Chapitre VIII. Hiérarchie commerciale et redistribution régionale des marchandises

doi:10.4000/131sr

Chapitre VIII. Hiérarchie commerciale et redistribution régionale des marchandises

p. 187-212

Texte intégral

1Les quelques dizaines de maisons de marchands-magasiniers existantes n’étaient pas en position de monopole pour les importations de commodités, certains détaillants cossus ou très spécialisés étant largement autonomes pour leurs approvisionnements hors de la province. Les plus importants d’entre eux étaient même à l’occasion demi-grossistes. D’ailleurs, et bien que plusieurs mémoires d’administrateurs aient pu insister sur le maintien de leur rôle tout au long du siècle, il se peut que leur position se soit érodée avec le temps. L’hypothèse d’un raccourcissement progressif des filières d’approvisionnement au xviii^e siècle a été avancée1. Devant la diversification de l’offre, les marchands détaillants ont ainsi sans doute été poussés à constituer des stocks plus importants, ce qui nécessitait des dépenses croissantes : il se peut qu’ils aient cherché à restreindre autant que possible le recours aux grossistes locaux, pour s’approvisionner directement auprès des marchands-fabricants ou sur les grandes places commerciales extérieures à la province, et réduire ainsi les coûts d’intermédiation2.

2Poser le problème en termes de dépendance des détaillants vis-à-vis des grossistes ne permet cependant pas de rendre compte de l’ensemble des liens qu’entretenaient ces commerçants entre eux. Tout comme chez les opérateurs du commerce interrégional, les relations entre les détaillants et les grossistes lorrains se construisaient dans la durée, et s’appuyaient sur des rapports de confiance mutuelle. Les « amis », terme revenant fréquemment dans les correspondances, des marchands-magasiniers étaient ainsi privilégiés en termes d’information sur les assortiments disponibles et de sélection des produits, et se voyaient accorder des délais de paiement larges et des prix préférentiels – comme si la crainte de perdre une relation d’affaires stable l’emportait sur la recherche de la rentabilité immédiate.

Les hiérarchies du commerce

3Bien qu’étant les plus gros commerçants de Lorraine, les marchands-magasiniers ne dominaient pas les importations dans la province. Tous les détaillants en effet n’avaient pas également recours à leurs services : certains s’en passaient complètement, pour se fournir directement auprès des marchands-fabricants de la province ou de l’extérieur, quand d’autres leur faisaient appel pour certains types de biens seulement. Pour tenter d’expliquer ces rapports différenciés, nous allons tester ici plusieurs hypothèses, en nous appuyant sur les inventaires de faillite de détaillants nombreux et précis des années 1780-1785.

Les niveaux d’affaires des marchands détaillants

4Une analyse simple des données des inventaires des détaillants laisse entrevoir parmi eux sans grande surprise une très grande diversité de niveaux d’affaires. Entre le milieu et la fin du siècle, ceux-ci restèrent du même ordre de grandeur. Pour chaque césure, les commerçants ont été classés en quartiles selon leur niveau d’activités déterminé à partir des dettes passives. Celles-ci nous semblent être le meilleur indicateur de l’envergure des activités des commerçants : un marchand qui sollicite un atermoiement pour des dettes passives montant à 4 000 liv. l. est assurément un petit commerçant, un autre déposant son bilan pour des dettes de 50 000 liv. l. étant certainement un assez gros opérateur. Il a été tenu compte de l’inflation pour la seconde césure3.

5La valeur moyenne des créances pour chaque quartile pour les inventaires des années 1780 était un quart inférieure aux niveaux des années 1740 et 1750. Ce résultat n’est toutefois au sens strict pas statistiquement significatif, et rien ne nous autorise à parler d’une réduction du niveau d’affaires des détaillants4. Rien ne nous permettant non plus de parler d’une hausse, il se peut que la poussée commerciale de la seconde moitié du xviii^e siècle ait été davantage portée par l’augmentation du nombre de commerçants que par l’accroissement du volume des affaires brassées individuellement par les marchands5.

6On retrouve des niveaux d’affaires comparables dans d’autres régions de l’espace français6. À Angers, les dettes passives chirographaires des plus petits détaillants déposant leur bilan entre 1740 et 1759 étaient comprises entre 2 250 liv. t. (minimum de la période 1740-1748) et 4 081 liv. t. (minimum de la période 1758-1759) – soit entre 2 900 et 5 270 liv. l7. Ces chiffres étaient du même ordre de grandeur que les détaillants du premier quartile présentés plus haut. Les chiffres cités par Serge Chassagne sont plus erratiques pour la fin du siècle, et ne permettent pas de comparaison satisfaisante. Les plus solides détaillants lorrains avaient quant à eux un niveau d’affaires comparable à celui des bons boutiquiers ou des petits grossistes toulousains : sur les 22 marchands faillis appartenant à l’élite du commerce de la ville étudiés par Georges Marinière pour la période 1778-1788, l’un comptait 14 212 liv. t. de dettes passives chirographaires et sept entre 20 000 et 50 000 liv. t. – ce qui les plaçait au niveau du quatrième quartile des détaillants lorrains de ces mêmes années8. Par ses niveaux d’affaires et ses hiérarchies internes, le commerce lorrain était en définitive assez semblable à celui du reste de l’espace français.

Qui avait vraiment recours aux services des marchands grossistes ?

7Notre échantillon pour les années 1770 et 1780 réunit des marchands d’envergure et de spécialité différentes, installés dans tous les types de localités, et nous permet de tester quelques hypothèses quant à la place des marchands-magasiniers dans les approvisionnements des détaillants.

8Pour chaque marchand, nous avons calculé la part que représentaient les créances chirographaires en Lorraine et celles contractées auprès de marchands-magasiniers de la province : cela indique en particulier le degré d’autonomie des marchands détaillants dans leurs approvisionnements, et le niveau d’affaires à partir duquel ils s’approvisionnaient au-dehors. Il n’est pas difficile de déterminer la part des créanciers lorrains des marchands, dans la mesure où les lieux de résidence des créanciers étaient mentionnés dans les relevés. L’estimation de la place des marchands-magasiniers est un peu plus complexe, la spécialisation professionnelle des créanciers n’étant pas systématiquement indiquée. On dispose cependant, tant pour le milieu que pour la fin du siècle, de divers relevés des principaux marchands de Nancy9. De plus, il est possible, par recoupement entre inventaires, de reconstituer une liste satisfaisante des grossistes des villes de la province pour les deux césures – avec le risque toutefois de ne pas prendre en considération les plus petits grossistes lorrains, souvent demi-grossistes ou grossistes occasionnels, et singulièrement ceux des plus petites localités. Ainsi donc, nous pouvons surtout mettre ici en évidence le degré de dépendance des marchands détaillants lorrains vis-à-vis des principaux grossistes importateurs.

Les différentiels de recours aux marchands-magasiniers

9Le degré de recours des détaillants aux grossistes a été calculé pour les quatre quartiles de la hiérarchie des dettes passives. Les plus petits marchands réalisaient en moyenne les trois quarts de leurs achats dans la province, ceux du deuxième quartile les deux-tiers, le troisième quartile 60 % environ. Le lien apparaît fort entre niveau d’affaires et part des achats effectuée en Lorraine (tableau 67).

10Les détaillants étaient dans une large mesure dépendants des commerçants ou des producteurs locaux pour la constitution de leurs assortiments. Dans l’ensemble, le recours aux marchands-magasiniers était important pour toutes les catégories de boutiquiers : ils représentaient autour de 40 % des fournitures chez les plus modestes, mais encore 30 % chez les plus solides. Le lien entre faiblesse du niveau d’affaires et recours massif aux grossistes importateurs n’était ainsi pas très net.

11Quelles autres explications trouver ? Plus que le niveau d’affaires, c’était peut-être le degré et la nature de la spécialisation qui expliquaient le recours aux marchands-magasiniers. Beaucoup de marchands modestes mais très spécialisés avaient en effet des besoins en certains biens suffisamment importants pour que des commandes passées directement à l’extérieur de la province fussent rentables. Si à l’inverse un marchand vendait un peu de tout, il devait composer ses assortiments à partir de petits achats très fragmentés : les produits vendus étant de multiples provenances, il lui fallait compter sur une multitude de filières marchandes pour constituer ses approvisionnements. Cela pouvait lui revenir très cher en termes de coûts de transaction et de frais de transport s’il s’adressait à des fournisseurs extérieurs à la province – surtout si les achats étaient de très faible niveau10. La diversité des types d’achats, combinée à la faiblesse du niveau des affaires, rendait donc plus intéressant le recours aux grossistes.

12Un effet-localisation pouvait enfin jouer. Pour passer des commandes hors de la province, les détaillants lorrains devaient pouvoir les faire acheminer aisément jusque dans leur localité de résidence. C’était sans doute aisé pour ceux installés près de la frontière des Duchés, à proximité de grands pôles commerciaux comme Metz ou Troyes : il leur était assurément plus profitable de se rendre sur ces places marchandes que de recourir aux services des grossistes de Nancy, démarche qui leur causait des frais d’intermédiation supplémentaires et les empêchait de sélectionner eux-mêmes les marchandises qu’ils désiraient. De la même manière, il était plus facile d’être autonome pour ses approvisionnements dans une ville, un bourg ou un village bien relié au réseau routier, que dans une localité enclavée.

13Un modèle de régression linéaire, où la proportion des créances auprès de marchands-magasiniers dans l’ensemble des dettes passives chirographaires est la variable à expliquer, peut nous aider à tester ces hypothèses. Parmi les facteurs explicatifs à tester, le niveau d’affaires est représenté par le montant en liv. l. des dettes passives, le niveau de spécialisation par la part en valeur de chacune des grandes catégories de produits (étoffes, accessoires de parure, petite mercerie, épicerie, accessoires d’intérieur, matières premières, produits culturels) dans les stocks, la résidence dans un village est déduite des indications portées sur le dossier d’atermoiement, le degré de connexité correspond au nombre de tronçons routiers convergeant dans la localité d’installation du marchand, la proximité d’une frontière est déterminée par la présence d’une ligne de douane à moins de 5 km de la localité d’installation du commerçant, le fait que le commerçant soit au non ambulant est déduit des indications portées à la demande d’atermoiement et à l’inventaire. Pour mettre ces résultats en perspective, nous allons également mener les mêmes calculs sur le recours aux importations et celui aux autres marchands lorrains.

14Sans grande surprise, il apparaît qu’un fort niveau d’affaires allait de paire avec la capacité à constituer soi-même ses approvisionnements en dehors de la province, sans recourir à des grossistes : la p-value indique une relation significative (< 0,001) et un coefficient positif (0,001). De la même manière, la connexité de la localité d’installation favorisait l’autonomie en matière d’importation (p-value = 0,002) : mieux on était positionné sur le réseau routier, plus simples étaient les approvisionnements extérieurs, et un point de connexité (c’est-à-dire un raccordement routier) faisait croître de presque quatre points de pourcentage (coefficient = 3,897) les importations dans les achats des marchands. De manière un peu plus contre-intuitive, le degré de spécialisation jouait dans le recours aux importations (p-value = 0,062), mais de manière négative (coefficient = – 0,394) : les marchands très spécialisés avaient ainsi peut-être fréquemment recours à l’appareil commercial lorrain en vue d’effectuer des achats de compléments.

15Pour le recours aux marchands-magasiniers, le seul facteur pour lequel le seuil de significativité soit vraiment acceptable (c’est-à-dire dont la p-value soit inférieure à 0,10) est le degré de connexité, qui se trouve être en relation inverse avec le niveau du recours aux grossistes : celui-ci était par conséquent le plus important là où les détaillants étaient les moins reliés au réseau routier, et donc pouvaient le plus difficilement s’insérer dans les flux commerciaux interrégionaux. Les marchands-magasiniers exerçaient ainsi de toute évidence une fonction de désenclavement et d’intégration à l’échelle régionale. La significativité douteuse de variables comme le niveau d’affaires ou la spécialisation suggère que les pratiques commerciales des détaillants étaient extrêmement plastiques : les détaillants pouvaient manifestement s’approvisionner de manière assez indifférente et très pragmatique chez des grossistes, d’autres détaillants ou en dehors de la province – pourvu toutefois qu’ils résidassent dans une localité bien reliée aux réseaux de circulation. Il apparaît en tout cas que le recours aux autres commerçants lorrains, demi-grossistes ou détaillants, était surtout lié au niveau d’affaires (p-value < 0,001), et dans un sens négatif (coefficient = – 0,001) : plus un détaillant était modeste, plus il s’approvisionnait auprès d’autres détaillants pour constituer ses stocks. S’il faisait en somme des achats très fractionnés et de petit volume, il avait tendance à recourir un peu plus à des détaillants.

Une évolution de la fonction des marchands-magasiniers au cours du siècle ?

16La comparaison entre les données des années 1740 et des années 1780 laisse apparaître le maintien sur le demi-siècle de la position dominante des marchands-magasiniers des grandes villes dans le commerce intérieur de la province (tableau 69).

17L’échantillon de marchands des années 1740 montre que les achats effectués en Lorraine étaient très importants chez tous les commerçants, et ce quelle que soit leur envergure. Tout comme à la fin du siècle, les commerçants les plus modestes étaient ceux qui faisaient le plus d’achats dans la province, les marchands les plus solides ayant tendance à importer une part non négligeable de leurs stocks.

18Entre les années 1740 et les années 1780, nos données et notre mode de présentation des résultats font apparaître une baisse de la part des achats effectués en Lorraine dans les trois premiers quartiles : assez uniforme, elle est d’une quinzaine de points environ dans chaque catégorie. En réalité, une analyse menée sur l’ensemble des données suggère que les écarts de recours aux importations, aux grossistes ou aux autres marchands entre le milieu et la fin du siècle ne sont pas statistiquement significatifs11. Il n’est donc pas possible de parler de désaffection des commerçants vis-à-vis des marchands-magasiniers au cours de la seconde moitié du siècle. Leur poids dans le commerce de la province est en fait probablement resté le même. Les progrès des manufactures lorraines n’ont par ailleurs sans doute pas été suffisamment décisifs pour entraîner des substitutions massives aux importations. D’un autre côté, la baisse du coût relatif des transports – calculé par rapport au prix des marchandises à acheminer –, tout comme l’envoi croissant tout au long du siècle de commis-voyageurs par les marchands-fabricants extérieurs, qui permettaient aux détaillants d’accéder directement à l’information sur les produits en se passant du maillon des grossistes importateurs, n’ont pas contribué non plus à inonder le marché lorrain de marchandises étrangères et à submerger les fabriques de la province12.

19Si les marchands-magasiniers conservaient une place importante dans le commerce de la province à la fin du xviii^e siècle, leur rôle était différent selon les profils d’activité des marchands détaillants. Les plus gros détaillants n’avaient qu’assez peu recours à leurs services, et s’approvisionnaient plus facilement à l’extérieur : le gros de la clientèle des marchands-magasiniers était composé de marchands modestes et médiocres, tandis que les plus petits marchands avaient sans doute beaucoup recours aussi aux autres commerçants – principalement des détaillants. L’accessibilité du lieu d’installation des marchands avait également une incidence sur le niveau de leur recours aux grossistes : bien des commerçants de bonne envergure installés dans les campagnes recouraient massivement aux marchands-magasiniers, par commodité d’acheminement des marchandises.

Les relations entre grossistes et détaillants

20Les marchands-magasiniers disposaient de moyens financiers et d’un capital social suffisants pour s’insérer dans les circuits commerciaux interrégionaux, facteurs qui les plaçaient a priori dans une position structurellement dominante vis-à-vis des petits marchands de la province – quand bien même ils ne jouissaient pas d’un monopole d’importation13. Si comme dans le grand commerce fournisseurs et clients étaient à la recherche de relations d’affaires stables, les détaillants n’hésitaient pas à faire jouer la concurrence entre les grossistes. L’appareil commercial lorrain connaissait donc une structure de type semi-concurrentiel – où la concurrence entre grossistes était tempérée par la prégnance des liens de fidélité avec les détaillants.

Nature et intensité des relations entre grossistes et détaillants

21Les grossistes constituaient leurs approvisionnements lors de grandes campagnes d’achats à l’extérieur, déterminant ainsi assez largement l’offre disponible dans la province14. Comme les marchands détaillants ne pouvaient se rendre au lieu de résidence des marchands-magasiniers à chaque fois qu’ils avaient besoin de compléter leurs stocks, ils s’en remettaient souvent à eux pour sélectionner des marchandises pour leur compte et les leur faire parvenir. Une partie des opérations commerciales au sein de l’espace lorrain s’effectuait cependant de visu, lors de visites que les commerçants de la province rendaient à leurs fournisseurs nancéiens ou d’autres grands pôles commerciaux régionaux.

22Malgré la présence de marchands-magasiniers dans de nombreuses villes et les facilités de communication croissantes dans la province tout au long du siècle, les relations directes entre les détaillants et les grossistes étaient relativement peu nombreuses. Tout au plus se rencontraient-ils trois à quatre fois par an, lors de visites des détaillants à la ville ou de rencontres sur les foires de la province. Comme l’écrivait à la Veuve Navière le marchand Hébert d’Hattonchâtel, les détaillants ne se rendaient auprès de leurs fournisseurs que lorsqu’ils étaient « désassortis15 ». Cela n’excluait pas cependant de passer de temps à autre quelques commandes pour compléter les stocks16. Les visites à la ville proche donnaient aux marchands détaillants l’occasion de s’informer sur les marchandises, de passer des commandes et également de payer leurs créanciers17. Les achats étaient ainsi souvent couplés avec des paiements censés solder tout ou partie des opérations antérieures : sur les 21 ventes que fit la Veuve Navière à Charpentier de Badonviller entre 1754 et 1760, 15 ont ainsi donné lieu le jour même au versement « d’acomptes18 ».

23Si ces visites avaient lieu tout au long de l’année, au gré des besoins des détaillants, elles connaissaient malgré tout un pic au moment des retours de foire – et singulièrement de celles de Francfort. Les marchands des villes et bourgs de Lorraine se rendaient alors à Nancy ou dans les autres villes pour y faire leurs achats et se réassortir19. Les grossistes réalisaient une bonne partie de leurs ventes à cette période, quand les magasins étaient pleins et fraîchement approvisionnés. Sur près de 57 000 liv. l. de ventes en 1757, la Veuve Navière en effectua ainsi 27 % en mai et 26 % en octobre, juste au retour des foires de Francfort. Les papiers de Trocquet, marchand détaillant de Pont-à-Mousson indiquent que plus du tiers des achats effectués entre octobre 1727 et septembre 1728 l’ont été en octobre 1727, notamment les 17 et 18, lors d’un voyage à Nancy. Les marchandises qu’il y a achetées étaient typiques de celles que les grossistes lorrains se procuraient aux foires de Francfort : indiennes, draps du Nord, flanelle20. Charles Barthélemy, marchand-drapier de Marsal, réalisait quant à lui l’essentiel de ses achats dans les deux mois qui suivaient les périodes de retours des mêmes foires, soit entre fin mars et fin mai pour la foire de Pâques et octobre-novembre pour la foire de septembre21.

24L’importance des retours de foire dans le fonctionnement général du commerce de la province était le signe de plusieurs phénomènes. Cela montrait que les détaillants ajustaient leurs achats pour limiter les invendus : les fournitures qu’ils effectuaient auprès des marchands étaient destinées à leur durer quelques mois tout au plus. Cela témoigne également de l’importance prise par la mode et la nouveauté, en particulier dans le secteur des étoffes et des accessoires : les grossistes ne manquaient en effet jamais d’insister sur la nouveauté des motifs ou des couleurs de leurs produits22. Enfin, les visites chez les fournisseurs étaient la marque d’un système économique où l’appréciation qualitative des produits jouait un grand rôle : les biens n’étant jamais pleinement substituables, et les techniques de production n’étant pas standardisées au point de garantir la stabilité des produits, la qualité d’une même marchandise pouvait être assez variable. Il était alors important pour un détaillant d’être le premier et le mieux servi, et de bénéficier de la « fleur de marchandise » promise par les marchands-magasiniers à leurs meilleurs clients23. En somme, il n’y avait pas d’opposition de fond entre commerce sédentaire et commerce périodique, puisque les rythmes du premier s’inséraient largement dans ceux du second.

25Si les visites des détaillants chez leurs fournisseurs étaient limitées en nombre, les interactions entre les grossistes et leurs clients étaient nombreuses. Les premiers s’enquéraient en effet fréquemment des besoins de leurs clients, tâchant par la même occasion de se faire payer les dettes en souffrance. Ils s’appuyaient pour cela sur de nombreux auxiliaires commerciaux, commis-voyageurs ou maîtres de postes24.

26Les commis-voyageurs permettaient aux marchands-magasiniers d’entretenir des contacts fréquents avec les détaillants de la province. C’était un des associés, un commis ou un membre de la famille qui se chargeait d’assurer les « tournées » pour le compte de la maison. Une ou plusieurs fois par an, les représentants des marchands-magasiniers se rendaient auprès des clients pour y récupérer des paiements et leur présenter des échantillons de marchandises. Les semaines précédant les foires de Francfort (à Pâques et en septembre) et de Reims (de Carême, dites de « la Couture », et de la Saint-Rémi en octobre), étaient une période d’intense activité pour les commis, qui se rendaient chez les marchands détaillants pour récupérer leurs « mémoires » et leurs paiements25. Les visites aux détaillants de la province étaient cependant tout aussi importantes après les foires, puisqu’il s’agissait de leur faire connaître les marchandises achetées et de les inciter à passer commande : les commis s’affairaient alors auprès d’eux pour leur présenter les arrivages. Leurs tournées incluaient fréquemment un passage sur les foires de la province. Bien que la Lorraine fût « pauvre en foires », celles-ci jouaient un grand rôle dans les affaires des détaillants des bourgs et des campagnes, tant pour la vente à la clientèle que pour les réapprovisionnements auprès des marchands-magasiniers26. Lieux de réalisation de bénéfices, moments de recouvrement des créances, les foires étaient l’occasion pour les commis et les représentants en tournée de solder des comptes et de récupérer des commandes : les détaillants étaient alors solvables, et leurs stocks avaient été pour partie écoulés.

27Les factures, lettres de voiture et correspondances marchandes montrent également l’intervention d’intermédiaires commerciaux comme les « maîtres des carrosses ». L’installation de voitures publiques circulant régulièrement sur les principaux axes routiers des Duchés remontait au début du règne du duc Léopold (1697-1729), qui en avait accordé le privilège aux fermiers de la poste aux lettres27. Ils disposaient du monopole du transport des paquets de moins de 50 lb., et étaient à ce titre des acteurs importants des échanges entre grossistes et détaillants, les commandes de ces derniers étant souvent d’un petit volume28. Le petit nombre des transporteurs était un atout, dans la mesure où les commerçants et eux se connaissaient et étaient étroitement liés. Les maîtres des carrosses et les voituriers faisaient ainsi fréquemment fonction de commissionnaires, et effectuaient un certain nombre de tâches commerciales pour le compte des marchands de la province – comme l’achat de marchandise, le transport de lettres ou encore la remise d’argent29.

28Ces différents opérateurs commerciaux contribuaient à rapprocher grossistes et détaillants, et à consolider leurs relations d’affaires. La longueur de celles-ci contribuait à cimenter le commerce.

Des relations marchandes inscrites dans la durée : le principe de « l’amitié »

29Les marchands-magasiniers étaient engagés avec leurs clients de longue date dans une économie de la prestation de services mutuels non facturés : aux gestes commerciaux des grossistes répondaient de la part des détaillants divers services rendus. Ces rapports privilégiés, construits dans la durée, étaient recherchés par les commerçants : disposer de fournisseurs fiables et serviables assurait les détaillants de recevoir de bonnes marchandises à des prix intéressants, tandis que compter des clients fidèles garantissait aux grossistes d’écouler assez aisément leurs stocks. Les relations entre marchands de la province reposaient en somme sur les mêmes pratiques que celles ayant cours dans le commerce interrégional.

Les marchands-magasiniers à la recherche de la stabilité des débouchés

30Les marchands-magasiniers s’efforçaient d’accroître autant que possible le nombre de leurs relations d’affaires. Une fois ouvertes, il s’agissait de les entretenir. Comme dans le cas du grand commerce interrégional, cela passait par le traitement différencié des meilleurs clients – ce qui faisait partie de l’horizon d’attente des clients les plus anciens. Les bienfaits des marchands-magasiniers envers leurs bons clients ou « pratiques » se manifestaient avant tout par l’accès privilégié à la marchandise dont ils les faisaient bénéficier. Les « amis » étaient ainsi les premiers prévenus en cas d’arrivage, et se voyaient offrir de profiter de la « fleur de marchandise30 ». Germain Empereur bénéficiait par exemple de conditions favorables chez plusieurs négociants de Nancy. Le grossiste Georges-François Petitjean lui proposait ainsi des conditions de vente particulièrement avantageuses :

« Je vous envoie ci-joint les échantillons des droguets croisés larges de ¾ que j’ai eu l’honneur de vous faire voir à votre dernier voyage. Vous me dites pour lors que vous pourriez pour le printemps en faire un assortiment ; comme la saison avance et que vous m’avez paru en être curieux, c’est pourquoi je vous les offre particulièrement comme vous convenant mieux pour la jeunesse de votre ville à qui cela fera un merveilleux usage. Et pour vous y encourager je partage volontiers avec vous une grande partie du bénéfice que je devrais, vu la bonté de l’étoffe, prendre sur cette marchandise, et au lieu de 7 liv. 10 s. que je les vends, je vous les passerai à 7 liv. 5 s., et si l’assortiment est considérable, je vous les passerai à 7 liv.31. »

31Il ne s’agissait pas de pure rhétorique commerciale : les détaillants « amis » bénéficiaient bel et bien de prix de connivence de la part de leurs fournisseurs, ce qui expliquait sans doute en partie la large amplitude des taux de marge dans le commerce de gros.

32La discrimination tarifaire se justifiait sans doute dans ce cas précis par la solidité et la confiance qu’inspirait Germain Empereur. Installé dans une des plus grosses villes de l’espace lorrain, dotée d’une université et comptant sans doute alors 6 000 habitants, Empereur pouvait en effet écouler rapidement des quantités importantes de marchandises. Lui accorder des conditions favorables était pour le grossiste un moyen de poursuivre ses activités avec lui : il s’agissait de placer une grosse quantité de produits chez un commerçant efficace, ce qui l’assurerait de gains substantiels et de paiements rapides. « L’amitié » marchande était donc évidemment intéressée : il était profitable d’un point de vue commercial de faire bénéficier certains marchands influents de traitements préférentiels.

33Comme pour les relations entre les importateurs et les fournisseurs extérieurs à la province, les faveurs pouvaient prendre d’autres formes. La visite des commis-voyageurs des grossistes aux clients des zones les plus reculées donnait ainsi lieu à diverses prestations de services : l’organisation de la poste lorraine étant encore assez fruste dans la première moitié du xviii^e siècle, et les bureaux distributeurs étant peu accessibles à beaucoup de commerçants des campagnes32, le marchand-magasinier Cressant de Nancy proposait ainsi à Pierre Claux d’assurer le dépôt de ses lettres33.

Les marges de manœuvre des détaillants

34Les marchands détaillants recherchaient tout naturellement les avantages des relations « d’amitié » avec les grossistes : les clients anciens et fidèles ne manquaient d’ailleurs pas de demander à en bénéficier lorsqu’ils s’en sentaient exclus34. Ils étaient d’autant plus enclins à le faire qu’ils se trouvaient collectivement plutôt en position de force face aux marchands-magasiniers. Ceux-ci étaient en effet nombreux dans la province et, comme leur spécialisation n’était pas absolue, ils se trouvaient partiellement en situation de concurrence les uns envers les autres. Les détaillants étaient ainsi à même de profiter de la situation : autant les relations anciennes étaient entretenues pour les avantages qu’elles pouvaient procurer, autant l’ouverture de nouvelles relations d’affaires pouvait donner lieu à des négociations âpres35. La structure des approvisionnements des marchands détaillants reflète cette tension entre recherche de la stabilité des filières commerciales et mise en concurrence. Pierre Claux de Vrécourt, pour lequel les factures sont conservées de 1729 à 1735, se fournissait ainsi auprès de dix marchands grossistes de Nancy, Mirecourt ou Neufchâteau (tableau 70).

35La moitié des fournisseurs de Claux l’ont servi pendant toute la période observée : le détaillant faisait chez eux deux voire trois achats par an, à chaque fois pour plusieurs centaines de livres. Les rythmes d’approvisionnement et les montants en jeu étaient similaires à ce que l’on retrouvait chez la Veuve Navière, et semblaient correspondre à la modalité typique des relations entre détaillants et grossistes dans l’espace lorrain : des achats répétés et fractionnés partagés entre une dizaine de fournisseurs36. Nous avons tiré au sort 11 marchands sur les 120 ayant ouvert un compte chez elle entre 1754 et 177037 (tableau 71).

36La fréquence des achats et la relative modestie de leurs montants s’expliquaient sans doute par la volonté des détaillants de ne pas s’encombrer de marchandises qu’ils ne pourraient vendre rapidement. Dans ce cas, le risque était en effet de devoir acquitter le montant des achats avant d’avoir tout écoulé – et d’avoir ainsi des difficultés à effectuer les paiements. Tout comme chez Dominique Jeandel étudié plus haut, le recours à plusieurs grossistes avec lesquels les relations étaient stables s’expliquait par la spécialisation des marchands-magasiniers dans certaines branches de produits : bien des marchands détaillants étant des merciers, ou des vendeurs d’étoffes très diverses, il leur fallait visiter plusieurs magasins pour composer leurs assortiments. Il s’agissait aussi dans une certaine mesure pour les détaillants de se laisser la possibilité de les mettre en concurrence. Ils souhaitaient sans doute enfin s’assurer par là d’une marge de sécurité, en ne dépendant pas d’un fournisseur unique susceptible de faire faillite.

37Ce mode d’approvisionnement des marchands détaillants trouve une illustration dans les comptes de la Veuve Navière. Son mari, qui avait ouvert son magasin en 1754, était décédé peu après : il s’agissait en tout cas d’une nouvelle grossiste sur la place de Nancy, qui devait se faire une réputation pour se constituer une clientèle. Se recommander du marchand-magasinier Jacques Huyn, chez qui Dieudonné Navière avait été commis et qui lui avait cédé une partie de ses affaires, ne pouvait toutefois suffire. La Veuve Navière a ainsi d’emblée été confrontée à cette mise en concurrence de la part des détaillants, qui cherchaient à tirer d’elle les meilleures conditions de vente : de fait, le nombre de clients réguliers sur qui elle pouvait compter au bout de quelques années formait une proportion modeste de l’ensemble. Le tableau suivant, dressé à partir du grand livre, présente la durée des relations avec les détaillants ayant ouvert un compte chez son mari à la création du magasin en 1754. Le décompte s’arrête en 1762, année de la faillite de la Veuve Navière.

38Le noyau de clients fidèles montait à une trentaine : plus du quart des marchands ayant effectué des achats à la maison Navière en 1754 restèrent en relations d’affaires avec elle jusqu’à sa faillite de 1762. Les difficultés financières de la Veuve Navière débutèrent en 1760 : ses approvisionnements s’en ressentirent probablement, détournant d’elle quelques détaillants ne trouvant plus l’offre disponible à leur convenance. On peut donc également compter comme clients fidèles ceux avec qui les relations s’étendirent sur six ou sept ans. C’est en somme moins de la moitié des clients de la première année qui sont entrés dans des relations commerciales durables avec la maison. Ce chiffre est du même ordre que celui des détaillants venus faire seulement quelques achats, pendant une année ou deux, sans entrer dans des relations suivies, qui s’élève tout juste à 40 %. On constate donc une polarisation forte des relations entre marchands aux deux extrémités : ou bien les détaillants étaient satisfaits des premières prestations, et cherchaient à faire durer les affaires le plus longtemps possible, ou bien ils mettaient rapidement un terme aux commandes s’ils se trouvaient mieux servis par d’autres maisons.

Crédit et délais de paiement

39Du fait de la pratique généralisée du crédit dans la sphère commerciale, les gains des marchands étaient autant tributaires du niveau de leurs ventes que de la rapidité à payer des débiteurs. En dépendait la possibilité pour les marchands-magasiniers de faire face à leurs échéances : comme tous les commerçants, ils étaient en effet tiraillés entre les versements des clients et les paiements à faire à leurs créanciers. Le trait principal du crédit entre marchands était la latitude laissée aux clients dans les durées de paiement. Plus que l’acquittement « en leur temps » des créances, ce qui importait en effet manifestement aux marchands-magasiniers était la continuation des affaires avec les clients les plus anciens. Les « pratiques » peu promptes à payer n’étaient ainsi pas systématiquement exclues du premier cercle des bénéficiaires de faveurs, et les procédures d’exécution judiciaire contre les mauvais payeurs étaient très rares.

Les délais de paiement effectifs étaient compris entre six et douze mois

40Tout comme entre les marchands-magasiniers et leurs fournisseurs extérieurs, les délais de paiement courants dans la province entre grossistes et détaillants étaient de six à douze mois. Même si l’on trouvait des cas de vente au comptant, et si généralement les transactions s’accompagnaient au moins du versement d’un acompte, la pratique générale des détaillants était de payer à crédit. Les fonds étaient en effet souvent difficiles à réunir pour réaliser un paiement immédiat : les correspondances marchandes laissaient entendre que les achats étaient censés être payés grâce aux ventes, qui ne pouvaient être effectuées et dont les montants ne pouvaient être recouverts avant plusieurs mois38.

41Si les délais de paiement étaient dans l’ensemble convenablement tenus, quelles étaient les réactions des grossistes lorsque leurs clients ne les payaient pas dans les temps ? Il peut être intéressant pour le savoir de consulter les comptes d’un marchand-magasinier confronté à de mauvais payeurs. L’étude des délais de paiement effectifs peut s’appuyer sur le dépouillement des comptes courants des clients des marchands-magasiniers. Sur la base de ces documents, il est difficile de suivre précisément le paiement d’une opération particulière, puisque dans les comptes débits et crédits se chevauchaient sans que les versements puissent être rapportés à une vente donnée. On peut cependant mettre en regard dans chaque compte les niveaux cumulés des achats et des paiements, et ainsi déterminer l’ampleur et la durée des découverts39. Ces calculs ont été effectués pour les quelques marchands sélectionnés au hasard parmi les 120 clients de la Veuve Navière étudiés plus haut.

42Sur 11 marchands, cinq accusaient des retards de paiement très prononcés : la moitié des dettes de Fourquain et Hébert mirent ainsi plus d’un an à être réglées. C’était même la totalité chez Jacob et les frères Mercier. Au fil du temps, les sœurs Meslin eurent quant à elles de plus en plus de mal à payer leurs dettes, et les paiements s’espacèrent progressivement. Même si chez la Veuve Navière les mauvais payeurs semblaient surreprésentés, ce qui expliquerait sa faillite en 1762, sa réaction face aux retards de paiement était symptomatique des pratiques marchandes de l’époque : elle ne cessait pas les ventes à ces clients, continuant au contraire à honorer leurs commandes. On retrouvait exactement les mêmes manières de procéder chez les fournisseurs de François Rivet de Commercy, qui continuèrent à l’approvisionner malgré les délais de paiement démesurément longs qu’ils devaient subir avant de devoir consentir à un atermoiement40.

43Que les marchands-magasiniers aient accepté les commandes de leurs créanciers mauvais payeurs s’explique sans doute largement par le fait que les retards de paiement étaient une donnée structurelle des relations commerciales des économies anciennes, pour des raisons souvent indépendantes de la volonté des marchands : cela pouvait incliner les grossistes à la clémence41. L’étroitesse du milieu commerçant lorrain, renforcée par la concurrence entre négociants des principales localités, faisait par ailleurs que les marchands grossistes ne disposaient pas de larges possibilités de choisir leurs correspondants. Il était donc hautement souhaitable de ne pas rompre les relations avec les clients mauvais payeurs – et ce d’autant plus que les difficultés à payer pouvaient n’être que passagères, liées aux difficultés structurelles à recouvrer les créances dans une économie reposant sur le crédit généralisé et soumise aux aléas du secteur agricole42. Les opérations de vente étaient donc vaille que vaille continuées avec ces marchands, dans l’attente de temps meilleurs43.

44L’envoi d’un commis et la discussion avec le client débiteur qui s’ensuivait étaient sans doute l’occasion de rappeler l’intérêt bien entendu des deux parties. Dans les faits, tout délai de paiement outrepassé donnait lieu à des négociations entre débiteur et créancier. Le recours à un déplacement spécial d’un commis était l’occasion de faire planer des menaces sur les mauvais payeurs : « vous savez, écrivait le grossiste Jean Chausson à son commis Schock le 27 octobre 1752, qu’il m’en faut beaucoup (de l’argent) pour mes engagements de septembre. Voyez les bons marchands pour gagner leur confiance, et les autres pour les intimider ou les engager à se libérer44 ». L’intimidation passait en l’occurrence certainement par des menaces d’exclusion du cercle des « amis », en supprimant l’accès prioritaire aux meilleures marchandises ou aux prix de connivence. Ces menaces suffisaient probablement dans bien des cas à assurer un prompt paiement de tout ou partie des sommes dues45. À en juger en effet par les activités de la justice consulaire, les marchands-magasiniers préféraient vraisemblablement trouver un terrain d’entente avec leurs clients voire subir les délais qu’on leur imposait que de faire exécuter les paiements par voie judiciaire.

L’exécution judiciaire des paiements est peu pratiquée

45En Lorraine comme ailleurs dans les espaces français, il était possible pour les marchands de contraindre leurs débiteurs récalcitrants à payer. La pratique des marchands lorrains suivait le « Code Savary », qui faisait par défaut fonction de législation commerciale dans les Duchés : la signature d’un billet ou d’un arrêté de compte valait reconnaissance de dette, et possibilité pour les créanciers d’en exiger le paiement46. Les débiteurs disposaient cependant de diverses garanties : pour qu’ils fussent contraints par sentence à payer, une reconnaissance de dette écrite était indispensable47. Par ailleurs, un fournisseur ne pouvait attaquer son client pour non-paiement tant qu’il y avait continuité des affaires – c’est-à-dire tant qu’il lui livrait des marchandises.

46L’exécution judiciaire des paiements pouvait être décidée par des juges royaux ou par les juges consulaires48. Il était à vrai dire peu probable que les affaires pour fait de marchandise fussent en Lorraine instruites par les juges du bailliage, dans la mesure où existait depuis 1715 une Juridiction consulaire incomparablement plus rapide et moins onéreuse que la justice ordinaire49. De fait, les cours connaissaient très peu d’affaires entre commerçants. Sans que l’on puisse conférer à nos sondages valeur de preuve irréfutable, la présence de marchands devant des juridictions moyennes ou inférieures comme les bailliages ou les prévôtés pour obtenir paiement de leur dû semble avoir été très restreinte. Sur 209 affaires instruites en 1725 par le tribunal de la prévôté et bailliage de Nancy, 46 impliquaient des personnes liées à la production artisanale ou au commerce, dont 17 seulement pour des questions de paiement50. Comme la description des affaires dans les feuilles d’audiences était très sommaire, il n’est même pas sûr que tous ces procès aient eu pour cause des ventes non acquittées. C’était en tout cas bien peu à l’échelle d’une ville comptant alors 15 000 habitants.

47Pour la période 1724-1726, nous pouvons déterminer la nature de 264 affaires traitées par la Juridiction consulaire sur un total de 350. Pour la seconde césure, où la précision des relevés est moindre, cela est possible pour 464 affaires sur 111351.

48Dans les deux cas, il apparaît que c’était principalement pour des questions de paiement de marchandises fournies que les juges-consuls étaient sollicités. Beaucoup d’affaires étaient présentées avec suffisamment de précision dans les registres du greffe pour être étudiées plus en détail.

49Il s’avère que les demandeurs lorrains dans les affaires de paiement n’étaient pas majoritairement des grossistes, quand bien même ceux-ci étaient fortement représentés : dans la plupart des cas, le contentieux concernait des marchands détaillants entre eux52. On ne peut donc pas considérer que les marchands-magasiniers utilisaient la justice consulaire à leur profit pour faire payer leurs débiteurs récalcitrants.

50Pendant la première césure, la mieux documentée, les grossistes n’ont poursuivi des détaillants devant les juges-consuls qu’à une quarantaine de reprises en trois ans – probablement une soixantaine, si l’on tient compte des affaires non spécifiées. La juridiction nancéienne ne recevait donc qu’une vingtaine de plaintes par an émanant de grossistes pour défaut de paiement de leurs débiteurs, ce qui était en somme assez peu53. Les marchands demandeurs devant la Juridiction consulaire semblaient ne recourir à cette voie d’exécution qu’en dernière extrémité, et donnaient l’impression de ne l’utiliser qu’à contrecœur. Dans les quelques cas où nous pouvons l’observer, le délai était d’ailleurs très long entre la date à laquelle la créance était payable, c’est-à-dire exécutoire par voie de justice en cas de non-paiement, et le moment où la procédure d’exécution était lancée devant les juges-consuls.

51Si le recours à ce type de procédure judiciaire était parcimonieux, il n’en était pas moins efficace : dans la plupart des cas, les défendeurs étaient condamnés au paiement des sommes dues, ainsi qu’à celui des frais de justice. Les juges-consuls étaient en particulier intraitables lorsque les débiteurs étaient non-comparants. Ils étaient dans ce cas systématiquement condamnés, leur signature sur les effets de commerce étant considérée comme reconnue sans même qu’ils soient réassignés à comparaître. Ces non-comparants étaient souvent de petits marchands vivant loin de Nancy, et qui ne pouvaient se permettre de se rendre spécialement dans cette ville, voire ne pouvaient payer les frais d’un avocat. Les petits marchands attaqués devant la justice consulaire avaient ainsi de fortes chances de se trouver condamnés : en ce sens seulement, les juges-consuls servaient les intérêts des plus gros marchands.

52Bien que très dissuasive, l’arme judiciaire était très peu employée par les marchands-magasiniers. En cas de paiement en retard, ils préféraient composer avec leurs débiteurs – même lorsqu’un billet avait été signé ou qu’un compte avait été arrêté. De telles pratiques s’expliquent sans doute par des raisons structurelles. Étant donné l’étroitesse du milieu marchand de la province, il était difficile aux grossistes d’être trop exigeants avec leurs clients sans mettre en péril leurs débouchés. Pour la même raison, il n’était pas possible non plus à un détaillant de faillir à tous ses créanciers. Si les effets de réputation pouvaient contraindre les grossistes à la modération, ils incitaient aussi fortement les détaillants à exécuter leurs paiements à temps54.

Conclusion

53Le renouvellement constant des types de produits et de leurs qualités imposait aux détaillants un important effort d’information sur les marchandises : les petits commerçants lorrains rendaient ainsi plusieurs fois par an visite aux grossistes dans leurs magasins ou sur les foires pour s’enquérir de « ce qu’ils avaient de plus nouveau ». Parce que la concurrence entre eux était assez vive, les marchands-magasiniers tâchaient de se positionner sur un segment de marché spécifique et faisaient de la nouveauté un argument commercial : un des instruments de la diffusion des innovations était les commis-voyageurs, que les grossistes envoyaient à travers la Lorraine voire dans les territoires avoisinants pour y présenter des échantillons de produits et récupérer les commandes. Les marchands-magasiniers ne plaçaient en outre pas tous leurs clients sur un pied d’égalité : les plus solides, en relations d’affaires constantes avec la maison depuis des années et engagés avec elle dans une économie des échanges de bons procédés bénéficiaient d’un traitement de faveur. En hiérarchisant de la sorte leurs relations d’affaires, ils accordaient une prime aux partenaires les plus fiables : c’était vraisemblablement un moyen de les encourager à poursuivre les relations, dans une économie où le niveau de vente des biens était sans doute peu prévisible d’une année sur l’autre.

54La dépendance des détaillants vis-à-vis des grossistes n’était toutefois pas absolue. Grâce aux progrès des transports, à la généralisation des commis-voyageurs et à l’envoi de plus en plus fréquent d’échantillons, le poids des marchands-magasiniers dans les fournitures des détaillants a peut-être reculé dans la seconde moitié du siècle. Par ailleurs, les marchands détaillants les plus prospères étaient les plus à même de se passer des grossistes, puisqu’il leur était possible de passer directement des commandes groupées de montant élevé à un petit nombre de fournisseurs. À l’inverse, on peut penser que le fait d’être installé dans une petite localité à l’écart des grands axes routiers empêchait un marchand rural de passer des commandes à l’extérieur de la province, et qu’il lui était dès lors plus commode de constituer ses approvisionnements auprès des grossistes.

55À ce stade de notre enquête, l’appareil commercial lorrain nous apparaît densément distribué sur le territoire dès les années 1720, assez nettement hiérarchisé malgré la complexité et le caractère non univoque des relations entre grossistes et détaillants, et marqué par une spécialisation avancée et en progression – en particulier dans les villes. Tous ces éléments nous suggèrent, conformément aux hypothèses formulées en introduction, une commercialisation avancée des espaces lorrains dès le début du xviii^e siècle, et en progression au fil du siècle. On ne peut toutefois confirmer celle-ci que si l’on constate une participation importante et croissante aux échanges marchands des populations des campagnes et des couches populaires des villes. C’est à cette évaluation que nous allons tâcher de procéder en quatrième partie.

Notes de bas de page

1Perrot Jean-Claude, Genèse d’une ville moderne, op. cit., p. 486-494 ; Margairaz Dominique, Foires et marchés, op. cit., p. 131-132.

2Gayot Gérard, « Les innovations de marketing sur le marché européen des draps fins (xvii^e - xviii^e siècles) », in Jacques Bottin et Monique Pellegrin (dir.), Échanges et cultures textiles dans l’Europe préindustrielle, Revue du Nord, hors-série, n^o 12, 1996, p. 111-127.

3Nous avons retenu comme plausible une hausse des prix des commodités de 30 à 40 % entre les années 1720 et les années 1780. Entre les années 1740 et 1780, il semble raisonnable de compter sur une inflation de 30 % : nous avons donc diminué de 30 % le montant des dettes passives chirographaires des détaillants des années 1780, pour les ramener à un niveau comparable à celui des années 1740.

4Avec une p-value de 0,08, le test de Wilcoxon sur le montant des dettes passives des marchands des deux échantillons ne nous permet pas de rejeter l’hypothèse dite « nulle » d’une égalité de chacune des deux médianes.

5Ces observations rejoignent celles de Danielle Van Den Heuvel et Sheilagh Ogilvie (« Retail Development in the Consumer Revolution : The Netherlands », art. cité, p. 69-87 – en particulier p. 82-83) : l’accroissement séculaire du nombre de boutiques entre 1650 et 1800 passe par un développement substantiel du petit commerce.

6Pour Lyon, voir Garden Maurice, « Aires du commerce lyonnais au xviii^e siècle », in Pierre Léon (dir.), Aires et structures, op. cit., p. 265-300 ; pour Toulouse, voir Marinière Georges, « Les marchands d’étoffes de Toulouse à la fin du xviii^e siècle » (Annales du Midi, 70, 43, 1958, p. 251-308) ainsi que Sentou Jean, « Faillites et commerce à Toulouse en 1789 » (Annales historiques de la Révolution française, 1953, p. 217-256) ; pour Angers, voir Chassagne Serge, « Faillis en Anjou au xviii^e siècle. Contribution à l’histoire économique d’une province », Annales ESC, 25-2, 1970, p. 477-497 (les chiffres en question sont à la p. 486).

7Chassagne Serge, « Faillis en Anjou au xviii^e siècle », p. 486.

8Marinière Georges, « Les marchands d’étoffes de Toulouse à la fin du xviii^e siècle », art. cité, p. 283. Les niveaux d’affaires des marchands toulousains faillis en 1789 sont sans surprise du même ordre de grandeur (Sentou Jean, « Faillites et commerce à Toulouse en 1789 », art. cité : montants des actifs et des passifs, p. 224-225).

9AD 54, 49 B 5 : Lieutenances consulaires (xviii^e siècle) ; fiscalité royale (Vingtième d’industrie à Nancy, répartition 1755/1790) ; AD 54, 49 B 6 : Recensement des hommes pour milice, avec listes des meilleurs notables négociants de Nancy reçus maîtres ou non, mentionnant leurs fils et commis ; administration économique et commerciale générale (1698/1789).

10Villain Julien, « Espaces et filières d’un commerce de gros et de demi-gros au xviii^e siècle : les activités commerciales des “marchands-magasiniers” lorrains (années 1750 et 1760) », in Corine Maitte, Philippe Minard et Matthieu De Oliveira (dir.), La gloire de l’industrie. Faire de l’histoire avec Gérard Gayot, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 127-144.

11Nous avons procédé à des régressions linéaires portant sur l’ensemble des détaillants de notre échantillon, années 1740-1750 et années 1770-1780 mêlées. Les variables à expliquer étaient successivement la proportion d’importations dans les affaires du marchand, le recours aux marchands-magasiniers et le recours aux autres commerçants lorrains, avec comme variables explicatives le niveau des affaires (déflaté) et le temps. Pour ce faire, nous avons choisi une variable discrète – césure A pour le premier échantillon et césure B pour le second. Dans les trois cas, le niveau des affaires contrôlé par le facteur « temps » est très significatif (avec une p-value inférieure ou égale à 0,001). Le niveau des affaires est pour l’ensemble de l’échantillon corrélé positivement avec le recours aux importations, et négativement avec le recours aux grossistes ou aux autres commerçants lorrains. À niveau d’affaires équivalent, on ne constate toutefois pas d’effet « temps » sur l’échantillon : pour le recours aux importations, la p-value est de 0,160, pour le recours aux grossistes, de 0,175 et pour le recours aux autres commerçants de 0,878.

12Sur l’évolution du prix des voitures à destination de la Lorraine au xviii^e siècle, nous renvoyons à Villain Julien, Appareil commercial et diffusion des biens de consommation au xviii^e siècle. Aires et structures du commerce des commodités en Lorraine centrale et méridionale, années 1690/1791, thèse, université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 2015, p. 193-196.

13Gervais Pierre, Les origines de la Révolution Industrielle aux États-Unis, op. cit., p. 32-33.

14AD 54, 49 B 596 (Correspondance passive de Germain Empereur, 1753). Lettre de Jeandel et Fischer de Nancy du 30 mars 1753 : « Comme nous venons de faire des achats assez considérables dans les manufactures de France, et que nous sommes sur notre départ pour ceux d’Allemagne, nous pouvons vous assurer que vous trouverez un parfait assortiment en toutes sortes de marchandises de goût et d’une qualité choisie avec un grand avantage pour le prix. »

15AD 54, 49 B 717 (Correspondance passive de la Veuve Navière, 1757). Lettre d’Hébert du 18 mai 1757.

16AD 54, 49 B 540 (Correspondance passive de Deschamps et Muet de Lunéville, 1746). Lettre de Nicolas Demontzy de Blâmont du 26 juillet 1746 : « Je vous supplie donc de remettre à la présente porteuse le contenu du petit mémoire d’autre part. Comme je crois que vous n’aurez pas tous les articles chez vous, je vous supplie de me le vouloir bien les acheter chez quelques-uns de vos confrères […]. La présente porteuse vous remettra deux gros écus que vous mettrez à compte sur les dits articles que vous demandez, et pour le restant je vous le remettrai au premier voyage que j’irai à Lunéville. »

17AD 54, 49 B 738 (Correspondance passive de François Rivet, années 1770). La facture du 28 février 1776 porte la mention « reçu le montant de la présente facture à Nancy le 10 avril 1777, pour J. -Bte Husson, Méget ». La facture de la même maison du 1^er juin 1775 pour des toiles façonnées à 47 s. l’aune, porte la mention « que vous m’avez commis à votre dernier voyage à Nancy ».

18AD 54, 49 B 714 : Grand livre de la Veuve Navière, f^o 100.

19AD 54, 49 B 469 (Correspondance passive de Nicolas Bousval, 1725). Lettre du 21 septembre 1725 de la femme Lacour, marchande de Lunéville. « Selon toutes les apparences, les marchandises de Lyon ont (sic) arrivé car je vois arriver les marchands de Lunéville qui viennent de faire emplette à Nancy. Si les vôtres le sont, je vous prie de m’envoyer demain ce que je vous ai commandé. »

20AD 54, 49 B 752 (Livre d’achats de Charles-Emmanuel Trocquet de Pont-à-Mousson, 1727 et 1728).

21AD 54, 49 B 460 : Livre des factures de Charles Barthélemy de Marsal (1743-1761).

22AD 54, 49 B 597 (Correspondance passive de Germain Empereur, 1754). Lettre de Toustain de Nancy du 30 avril 1754, lettre du même : « je vous prie de vouloir bien venir ici au reçu de la présente pour avoir le choix de mes marchandises de Francfort que je viens de recevoir ».

23AD 54, 49 B 596 (Correspondance passive de Germain Empereur, 1753). Lettre de Toustain de Nancy du 20 septembre 1753 : « une partie de mes marchandises de Francfort sont arrivées aujourd’hui. Je dois recevoir les autres demain ou après-demain. Si vous désirez avoir la fleur de mon emplette, je vous invite à vous donner la peine de venir ici lundi prochain ».

24Bartolomei Arnaud et Lemercier Claire (dir.), « Les commis-voyageurs, acteurs et témoins de la Grande Transformation », Entreprises et histoire, n^o 66, 2012.

25Sur l’importance des foires de Francfort pour le commerce lorrain aux xvii^e et xviii^e siècles, voir Dietz Alexander, Frankfurter Handelsgeschichte, op. cit., en particulier les tomes I (p. 17-116) et V (p. 413-441). Il n’y a pas à proprement parler d’étude sur les foires de Reims et de Troyes. L’aperçu le plus complet pour le niveau et la nature des affaires à Reims au xviii^e siècle reste celui de Dominique Margairaz (Foires et marchés, op. cit., p. 101-136, en particulier p. 102, 106 et 115).

26Margairaz Dominique, Foires et marchés, op. cit., p. 52.

27Boyé Pierre, Postes, messageries et voitures publiques en Lorraine, op. cit., p. 14.

28Lettre de J.-F. Joly du 28 novembre 1759 : « Si vous n’avez pas les marchandises que vous m’avez demandées, c’est de la faute du sieur Noël qui n’est pas venu les charger. Elles sont emballées depuis de 21 de ce mois […]. Dites à Noël de venir le charger, ou sinon je le remettrai à un autre. »

29AD 54, 49 B 688 : Mémoire de Munier, remis à Jeandel (s. d., années 1740).

30AD 54, 49 B 717 (Correspondance passive de la Veuve Navière, 1757). Lettre de Dominique Jeandel de Raon-l’Étape du 26 avril 1757 : « J’ai l’honneur de vous prier de m’écrire sitôt que vos marchandises de Francfort seront arrivées. J’aurai l’honneur de vous aller satisfaire et en même temps pour faire une petite emplette. »

31AD 54, 49 B 596 (Correspondance passive de Germain Empereur, 1753). Lettre de Petitjean du 9 avril 1753.

32Boyé Pierre, Postes, messageries et voitures publiques, op. cit., p. 6 (131).

33AD 54, 49 B 507 (Factures et reçus de Pierre Claux, années 1720 et 1730). La facture du 11 mai 1731 porte la mention suivante : « Les lettres que vous avez remises à mon commis partiront mardi prochain sans faute, ce de quoi vous devez être assuré. »

34AD 54, 49 B 717 (Correspondance passive de la Veuve Navière, 1757). Lettre de Cosson de Dieuze du 17 août 1757 : « Par votre lettre du 16 juillet dernier vous m’avez marqué que vous me les passeriez à aussi bon marché qu’aucun de vos confrères, voilà pourquoi je n’ai donné ma commission à personne ; et me suis persuadé que vous me les passeriez au même prix que ces autres messieurs. C’est pourquoi si vous voulez m’en envoyer une balle de 60 et quelques pièces à ce prix de 32 sols l’aune […]. »

35AD 54, 49 B 717 (Correspondance passive de la Veuve Navière, 1757). Lettre de Nicolas Adam d’Audun-le-Tiche du 26 novembre 1757 : « Quand j’étais à Nancy vous m’avez un peu serré sur plusieurs articles, que j’en ai eu de même qualité à un sol même deux sols moins que chez vous de même qualité, quoique je vous aie préféré de tout ce que j’ai trouvé chez vous. Mais j’espère qu’une autre fois cela ira mieux. Il est vrai, l’on est un peu long, mais quand on est sûr de son paiement, c’est le principal. Ainsi pour à présent le débit ne suit pas ; j’ai encore mon petit assortiment de mois de juin, s’il me faut quelque chose sur la fin de l’hiver, je m’adresserai à vous tant que vous serez raisonnable. Quoi que le sieur Husson et son associé m’ont assez fait d’instances quand j’y étais, m’offrant 18 mois et même plus, et le facteur du sieur Huyn qui venait de Luxembourg il y a 8 jours qui m’a fait la même offre de la part de M. Huyn. »

36Pour 43 inventaires de faillite de détaillants des années 1740 à 1755 où les informations sont suffisantes, la moyenne du nombre de fournisseurs en Lorraine, grossistes ou non, est de 10,8 et la médiane de 11. Quinze marchands sur 43 (soit une fréquence de 0,35) comptent entre huit et 12 fournisseurs. Treize en comptent moins de huit et 15 plus de 12. Le nombre de fournisseurs en Lorraine était largement indépendant du niveau d’affaires des commerçants concernés : le coefficient de corrélation entre les niveaux d’affaires (exprimés par les dettes passives) et le nombre de fournisseurs est en effet peu significatif (0,197).

37AD 54, 49 B 714 : Grand livre des ventes de la Veuve Navière (1754-1770).

38AD 54, 49 B 718 (Correspondance passive de la Veuve Navière, 1758). Lettre de Claude Pelletier de Charmes à la Veuve Navière de Nancy du 20 juillet 1758 : « Il est vrai que je vous avais promis que je vous donnerais de l’argent. Le marchand qui m’avait promis, il n’est pas encore arrivé. Il faut donc avoir la bonté de m’attendre jusqu’à tout après la moisson faite. Je vous donnerai de l’argent le plus qu’il me sera possible. »

39Des analyses de ce type ont été menées pour le Moyen Âge par l’historien italien Federigo Melis, dans ses études réunies sous le titre La banca pisana e le origini della banca moderna (Florence, Le Monnier, 1987), p. 82-109 (« La Compagnia “Parazone e Donato” di Pisa e i conti correnti di correspondenza », chapitre ii de l’essai intitulé : « Note di storia della banca pisana nel Trecento »).

40AD 54, 49 B 738 (Correspondance passive de François Rivet, années 1770). Lettre de Husson du 9 février 1778 : « Au passage de mon commis chez vous, vous lui avez dit que vous viendriez à Nancy aux fêtes de Noël pour me remettre alors les 1 645 liv. 18. 3. que vous me devez d’échus, dont une partie du 3 septembre 1776. Marquez-moi si le temps ne vous permet pas de venir à Nancy, quand mon fils doit passer chez vous pour recevoir cette somme. » Dans une autre lettre du 25 avril 1778, il indique qu’« au dernier passage de mon commis, vous lui avez dit que vous viendriez avant Pâques me faire un bon paiement ». On peut supposer de très grandes difficultés financières chez François Rivet, qui doit 8 106 liv. 16 s. à Husson : « Vous en devez de 19 mois passés, 18 mois et 16 mois, et deux autres parties de l’année révolue. »

41AD 54, 49 B 718 (Correspondance passive de la Veuve Navière, 1758). Lettre de Nicolas Adam d’Audun-le-Tiche du 30 avril 1758 : « Le commerce ne va pas à présent. Je n’ai rien fait cette année. Comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, notre village a été abîmé de grêle, et nos voisins. Cela n’incite pas, car l’on ne débite rien. »

42Hoppit Julian, Risk and Failure in English Business 1700/1800, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 144-154.

43AD 54, 49 B 540 (Correspondance passive de Deschamps et Muet de Lunéville, 1746). Lettre d’Arnaud de Nancy du 18 décembre 1746 : « Comme étant à Lunéville vous me promîtes que j’aurais l’honneur de voir M. Deschamps le 10 du présent à son retour de Pont-à-Mousson, ce dont j’ai été privé. Comme j’ai des engagements pour le 26 courant, je vous prie de me remettre le montant de ce que vous me devez d’échu depuis le 8 août dernier, ci-joint aussi le retard comme nous sommes d’accord. Et je vous serai obligé. J’attendais réponse de celle que je vous ai écrite le 10 dit, pour savoir si les échantillons des cotons que je vous ai envoyés vous conviennent. »

44AD 54, 49 B 490 (Correspondance passive de Jean Chausson, années 1750).

45AD 54, 49 B 717 (Correspondance passive de la Veuve Navière, 1757). Lettre de Lenoble de Vézelise à la Veuve Navière du 3 janvier 1757 : « Si vous avez des étamettes, une pièce brune et une grise, je vous prie de me les envoyer par le carrosse jeudi prochain. M. votre frère m’a dit à son dernier voyage que vous attendiez des marchandises de Rouen. Quand elles seront arrivées, faites-moi en part, je ferai le voyage et tâcherai de vous faire le plus d’argent que pourrai. »

46Hilaire Jean, Introduction historique au droit commercial, Paris, PUF, 1986.

47Savary Jacques, Le parfait négociant, Paris, 1757 (1^re édition, 1675), p. 333-344.

48Pour un exemple d’utilisation des sources de la pratique judiciaire consulaire au xviii^e siècle, voir Kessler Amalia, A Revolution in Commerce : the Parisian Merchant Court and the Rise of Commercial Society in Eighteenth-Century France, New Haven, Yale University Press, 2007.

49Moucherel, Traité élémentaire et pratique sur l’administration de la Justice Consulaire de Lorraine et de Barrois, Nancy, 1788 ; Toubeau, Institutes de droit consulaire ou jurisprudence des marchands ; Instruction sur les affaires contentieuses des négociants, la manière de les prévenir ou de les suivre dans les tribunaux, Paris, 1786 ; Le praticien des juges et des consuls, ou traité de commerce de terre et de mer, Paris, 1742 ; Bornier Philippe, Ordonnance de Louis XIV sur le commerce, enrichie d’annotations et de décisions importantes, Paris, 1767 ; Boutaric, L’explication de l’Ordonnance concernant le commerce des négociants en gros et en détail de mars 1673, 1743 ; Jousse, Commentaire sur l’Ordonnance du commerce de mars 1673 ; Coutumes générales du duché de Lorraine, pour les bailliages de Nancy, Vosge et Allemagne, Nancy, 1783 ; Ferrière Claude-Joseph de, Dictionnaire de droit et de pratique, Paris, 1758 ; Guyot et Merlin, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et bénéficiale, Paris, 1775/1784 ; Lefebvre Nicolas-Joseph, Pratique judiciaire de la Lorraine, Nancy, 1771 ; Théveneau N., De la nature de tous contrats, pactions et convenances et substance d’iceux : traité utile et nécessaire, Lyon, 1570 ; Dumoulin, Sommaire du livre analytique des contrats, usures, rentes constituées, intérêts et monnaies, Paris, 1556.

50Feuilles d’audiences (année 1725), AD 54, série 11 B 1692.

51AD 54, 49 B 44 : registres d’audience, contentieux du commerce, 1722-1728 ; AD 54, 49 B 46 et 47 : registres d’audience, contentieux du commerce, 1745-1755.

52Le calcul du khi² (p-value = 0,13) pour les deux échantillons temporels ne permet pas de rejeter l’hypothèse nulle d’homogénéité : on ne peut donc pas exclure que la part des différents acteurs dans l’ensemble des procédures intentées soit restée la même tout au long du demi-siècle.

53Le même calcul donnerait pour les années 1745-1750 une trentaine de plaintes pour non-paiement par an émanant de marchands-magasiniers ou de banquiers.

54Le monde du commerce lorrain était en somme régulé de manière assez largement extrajudiciaire par des effets de réputation à l’intérieur d’un groupe d’opérateurs relativement étroit. Les structures internes du milieu marchand lorrain étaient toutefois différentes de celles qu’observe Avner Greif dans le cas des marchands « maghribis » (« Reputation and Coalitions in Medieval Trade : Evidence on the Maghribi Traders », Journal of Economic History, 49, 4, 1989, p. 857-882 ; « Contract Enforceability and Economic Institutions in Early Trade : The Maghribi Traders’Coalition », American Economic Review, 83, 3, 1993, p. 525-548). Les marchands lorrains ne pratiquaient pas les coups spéculatifs dans le commerce à longue distance, mais cherchaient au contraire à fournir leurs clientèles de la manière la plus régulière possible : la stabilité des approvisionnements était cruciale, d’où l’intérêt de s’appuyer dans la longue durée sur des fournisseurs spécialisés « amis ». Les commerçants lorrains s’engageaient ainsi de manière souvent durable dans des relations d’affaires « bilatérales » (pour parler comme A. Greif) avec un nombre limité de partenaires, alors que les « Maghribis » étaient impliqués dans une foule d’opérations ponctuelles tout autour de la Méditerranée avec des partenaires occasionnels et virtuellement interchangeables choisis au sein de leur groupe. En Lorraine tous les marchands n’avaient du reste pas la même surface économique, et une hiérarchie fonctionnelle existait entre commerçants : les plus petits détaillants étaient tributaires des marchands-magasiniers pour leurs approvisionnements, et pouvaient d’autant plus difficilement mal se comporter avec l’un d’eux que le nombre de fournisseurs alternatifs disponibles était restreint et que l’interconnaissance entre les grossistes était forte. Il était ainsi plus prudent et plus profitable pour les petits commerçants de miser sur la bonne foi. De même, le nombre relativement restreint de détaillants dans la province incitait les marchands-magasiniers à l’indulgence vis-à-vis de leurs clients fidèles empêtrés dans des difficultés temporaires : ils ne pouvaient pas se permettre de perdre des débouchés.

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