Chapitre VI. Diversification et spécialisation des appareils commerciaux des villes et des bourgs

doi:10.4000/131sr

Chapitre VI. Diversification et spécialisation des appareils commerciaux des villes et des bourgs

p. 135-150

Texte intégral

1En période de croissance économique, la hausse et la diversification de la consommation supposent des ajustements de la part de l’appareil commercial en vue de répondre à l’accroissement et à la complexification de la demande.

2Les travaux sur la boutique au xviii^e siècle ont mis en évidence un phénomène d’augmentation du nombre des spécialités commerciales représentées dans les villes1. Il se serait agi pour les marchands d’une réaction à l’augmentation de l’offre disponible et à la diversification des gammes, dont nous avons pu voir précédemment la rapidité : incapables par l’étroitesse de leurs affaires de proposer l’ensemble des biens de consommation existants, les marchands les plus modestes auraient été contraints de se spécialiser, en vue d’offrir les assortiments les plus satisfaisants possibles dans un domaine particulier2. De fait, l’analyse des rôles d’imposition de plusieurs localités des Duchés montre une tendance réelle à l’augmentation du nombre de branches du commerce existantes, tout particulièrement dans le secteur des commodités. Celle-ci est cependant restée limitée en dehors des plus grandes villes, les plus petites localités n’étant touchées qu’assez superficiellement.

La diversification des spécialisations marchandes : le cas de Nancy

3C’est dans la capitale des Duchés, peuplée de plus de 20 000 habitants dès le milieu du xviii^e siècle, que l’on peut attendre la progression la plus décisive de la spécialisation de l’appareil commercial. Un moyen de la repérer est d’étudier de manière sérielle les dénominations professionnelles dans les rôles d’imposition, et de prêter attention aux mutations dans les termes employés pour désigner les commerçants. Nous nous appuyons pour cela sur l’imposition des Ponts et Chaussées de Nancy, dont les rôles relèvent convenablement les spécialisations professionnelles.

4À Nancy, l’accroissement du nombre de spécialisations commerciales se manifesta à l’échelle du xviii^e siècle entier. À des degrés divers, il était patent dans tous les grands domaines d’activité : les matières premières, les denrées alimentaires (l’épicerie exclue), les commodités (l’épicerie comprise) et la revente de biens de consommation – notamment des étoffes3.

5Notons d’abord que le nombre de termes pour désigner les commerçants sans spécialisation connut une forte progression. Pour les qualifier, le mot de « marchand » ne suffisait manifestement plus, et le nombre de vocables employés s’accrut : la deuxième moitié du siècle vit la diffusion de ceux de « négociant », de « commerçant » ou de « trafiquant », sans que l’on puisse expliquer vraiment cette diversité terminologique. Peut-être le terme de « négociant » permettait-il à de petits commerçants de se draper d’un certain prestige ?

6Entre les branches du commerce aux spécialisations clairement identifiées, les rythmes d’augmentation étaient très variables, mais tendaient à s’accélérer dans la seconde moitié du siècle. L’essor du nombre de spécialisations dans le commerce des matières premières était peu marqué, ce qui tient sans doute au fait que la segmentation entre branches y fut plus précoce que dans les autres secteurs. Ce type de négoce prolongeait en effet des filières productives spécifiques, celles du bois et du fer notamment, et requérait des connaissances particulières, différentes de celles du commerce des commodités ou des denrées alimentaires.

7C’est dans ces derniers domaines, en conformité avec ce que l’historiographie suggère, que l’extension des spécialisations fut la plus sensible. Cela est indéniablement lié à l’extension de la demande de ces types de marchandises. Ces dynamiques étaient favorisées par la relative facilité à entrer ou sortir de ce commerce : il suffisait en effet d’une mise de fonds modeste pour devenir marchand spécialisé dans un type de commodité particulier. Les données reproduites dans le tableau suivant correspondent pour chaque date à la moyenne des cotes d’impositions de chaque type de marchands – la base 100 étant la cote d’imposition moyenne de l’ensemble des commerçants pour chaque date.

8Les marchands de matières premières étaient dans l’ensemble les commerçants les plus riches. Cela s’explique par les contraintes nombreuses auxquelles ce commerce était soumis. De telles activités nécessitaient des mises de fonds importantes, notamment en termes de transport et d’entrepôts – ce qui constituait autant d’obstacles à l’entrée4. Les autres acteurs de la distribution des biens étaient quant à eux dans l’ensemble des marchands modestes, voire très modestes. Les revendeurs, mais aussi de plus en plus les marchands de denrées alimentaires, pratiquaient vraisemblablement une économie de survie, si l’on en juge par le faible niveau de leurs cotes d’imposition. Les marchands de commodités, bien que restant dans l’ensemble des commerçants d’envergure médiocre, voyaient quant à eux leur cote moyenne se renforcer au fil du siècle. Cela tient sans doute à la création de quelques boutiques de grande envergure dans le dernier tiers du siècle, qui chercheraient à répondre à la forte demande locale en biens de consommation – étoffes, parure ou équipements des intérieurs. En somme, cette branche du commerce s’est consolidée au xviii^e siècle, tant par les volumes d’affaires de ses membres que par le nombre de ses spécialisations.

9Le tableau suivant indique pour chaque date le nombre de spécialités marchandes existant dans chaque sous-branche du commerce des commodités5.

10Selon toute vraisemblance, le nombre de spécialités dans le commerce des étoffes est sous-évalué tout au long du siècle. La moitié des marchands se déclarant sans spécialité lors du dépôt de leur inventaire de faillite commerçaient en fait en étoffes, et l’étude des fonds de boutique des commerçants en tissus suggère plusieurs spécialisations selon les types de produits – notamment les toiles, les indiennes ou les lainages –, diversité du reste confirmée par l’analyse des rôles des patentes de Lunéville et de Bar-le-Duc menée précédemment. Du fait de leur tendance manifeste à la sous-déclaration, les marchands d’étoffes étaient peu représentés dans les rôles d’impositions. Le dynamisme des autres branches du commerce des commodités était quant à lui très marqué et connaissait une accélération à partir des années 1750, reflet de la diversification croissante de l’offre et des consommations. C’est dans le domaine de la parure et des vêtements que la progression fut la plus forte – avec les vendeurs de boutons, de rubans et les parfumeurs qui apparurent dans le deuxième tiers du siècle. Cela confirme que la « culture des apparences » joua un rôle moteur dans l’accroissement et la diversification de la consommation des commodités6.

11Ces évolutions et ces rythmes semblent concorder avec ceux d’autres régions d’Europe du nord-ouest. À Grenoble, ville de taille et de profil socioéconomique équivalents à Nancy, l’appareil commercial présentait apparemment peu de diversité vers 1715 : les seules spécialisations dans le commerce des commodités concernaient les merciers et les épiciers – au nombre respectivement de 21 et de 25 pour 163 marchands relevés dans les rôles de la capitation7. En 1789 toutefois, on relevait davantage de spécialités dans le commerce des commodités : étaient mentionnés trois bijoutiers et huit quincailliers, qui s’autonomisaient au sein du corps de la mercerie – les merciers n’étant plus que 11 – ainsi que 23 marchandes et marchands de modes, pour 227 commerçants8. Le xviii^e siècle fut en définitive aussi déterminant dans cette ville qu’à Nancy pour la diffusion des nouvelles spécialités commerciales, et l’économie du vêtement semble là aussi avoir été un secteur moteur. Certaines données parcellaires laissent cependant penser que dans les villes de plus grande taille, l’augmentation du nombre de spécialisations marchandes fut bien plus précoce qu’à Nancy. Connaissant pendant la plus grande partie du xviii^e siècle un déclin économique et une chute de sa population, Anvers passa de 70 000 habitants en 1700 à un peu moins de 50 000 vers 1750. Quelques spécialisations emblématiques de l’essor de la consommation au xviii^e siècle, comme les accessoires de modes ou le tabac, y apparurent dès le dernier tiers du xvii^e siècle, soit au moins un demi-siècle avant Nancy9. La diversification des branches commerciales que connut cette dernière ville devrait alors être interprétée comme une dynamique de rattrapage du niveau d’équipement des plus grandes cités d’Europe. Le fait en tout cas qu’au cours du xviii^e siècle des villes de 20 000 habitants environ aient désormais le gabarit suffisant pour voir se développer des spécialisations commerciales pointues dans le secteur des commodités témoigne de l’accroissement de la demande agrégée en ce type de produits. Celle-ci serait vraiment notable si de telles dynamiques se retrouvaient dans des localités de plus petite taille encore.

La diversification des spécialisations est-elle perceptible ailleurs ?

12Avec ses 20 000 habitants dès les années 1740, Nancy servait de résidence à nombre d’aristocrates de la province : à ce titre, elle constituait par sa taille et la richesse de certaines couches de sa population un marché suffisant pour le développement de nombreuses spécialisations commerciales. Il en allait vraisemblablement de même de villes comme Bar-le-Duc ou Lunéville, peuplées de 10 000 habitants environ, dont on a vu la diversité des branches commerciales à la fin du siècle. Les autres villes de Lorraine centrale et méridionale étaient toutefois bien plus modestes, tant par leur niveau de population que par la richesse de leurs habitants.

13Si le mouvement de diversification des spécialités commerciales se retrouvait dans ces localités, cela montrerait que l’accroissement du nombre de qualités disponibles en matière de commodités et la diversification de la demande furent très importants au xviii^e siècle et suffisamment puissants pour toucher des marchés urbains aux dimensions modestes. Cette étude, menée là encore à partir des rôles d’impositions, laisse apparaître au fil du siècle une tendance modérée à la progression du nombre de spécialités marchandes dans le commerce des commodités.

La diversification du commerce des commodités dans les petites villes

14Le nombre de spécialités dans le commerce des commodités était nettement plus faible dans les petites villes qu’à Nancy, Bar-le-Duc ou Lunéville, y compris à la fin du siècle. Le tableau suivant synthétise les données.

15L’accroissement du nombre de spécialisations marchandes était surtout sensible à Mirecourt et Remiremont, c’est-à-dire dans les deux localités les plus peuplées de l’échantillon – comptant en 1790 près de 5 000 habitants pour la première et de 4 000 pour la seconde. La forte population rendait en effet possible, par l’envergure du marché qu’elle constituait, l’existence de nombreuses branches commerciales. Dans les villes plus modestes et les bourgs, la tendance à la spécialisation commerciale était nettement moins marquée. Cela tenait là encore à la médiocrité de la demande agrégée en accessoires de parure ou d’intérieur. La seule petite localité à connaître une diversification notable de ses branches commerciales fut Bains, qui bénéficia à la fois de l’installation d’une manufacture de fer-blanc en 1762 et de l’essor des activités balnéaires à partir des années 1770. Les besoins des ouvriers de la manufacture, mais peut-être surtout la fréquentation du bourg par des consommateurs aisés y ont favorisé l’essor de la consommation : on y trouvait ainsi dans les années 1780 des marchands-drapiers ou des épiciers. Dans ce cas cependant, la poussée des spécialisations fut moins imputable à des dynamiques communes aux espaces lorrains qu’aux transformations rapides de l’activité économique de la localité.

16L’étude des dénominations marchandes laisse apparaître un certain accroissement séculaire du nombre de termes servant à qualifier les commerçants en commodités, bien que ce mouvement soit moins net qu’à Nancy. La promotion de marchands de commodités spécialisés fut plus tardive et plus discrète que dans la capitale ducale, mais participa néanmoins du même mouvement. C’est entre 1750 et 1789 que le nombre de spécialisations dans les biens de consommation se développa : alors qu’au début du siècle on ne trouvait dans cette branche que des merciers, Remiremont comptait à la veille de la Révolution un marchand-chapelier, des fripiers et des marchands de modes. Comme à Nancy mais avec un certain retard, l’économie du vêtement et son essor conduisaient à l’émergence de nouvelles spécialités marchandes. Le tableau suivant indique le nombre de villes et de bourgs de notre échantillon dans lesquelles des marchands de commodités apparaissent. Pour faciliter les comparaisons, nous avons repris les catégories employées pour l’étude de l’évolution des spécialités à Nancy.

17La seule spécialité commerciale véritablement ubiquiste sur le siècle était la mercerie, qui consiste à vendre toutes sortes de petits accessoires, voire de l’épicerie. La présence de ces commerçants semi-spécialisés s’explique ainsi par l’existence d’une demande non négligeable en éléments de parure, d’équipement intérieur, en sucre ou en épices – à un niveau cependant trop limité pour générer des spécialisations intégrales. Si les purs marchands d’étoffes étaient peu représentés, sans doute pour les raisons de sous-enregistrement déjà évoquées, les accessoires de vêtement, l’épicerie, l’équipement des intérieurs et la librairie firent leur apparition. L’expansion était sensible pour l’épicerie et les accessoires de parure : elle se traduisit d’ailleurs par l’augmentation du nombre de spécialités dans les localités où ces branches étaient représentées.

18L’extension des spécialisations commerciales était très limitée géographiquement, et fut surtout portée par deux localités assez peuplées et riches, Mirecourt et Remiremont. Cette progression fut de toute évidence moins rapide et moins profonde que celle observée dans le nord-ouest de l’Angleterre au xviii^e siècle. Les merciers y étaient certes tout autant et aussi précocement répandus qu’en Lorraine, mais l’équipement des localités en spécialistes des accessoires de parure et en épiciers était nettement plus fort : sur 33 localités, bourgs et villes, on en trouvait respectivement dans les trois quarts et les neuf dixièmes, contre un quart et trois cinquièmes10. Même en excluant de l’échantillon d’Andrew Hann et Jon Stobart les 12 localités les plus peuplées – à la population plus élevée que les villes lorraines ici étudiées –, on trouvait des vendeurs d’accessoires dans les trois cinquièmes des villes et des bourgs, et des épiciers encore dans les neuf dixièmes. Le mouvement de spécialisation des marchands dans les petits centres urbains était donc à la fin du siècle vraisemblablement moins avancé en Lorraine qu’en Angleterre.

19On assiste en somme à une diversification des branches du commerce des commodités présentes dans les petites villes, mais qui portait sur des effectifs très faibles : même dans les plus grosses des localités étudiées, les spécialités représentées se comptaient à la fin du siècle sur les doigts d’une main. S’ajoute à cela le fait que seules quelques spécialités étaient vraiment stables, beaucoup d’entre elles ne faisant qu’une apparition fugace.

Des spécialisations marchandes peu stables dans le temps

20Dans notre échantillon de petites villes, la mieux dotée en spécialités dans le commerce de commodités était dès les années 1730 Mirecourt. L’étude des spécialités représentées dans la ville laisse apparaître quatre branches stables – la mercerie, la librairie, le commerce des violons et celui des dentelles – quand les autres branches ne faisaient souvent que des apparitions brèves. Le tableau suivant présente en caractères gras les spécialités apparaissant au moins quatre fois, et qui étaient donc les plus stables sur le siècle, et en italiques celles qui apparaissaient au moins deux fois.

21Parmi ces spécialisations, deux correspondaient à des productions locales : la lutherie et la dentelle. Les commerçants concernés étaient donc vraisemblablement des marchands exportateurs, s’approvisionnant auprès des artisans locaux. En dehors de la mercerie, spécialisation ubiquiste, et de la librairie, dont la présence est peu surprenante dans un siège de bailliage où résidait une bourgeoisie lettrée, les spécialisations étaient rares. Les vendeurs de verre et de boîtes de sapins ainsi que les fleuristes étaient de très petits marchands ; les marchands chandeliers et droguistes étaient vraisemblablement à rapprocher des droguistes.

22Ces dernières spécialisations sont à classer dans le tout petit commerce, activités sans doute de survie pour bien des marchands qui s’y livraient. Il s’agissait vraisemblablement pour eux de répondre à des demandes locales très particularisées, et de s’y adapter au mieux de leurs facultés financières et de leurs capacités commerciales. Quoi qu’il en soit, dans toutes les villes, les marchands spécialisés dans les commodités étaient d’envergure modeste si on les compare à l’ensemble des commerçants. Le tableau suivant représente leurs cotes d’imposition relatives, la référence en base 100 étant la cote moyenne de l’ensemble des marchands pour l’année considérée.

23Les marchands spécialisés dans un type spécifique de commodités étaient en moyenne deux fois moins riches que l’ensemble des commerçants. Les activités de cette nature étaient probablement choisies par les marchands disposant des moyens les plus faibles : même avec une mise de fonds limitée, ils pouvaient en effet proposer une gamme étendue de produits. Cela permettait d’ailleurs au besoin de sortir aisément de ces activités – ce qui explique sans doute le caractère « météoritique » de plusieurs spécialités très pointues. L’accroissement du nombre de spécialisations marchandes, fussent-elles fugaces, reflète quoi qu’il en soit la diversification de l’offre en commodités au fil du siècle : à en juger cependant par le faible nombre de spécialisations Bains-les-Bains apparaissant dans les petites villes, il semblerait que l’extension quantitative et qualitative de l’offre ait été principalement portée par des boutiques semi-spécialisées et assez généralistes – marchands d’étoffes, merciers ou épiciers.

Nature et degrés de la spécialisation

24Si l’approche retenue jusqu’ici fait apparaître une tendance générale à la spécialisation dans le commerce de détail à l’échelle du xviii^e siècle, elle risque néanmoins de donner une image à la fois trop restreinte et trop rigide du phénomène, en laissant notamment entendre qu’un grand nombre de commerçants étaient sans spécialisation.

Trois grandes spécialisations peuvent être repérées

25Les documents employés jusqu’ici ne nous ont pas permis de décrire adéquatement les activités des marchands détaillants. Les rôles de la subvention se contentaient souvent de la mention professionnelle de « marchand », sans préciser de spécialisation11. Une telle absence de précision est délicate à interpréter : s’agissait-il d’une négligence de la part des collecteurs d’impôts ? Il se peut que bon nombre de commerçants aient en réalité été des marchands généralistes, vendant des marchandises de toute sorte : la plupart des boutiques seraient alors des « magasins généraux » écoulant des produits de tous les types. C’est l’hypothèse formulée par H.-C. et L. Mui dans leur étude de la boutique dans l’Angleterre du xviii^e siècle12. Cela nous semble en réalité peu plausible : beaucoup de marchands, notamment à Nancy, avaient de toute évidence un niveau d’affaires très restreint, qui ne leur permettait pas de proposer une offre très étendue de marchandises. L’analyse des dossiers des patentes pour Bar-le-Duc et Lunéville montre par ailleurs que beaucoup de détaillants se livraient à des combinaisons de deux activités – comme la mercerie et l’épicerie, ou la draperie et la mercerie13.

26De fait, l’étude du contenu des inventaires de faillite réalisés sur ordre de la Juridiction consulaire laisse apparaître la forte spécialisation du commerce de détail14. Nous nous sommes penchés sur le cas de 85 marchands urbains et ruraux ayant déposé une demande d’atermoiement auprès de la Juridiction consulaire dans les années 1770 et 1780, échantillon qui présente l’avantage de regrouper des commerçants de tous niveaux d’affaires et de tous lieux d’activité15. Pour chaque commerçant, nous avons calculé la part en valeur dans les stocks de huit grandes catégories de marchandises, sans tenir compte des niveaux d’affaires, puisqu’il s’agissait simplement de repérer des profils de spécialisation16. En vue d’élaborer une typologie, nous avons eu recours à un traitement statistique nommé analyse en composantes principales – ce qui est le plus judicieux au vu de la nature des données, à savoir des pourcentages de répartition entre plusieurs catégories17.

27Les résultats de l’analyse sont statistiquement significatifs : le premier axe factoriel explique à lui seul 38,5 % de la variance et le deuxième 18,9 %18. Le premier oppose de manière nette les étoffes et les autres produits. Le deuxième oppose les accessoires de parure et la petite mercerie d’un côté à l’épicerie, aux livres et aux accessoires pour l’équipement des intérieurs de l’autre. De fait, le classement des commerçants en groupes hiérarchisés laisse apparaître trois grands profils marchands, rassemblés autour de cœurs d’activité cohérents :

Le premier regroupe les purs vendeurs d’étoffes, chez qui ce type de produits représentait la quasi-totalité des stocks : on retrouvait dans cette catégorie les marchands-drapiers et marchands de toiles repérés à Bar-le-Duc ou Lunéville dans les années 1790.
Le deuxième ensemble est composé des marchands chez qui prédominaient la passementerie et les petits accessoires de mercerie : sans que les étoffes aient été totalement absentes chez eux, elles n’occupaient qu’une toute petite partie des stocks. Le type marchand associé à ce profil d’activité était le mercier, abondamment représenté à Lunéville et Bar-le-Duc.
Dans le troisième groupe enfin, on retrouvait les marchands vendeurs de mercerie, chez qui les produits d’épicerie étaient surreprésentés voire prédominants : ces commerçants, nombreux à Bar-le-Duc et Lunéville, étaient des merciers-épiciers.

28Au sens strict, la plupart des marchands étaient toutefois des « vendeurs de tout » : parmi les marchands d’étoffes, plusieurs proposaient un peu de produits d’épicerie et quelques petits accessoires de mercerie19. De même, plusieurs merciers vendaient quelques pièces d’étoffes.

29Cela suffisait-il à en faire des marchands généralistes ? De toute évidence, non. Les quelques marchandises ainsi proposées servaient en fait de produits d’appel à destination des clients : ceux-ci pouvaient à l’occasion de leurs visites à la boutique d’étoffes se procurer d’autres biens en petites quantités, et réaliser ainsi des achats de complément. La boutique devenait par là même attractive, en permettant de couvrir différents besoins. C’était sans doute le cas dans certaines campagnes assez reculées.

30Les trois grands types de spécialisation, avec leurs nuances, ne sauraient épuiser toutefois la diversité commerçante de la province. Il s’agit sans doute ici des types les plus répandus, qui n’excluaient pas des combinaisons particulières d’activités ou d’autres spécialisations :

Étant donné le caractère limité et souvent temporaire de leurs activités, nous ne voyons pas apparaître dans les bilans de faillite de villageois ou de pauvres habitants des villes participant de manière occasionnelle ou secondaire au commerce en revendant quelques produits de leur crû ou contribuant à la redistribution de quelques commodités. Nous avons cependant suggéré plus haut que ce type d’activités était sans doute en augmentation dans le dernier tiers du xviii^e siècle, singulièrement dans les villes (marchands d’éventails, marchands de fleurs, etc.).
Il faudrait également tenir compte dans notre classification des modalités d’activité des marchands : l’analyse des inventaires suggère que plusieurs d’entre eux n’avaient pas de boutique. Les ballots, charrettes et animaux de trait qu’ils possédaient laissent ainsi supposer qu’ils étaient commerçants ambulants.
Les dossiers de faillite déposés ainsi que les rôles de la taxe des Ponts et Chaussées de la ville de Nancy de 1785 font apparaître d’autres spécialités commerciales non représentées dans les inventaires dépouillés ici : libraires, marchandes et marchands de modes, marchands de verre, marchands de faïence, etc.20. Il s’agit cependant dans leur cas d’une forme d’hyperspécialisation qui pousse des « merciers », tout particulièrement dans les villes, à se positionner sur un segment de marché très étroit.

Différents degrés de spécialisation

31Au sein de ces trois grandes familles de marchands de commodités, plusieurs degrés de spécialisation étaient possibles, du commerçant fournissant une gamme étendue de marchandises à celui spécialisé dans un seul produit, en passant par celui tourné vers un seul type de biens21. Le cas des marchands-drapiers du précédent échantillon peut nous éclairer (tableau 49).

32Plusieurs cas de figure se détachent :

Les marchands-drapiers pouvaient être assez généralistes, et proposer comme Claude Barrois de Lunéville dans les années 1770 aussi bien des étoffes de luxe (13,6 % sur un montant de 26 647 liv. l. de tissus en stock) que des petits lainages (13,5 %) ou des indiennes (27,9 %)22.
Une forme de spécialisation, resserrée, était de se concentrer sur une ou deux grandes catégories d’étoffes : Jean-Claude Lebel de Nancy vendait par exemple dans les années 1770 presque uniquement des draps de qualité bonne (34,6 % des 10 617 liv. l. d’étoffes en boutique) et commune (58,2 %)23.
On retrouve aussi des cas d’hyperspécialisation, correspondant aux spécialités étroites repérées dans les rôles d’impositions : Bailly, actif à Jeandelize dans les années 1780, ne vendait ainsi pratiquement que des indiennes. Celles-ci représentaient 78 % d’un stock montant à 15 900 liv. l., ce qui lui permettait de proposer à ses clients une gamme très large de qualités24.

33L’hyperspécialisation et la spécialisation étroite semblaient justement, à en juger par les rôles d’imposition, en progrès au cours du siècle dans les villes et les bourgs. Les villages n’étaient pas forcément en reste, certains marchands ambulants préférant sans doute se spécialiser pour proposer une gamme de produits étendue tout en restant transportable.

Conclusion

34À partir de l’étude des inventaires de faillite des détaillants, nous pensons pouvoir affirmer que tous les commerçants connaissaient une forme plus ou moins marquée de spécialisation. On assiste toutefois à l’échelle du siècle à une poussée des spécialisations commerciales les plus pointues, en particulier dans les villes. Cela s’explique à la fois par la diversification de l’offre, qui incitait les commerçants à se concentrer sur une gamme de produits particulière pour être en mesure de proposer un assortiment large et satisfaisant à des consommateurs exigeants, et par l’existence d’une demande importante pour des biens de consommation très précis – surtout dans les villes.

35Intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs, les commerçants contribuaient à forger l’offre disponible dans la province par les biens qu’ils proposaient à leurs clients. Les fabriques lorraines de commodités étant encore à la fin du xviii^e siècle relativement faibles, les détaillants de la province devaient toujours largement recourir à des produits importés pour constituer leurs assortiments. Les importations étaient pour une grande part assurées par des grossistes des principales villes des Duchés, les « marchands-magasiniers », dont le rôle dans la formation de l’offre disponible dans les boutiques lorraines était crucial. Outre sa sophistication, l’appareil commercial lorrain du xviii^e siècle était donc marqué par une forte hiérarchisation, dont nous allons tâcher de mettre en évidence la nature, l’ampleur, les formes et les transformations au fil du siècle.

Notes de bas de page

1Hann Andrew et Stobart Jon, « Retailing Revolution in the 18th Century ? », art. cité, p. 171-194 ; Blondé Bruno et Van Damme Ilja, « Retail Growth and Consumer Changes in a Declining Urban Economy », art. cité, p. 646-650 ; Van Aert Laura et Van Damme Ilja, « Retail Dynamics in a City in Crisis : the Mercer Guild in Pre-Industrial Antwerp (ca. 1648-ca. 1748) », in Bruno Blondé, Eugénie Briot, Natacha Coquery et Laura Van Aert (dir.), Retailers and Consumer Changes in Medieval and Early Modern Europe, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2005, p. 139-167 (en particulier p. 148-149).

2Margairaz Dominique, Foires et marchés, op. cit., p. 129-133 ; Perrot Jean-Claude, Genèse d’une ville moderne, op. cit., p. 253-262.

3Dans le cas de Nancy, signe de la place particulière de la ville dans les échanges à l’échelle de la province, on trouve également dès le début du xviii^e siècle des marchands assurant des fonctions particulières de coordination des échanges – comme des commissionnaires, des changeurs ou des banquiers.

4Woronoff Denis, L’industrie sidérurgique en France pendant la Révolution et l’Empire, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984, p. 433.

5Hann Andrew et Stobart Jon, « Retailing Revolution in the Eighteenth Century ? », art. cité, p. 188.

6Roche Daniel, La culture des apparences, op. cit., p. 247-278.

7Favier René, « “Faiseurs de rien, vendeurs de tout” : les merciers de Grenoble au xviii^e siècle », in Natacha Coquery (dir.), La boutique et la ville, op. cit., p. 99-109 (tableau p. 100). À en juger par la suite de l’article, le terme de « mercier » recouvre le même type d’activités à Grenoble qu’en Lorraine : des commerçants d’envergure modeste ou médiocre vendant de tout, y compris de l’épicerie, les étoffes occupant toutefois une place modeste voire nulle dans leurs affaires.

8Favier René, « “Faiseurs de rien, vendeurs de tout” », art. cité, p. 100.

9Blondé Bruno et Van Damme Ilja, « Retail Growth and Consumer Changes in a Declining Urban Economy », art. cité, p. 646-650.

10Hann Andrew et Stobart Jon, « Retailing Revolution in the Eighteenth Century ? », art. cité, p. 188.

11H.-C. et L. Mui remarquent le même phénomène lors des dépôts de faillite des commerçants britanniques (Shops and Shopkeeping in Eighteenth Century England, op. cit., p. 47-48).

12Mui Hoh-Cheung et Mui Lorna H., Shops and Shopkeeping in Eighteenth Century England, op. cit., p. 47-48.

13Mui Hoh-Cheung et Mui Lorna H., Shops and Shopkeeping in Eighteenth Century England, op. cit, p. 56.

14Sur l’établissement d’une typologie des marchands, voir Jeannin Pierre, Les marchands au xvi^e siècle, Paris, Seuil, 1957, p. 37-44.

15La liste des marchands étudiés se trouve en annexe 2.

16Les catégories de marchandises retenues sont : les tissus ; la passementerie ; la mercerie ; l’épicerie-droguerie ; les acessoires d’équipement des intérieurs ; les matières premières productives ; la librairie-papeterie ; les accessoires de boutique.

17Cibois Philippe, Les méthodes d’analyse d’enquête, op. cit., p. 27-50.

18Les résultats précis de l’analyse factorielle sont à l’annexe 4.

19C’est également ce qui semble ressortir des données de Jon Stobart et Lucy Bailey sur les boutiques rurales anglaises de la fin du xvii^e et du xviii^e siècle. Les détaillants anglais proposaient des gammes de biens très étendues, ce qui n’empêchait pas des formes de spécialisation plus ou moins marquées : les quatre-cinquièmes vendaient du sucre et des rubans et les trois-cinquièmes des toiles, mais moins du tiers vendait des cotonnades (Stobart Jon et Bailey Lucy, « Retail Revolution », art. cité, p. 396-398).

20AM Nancy, CC 798 : Rôles des impositions des Ponts et Chaussées (1785).

21Cette gradation dans les spécialisations n’est ni une surprise ni une spécificité lorraine. On la retrouve à la même époque en Angleterre dans le commerce de l’épicerie, comme le suggèrent les données de Jon Stobart (Sugar and Spices. Grocers and Groceries in Provincial England, 1650-1830, Oxford, Oxford University Press, 2013) : si les quatre cinquièmes de son échantillon d’épiciers vendaient des épices et les neuf dixièmes du savon et des chandelles, on ne trouvait du sucre que chez la moitié d’entre eux, et de l’alcool que chez le tiers (p. 26).

22AD 54, 49 B 219 : Bilan et atermoiement de Claude Barrois (1781).

23AD 54, 49 B 217 : Bilan et atermoiement de Jean-Claude Lebel (1780).

24AD 54, 49 B 233 : Bilan et atermoiement de Charles-Joseph Bailly (1789).

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Hervé Martin

2008

Prêtres de Bretagne au xix^e siècle

Samuel Gicquel

2008

Un constructeur de la France du xx^e siècle

La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)

Pierre Jambard

2008

Ouvriers bretons

Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968

Vincent Porhel

2008

L'intrusion balnéaire

Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)

Johan Vincent

2008

L'individu dans la famille à Rome au iv^e siècle

D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan

Dominique Lhuillier-Martinetti

2008

L'éveil politique de la Savoie

Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)

Sylvain Milbach

2008

L'évangélisation des Indiens du Mexique

Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvi^e siècle)

Éric Roulet

2008

L'étranger en Bretagne au Moyen Âge

Présence, attitudes, perceptions

Laurence Moal

2008

Les saints bretons entre légendes et histoire

Le glaive à deux tranchants

Bernard Merdrignac

2008

Les miroirs du silence

L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934

Patrick Bourgalais

2008

Paysans des Alpes

Les communautés montagnardes au Moyen Âge

Nicolas Carrier et Fabrice Mouthon

2010

Pérégrin d’Opole

Un prédicateur dominicain à l'apogée de la chrétienté médiévale

Hervé Martin

2008

Prêtres de Bretagne au xix^e siècle

Samuel Gicquel

2008

Un constructeur de la France du xx^e siècle

La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)

Pierre Jambard

2008

Ouvriers bretons

Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968

Vincent Porhel

2008

L'intrusion balnéaire

Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)

Johan Vincent

2008

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D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan

Dominique Lhuillier-Martinetti

2008

L'éveil politique de la Savoie

Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)

Sylvain Milbach

2008

L'évangélisation des Indiens du Mexique

Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvi^e siècle)

Éric Roulet

2008

L'étranger en Bretagne au Moyen Âge

Présence, attitudes, perceptions

Laurence Moal

2008

Les saints bretons entre légendes et histoire

Le glaive à deux tranchants

Bernard Merdrignac

2008

Les miroirs du silence

L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934

Patrick Bourgalais

2008