’offre disponible dans les villes, près de 70 % dans les bourgs et presque 80 % dans les campagnes. L’intégration de l’offre au niveau des cotonnades et des petites étoffes de laine était même particulièrement flagrante. Celles-ci étaient présentes en larges quantités dans les boutiques d’étoffes : leurs ratios d’apparition étaient supérieurs à 0,25 et dépassaient même souvent 0,50. Nul doute que l’on avait affaire à des produits de large diffusion. Cela confirme la relative uniformité des goûts au niveau de la province et l’existence d’un véritable marché de consommation des étoffes, auquel pouvaient participer des segments importants des populations rurales.

50Les mêmes remarques peuvent s’appliquer aux accessoires de vêtement. Beaucoup de produits étaient présents chez la plupart des vendeurs d’accessoires et étaient vraisemblablement, étant donné la grande quantité de ces produits dans les stocks de marchandises, de large diffusion dans toute la Lorraine (tableau 86).

51C’était en particulier le cas des bas, des rubans et des mouchoirs, dont on retrouvait les mêmes modèles dans les villes, les bourgs et les campagnes. Pour les variétés les plus populaires, les ratios d’apparition dans les boutiques dépassaient 0,40 et même dans certains cas atteignaient 0,70. Produits généralement de qualité moyenne et de prix modéré, il n’est pas surprenant qu’ils aient été aussi largement diffusés que les lainages de qualité intermédiaire. Comme pour les étoffes de haut prix cependant, certains produits de luxe comme les boutons d’or, les boutons d’argent ou les tresses d’or ne se retrouvaient que dans les villes, lieux de résidence des classes les plus aisées. C’était également dans les villes que l’on trouvait les accessoires de parure les plus sophistiqués, constituant les marqueurs sociaux les plus notables : cravates, cols, gants, chapeaux. Quoi qu’il en soit, les campagnes étaient pleinement intégrées à la diffusion des marchandises les plus courantes dans les boutiques des villes : la présence massive des bas et des rubans chez les marchands ruraux témoigne d’une uniformisation vestimentaire voire, dans le cas des mouchoirs, d’une uniformisation des comportements. L’abondance des rubans, l’un des produits les plus présents dans les inventaires, traduisait l’existence d’habitudes de consommation comparables à celles des villes : dans les campagnes aussi, on préférait orner les vêtements anciens et les rafraîchir avec des rubans que de s’en faire confectionner de nouveaux à prix élevé.

Tableau 86. – Proportion des variétés de produits ubiquistes dans les boutiques selon les localités (en % de l’ensemble).

Catégories d’accessoires	Villes	Bourgs	Villages
Rubans	82,8	92,8	91,8
Attaches (boucles, boutons, etc.)	80,6	96,8	80,0
Gants et cravates	85,0	89,5	78,9
Mouchoirs	90,7	95,2	86,5
Couvre-chefs	50,0	71,0	90,0
Bas	93,7	96,1	96,8
Pièces de vêtements	28,6	66,7	50,0
Accessoires divers	47,7	76,5	66,7
Bijoux	41,2	60,0	100,0
Fils et dentelles	72,9	84,8	87,0

52L’épicerie présente toutefois un profil divergent : si les produits disponibles dans les campagnes se retrouvaient partout, la césure était cependant nette entre villes et bourgs d’une part et campagnes de l’autre. Les deux premiers disposaient en effet d’une offre bien plus diversifiée (tableau 87).

53Par comparaison avec les villes, le nombre de produits d’épicerie disponibles dans les boutiques rurales était bien moindre que pour les étoffes et les accessoires. Il convient tout particulièrement de distinguer les produits de droguerie, employés notamment pour la teinture, qui étaient assez largement présents dans les inventaires des marchands de village, des produits d’épicerie proprement dite – les denrées comestibles –, qui y étaient peu fréquents. Dans les campagnes comme dans les bourgs et les villes, les produits de teinture ou servant de matières premières à l’artisanat atteignaient des ratios de présence chez les marchands de 0,30 à 0,40. Leur importante diffusion dans les campagnes s’expliquait sans doute par les besoins de la production textile locale ; on peut même supposer que les ménages se procuraient de la teinture pour reteindre leurs vêtements. À l’inverse, le sucre et ses dérivés étaient peu diffusés dans les campagnes (ratio de présence de 0,17 contre près de 0,40 dans les villes), de même que les denrées alimentaires comme le riz ou l’huile d’olive (moins de 0,20 dans les campagnes contre plus de 0,25 dans les villes et les bourgs). Cela distinguait les boutiques des villages de celles des villes, où les denrées alimentaires étaient nombreuses et variées, qu’il s’agisse d’épices ou de produits de diffusion récente comme les pâtes. Hormis le café, assez diffusé comme boisson énergisante, et les condiments comme le poivre et la muscade, les denrées alimentaires étaient relativement peu présentes chez les commerçants ruraux. La diffusion des produits d’épicerie était vraisemblablement le reflet des habitudes de consommation des populations : les disponibilités locales étant différentes dans les villes et dans les campagnes, il n’était pas surprenant de voir dans ces dernières une moindre diffusion de certains produits. Le sucre, assez représenté dans les villes, avait ainsi sans doute peine à remplacer le miel dans les campagnes.

Tableau 87. – Proportion des variétés de produits ubiquistes dans les boutiques selon les localités (en % de l’ensemble).

Catégories de produits	Villes	Bourgs	Villages
Produits de teinture et d’apprêts	48,0	53,2	100,0
Sucres et sucreries	64,7	75,0	80,0
Condiments et épices	58,2	50,0	100,0
Denrées alimentaires	35,2	42,9	75,0
Boissons	62,9	63,2	100,0
Produits ménagers (chandelles, etc.)	26,7	35,1	88,9