Chapitre VII. Les marchands-magasiniers et la formation de l’offre disponible dans la province
p. 153-185
Texte intégral
1La position de la Lorraine dans le commerce européen au xviiie siècle était assez marginale : elle ne représentait pas un marché de consommation considérable et n’était pas une plaque tournante des échanges entre la France et les espaces germaniques – malgré les ambitions et les espoirs des négociants de Nancy ou de Metz1. Devant la relative faiblesse des manufactures locales en commodités, au débit insuffisant pour couvrir les besoins de la province, une part importante des consommations devait être achetée à l’extérieur, en particulier les produits d’épicerie, les étoffes de qualité moyenne ou les accessoires de parure. La charge d’importer les commodités incombait dans une large mesure à un groupe assez étendu de grossistes, qualifiés localement de « marchands-magasiniers ».
2Ceux-ci faisaient venir des produits depuis les espaces germaniques (principalement par l’intermédiaire des foires de Francfort), les espaces français (avec la Champagne, la Picardie et surtout Lyon comme lieux d’approvisionnement privilégiés) et de plus en plus les espaces helvétiques, fournisseurs de passementerie et de cotonnades. L’épicerie provenait quant à elle essentiellement du sud de la France et des Provinces-Unies. Entre les années 1720 et la Révolution, ces aires d’approvisionnement connurent une grande stabilité, ce qui témoignait du maintien tout au long du siècle d’un même modèle régional de consommation, tourné vers les mêmes types de produits.
3Leur place dans le commerce d’importation conférait aux marchands-magasiniers une fonction de coordination commerciale majeure. Ils devaient en effet concilier la demande formulée par les détaillants de la province avec l’offre disponible sur leurs places d’approvisionnement. Cela impliquait de tenir compte lors de la constitution de leurs assortiments de l’innovation de produits, et donc d’effectuer des paris sur la réception de la nouveauté dans leur aire de chalandise. Pour ce faire, ils devaient largement recourir, hors de la province, à des circuits interpersonnels leur offrant un accès privilégié à l’information, aux marchandises, aux moyens de transport ou aux moyens de paiement2.
Des acteurs de l’intégration du commerce lorrain dans les circuits d’échanges interrégionaux
4Les espaces d’approvisionnement des marchands-magasiniers peuvent être connus grâce aux relevés de leurs dettes passives, très détaillés dans les bilans de faillite. Nous utilisons ici les données tirées de douze de ces inventaires, dressés dans les années 1740 et 1750, dont quatre de négociants de Lunéville et huit de commerçants nancéiens3. La représentativité de cet échantillon est discutable : il ne compte que des grossistes importateurs d’étoffes, d’accessoires de parure et de mercerie4. Nous consacrons donc au commerce des épices un développement spécifique, à partir des comptabilités du grossiste en épicerie Jean Chausson, conservées pour le début des années 1750.
Diversité et segmentation des aires d’approvisionnement vers 1750
Les aires d’approvisionnement des commerçants en étoffes
5Au sein des espaces germaniques, on notait une césure forte entre l’intérieur du Saint-Empire et les espaces alémaniques. Les seconds correspondaient à la Suisse du nord, auxquels se joignait l’Alsace : centrés autour de Zurich et Bâle, ces territoires étaient largement tournés vers la production cotonnière et la passementerie. L’Alsace était à cet égard une sorte d’annexe manufacturière de la Suisse, dont les marchands-fabricants investissaient dans ses manufactures de coton5. L’intérieur du Saint-Empire était quant à lui constitué d’espaces productifs très différenciés : du point de vue du commerce avec la Lorraine, son unité découlait du poids écrasant de Francfort et de ses marchands. L’importance commerciale de la ville devait beaucoup à ses foires, qui rassemblaient deux fois par an des commerçants de toute l’Allemagne : de fait, les affaires entre commerçants lorrains et marchands allemands étaient généralement conclues aux foires de printemps ou de septembre6.
6Dans les espaces français, les fournisseurs se répartissaient entre trois grands ensembles géographiques. Le Languedoc envoyait beaucoup d’étoffes de laine par l’intermédiaire des négociants de Lyon, par ailleurs ville de fabriques de soieries7. Le centre et l’ouest de la France étaient producteurs d’étoffes de laine ou de coton, Paris servant pour ces espaces de place de paiement et de coordination des acheminements. La France du nord-est enfin, avec les manufactures d’étoffes de Champagne et de Sedan, fournissait de nombreuses marchandises à la Lorraine : bien que tributaires de Paris pour les paiements, Reims et Troyes jouaient un rôle majeur de places de collecte et de réexpédition à destination du marché lorrain8.
Tableau 50. – Directions d’approvisionnement des marchands-magasiniers dans les années 1750.
| Macro-régions | Répartition des créances entre les espaces d’approvisionnement (en %) | Répartition du nombre de fournisseurs entre les espaces d’approvisionnement (en %) | ||||||
| Minimum | Médiane | Maximum | Moyenne pondérée | Minimum | Médiane | Maximum | Moyenne pondérée | |
| France du Nord-est | 0,0 | 11,1 | 50,1 | 12,8 | 0,0 | 12,2 | 42,9 | 13,8 |
| Paris et France de l’Ouest | 0,0 | 7,3 | 51,2 | 18,0 | 3,3 | 11,7 | 34,8 | 17,8 |
| Lyon et France du Sud | 0,7 | 10,6 | 57,1 | 12,0 | 1,1 | 14,1 | 28,6 | 12,9 |
| Saint-Empire | 0,7 | 17,4 | 44,4 | 18,8 | 1,4 | 19,8 | 50,0 | 19,8 |
| Espaces alémaniques | 0,0 | 17,0 | 29,1 | 15,6 | 0,0 | 16,3 | 37,0 | 17,3 |
| Pays-Bas et Hollande | 0,0 | 0,1 | 9,1 | 2,3 | 0,0 | 0,7 | 3,8 | 1,4 |
| Espaces lorrains | 0,0 | 9,4 | 75,5 | 17,2 | 0,0 | 12,1 | 47,2 | 14,0 |
| Pas identifié | 0,0 | 0,9 | 12,5 | 3,3 | 0,0 | 1,4 | 13,3 | 3,0 |
Fig. 3. – Espaces du commerce d’importation des étoffes et de la mercerie vers 1750.
7Les données collectées pointent tout d’abord la place modeste des espaces lorrains dans les créances des marchands, à l’exception de Knops et de Courtois. Les sommes dues en Lorraine consistaient surtout en créances envers des banquiers de Nancy, sans doute pour fourniture d’effets, et en créances hypothécaires – certainement des emprunts contractés auprès de particuliers. Elles témoignent de l’importance des banquiers régionaux et du rôle du marché local de l’argent pour le financement des activités commerciales. Les marchands et les producteurs lorrains fournissaient cependant peu de produits aux marchands-magasiniers. Cela tenait sans doute autant au médiocre niveau de la production locale en étoffes ou accessoires de qualité moyenne et supérieure qu’à la préférence bien compréhensible des détaillants de la province pour les circuits courts en matière d’achats locaux : ils faisaient vraisemblablement leurs achats en Lorraine directement auprès des producteurs.
8À considérer la répartition des créances hors de Lorraine, il apparaît que la diversité géographique des approvisionnements était grande : aucune aire ne l’emportait de manière décisive sur les autres. Les activités des marchands-magasiniers étaient en effet marquées par une grande spécialisation géographique : quatre marchands se fournissaient très majoritairement en France et quatre principalement dans les espaces germaniques, ces directions ne s’équilibrant que chez quatre d’entre eux. Le grand nombre de places d’approvisionnement est sans doute lié au caractère peu substituable des produits : peu d’arbitrages entre places étaient possibles, sauf pour certains produits interchangeables – notamment les épices, quelques accessoires de parures ou les indiennes, ces dernières étant de plus en plus produites dans les provinces périphériques9. Le détaillant en étoffes Germain Empereur, de Pont-à-Mousson, ne procédait ainsi à des arbitrages que pour quelques objets, d’importance du reste secondaire dans ses affaires. Si dans une lettre au chapelier Roland de Paris du 26 janvier 1752, il demandait des chapeaux de castor pour « en faire une épreuve contre ceux de Lyon que je tire continuellement, sachant que les fabricants de votre ville font beaucoup mieux qu’à Lyon », il est significatif qu’il n’ait jamais tenté de telles confrontations pour d’autres produits de plus large débit10 (fig. 3).
Un modèle particulier d’insertion dans les flux interrégionaux : l’aire commerciale de l’épicerie
9La différenciation des aires d’approvisionnement était très nette selon la branche d’activités : les observations précédentes ne valent en effet pas pour le commerce des épiceries ou des denrées coloniales. Jean Chausson, grossiste en épicerie nancéien actif au début des années 1750, importait ainsi ses marchandises des ports des Provinces-Unies, de l’Atlantique français ou de Marseille11. La plupart des produits provenant des zones tropicales, une telle répartition n’avait rien de surprenant.
Tableau 51. – Grandes directions d’importation des produits d’épicerie (1750-1754).
| Pôles d’approvisionnement | Montant en liv. l. | Part de l’ensemble |
| Provinces-Unies | 231 650 | 71,9 |
| Empire | 1 837 | 0,6 |
| France de l’ouest | 27 784 | 8,6 |
| France de l’est | 9 647 | 3,0 |
| France du sud | 51 289 | 15,9 |
| Ensemble | 322 207 | 100,0 |
10La carte des grandes directions d’approvisionnement de Chausson est cependant assez éloignée du tableau des importations en marchandises d’épicerie que dressait le relevé des entrées en Lorraine de 174612. Le poids des Provinces-Unies dans ses achats semblait en effet disproportionné.
Tableau 52. – Grandes directions d’importation des produits d’épicerie selon la statistique de 1746.
| Pôles d’approvisionnement | Montant en liv. l. | Part en % |
| France | 551 000 | 43,9 |
| Provinces-Unies | 491 500 | 39,1 |
| Saint-Empire | 198 000 | 15,8 |
| Suisse | 15 000 | 1,2 |
| Ensemble | 1 255 500 | 100,0 |
11Ce déséquilibre s’explique par la composition particulière des achats de Chausson, qui importait énormément de sucre et d’épiceries, tirés aux trois quarts des Provinces-Unies selon la statistique de 1746, et négligeait quelque peu les eaux-de-vie, les huiles et le savon, importés à la même date exclusivement de France. Comme dans le cas du commerce des étoffes et des accessoires, les spécialisations locales étaient très fortes. Les Provinces-Unies étaient ainsi de très loin les principales pourvoyeuses de la Lorraine en marchandises d’Amérique et des Indes, tout particulièrement le sucre et le poivre. Les marchands provençaux expédiaient quant à eux des productions des espaces méditerranéens – d’origine locale comme les huiles ou les savons, ou bien importées du Levant comme le coton. Dans l’ensemble, ces spécialisations des espaces d’importation s’expliquaient par le coût relatif des transports : devant le haut prix des transports par voie routière, les approvisionnements en sucre dans les ports français étaient sans doute assez limités, la voie d’eau rhénane étant bien plus économique.
12Les approvisionnements de Chausson s’organisaient en somme autour de quelques grands ports d’importation, Amsterdam et Rotterdam en Hollande, Marseille dans le sud de la France, Nantes et Dieppe dans l’ouest du Royaume. Les places continentales comme Lyon n’étaient pas absentes, la ville comptant de nombreux grossistes en épices expédiant des marchandises du sud de la France vers le nord et l’est.
13Nettement différenciées selon les types de produits, les aires d’approvisionnement en commodités de la Lorraine s’étendaient en somme au nord et à la moitié orientale de la France, au Saint-Empire, ainsi qu’aux Provinces-Unies et à la Suisse. Les grands espaces textiles français écoulaient leurs marchandises dans les Duchés, soit directement pour les régions les plus proches, soit par l’intermédiaire de marchands lyonnais ou champenois. Pour les espaces germaniques, les ventes étaient effectuées directement par les marchands-fabricants, très souvent en foire de Francfort, les négociants de cette dernière ville étant pour leur part de grands pourvoyeurs d’indiennes. Les aires d’approvisionnement en produits d’épicerie étaient largement différentes, avec un poids important des ports des Provinces Unies et de Provence. Cette géographie commerciale interrégionale, retracée ici pour les années 1740-1750, était en place dès les années 1720 au moins, et le resta jusqu’à la fin du xviiie siècle (fig. 4).
Fig. 4. – Espaces d’approvisionnement de Jean Chausson, marchand-magasinier de Nancy vers 1750.
Une grande stabilité des espaces d’approvisionnement
Quelques aperçus sur les espaces d’approvisionnement dans les années 1720
14En l’absence de statistiques douanières pour les Duchés au xviiie siècle, il nous faut recourir à des informations de diverses provenances pour mettre en évidence les espaces du commerce lorrain.
15L’octroi de Nancy sur les merceries et les épiceries, dit « quatre-vingt-seizième denier », avait été affermé au Corps des marchands entre 1724 et 1731. Comme les droits étaient prélevés à proportion du montant des factures, une distinction était faite dans les comptes entre les monnaies dans lesquelles les ventes avaient été effectuées. Les relevés mensuels du montant des entrées dressés par les collecteurs indiquaient ainsi systématiquement le montant des entrées libellées en livres tournois, en florins d’Empire, en florins de Hollande ou en livres lorraines13. Il est possible de ségréger les entrées dans la ville selon les aires monétaires, et donc selon les grandes directions commerciales. Cela ne peut évidemment nous renseigner que sur les lieux d’achat, et non sur les lieux de production ou sur l’origine géographique des vendeurs.
Tableau 53. – Entrées en provenance des diverses aires monétaires.
| Unités monétaires | 1728 | 1729 | ||
| Montant en liv. l. | Part de l’ensemble des entrées | Montant en liv. l. | Part de l’ensemble des entrées | |
| En livres lorraines | 230 929,00 | 9,0 | 264 132,00 | 10,9 |
| En livres tournois | 959 358,51 | 37,3 | 975 037,97 | 40,4 |
| En florins d’Empire | 1 218 400,00 | 47,4 | 1 070 928,00 | 44,4 |
| En florins de Hollande | 124 449,00 | 4,8 | 73 164,00 | 3,0 |
| En florins de Liège | 29 185,60 | 1,1 | 19 348,80 | 0,8 |
| En livres sterling | 9 918,00 | 0,4 | 11 397,00 | 0,5 |
| Total en argent de Lorraine | 2 572 240,11 | 100,0 | 2 414 007,77 | 100,0 |
16Le très bas niveau des entrées de commodités libellées en livres lorraines découlait de la faiblesse des manufactures de la province au début du xviiie siècle, ainsi que de leur spécialisation sur des produits à bas coût. Malgré des variations interannuelles non négligeables, il apparaît que les entrées de marchandises en provenance de la zone « tournois » représentaient autour de 40 % de l’ensemble, et celles de la zone « florin d’Empire » près de 45 %. Notre approche ne nous dit rien malheureusement du poids de la Suisse dans les affaires des marchands lorrains : les commerçants helvétiques libellaient en effet leurs factures aussi bien en argent de France qu’en argent d’Empire.
Les grandes directions du commerce lorrain se maintinrent dans la seconde moitié du siècle
17Devant les lacunes déjà mentionnées de la documentation sur les douanes à la fin du xviiie siècle, il nous faut recourir à des indications indirectes sur les filières commerciales et leur importance. Certains documents de l’époque révolutionnaire comme les tableaux du Maximum Général ou les enquêtes sur les créances des négociants peuvent nous y aider14. Les premiers ne nous indiquent pas à proprement parler les lieux d’approvisionnement, mais les lieux de production ou d’entrée sur le territoire des marchandises consommées : ils ne disent ainsi rien des modalités d’acheminement des produits15. Les seconds sont des tableaux élaborés à l’été 1794 à la demande du Comité de salut public. Ils étaient destinés à recenser les commerçants entretenant des relations d’affaires avec des marchands de pays en guerre avec la France ou de territoires insurgés contre la République. Ils permettent à ce titre de prendre la mesure des relations entre les négociants lorrains et des espaces importants pour leurs affaires comme Lyon, l’Empire ou les Provinces-Unies16.
18 a) La continuité dans les espaces d’approvisionnement français. L’enseignement principal de l’étude du tableau du Maximum de Nancy est le maintien des grandes zones d’approvisionnement traditionnelles dans la seconde moitié du xviiie siècle. La stabilité était particulièrement marquée dans le cas des étoffes.
Tableau 54. – Évolution des relations avec les places productives et commerciales depuis le milieu du xviiie siècle (commerce des étoffes).
| En relation directe dans les années 1750 | En relation indirecte dans les années 1750 | Nouvelle relation |
| Abbeville | Beauvais | Lorient |
| Amiens | Caudebec | |
| Darnétal | Châteauroux | |
| Elbeuf | Les Andelys | |
| Lille | Lodève | |
| Louviers | Neufchâtel-en-Bray | |
| Nogent-le-Rotrou | Rethel | |
| Paris | Sommières | |
| Reims | Vire | |
| Rouen | Yvetot | |
| Sedan | ||
| Strasbourg | ||
| Troyes |
19Sedan et la Normandie (avec les districts des Andelys, de Louviers, de Vire et d’Elbeuf) continuaient de fournir à la Lorraine des lainages de qualité supérieure. Pour les étoffes de moindre qualité, se maintenaient le Languedoc (les districts de Sommières et de Lodève expédiaient des draps), le Perche (le district de Nogent-le-Rotrou était depuis le début du xviiie siècle fournisseur d’étamines), la Picardie (avec les districts d’Amiens, d’Abbeville et de Beauvais). Tout comme dans les années 1740, les envois de lainages en provenance de Reims étaient très importants : le district fournissait comme un demi-siècle plus tôt draps, ras, flanelles, casimirs, droguets, étamines, voiles, couvertures, bluteaux. Lille envoyait toujours des camelots. L’effacement conjoncturel des relations avec les espaces rhénans profitait sans doute aux fabriques normandes de cotonnades des districts de Rouen, d’Yvetot, de Caudebec ou de Neufchâtel-en-Bray, qui étaient cependant déjà actives dans le commerce avec la Lorraine dans les années 1740.
20Cette grande stabilité des aires d’approvisionnement doit être expliquée. La diversité des matières premières employées et des procédés de finition rendait sans doute les étoffes en partie non-substituables entre elles. Par ailleurs, il ne faudrait pas minimiser le rôle de l’inertie de la demande et des habitudes de consommation dans le maintien sur la longue durée des espaces productifs : le renouvellement des produits était comme on l’a vu très fort, mais consistait surtout en une variation sur les productions courantes. Cette tendance était sans doute renforcée par les règlements des manufactures, qui poussaient au conservatisme dans les productions locales et contribuaient à geler la carte des espaces productifs. Nos résultats suggéreraient ainsi que la fabrication de « façons », étoffes imitées ou dérivées de produits reconnus et établis, ou même que la mise en place par Necker en 1780-1781 d’un « régime intermédiaire » permettant aux fabricants de fabriquer des étoffes échappant aux règlements de manufactures, n’étaient pas venus bouleverser la géographie productive de la France17.
21Il faut cependant tenir compte de la conjoncture particulière d’élaboration du tableau, notamment dans le cas de l’épicerie. La proximité des Provinces-Unies et le faible coût des transports par eau favorisaient le commerce en denrées coloniales avec ces dernières, au détriment des ports français de l’Atlantique ou de la Méditerranée (tableau 55).
22Les comptes de Chausson indiquent ainsi que les espaces méditerranéens n’expédiaient en Lorraine dans les années 1750 et 1760 presque que des productions locales : les approvisionnements en denrées coloniales depuis ces zones n’étaient que des compléments saisonniers. Il fallut ainsi sans doute attendre la Révolution et la fermeture du commerce rhénan et mosellan pour voir les ports français de l’ouest fournir massivement la Lorraine en denrées coloniales comme le sucre ou le café18. De la même manière, la promotion des cotonnades d’Amiens et de Troyes s’expliquait sans doute autant par le développement des fabriques d’étoffes de coton après la levée de la prohibition des indiennes en 1759 que par la fermeture des frontières pour cause de guerre.
Tableau 55. ‒ Évolution des relations avec les places productives et commerciales depuis le milieu du xviii e siècle (commerce de l’épicerie).
| En relation directe dans les années 1750 | Nouvelle relation |
| Marseille | Aix |
| Nantes | Amiens |
| Orléans | Avignon |
| Bordeaux | |
| Draguignan | |
| La Rochelle | |
| Le Havre | |
| Lille | |
| Lorient | |
| Narbonne | |
| Nice | |
| Rouen | |
| Valence |
23Quelques réorientations conjoncturelles mises à part, les permanences l’emportèrent donc entre les années 1750 et le début des années 1790. La ville de Lyon occupait ainsi toujours la même place dans les approvisionnements lorrains. Parmi les 55 maisons de commerce lyonnaises recensées par le grossiste Desrivages, commis à la confection du tableau des dettes, nous en avons identifié formellement 3119.
Tableau 56. – Spécialisation commerciale des correspondants lyonnais des marchands lorrains (1793-1794).
| Branches du commerce | Nombre de marchands | |
| Étoffes | Draperie | 4 |
| Soierie | 5 | |
| Divers | 6 | |
| Bonneterie | 1 | |
| Chapellerie | 5 | |
| Bijouterie | 1 | |
| Épicerie | 6 | |
| Librairie | 2 | |
| Tannerie | 1 | |
| Ensemble | 31 | |
24Les marchands lorrains achetaient à Lyon à la fin du siècle les mêmes marchandises que deux générations plus tôt : outre les épiceries, vraisemblablement réexpédiées depuis Marseille, et les étoffes de laine tirées du Languedoc, les commerçants de la ville continuaient à envoyer en Lorraine des productions des manufactures locales – soieries, chapeaux et bas. La fonction de la place lyonnaise dans le commerce lorrain semble bien avoir été la même à la fin du siècle que vers 1750.
25 b) Les pôles d’approvisionnement d’Europe du nord-ouest sont restés les mêmes. L’étude des créances par direction commerciale montre la prééminence écrasante de Francfort pour les relations avec l’Europe du nord et du nord-ouest. Cela s’expliquait à la fois par le poids maintenu des marchands de cette ville, et par son rôle de place de paiement. Plusieurs très grosses créances correspondaient en effet vraisemblablement à des achats d’effets de commerce auprès de banquiers de la ville. D’une importance commerciale moindre, mais pesant malgré tout assez lourd dans le commerce lorrain, étaient Amsterdam et Rotterdam : leur place était très certainement due aux achats de denrées coloniales. Les principales directions commerciales, et leur fonction traditionnelle, se maintinrent donc là aussi durant toute la deuxième moitié du siècle (tableau 57).
26Les villes de manufacture mentionnées dans les années 1790 étaient dans l’ensemble les mêmes que quarante ans auparavant – tant dans les espaces allemands qu’aux Pays-Bas. Elles s’organisaient en trois grands ensembles, dont les localités prises individuellement pesaient peu : la Ruhr autour de Barmen (Wuppertal), les environs de Liège, Verviers et Monschau (« Montjoie »), et la Bavière avec Kaufbeuren. La première zone était une région manufacturière diversifiée, d’où les marchands lorrains tiraient des produits de quincaillerie ou quelques étoffes légères et autres toiles. Le pays Librairie 2 Tannerie 1 de Liège et de Verviers était quant à lui une région de production drapière, qui fournissait à la Lorraine des étoffes de qualité moyenne et supérieure. Enfin, Kaufbeuren et sa région étaient l’une des principales zones de production de cotonnades dans l’espace germanique. Tout comme dans les années 1750, le grand nombre des pôles productifs représentés illustre l’autonomie des marchands de chaque ville de fabrique, qui parvenaient à maîtriser le processus de commercialisation de leurs produits. Il reflète également le caractère médiocrement substituable des différentes productions – en particulier des étoffes.
Tableau 57. – Évolution des relations avec les places productives et commerciales depuis le milieu du xviiie siècle.
| En relation directe dans les années 1750 | En relation indirecte dans les années 1750 | Nouvelle relation |
| Amsterdam | Altenburg (Thuringe) | Londres |
| Barmen (Wuppertal) | Bruxelles | Vienne |
| Berlin | Coventry | |
| Bois-le-Duc | Dison, pays de Liège | |
| Cologne | Dorth (près de Deventer ?) | |
| Eisenach | Dusseldorf | |
| Elberfeld (Wuppertal) | Friedrichsdorf (Hesse) | |
| Francfort | Hohenstein (Hesse) | |
| Iserlohn | Krefeld | |
| Kaufbeuren | Lauben (Bavière) | |
| Liège | Leeds | |
| Ludinghausen (près de Dortmund) | Lokeren | |
| Nuremberg | Louvain | |
| Rotterdam | Malines | |
| Trèves | Manchester | |
| Utrecht | Monschau | |
| Verviers | Nivelles | |
| Norwich | ||
| Nottingham | ||
| Remscheid (près de Wuppertal) | ||
| Rosbach (Hesse) | ||
| Schmalkalden (Thuringe) | ||
| Theux (près de Verviers) | ||
| Turnhout | ||
| Wiltz (Luxembourg) | ||
| Zullichau (Prusse) |
27La seule véritable nouveauté – de taille – consistait en l’ouverture de relations commerciales directes avec des marchands anglais. Londres se hissait ainsi parmi les principaux pôles en relation avec la Lorraine, grâce sans doute à l’importance de la banque londonienne. Plusieurs marchands nancéiens entretenaient des relations avec la banque Thellusson, pour des montants très élevés. Il est difficile d’interpréter cette promotion de Londres comme place de paiement pour certains commerçants lorrains : était-ce le signe d’un recul structurel de l’importance de la place financière parisienne ? N’était-ce pas plutôt une conséquence passagère des perturbations monétaires qui ont suivi le déclenchement de la Révolution ? Il se peut qu’à partir de 1789 les effets commerciaux sur Paris aient été nettement moins recherchés qu’auparavant : il serait ainsi devenu difficile de faire des paiements en Hollande ou dans le Saint-Empire par des traites sur des banquiers parisiens20. Une solution de remplacement pour les paiements aurait alors été de passer par Londres. Les marchands lorrains se mirent également à entretenir des relations directes avec des manufacturiers de Leeds, de Coventry ou de Manchester : selon toute vraisemblance, il s’agissait de fabricants de quincaillerie rencontrés aux foires de Francfort.
28Depuis le début du xviiie siècle au moins, la Lorraine devait importer des quantités importantes de commodités pour satisfaire ses consommateurs et alimenter un commerce assez important de réexportation. Parmi les importateurs se trouvaient une couche de marchands à haut niveau d’affaires faisant venir des produits depuis les espaces germaniques (principalement depuis les foires de Francfort), les espaces français (avec la Champagne, Lille et surtout Lyon comme lieux d’approvisionnement privilégiés) et les espaces helvétiques, fournisseurs de passementerie et de cotonnades. Ils achetaient les produits d’épicerie essentiellement dans le sud de la France et aux Provinces-Unies. Entre les années 1720 et la Révolution, leurs aires d’approvisionnement connurent une grande stabilité, ce qui témoignait du maintien tout au long du siècle d’un même modèle régional de consommation, structuré autour des mêmes types de produits. L’existence de ces puissants marchands importateurs, dont la fonction économique était d’insérer la province dans les flux interrégionaux de marchandises et d’approvisionner une masse de détaillants, reflétait la hiérarchisation commerciale existant dans les espaces lorrains. Il convient maintenant de préciser la nature de leurs activités (fig. 5).
Fig. 5. – Permanences et mutations de l’espace commercial des grossistes lorrains (1750-1790).
Une spécialisation sur les produits éprouvés : les activités des marchands-magasiniers
29La fonction d’intermédiation marchande consiste à sélectionner les marchandises, et donc à constituer une gamme de produits assez variée pour plaire au public visé et pouvoir s’écouler rapidement et avec profit. Elle suppose d’effectuer des arbitrages entre qualité et prix. Dans le cas lorrain, le rôle d’intermédiaires entre la province et les espaces environnants était principalement exercé par les marchands-magasiniers, fournisseurs importants pour les détaillants de toute envergure21.
Les marchands-magasiniers, des commerçants spécialisés
30L’étude de la composition des stocks des marchands-magasiniers fait ressortir trois grands profils d’activité selon la nature et le degré de leur spécialisation22.
Tableau 58. – Ventilation des marchandises dans les stocks des marchands-magasiniers.
| Catégories de produits | Minimum | 1er quartile | Médiane | 3e quartile | Maximum |
| Étoffes | 0,0 | 23,4 | 56,9 | 92,2 | 93,5 |
| Accessoires de parure | 3,2 | 5,7 | 14,8 | 27,2 | 57,4 |
| Mercerie | 0,0 | 0,0 | 1,4 | 7,3 | 44,7 |
| Épicerie et droguerie | 0,0 | 0,0 | 1,5 | 5,9 | 46,3 |
| Équipement des intérieurs | 0,0 | 0,0 | 0,7 | 1,4 | 3,7 |
| Matières premières | 0,0 | 0,1 | 2,4 | 8,2 | 46,2 |
| Librairie et papeterie | 0,0 | 0,0 | 0,3 | 0,8 | 2,4 |
| Accessoires de boutique | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 0,1 | 1,5 |
| Montant des stocks en liv. l. | 3 676,2 | 12 889,06 | 19 455,91 | 30 976,91 | 97 159,72 |
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Une première catégorie, comptant six marchands sur les treize de notre échantillon, regroupe les grossistes en étoffes : Claudel, Deschamps, Henry, Knops, Mazerand et Vétier. Leur niveau de spécialisation était très élevé, puisque ces marchandises représentaient en valeur au moins 80 % de leurs stocks.
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La structure de leurs stocks se distinguait très nettement de celle d’autres grossistes chez qui les étoffes étaient faiblement représentées, et la gamme de marchandises proposées plus diversifiée. Ils sont dans notre relevé au nombre de trois : Briey, Muet et Salle. Comme ils connaissaient tous une spécialisation partielle, une catégorie emportant chez chacun d’eux en valeur près de 40 % des stocks – l’épicerie chez Briey, les accessoires de parure chez Muet et la mercerie chez Salle – on peut dans leur cas parler de grossistes semi-généralistes.
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Une troisième catégorie rassemble des commerçants spécialisés dans deux ou trois catégories de produits connexes, dont l’ensemble forme près de 90 % des stocks en valeur. Il pouvait s’agir de commerçants en étoffes et accessoires de vêtement comme Broche, Courtois ou encore Gérard et Toustain, mais aussi d’épiceries et de matières premières comme chez Henrion. Jean Chausson, dont nous avons déjà présenté les activités, se rattacherait à cette dernière catégorie.
31Bon nombre de grossistes étaient donc spécialisés dans un nombre limité de types de produits : même les marchands les plus généralistes connaissaient une spécialisation partielle, une catégorie de produits étant nettement surreprésentée dans leurs affaires. Étant donné l’énorme diversité des marchandises disponibles, toutes catégories confondues, cela permettait aux marchands-magasiniers de proposer une gamme très large de produits sur un segment particulier de marché – observations qui rejoignent celles de Pierre Jeannin, qui rappelait que loin d’être polyvalents, les grands marchands étaient en fait des commerçants spécialisés ou semi-spécialisés23.
32La conséquence pratique de cette segmentation de l’offre chez les grossistes était que les détaillants devaient s’adresser à plusieurs d’entre eux pour composer leurs assortiments, comme l’illustrent les achats de Dominique Jeandel de Raon-l’Étape entre janvier 1740 et décembre 174324 (tableau 59).
33Chez la plupart des marchands-magasiniers, les détaillants achetaient des produits de plusieurs types – ce que Jeandel faisait chez Gérard et Toustain de Nancy ou André de Lunéville : cela illustre la diversité des stocks observée plus haut. Conséquence cependant de stratégies commerciales et de positionnements de marché spécifiques, la ventilation des achats chez les grossistes était très déséquilibrée entre les catégories de produits. Les trois grandes orientations dégagées précédemment se retrouvaient ici : marchands chez qui prédominaient les achats en étoffes et accessoires de vêtement (Beugny, Chailly et Fériot, Clément, Gaillot, Gentillâtre, Gérard et Toustain, Huyn de Nancy, Laussel et Jeandel, Thomas et Bloucatte, Vallet, Vanersel), vendeurs d’épicerie et de matières premières (Bertiez et Cie, Febvrel, Phulpin, Vautrin), commerçants semi-généralistes, vendant d’un peu de tout y compris éventuellement quelques étoffes (André, Collin, Courtois, Huyn d’Épinal).
Tableau 59. – Ventilation des achats de Dominique Jeandel chez les marchands-magasiniers par catégorie de produits en % (1740-1743).
| Marchands grossistes | Étoffes | Accessoires de parure | Mercerie | Épicerie et droguerie | Équipement des intérieurs | Matières premières | Librairie et papeterie | Achats totaux (en liv. l.) |
| André (Lunéville) | 4,6 | 46,5 | 27,5 | 12,9 | 1,6 | 6,4 | 0,5 | 3 580,00 |
| Bertiez et Cie (Nancy) | 3,6 | 0,0 | 0,0 | 91,1 | 0,0 | 5,3 | 0,0 | 5 542,84 |
| Beugny (Nancy) | 97,3 | 2,0 | 0,0 | 0,0 | 0,6 | 0,1 | 0,0 | 6 649,59 |
| Chailly et Fériot (Nancy) | 100,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 1 253,00 |
| Clément (Nancy) | 72,9 | 12,2 | 0,0 | 14,7 | 0,0 | 0,2 | 0,0 | 3 479,94 |
| Collin (Épinal) | 0,0 | 40,8 | 0,0 | 17,0 | 0,0 | 42,2 | 0,0 | 303,60 |
| Courtois (Nancy) | 0,0 | 55,9 | 26,0 | 11,6 | 0,0 | 4,4 | 2,0 | 177,53 |
| Febvrel (Épinal) | 1,8 | 12,9 | 17,1 | 60,8 | 0,9 | 1,2 | 5,3 | 684,99 |
| Gaillot (Saint-Dié) | 86,0 | 3,9 | 2,2 | 5,6 | 0,1 | 2,0 | 0,1 | 5 526,19 |
| Gentillâtre (Nancy) | 90,2 | 9,8 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 289,74 |
| Gérard et Toustain (Nancy) | 59,9 | 20,5 | 7,0 | 7,6 | 0,9 | 3,4 | 0,6 | 3 803,75 |
| Huyn (Épinal) | 29,2 | 29,3 | 2,4 | 24,8 | 7,6 | 4,9 | 1,8 | 1 626,67 |
| Huyn (Nancy) | 72,9 | 4,2 | 6,7 | 12,6 | 0,0 | 3,6 | 0,0 | 2 270,40 |
| Laussel et Cie (Nancy) | 97,6 | 2,3 | 0,0 | 0,0 | 0,2 | 0,0 | 0,0 | 15 492,59 |
| Phulpin (Saint-Dié) | 3,6 | 20,8 | 9,0 | 30,4 | 1,2 | 33,9 | 1,2 | 722,09 |
| Thomas et Bloucatte (Nancy) | 100,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 1 855,17 |
| Vallet (Nancy) | 92,9 | 0,6 | 0,0 | 2,6 | 3,6 | 0,3 | 0,0 | 9 396,00 |
| Vanersel (Lunéville) | 100,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 599,24 |
| Vautrin (Nancy) | 0,0 | 0,6 | 1,0 | 96,2 | 0,0 | 2,2 | 0,0 | 7 460,55 |
34Les spécialisations des grossistes n’étaient pas absolues. Comment se faisait-il par exemple que la maison Gérard et Toustain ne se contentât pas d’écouler des étoffes et des accessoires de vêtement, mais proposât également des produits d’épicerie et de la papeterie – dont Jeandel ne manquait d’ailleurs pas de se pourvoir ? Cela relevait sans doute d’une stratégie commerciale des marchands-magasiniers destinée à attirer les détaillants chez eux par la diversité des services qu’ils pouvaient leur rendre. Dans le cas présent, les boutiquiers avaient la possibilité de réaliser de menus achats de complément en épicerie chez Gérard et Toustain sans avoir à s’adresser à un grossiste spécialisé : ainsi, au lieu de passer une commande particulière à un marchand en épiceries pour seulement quelques livres de sucre, les détaillants pouvaient leur demander de joindre ce petit objet à leur envoi. Cela les dispensait de tractations avec des marchands en épiceries, et leur permettait en somme de gagner en commodité – et tout particulièrement, de gagner sur les frais d’expédition. Ainsi, la présence dans les stocks des grossistes de marchandises éloignées de leur cœur de spécialisation leur permettait de répondre au mieux aux besoins des détaillants : ces marchandises faisaient alors fonction de produits d’appel. Pour des commandes en épiceries plus grosses et plus diversifiées, les détaillants avaient toutefois évidemment intérêt à s’adresser à des commerçants spécialisés.
Une concentration sur les marchandises de qualité moyenne : l’exemple des grossistes en étoffes
35L’analyse des étoffes vendues par les marchands-magasiniers laisse entrevoir leurs stratégies commerciales et leurs modes de positionnement sur les marchés de produits. S’ils proposaient à peu près tous les types d’étoffes, les grossistes tâchaient en fait de se spécialiser dans un ou deux. Chez Claudel et Deschamps, il s’agissait ainsi de produits assez haut de gamme – notamment les draps « du Nord » ou de Verviers. Henry et Knops proposaient quant à eux une large gamme d’indiennes. Mazerand et la maison Gérard et Toustain étaient tournés vers les tissus de laine communs, notamment les droguets, les flanelles et les calamandres. Courtois et Vétier pour leur part proposaient nettement plus de petits lainages, comme les cadis du Languedoc, que leurs confrères. Tous les fonds de magasins présentaient donc un profil d’activité un peu différent : les grossistes recherchaient vraisemblablement une niche commerciale leur permettant de se mettre partiellement à l’abri de la concurrence. De plus, cette spécialisation partielle faisait sans doute là aussi fonction de produit d’appel, et les aidait à placer le reste de leurs marchandises25 (tableau 60).
36La comparaison de leurs stocks avec ceux de quelques détaillants de grande envergure permet de préciser la nature du rôle économique que jouaient les grossistes dans la province26. Dans le cas des étoffes, il apparaît qu’ils se concentraient sur un nombre assez restreint de produits. On ne retrouve en effet dans leurs inventaires que 138 variétés d’étoffes différentes, contre 445 dans l’ensemble de l’échantillon de marchands des années 1740-1755 : 69 % des étoffes n’étaient donc disponibles que chez les détaillants – ceux du moins qui étaient capables d’approvisionner à l’extérieur. Les grossistes semblaient concentrer leurs activités sur les marchandises de gamme moyenne ou médiocre et de prix modéré – lainages et indiennes essentiellement.
Tableau 60. – Ventilation des types d’étoffes chez les marchands-magasiniers (en %).
| Catégories d’étoffes | Minimum | Médiane | Maximum |
| Étoffes de luxe | 0,0 | 1,9 | 19,9 |
| Belles étoffes | 5,1 | 13,0 | 23,0 |
| Étoffes de laine communes | 18,0 | 28,2 | 40,1 |
| Petites étoffes de laine | 6,5 | 10,2 | 24,9 |
| Étoffes mêlées | 2,2 | 8,1 | 15,0 |
| Indiennes | 0,0 | 14,8 | 44,5 |
| Autres cotonnades | 0,0 | 2,7 | 4,4 |
| Étoffes de lin et de chanvre | 0,0 | 0,4 | 4,7 |
| Toiles | 0,0 | 4,4 | 15,7 |
| Étoffes non identifiées | 0,0 | 3,6 | 9,5 |
| Valeur totale des étoffes (en liv. l.) | 8 943,5 | 20 096,7 | 89 533,0 |
Tableau 61. – Ventilation des types d’étoffes chez les marchands détaillants (en %).
| Catégories d’étoffes | Minimum | Médiane | Maximum |
| Étoffes de luxe | 0,0 | 10,4 | 16,8 |
| Belles étoffes | 0,8 | 15,1 | 30,3 |
| Étoffes de laine communes | 7,8 | 18,8 | 36,9 |
| Petites étoffes de laine | 0,0 | 3,7 | 14,6 |
| Étoffes mêlées | 2,9 | 11,2 | 16,4 |
| Indiennes | 0,0 | 19,9 | 71,3 |
| Autres cotonnades | 0,0 | 1,4 | 16,7 |
| Étoffes de lin et de chanvre | 0,0 | 0,2 | 1,3 |
| Toiles | 0,0 | 4,7 | 50,8 |
| Étoffes non identifiées | 0,2 | 6,1 | 23,6 |
| Valeur totale des étoffes (en liv. l.) | 2 958,0 | 16 303,3 | 39 580,5 |
37Remarquons d’abord qu’à l’instar des marchands-magasiniers, les détaillants en étoffes se spécialisaient fréquemment sur tel ou tel type de produits. Si Brion, Parent et Mathis avaient tous trois des fonds de boutique relativement généralistes, Court et Duparge proposaient beaucoup de tissus de qualité supérieure et Wathié des étoffes de laine communes. La Veuve Herrier était tournée vers le commerce des toiles, Rupied vers celui des étoffes « de mode » et des cotonnades, quand Mayer vendait principalement des indiennes. Il n’est pas totalement surprenant que les marchands les plus spécialisés de l’échantillon se soient installés à Nancy (Duparge, Herrier, Mayer, Wathié) et Lunéville (Court et Rupied), villes où le nombre de commerçants était important : là encore, la spécialisation est vraisemblablement la recherche d’un créneau protégeant de la concurrence.
38La comparaison des stocks des grossistes et des détaillants fait apparaître chez les uns comme chez les autres le poids des étoffes de laine communes et des petits lainages : représentant autour de 30 % des stocks, ces produits étaient de toute évidence de consommation massive. Les quantités écoulées devaient d’ailleurs être d’autant plus importantes que le prix de ces marchandises était relativement bas. Ces produits avaient cependant à subir la concurrence des indiennes, qui chez les grossistes et les détaillants représentaient environ 15 % des stocks : comme il est difficile d’imputer ces quantités importantes à la seule contrebande, il faut conclure au grand succès de ces marchandises dans la population.
39Les différences entre le contenu des stocks des uns et des autres étaient toutefois notables. Les marchands-magasiniers voyaient en particulier les bonnes et très bonnes étoffes de laine nettement sous-représentées par rapport aux boutiques des détaillants. Comment expliquer un tel positionnement commercial ? Les étoffes de qualité supérieure pouvaient en fait être importées directement par les détaillants qui les écoulaient : leur haut prix leur permettait de gagner sur les voitures, et il était sans doute important pour ces produits de savoir très précisément ce que l’on commandait – plutôt que de s’en remettre au coup d’œil d’un ou plusieurs intermédiaires. Les boutiquiers avaient donc sans doute un recours différencié à leurs fournisseurs, se tournant vers les grossistes pour les produits de qualité moyenne et médiocre, et préférant les achats directs pour les produits les plus luxueux. Il en allait semble-t-il de même pour les produits les plus à la mode.
Stabilité et renouvellement des produits
40Le xviiie siècle est marqué par la grande diversité des marchandises disponibles et par le renouvellement profond et rapide des produits proposés aux consommateurs. Si ces tendances se retrouvaient chez les marchands-magasiniers, ceux-ci étaient malgré tout plutôt enclins à vendre des produits stables et éprouvés : c’étaient donc surtout les détaillants importateurs à grande envergure d’affaires qui contribuaient à la diversification de l’offre disponible dans la province.
Les produits les plus stables prédominaient chez les marchands-magasiniers
41Pour les années 1740-1755, sur 445 types et variétés d’étoffes disponibles dans les boutiques et magasins, seuls 25,8 % correspondaient à des produits stables – c’est-à-dire que l’on retrouvait sur tout le siècle. Près des trois quarts des types et variétés de tissus représentées pendant cette césure disparurent par la suite ou bien ne firent qu’une apparition fugace. Dans ce « monde des biens » en renouvellement constant, les marchands-magasiniers se distinguaient par la structure de leur offre : non seulement ils ne proposaient qu’un nombre relativement limité de produits – 138 contre 445 en tout –, mais en plus la part des produits stables, 38 %, était sensiblement plus élevée que chez les marchands pris dans leur ensemble.
Tableau 62. – Répartition des produits stables chez les marchands-magasiniers (années 1740-1755).
| Catégories d’étoffes | Nombre total des produits représentés | Nombre de produits stables sur le siècle représentés dans les stocks | Nombre de produits apparus ou disparaissant par la suite | Proportion des produits stables |
| Étoffes de luxe | 4 | 3 | 1 | 0,75 |
| Belles étoffes | 19 | 5 | 14 | 0,26 |
| Étoffes de laine communes | 37 | 16 | 21 | 0,43 |
| Petites étoffes de laine | 13 | 7 | 6 | 0,54 |
| Étoffes mêlées | 12 | 6 | 6 | 0,50 |
| Indiennes | 17 | 4 | 13 | 0,24 |
| Autres cotonnades | 7 | 2 | 5 | 0, 29 |
| Étoffes de lin et de chanvre | 2 | 2 | 0 | 1,00 |
| Toiles | 11 | 4 | 7 | 0,36 |
| Étoffes non identifiées | 16 | 3 | 13 | 0,19 |
| Ensemble | 138 | 52 | 86 | 0,38 |
42L’approche par les dénominations tend en réalité à surévaluer le poids des produits non stables dans l’ensemble de l’offre : ces biens étaient souvent représentés en faible quantité dans les stocks, à la différence de bien des marchandises plus éprouvées. En valeur les étoffes les plus stables représentaient en fait environ les deux tiers des stocks des marchands-magasiniers (tableau 63).
43Les marchands-magasiniers vendaient ainsi principalement des produits stables, tout en proposant des marchandises nouvelles en quantités non négligeables. Le caractère éprouvé des marchandises proposées était en particulier fort pour les lainages de qualité moyenne et les étoffes mêlées, qui comptaient parmi les produits de large diffusion dans la province : chez tous les marchands-magasiniers, la part des produits stables était pour cette catégorie supérieure à la moyenne. C’était par contre nettement moins vrai pour les toiles et pour les étoffes non identifiées, produits soumis à un renouvellement important. Ces marchandises jouaient en un sens le rôle de produits d’appel, qui permettaient aux grossistes de se différencier les uns des autres, et d’attirer les détaillants par la diversité de leurs stocks. Rien qu’à Nancy en effet, on comptait en effet selon les relevés des années 1740 et 1750 une cinquantaine de gros marchands – marchands-magasiniers ou bons détaillants faisant plus ou moins occasionnellement fonction de grossistes27. Même si les commerçants se spécialisaient dans un certain nombre de produits pour minimiser la concurrence, celle-ci était encore forte à en juger par le nombre de marchands sur la place. Dans une telle configuration, il pouvait être utile de se distinguer en proposant en exclusivité quelques marchandises permettant de jouir d’un monopole de fait sur un créneau particulier.
Tableau 63. – Part en valeur des étoffes stables chez les marchands-magasiniers pour chaque catégorie de produits (en %).
| Catégories d’étoffes | Minimum | Médiane | Maximum |
| Étoffes de luxe | 65,5 | 97,1 | 100,0 |
| Belles étoffes | 25,4 | 81,5 | 94,5 |
| Étoffes de laine communes | 55,6 | 70,1 | 99,0 |
| Petites étoffes de laine | 73,8 | 79,4 | 100,0 |
| Étoffes mêlées | 59,1 | 90,7 | 100,0 |
| Indiennes | 40,2 | 70,8 | 80,3 |
| Autres cotonnades | 36,4 | 59,5 | 100,0 |
| Étoffes de lin et de chanvre | 100,0 | 100,0 | 100,0 |
| Toiles | 10,5 | 49,0 | 76,2 |
| Étoffes non identifiées | 0,0 | 18,1 | 60,6 |
| Part des étoffes stables (en %) | 55,2 | 68,2 | 90,2 |
L’innovation de produit est surtout portée par les détaillants
44La contribution des marchands-magasiniers au renouvellement de l’offre de marchandises dans la province n’était en tout cas pas considérable si on la compare à celle des détaillants les plus en vue. Dans les inventaires de boutiquiers de notre échantillon, on retrouvait 412 types et variétés d’étoffes, dont seulement 25,5 % étaient des produits stables. La contribution des boutiques au renouvellement de l’offre dans la province était ainsi sensiblement plus prononcée que celle des magasins (tableau 64).
Tableau 64. – Répartition des produits non-stables chez les marchands-détaillants (années 1740-1755).
| Catégories d’étoffes | Nombre total des produits représentés | Nombre de produits stables sur le siècle représentés dans les stocks | Nombre de produits apparus ou disparaissant par la suite | Proportion des produits non stables |
| Étoffes de luxe | 16 | 5 | 11 | 0,69 |
| Belles étoffes | 71 | 15 | 56 | 0,79 |
| Étoffes de laine communes | 85 | 23 | 62 | 0,73 |
| Petites étoffes de laine | 32 | 9 | 23 | 0,72 |
| Étoffes mêlées | 46 | 15 | 31 | 0,67 |
| Indiennes | 49 | 6 | 43 | 0,88 |
| Autres cotonnades | 18 | 3 | 15 | 0,83 |
| Étoffes de lin et de chanvre | 9 | 5 | 4 | 0,44 |
| Toiles | 37 | 14 | 23 | 0,62 |
| Étoffes non identifiées | 49 | 5 | 44 | 0,90 |
| Ensemble | 412 | 100 | 312 | 0,76 |
45L’analyse des inventaires des détaillants de grande envergure pour les années 1740 et 1750 indique cependant qu’en valeur environ 60 % de leurs stocks consistaient en marchandises stables, chiffre comparable à ce que l’on retrouve chez les marchands-magasiniers (tableau 65).
Tableau 65. – Ventilation des étoffes stables chez les marchands détaillants (en %).
| Catégories d’étoffes | Minimum | Médiane | Maximum |
| Étoffes de luxe | 0,0 | 75,6 | 100,0 |
| Belles étoffes | 29,7 | 55,4 | 100,0 |
| Étoffes de laine communes | 16,3 | 86,1 | 100,0 |
| Petites étoffes de laine | 61,0 | 93,2 | 100,0 |
| Étoffes mêlées | 0,0 | 78,7 | 100,0 |
| Indiennes | 6,7 | 50,4 | 100,0 |
| Autres cotonnades | 15,8 | 72,4 | 100,0 |
| Étoffes de lin et de chanvre | 49,6 | 100,0 | 100,0 |
| Toiles | 29,7 | 45,0 | 100,0 |
| Étoffes non identifiées | 0,0 | 38,7 | 97,3 |
| Valeur totale des étoffes (en liv. l.) | 2 958,0 | 16 303,3 | 39 580,5 |
| Valeur totale des étoffes stables (en liv. l.) | 1 481,9 | 10 869,5 | 21 368,4 |
| Part des étoffes stables (en %) | 44,0 | 62,1 | 75,6 |
46Comment expliquer ces résultats quelque peu paradoxaux ? Prise individuellement, la boutique d’étoffes proposait, comme les grossistes, une majorité de produits éprouvés. La diversité des produits non stables exposés était cependant très grande entre les boutiques. Sur les 412 types et variétés d’étoffes répertoriés dans les années 1740-1755 chez les détaillants, 155 étaient en effet des produits rares, qui ne se retrouvaient que chez un seul marchand : parmi eux, 154 étaient des marchandises non stables. Ces biens représentaient donc à eux seuls la moitié des produits non stables relevés dans notre échantillon – 154 sur 312.
47Ainsi, malgré un fond de marchandises largement commun, les détaillants utilisaient vraisemblablement les produits non stables et rares comme un moyen de se distinguer les uns des autres. Le nombre de boutiquiers était en effet très important dans les villes, ce qui créait une situation fortement concurrentielle : rien qu’à Nancy, le nombre de marchands d’étoffes devait s’élever dans les années 1740 et 1750 à une centaine. Dans des localités de taille plus modeste comme Mirecourt et ses 4 000 habitants, on trouvait à la même date une quarantaine de boutiquiers merciers ou vendeurs d’étoffes. Comme chez les marchands-magasiniers, outre la spécialisation, l’offre de quelques marchandises exclusives permettait de sortir du lot de ses collègues et concurrents. Ce n’était donc pas tant individuellement que les boutiquiers contribuaient au renouvellement profond de l’offre disponible, que collectivement, par la masse des produits différents proposés par l’appareil commercial dans son ensemble.
48Introducteurs de nouvelles marchandises, les marchands-magasiniers jouaient par là même un rôle de conseil auprès des détaillants, les orientant parmi les nouveaux biens et les nouvelles qualités28. Les grossistes lorrains cependant ne forgeaient pas la mode : ils ne faisaient que la diffuser dans la province, le renouvellement des produits se faisant en amont, dans les centres de production. Leur prise sur les produits vendus était limitée et ils s’en remettaient largement à leurs propres fournisseurs pour le choix des marchandises.
Des grossistes « médiateurs de la sélection » (Pierre Jeannin)
49La composition par les commerçants d’une gamme de marchandises attrayante supposait de sélectionner plusieurs produits, et même plusieurs qualités pour chaque produit. La tâche était particulièrement difficile, car il fallait se repérer dans un « monde des biens » marqué par la très grande diversité et la très grande individualisation des marchandises29. Comment dès lors connaître les produits et leurs déclinaisons ? Et comment s’entendre sur une marchandise avec ses fournisseurs lors d’une commande30 ?
50L’entente sur les produits était plus ou moins aisée, selon que les marchandises étaient ou non soumises à des dynamiques de renouvellement importantes. Pour de nombreux produits stables, l’incertitude sur les qualités était limitée par l’existence de conventions – qu’elles prennent la forme de règlements de manufactures ou de nomenclatures progressivement élaborées par la pratique marchande. L’incertitude ne disparaissait cependant pas, les variations de qualité pouvant être fortes : le coup d’œil du marchand restait ainsi indispensable pour sélectionner les biens31.
Le cas des produits « réglés »
51La diversité des productions était souvent tempérée par l’existence de règlements de manufactures, qui imposaient des normes de production et garantissaient la stabilité des propriétés de plusieurs produits32. La normalisation était un moyen pour les marchands de ne pas s’égarer dans la diversité des biens proposés, et donc de faciliter les échanges33. La fixation de normes de production des biens induisait en effet l’existence de propriétés stables et un niveau minimal de qualité pour les marchandises, fixant ainsi un horizon d’attente aux consommateurs34. En dehors de France, ces normes productives étaient fréquemment établies par les corps de métiers eux-mêmes, qui veillaient ainsi tant à la qualité du produit qu’à la réputation de la place35.
52La normalisation de la fabrication ne concernait à vrai dire pas seulement les étoffes : les produits manufacturés à la production relativement standardisée comme les épingles ou la coutellerie étaient soumis à une nomenclature très stricte, qui distinguait différentes Caractéristiques – aspect, robustesse ou taille, notamment36. On retrouvait une classification du même ordre pour la passementerie37. Dans tous ces cas, il ne s’agissait pas de règlements de manufacture imposés par les autorités, mais plutôt d’arrangements issus de la coordination entre les marchands-fabricants et les marchands acheteurs de ces produits38. Si l’on en croit Pierre Jeannin, ce mouvement de normalisation des biens remonterait au moins au xviie siècle : des marchandises de large diffusion auraient en effet connu dès les années 1640 un double mouvement d’homogénéisation des modèles et de diversification des qualités39. La qualité des marchandises commandées étant assez prévisible pour tous ces produits, les lettres des marchands lorrains à leurs fournisseurs étaient le plus souvent très laconiques, les précisions sur la qualité des produits étant superflues40.
53À vrai dire, une telle confiance en la qualité des produits attachée à la nomenclature ne se retrouvait que dans les commandes d’objets de petite taille, de faible coût et peu élaborés : pour les étoffes, y compris celles soumises à des règlements de production, les marchands importateurs lorrains recherchaient généralement des informations complémentaires, et jugeaient plus prudent de recourir à l’expertise de commerçants.
L’information sur les marchandises non stables
54Pour stimuler des marchés des biens de consommation constamment menacés d’engorgement, les producteurs ont eu tendance à partir du xviie siècle à renouveler fréquemment la gamme des marchandises proposées, en imaginant de nouveaux produits ou en variant les propriétés des marchandises existantes41. L’instauration par Necker en 1779 d’un « régime intermédiaire » dans la production des étoffes a d’ailleurs permis aux fabricants de multiplier ces innovations de produit en assouplissant les règlements de manufacture42. Cela imposait aux marchands situés en aval des chaînes de distribution de se tenir informés des dernières tendances auprès de leurs fournisseurs, qu’ils fussent marchands-fabricants ou négociants des grandes places43. L’information commerciale passait par différents canaux.
55 a) La visite aux fournisseurs : foires et tournées des commis. Le moyen le plus simple de s’informer sur les marchandises, bien qu’assez coûteux en temps, en personnel et en frais de transport, était de rendre visite à ses fournisseurs. Encore au xviiie siècle, les grandes foires de Reims, de Troyes, de Francfort ou (au début du siècle tout du moins) de Lyon remplissaient largement cette fonction pour les marchands lorrains44. En plus de laisser à la charge du fournisseur une partie des frais d’acheminement, ces grands rendez-vous périodiques offraient aux commerçants la possibilité de voir les produits, de les apprécier et d’en faire eux-mêmes la sélection. Cela expliquait sans doute en partie leur succès persistant. L’envoi de commis de la maison chez les fournisseurs n’était pas non plus une pratique rare : le commis et beau-frère de la Veuve Navière rendait fréquemment visite aux correspondants alsaciens et suisses de la maison45. Claude Gaillot de Saint-Dié envoyait quant à lui ses fils auprès de ses fournisseurs champenois46.
56Ces visites aux fournisseurs étaient fréquentes pour s’informer des produits soumis à des renouvellements rapides comme les cotonnades et la passementerie. Ceux qui vendaient ces produits étaient en fait souvent des marchands-fabricants, qui valorisaient leurs toiles par les motifs proposés et la finition des produits : selon les qualités choisies par les clients, les pièces étaient données à fabriquer, dans le cadre d’une production en flux tendus47. Les commis des maisons de commerce lorraines se rendaient fréquemment à Mulhouse, voire en Suisse, pour se tenir au courant des nouvelles tendances et passer les commandes des produits à faire fabriquer, la proximité géographique permettant ce type de relations personnelles étroites.
57L’information sur les marchandises en foire de Francfort revêtait toutefois une autre signification, puisqu’il s’agissait alors pour les commerçants lorrains de sélectionner des produits finis, et non des produits à faire fabriquer. Les négociants de Francfort n’étaient pas des marchands-fabricants, mais des grossistes collectant des marchandises pour les redistribuer48. On ignore si la teinture des indiennes qu’ils écoulaient se faisait en Inde ou dans des ateliers européens, et l’on ne sait rien de la prise éventuelle qu’ils pouvaient avoir sur le choix des motifs des étoffes qu’ils proposaient49. Toujours est-il que les informations contenues dans les lettres étaient très limitées : le négociant Grimmeisen, informant ses clients du prix de ses indiennes, ne fournissait ainsi que des indications vagues sur les dessins ou les couleurs50. Il était donc indispensable pour les marchands lorrains de venir voir la marchandise avant de passer commande.
58Il n’était cependant pas possible de rendre aussi fréquemment visite aux marchands-fabricants des places de commerce plus éloignées ou de moindre importance pour le commerce lorrain : l’information sur les qualités ou sur les nouveaux produits passait alors par l’envoi d’échantillons ou par la visite de commis-voyageurs des maisons de commerce.
59 b) Échantillons et commis-voyageurs. Dès les années 1720, de nombreuses mentions de tournées des commis-voyageurs et d’échantillons adressés par les fournisseurs apparaissaient dans les correspondances actives et passives des marchands lorrains51. Le recours à ces deux procédés d’information sur les produits allait à vrai dire largement de pair, les commis étant porteurs de cartes d’échantillons lors de leurs tournées. La diffusion de ces techniques commerciales résultait vraisemblablement de l’accélération des rythmes de renouvellement des marchandises : commis et échantillons étaient notamment employés par les marchands-fabricants, qui pouvaient ainsi déterminer le niveau des commandes de chaque qualité de produits avant de les donner à fabriquer52. Ces pratiques se retrouvaient aussi chez les marchands grossistes, qui parvenaient de cette manière à faire connaître le contenu de leurs stocks ou à centraliser les commandes qu’ils passeraient ensuite aux marchands-fabricants53.
60L’envoi de commis-voyageurs permettait aux grandes maisons marchandes de s’ouvrir de nouveaux débouchés et de consolider leurs relations avec leur clientèle. Françoise Bayard suggère que ce type d’agents commerciaux était principalement dépêché par les marchands-fabricants des places où la concurrence entre firmes était la plus rude – ce qui était le cas de Lyon54. Les commis-voyageurs tâchaient ainsi de placer leur marchandise avant les autres firmes sans s’embarrasser de scrupules excessifs55. Ce n’était cependant pas leur unique rôle : ils étaient envoyés aussi auprès des clients fidèles pour récupérer les créances en souffrance et proposer de nouvelles marchandises. La visite d’un représentant de la maison de commerce, souvent un associé ou un membre de la famille appelé à prendre dans les années à venir la direction des affaires, permettait de déployer des stratégies rhétoriques pour convaincre les clients de passer des commandes ou pour négocier avec eux des conditions de paiement.
61Dans les faits, on note à la lecture des correspondances une différence entre les marchands allemands et ceux des espaces français ou suisses dans le recours aux commis-voyageurs ou aux cartes d’échantillons, les premiers négligeant largement ces pratiques nouvelles. On a vu plus haut que les commerçants francfortois, grossistes, étaient tributaires des arrivages d’indiennes ou d’étoffes anglaises comme les « draps du Nord », et ne pouvaient sans doute pas informer leurs clients très en amont des nouvelles qualités disponibles. Bon nombre de commerçants allemands rencontrés à Francfort étaient cependant des marchands-fabricants. La fréquence des visites des marchands lorrains aux foires leur permettait en fait de rencontrer deux fois par an leurs fournisseurs, et par là même de s’informer sur les produits et de passer commande sur place : l’envoi de commis et d’échantillons n’était ainsi pas nécessaire. Le lien était donc sans doute étroit entre vigueur des foires et recours aux tournées et aux échantillons : à Lyon, les foires dépérissant progressivement au xviiie siècle et ne se maintenant à partir du milieu du siècle que comme termes de paiement et périodes d’expédition, l’envoi de commis et d’échantillons permettait d’entretenir les liens entre fournisseurs et clients en l’absence de rencontres périodiques.
62Les échantillons étaient également employés par les clients pour préciser la nature de leurs demandes auprès de leurs fournisseurs : dans le cas des étoffes, ils étaient souvent découpés sur des pièces précédemment expédiées. Devant la grande diversité des produits et la rapidité des rythmes de renouvellement, beaucoup de marchandises étaient fabriquées en quantités restreintes et avaient une durée de vie limitée : des produits ou des qualités qui avaient plu pouvaient ne plus être disponibles quelques années après. L’envoi d’échantillons d’anciens produits aux fournisseurs était ainsi destiné à leur faire rechercher des produits approchants56. Dans ce cas, la marge d’incertitude pour les clients était importante, et la satisfaction de la commande dépendait dans une large mesure du zèle et de la diligence des fournisseurs.
63 c) D’autres pratiques d’information : le cas du marché des denrées coloniales. Ces observations pour le marché des étoffes ou des accessoires n’étaient pas totalement valables pour les autres produits, notamment pour les denrées coloniales comme le sucre ou le café, pour lesquelles le problème de la qualité se posait différemment. Le niveau de renouvellement des types de marchandises était tout d’abord incomparablement moindre que pour les étoffes : les marchands lorrains n’avaient donc pas souvent à s’informer de l’apparition de nouveaux produits, et l’envoi d’échantillons ou de commis-voyageurs ne se justifiait pas. Par ailleurs, les qualités et les prix étaient très variables d’une année à l’autre : ils dépendaient largement des récoltes dans les zones de production et des éventuelles difficultés d’acheminement jusqu’en Europe57.
64Devant les grandes variations qualitatives que connaissaient ces produits, les grossistes lorrains se contentaient de passer des commandes à leurs fournisseurs en usant de termes flous – parlant dans le cas des cafés ou des sucres tout au plus de qualité « commune » ou « supérieure58 ». De tels termes avaient nécessairement une signification très relative, étant donné l’instabilité qualitative des arrivages : il s’agissait en fait simplement pour les grossistes lorrains de composer une gamme large de marchandises pour proposer un choix étendu à leurs clients, couvrant tout le spectre qualitatif disponible à un moment donné. Ainsi, en l’absence de prise réelle de l’appareil commercial sur les arrivages et leur qualité, les commandes passées par les marchands lorrains étaient remarquablement vagues, et se référaient simplement à une hiérarchie imprécise des produits. Les commandes de denrées coloniales étaient donc tout aussi sommaires dans leur formulation que celles d’étoffes réglées et stables, mais pour des raisons totalement opposées.
Conclusion
65Importateurs et fournisseurs de produits diversifiés aux détaillants de la province, les marchands-magasiniers étaient généralement spécialisés dans une ou deux grandes catégories de marchandises. Chacun des magasins pouvait ainsi proposer sur son créneau particulier une gamme de marchandises assez variée. Les activités des grossistes étant assez différenciées entre elles du fait de leur positionnement singulier sur les marchés de produits, la concurrence entre eux n’était que partielle : chacun tâchait de s’installer sur un segment de marché particulier. Les marchands-magasiniers tentaient en somme d’accroître leur pouvoir de marché individuel par une forme de concurrence monopolistique.
66Les marchandises proposées en magasin étaient généralement de qualité moyenne ou médiocre : pour les produits de qualité supérieure, les gros détaillants préféraient passer leurs commandes eux-mêmes auprès de marchands extérieurs à la province. Bien que proposant plutôt des produits stables et de consommation courante, les marchands-magasiniers contribuaient malgré tout à la diffusion de la nouveauté dans la province. Cela ne passait pas tant par la promotion d’étoffes rares, ce qui était plutôt le domaine des marchands détaillants de solide envergure, que par le souci de proposer chaque année des produits à la dernière mode, en matière de coloris ou de motif.
67En position d’interface entre les espaces productifs et les espaces de consommation, les grossistes opéraient des choix dans l’offre de biens et contribuaient à la formation de l’offre disponible en Lorraine. La qualité de la sélection des marchandises était d’autant meilleure que les relations entre les maisons de commerce étaient anciennes et éprouvées, le traitement différencié des clients étant alors la règle.
Notes de bas de page
1Le Moigne François-Yves, « Les préoccupations économiques de l’académie de Metz 1760/1789 », Annales de l’Est, 1967-1, p. 3-28 ; Le Moigne François-Yves, « Plaidoyer pour le commerce messin (1772) », Bulletin de la Société Lorraine des Études locales dans l’enseignement public, 1967-1, p. 1-18.
2Ces difficultés de coordination entre les acteurs du commerce sont notamment bien mises en évidence par les ouvrages de Cathy Matson (Merchants and Empire : Trading in Colonial New York, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1998), Thomas Doerflinger (A Vigorous Spirit of Enterprise : Merchants and Economic Development in Revolutionnary Philadelphia, Londres/Williamsburg [VA], Chapel Hill/University of North Carolina Press, 1986), ou encore Jacob Price (Overseas Trade and Traders : Essays on Some Commercial, Financial and Political Challenges facing British Atlantic Merchants, 1660-1775, Aldershot, Variorum, 1996).
3Nous utilisons ici les bilans et inventaires des marchands suivants : Edme Bourotte (49 B 169, 1747), François-Xavier Claudel (49 B 172, 1750), Jean-Baptiste Courtois (49 B 172, 1750 et 1754), Charles-Emmanuel Deschamps (49 B 170, 1748), Jean-Nicolas Gérard et Louis-François Toustain (49 B 168, 1739 et 1746), Guillaume-François Henry (49 B 175, 1753), Jean-Pierre Muet (49 B 170, 1748), François Knops (49 B 176, 1754), Pierre Mazerand (49 B 173, 1752), François Vétier (49 B 168, 1744). Parmi eux, Jean-Baptiste Courtois et Gérard, apparaissent deux fois à quelques années d’intervalle.
4Le relevé de 1744 (AD 54, 49 B 6), dressé par le corps des marchands pour demander une exemption de milice pour les fils et principaux commis, dénombre 53 négociants d’envergure à Nancy, sans préciser cependant s’il s’agit de marchands-magasiniers ou de détaillants de grande envergure. Celui de 1757 en relève 47.
5Bernier Isabelle, Négoce et industrie à Mulhouse au xviiie siècle (1696-1798), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008 ; Hau Michel et Vogler Bernard, Histoire économique de l’Alsace, Strasbourg, La Nuée Bleue, 1997.
6Dietz Alexander, « Lothringen und Frankfurt am Main », Elsass-Lothringisches Jahrbuch, 3, 1924, p. 10-32.
7Bayard Françoise et Cayez Pierre, Histoire de Lyon : des origines à nos jours, t. II, Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 2007, p. 116-128 ; Minovez Jean-Michel, La puissance du Midi. Les draperies de Colbert à la Révolution, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 205-208.
8Margairaz Dominique, Foires et Marchés, op. cit., p. 101-139.
9Bernier Isabelle, Négoce et industrie à Mulhouse, op. cit., p. 173-217 ; Caspard Pierre, La Fabrique-Neuve de Cortaillod : entreprise et profit pendant la Révolution Industrielle, 1752-1854, Paris/Fribourg, Publications de la Sorbonne/Éditions universitaires de Fribourg, 1979.
10AD 54, 49 B 595 : Correspondance passive de Germain Empereur (1752).
11AD 54, 49 B 481 : Livre-journal d’achats de Jean Chausson (1750-1754).
12AN, KK 1184 : Mémoires généalogiques et statistiques, xviie et xviiie siècles.
13AD 54, 49 B 25 : Gestion du « quatre-vingt-seizième denier » par le Corps des marchands de Nancy (1724-1730).
14AD 54, L 1467 (1 et 2) : « Tableaux (imprimés et manuscrits) du maximum des denrées et marchandises qui se consomment dans l’étendue du district, dressés par l’agent national du district, conformément aux décrets de la Convention nationale des 6 et 30 ventôse an II » (district de Nancy), an II/an III.
15Le Roux Thomas, Le commerce intérieur de la France, op. cit., p. 30-33 et 43-73 ; Margairaz Dominique, « Le Maximum : une grande illusion libérale ou de la vanité des politiques économiques », État, finances et économie pendant la Révolution Française, Paris, CHEFF, 1991, p. 399-428 ; Margairaz Dominique, « Le Maximum, politique économique ou politique sociale ? », in Jean-Pierre Jessenne, Gilles Deregnaucourt, Jean-Pierre Hirsch et Hervé Leuwers (dir.), Robespierre : de la nation artésienne à la République et aux nations, Villeneuve-d’Ascq, Centre d’histoire de la région Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, 1994, p. 263-278 ; Margairaz Dominique, « Les institutions économiques de la République jacobine ou la révolution utopique », in Michel Vovelle (dir.), Révolution et République : l’exception française, Paris, Kimé, 1994, p. 237-251.
16AD 54, 1 Q 1152 : « Déclarations faites par les négociants de Nancy, en exécution de la loi du 18 vendémiaire an II, des sommes par eux dues aux Anglais, Irlandais, Hanovriens, Toulonnais » (1793).
17Grenier Jean-Yves, L’économie d’Ancien Régime, op. cit., p. 325.
18Villeret Maud, Le goût de l’or blanc. Le sucre en France au xviiie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 230-233.
19Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur deux annuaires commerciaux élaborés à la fin du siècle : l’Almanach général des marchands, négociants et commerçants de la France et de l’Europe (1785 et 1786) et l’Almanach puis Tableau général du commerce, des marchands, négociants, armateurs de la France, de l’Europe et des autres parties du monde (1788 et 1789/1790) de Gournay. Comme ces documents ne relèvent qu’une partie des marchands, ceux sur lesquels les auteurs ont pu obtenir des informations, nous avons complété notre recherche par la Liste des citoyens éligibles aux places municipales de la ville de Lyon, conformément aux décrets de l’Assemblée Nationale, acceptés par le Roi (Lyon, 1790), qui est le relevé des citoyens actifs de la ville, ainsi que par les registres des marchands de la Grande Fabrique (Archives municipales de Lyon, HH 557 : registre des marchands-fabricants [1780] ; réception des marchands, HH 622 et 623).
20Antonetti Guy, Une maison de banque à Paris au xviiie siècle : Greffulhe, Montz et Cie (1789-1793), Paris, Cujas, 1963.
21Les fonds des marchands-magasiniers ici étudiés sont les douze mêmes que dans la section précédente du chapitre, auxquels nous rajoutons Nicolas-Bernard Henrion (1781, 49 B 220).
22Vu le petit nombre de commerçants de notre échantillon (13) et le grand nombre de facteurs à intégrer à l’analyse (dix catégories), il ne nous a pas semblé pertinent de recourir à une analyse factorielle pour traiter les données.
23Jeannin Pierre, « Distinction des compétences et niveaux de qualification : les savoirs négociants dans l’Europe moderne », in Franco Angiolini et Daniel Roche (dir.), Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, Éditions de l’EHESS, 1995, p. 363-397 (en particulier p. 363-375).
24AD 54, 49 B 688 et 689 : Factures de Dominique Jeandel, marchand de Raon-l’Étape (années 1740).
25L’analyse des achats de Dominique Jeandel chez les marchands-magasiniers spécialisés dans les étoffes entre 1740 et 1743 tend à confirmer l’existence de ces spécialisations des commerçants par catégories des produits. Gérard et Toustain sont pour lui de grands fournisseurs d’indiennes – produits de fait fortement représentés chez eux – tout comme Clément ou Chailly et Fériot. Laussel et Cie, Thomas et Bloucatte, Gaillot, Huyn ou encore Vallet lui vendent quant à eux surtout des lainages. Beugny le fournit principalement en soieries et en étoffes mêlées.
26Inventaires de faillite d’Alexandre Parent (49 B 175, 1753) ; Joseph Mathis (49 B 173, 1751) ; François Rupied (49 B 171, 1749) ; Philippe Court (49 B 172, 1750) ; Jean-François Duparge (49 B 171, 1750) ; Louis Mayer (49 B 173, 1752) ; Gaspard Wathié (49 B 172, 1750) ; Vve Herrier (49 B 173, 1752) ; Anselme Brion (49 B 173, 1751).
27AD 54, 49 B 6 : Recensement des hommes pour milice, avec listes des meilleurs notables négociants de Nancy reçus maîtres ou non, mentionnant leurs fils et commis ; Administration économique et commerciale générale (1698/1789).
28Blondé Bruno et Van Damme Ilja, « Retail Growth and Consumer Changes in a Declining Urban Economy », art. cité, p. 653.
29Grenier Jean-Yves, L’économie d’Ancien Régime, op. cit., p. 65.
30On retrouve ici un des grands problèmes abordés par l’analyse économique des conventions, à savoir l’entente sur la qualité des produits. Les pages qui suivent se nourrissent des réflexions d’André Orléan (dir.), L’analyse économique des conventions, Paris, PUF, 2004 (en particulier l’article de François Eymard-Duvernay, « Coordination des échanges par l’entreprise et qualité des biens », p. 331-358).
31Sur ces questions, voir en particulier : Stanziani Alessandro, « Information, institutions et temporalités. Quelques remarques critiques sur l’usage de la nouvelle économie de l’information en histoire », Revue de Synthèse, 4e série, 2000, 1-2, p. 117-155. Pour des études concrètes des questions d’information économique dans les milieux marchands à l’époque moderne, voir Jeannin Pierre, « La diffusion de l’information », in Simonetta Cavaciocchi (dir.), Fiere e mercati nella integrazione delle economie europee, secc. xiii-xviii, Florence, Le Monnier, 2001, p. 231-262 ; Dominique Margairaz et Philippe Minard (dir.), L’information économique xvie -xixe siècle, Paris, CHEFF, 2008. Dans ce dernier volume, voir en particulier Margairaz Dominique, « Économie et information à l’époque moderne », p. 3-16 et Bottin Jacques, « Information commerciale et prise de décision au début de l’époque moderne : le marché hispano-américain, Rouen et l’Europe du Nord-ouest (1580-1640) », p. 37-61.
32Grenier Jean-Yves, L’économie d’Ancien Régime, op. cit., p. 60-78.
33La monarchie et les différentes fermes contribuèrent également à cette normalisation des productions : une certaine stabilité des produits et des qualités disponibles facilite en effet l’assiette et la perception des taxes sur la circulation des marchandises. Voir à cet égard Margairaz Dominique, « Qualität und Fiskalität. Die Definition der Produkte durch den Binnenzoll im Ancien Régime (Frankreich, 18. Jahrhundert) », in Jakob Vögle et Robert Salais (dir.), Qualitätspolitiken und Konventionen. Die Qualität der Produkte in historischer Perspektive, Berlin/Heidelberg, Springer, 2019, p. 185-213. Merci à l’auteur de m’avoir permis de lire son texte avant la publication.
34C’est le point de vue de Desmarets, inspecteur des manufactures de Champagne, cité dans Grenier Jean-Yves, L’économie d’Ancien Régime, op. cit., p. 68.
35Pour l’Allemagne, voir par exemple Jeggle Christof, « Gewerbliche Produktion und die Regulierung von Märkten : Das Leinengewerbe in Münster/Westfalen in der Frühen Neuzeit », in Margrit Müller, Heinrich R. Schmidt et Laurent Tissot (dir.), Regulierte Märkte : Zünfte und Kartelle – Marchés régulés : corporations et cartels, Zurich, Société suisse d’histoire économique et sociale, 2011, p. 91-104 ; pour l’Angleterre, voir Minard Philippe, « L’inspection des draps du West Riding of Yorkshire, ou le jeu des normes au xviiie siècle », in Gérard Béaur, Hubert Bonin et Claire Lemercier (dir.), Fraude, contrefaçon et contrebande de l’Antiquité à nos jours, Genève, Droz, 2007, p. 621-638.
36Savary des Bruslons Jacques, Dictionnaire universel du commerce, Copenhague, 1760, t. II, article « Épingles », p. 348.
37Savary des Bruslons Jacques, ibid., t. IV, p. 595.
38Eymard-Duvernay François, « Coordination des échanges par l’entreprise et qualité des biens », art. cité, p. 331-358.
39Jeannin Pierre, « Distinction des compétences et niveaux de qualification », art. cité, p. 363-375.
40Ainsi, le 8 mai 1754, le grossiste nancéien Dieudonné Navière se contente de commander à Jean-Baptiste Chrétien de Rouen des lots d’épingles « no 3, no 4, no 8, no 9, no 14, no 16, no 17 et no 18 ». Par la même lettre, il demande des « peignes d’ivoire no 6, no 7, no 8, no 9 et no 10 » (AD 54, 49 B 715). La simple référence à cette nomenclature était manifestement suffisante pour s’entendre sur les produits – ce qui est le signe de la standardisation avancée des productions de cette branche.
41Poni Carlo, « Mode et innovation », art. cité, p. 589-625.
42Grenier Jean-Yves, L’économie d’Ancien Régime, op. cit., p. 60-78 ; Minard Philippe, « Réputation, normes et qualité dans l’industrie textile française au xviiie siècle », art. cité, p. 69-89.
43Minard Philippe, « Facing Uncertainty : Markets, Norms and Conventions in the Eighteenth Century », in Perry Gauci (dir.), Regulating the British Economy 1660-1850, Aldershot, Ashgate, 2011, p. 177-194 ; Minard Philippe, « Micro-Economics of Quality and Social Construction of the Market : Disputes among the London Leather Trades during the Eighteenth Century », Historical Social Research-Historische Sozialforschung, 36-4, 2011, p. 150-168.
44AD 69, 8 B 1223 : Lettre de Courtois de Nancy à Seilhade de Lyon du 12 novembre 1734 : « Les mauvais temps et les pluies continuelles m’ont empêché d’aller à la foire des Saints, joint que je ne me portais pas des mieux. »
45Lettre de Huyn de Nancy à Poupilier de Briey du 6 juin 1757 : « Comme j’attends un bon nombre d’indiennes et calancas de Suisse où mon commis est allé à l’achat, je les attends dans la semaine prochaine. C’est le bon moment pour vous en assortir […]. » Pour une raison inconnue, cette lettre se trouve dans la liasse de la correspondance passive de la Veuve Navière pour l’année 1757 (AD 54, 49 B 717).
46AD 54, 49 B 713 : « Livre des voyages » de Claude Gaillot de Saint-Dié (classé de manière erronée dans les fonds de la Veuve Navière).
47AD 69, 8 B 1223, lettre de Meyssonnier de Lunéville à Seilhade de Lyon du 10 avril 1741 : « J’aurais besoin pour la foire d’août prochain d’environ 1 700 aunes de galon conforme aux échantillons ci-joints. Dites-moi au reçu de la présente à combien vous me ferez payer le marc chaque qualité, savoir le galon à jour avec son bord, le galon mousquetaire façonné avec son bord, et le mousquetaire pour chapeau – le tout conforme au dessin des échantillons et bien fabriqué et bien frappé. »
48Dietz Alexander, Frankfurter Handelsgescichte, Francfort, Hermann Minjon, 1925, V, p. 310-350.
49Raveux Olivier, « The Birth of a New European Industry », art. cité, p. 291-306 et Styles John, « What Were Cottons for in the Early Industrial Revolution ? », p. 307-326, tous deux in Giorgio Riello et Prasannan Parthasarathi (dir.), The Spinning World, op. cit.
50AD 54, 49 B 461 : Factures de Charles Barthélemy (1746-1760).
51La date des premières mentions des commis-voyageurs en Lorraine – dans les années 1720 – correspond à la période où cette pratique commerciale se développe en Europe. Voir sur ces questions le dossier « Les commis-voyageurs, acteurs et témoins de la Grande Transformation » de la revue Entreprises et histoire (no 66, 2012), coordonné par Arnaud Bartolomei et Claire Lemercier, ainsi que Gayot Gérard, Les draps de Sedan 1646-1870, Paris, Éditions de l’EHESS, 1998, p. 403.
52AD 54, 49 B 597, lettre de Victor Clicquot de Reims à Germain Empereur du 3 avril 1754 : « Vous trouverez inclus une carte d’échantillons de diverses espèces de nos marchandises conformément à la lettre que vous avez écrite de M. Benoît Clicquot mon gendre qu’il m’a communiquée. Il vous plaira de ne point tarder à m’envoyer ceux que vous avez choisis parce que la saison avance, et que dans les marchandises de dessin peut-être que les pièces dont vous aurez choisi des échantillons se trouveraient vendues, et qu’il faudrait alors avoir le temps de l’en faire faire. »
53AD 54, 49 B 596, lettre de Martinet et Aubanel à Germain Empereur du 5 mai 1753 : « Notre sieur Aubanel qui est de retour de nos achats du Languedoc depuis 7 à 8 jours pour nos draperies ne nous a acheté dans les articles des gros de Tours, popelines et balsamines que pour remplir les commissions que nous avions pour cette foire de Pâques, à quelques mémoires près qu’il donna pour nous livrer en juin au plus tard. »
54Bayard Françoise, « Voyager plus pour vendre plus. Les commis-voyageurs lyonnais au xviiie siècle », Entreprises et Histoire, 66, 2012, p. 62-78 (en particulier, p. 64 et 71). Voir aussi Ellis Miller Lesley, « How Lyonnais Silk Manufacturers Sold Silks, 1660-1789 », in Jon Stobart et Bruno Blondé (dir.), Selling Textiles in the Long Eighteenth Century. Comparative Perspectives from Western Europe, Londres, Palgrave-Macmillan, 2014, p. 85-98.
55AD 54, 49 B 594, lettre de Cassagne et Cie de Lyon à Germain Empereur du 30 juillet 1751 : « Nous avons appris que le commis qui vient de sortir de chez nous nommé Charbonnel et qui a passé chez vous après le sieur Merlat a occasionné la révocation du mémoire que vous aviez donné à ce dernier, et dont partie des marchandises était déjà préparée et quelques-unes coupées, pour se l’approprier, ce qui n’est pas bien de la part d’un homme que nous avons comblé de bienfaits. »
56AD 54, 49 B 715 : Lettre de Dieudonné Navière à la Veuve Jean Biolley de Verviers du 31 octobre 1754 : « L’on a trouvé vos draps dans ce pays assez beaux. C’est pourquoi (je vous prie) de m’envoyer par la voie la plus courte et de plus bas prix de voiture les pièces aux échantillons ci-bas que je vous prie de me choisir au parfait. […] Si vous avez une cannelle (type d’étoffe) pareille à cet échantillon en une petite nuance plus foncée, vous pouvez la joindre aussi. »
57Hauser Henri, Recherches et documents sur l’histoire des prix, op. cit., p. 496.
58AD 54, 49 B 481 : Livre d’achats de Jean Chausson (1749 à 1756).
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2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
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2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
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2008
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2008
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Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008
