Chapitre V. L’essor relatif de la population marchande dans la Lorraine du xviiie siècle

doi:10.4000/131sr

Chapitre V. L’essor relatif de la population marchande dans la Lorraine du xviii^e siècle

p. 113-134

Texte intégral

1Le dense équipement commercial de la Lorraine à la fin du xviii^e siècle témoigne d’une participation importante des populations à la consommation marchande. Cette modalité d’approvisionnement a selon toute vraisemblance progressé au xviii^e siècle : la circulation des marchandises augmenta en effet entre les années 1730 et les années 1780, et elle fut marquée par des rythmes rapides de renouvellement de l’offre. Il conviendrait toutefois de préciser les différentiels sociaux et géographiques d’implication dans les relations de marché, ce qu’il est malheureusement difficile de faire quand les statistiques économiques sont rares. Cette difficulté peut malgré tout être contournée en étudiant l’évolution différentielle de l’appareil commercial au fil du siècle selon les territoires et les types de localités. Combien de marchands trouvait-on et où ? L’appareil commercial se renforça-t-il au fil du siècle ? Quelles étaient les spécialisations représentées et leur nombre augmenta-t-il ?

2Plusieurs travaux portant sur l’Angleterre, les Provinces-Unies et les Pays-Bas autrichiens au xviii^e siècle, nous permettent d’ores et déjà de formuler un ensemble d’hypothèses sur l’évolution de l’appareil commercial des espaces lorrains1. Ils suggèrent :

que les appareils commerciaux des villes et des bourgs se sont densifiés ;
que dans les villes les branches de commerce se sont progressivement diversifiées ;
que l’appareil commercial des campagnes s’est renforcé, reflétant une intégration accrue des campagnes dans les circuits de consommation marchande.

3Il convient pour mener cette étude d’être attentif à trois indicateurs significatifs. Le premier est le ratio marchand : une hausse de la dotation des localités en commerçants est un indice d’augmentation de la demande locale ou de la fonction de coordination commerciale. Pour être significatif de progrès des échanges commerciaux, ce ratio doit s’accompagner de la hausse de la cote d’imposition relative des marchands : l’enrichissement d’une catégorie sociale se traduit sur la longue durée par l’accroissement du niveau d’imposition de ses membres dans l’ensemble des impositions de la localité étudiée. L’augmentation du nombre de spécialités marchandes représentées dans une localité reflète enfin les mutations d’un appareil commercial qui s’efforce de répondre à la hausse de la demande locale en biens spécifiques.

Le renforcement de la fonction d’échange dans les principaux pôles commerciaux

4L’analyse menée ici prolonge ce qui a été tenté dans le chapitre précédent. Elle s’appuie sur les mêmes sources documentaires, en particulier les rôles de la subvention et des Ponts et Chaussées, et procède selon la même démarche. Les rôles d’impositions laissent apparaître un élan commercial réel au xviii^e siècle, bien qu’assez différencié selon les types de localités. Celui-ci ne doit toutefois pas être surestimé : dès le début du xviii^e siècle les villes et les bourgs comptaient un nombre important de marchands. Après avoir présenté le cas de Nancy, dont le poids dans le commerce régional justifie une étude à part, nous allons nous pencher sur les villes et bourgs de Lorraine en les distinguant selon leur profil d’activités.

Quelques remarques de méthode

5Si la circulation des marchandises s’est accrue tout au long du xviii^e siècle, par qui a-t-elle été portée ? Quels sont les acteurs qui ont favorisé l’accroissement de la diffusion des biens de consommation dans la population ? La fourniture de commodités aux consommateurs finaux n’était en effet pas seulement effectuée par des marchands, mais aussi par tout un ensemble d’artisans : en matière vestimentaire, les commerçants de neuf entraient ainsi en concurrence avec les revendeurs de marchandises de seconde main, mais aussi avec les tisserands travaillant à façon, les chapeliers, les boutonniers voire les perruquiers pour les marchandises « de modes ». Pour la fourniture d’accessoires d’équipement, les merciers étaient quant à eux en concurrence avec les potiers de fer et d’étain ou encore les cloutiers.

6Il s’agit donc pour nous non seulement de prendre la mesure de l’équipement commercial des localités, mais aussi d’estimer le poids relatif des marchands au sein de chacune d’elles. Pour évaluer l’importance relative de l’appareil commercial de chaque localité, nous pouvons employer outre les ratios marchands deux indicateurs : la part de la subvention payée par les marchands et la cote relative des marchands par rapport aux autres catégories sociales. L’évolution des deux derniers indicateurs nous renseigne sur le niveau de richesse du monde de la marchandise par rapport à l’ensemble des roturiers laïcs des villes et sur l’enrichissement relatif des marchands par rapport aux autres groupes sociaux – notamment les artisans vendeurs ou revendeurs de biens de consommation2. La confrontation de ces trois indicateurs peut laisser entrevoir plusieurs types d’évolution possibles3 :

une progression de l’ensemble témoignerait d’un renforcement de l’appareil commercial, ainsi que de l’enrichissement relatif des marchands par rapport aux autres groupes sociaux ;
une diminution de l’ensemble laisserait par contre supposer un tassement de l’appareil commercial, la réduction de l’envergure des boutiques ainsi peut-être que l’affaiblissement du rôle commercial de la localité (si les plus grosses cotes marchandes connaissent une forte baisse) ;
une stagnation ou une baisse du ratio marchand, associée à une progression des deux autres indicateurs, découlerait de la concentration des activités et du capital commerciaux entre les mains de quelques gros marchands ;
une hausse du ratio marchand accompagnée d’une diminution des deux autres s’expliquerait par le pullulement de la boutique d’envergure modeste, et signifierait la multiplication des petites initiatives commerciales ;
un maintien global de ces indicateurs tout au long du siècle traduirait l’adaptation de l’appareil commercial à l’évolution de la population, sans qu’un quelconque renforcement soit discernable.

7Il va de soi que nos résultats pris isolément ne disent rien de l’évolution de l’importance commerciale des localités à l’intérieur de la province. Lorsque nous parlons de renforcement ou de déclin des appareils commerciaux locaux, c’est par référence aux autres groupes socioprofessionnels de la localité étudiée : la hausse du nombre de petits boutiquiers et leur enrichissement relatif dans une ville en stagnation économique au fil du siècle ne sont pas nécessairement dus au renforcement de la polarité commerciale qu’elle exerçait. Par contre, ce peut être l’indice d’un changement dans les comportements de consommation : la consommation marchande se ferait alors davantage en boutique que chez les artisans, permettant aux commerçants de réaliser des gains accrus.

Le cas nancéien : renforcement de l’appareil commercial, essor du grand commerce, développement du petit commerce

8La ville de Nancy connut tout au long du xviii^e siècle un renforcement très marqué de son appareil commercial. Les ratios marchands progressèrent en effet de manière constante, passant de 12 pour 1 000 à la fin des années 1720 à un peu plus de 20 pour 1 000 à la veille de la Révolution. La part des marchands dans les impositions totales de la ville a également crû, bien qu’à un rythme moindre : le ratio marchand a été multiplié par 1,65 quand le poids des commerçants dans l’imposition des Ponts et Chaussées a seulement été multiplié par 1,25.

9Cette baisse de la cote relative des marchands est à relier à la progression importante du tout petit commerce. La ventilation des cotes marchandes par rapport à la cote moyenne des contribuables indique en effet que la proportion des commerçants de très petite envergure augmenta sur tout le siècle, tout particulièrement dans son dernier tiers. Dans le même temps, le nombre de commerçants imposés à un niveau très élevé est resté important.

10La présence d’une couche de marchands riches est à relier à la fonction de coordination commerciale qu’exerçait la ville de Nancy à l’échelle régionale. L’essor possible de ce groupe de commerçants entre les années 1720 et les années 1750 coïncida avec la hausse sensible des entrées de marchandises à Nancy à la même période. Dans le même temps, la progression du nombre de commerçants de petite envergure – payant moins de deux fois la cote moyenne des contribuables – est sans doute à relier à la participation croissante des catégories populaires à l’économie marchande, aussi bien comme vendeurs que comme consommateurs. Bon nombre de personnes au niveau de vie modeste cherchaient en effet à assurer leur subsistance par le petit commerce, alors que la pauvreté s’étendait à Nancy au xviii^e siècle4. Ces très petits commerçants étaient vraisemblablement spécialisés dans la vente de produits hautement fragmentés, c’est-à-dire vendus au détail en très petites quantités à des clients ne pouvant pas se permettre des achats massifs. La prolifération des petits marchands serait ainsi le signe d’une diffusion massive des commodités jusque dans les milieux populaires, et donc de l’extension progressive de leur consommation dans la société. Le cas nancéien n’est en tout cas pas isolé : les appareils commerciaux se renforcèrent dans les autres localités des Duchés, même si l’essor du tout petit commerce y fut nettement moins marqué qu’à Nancy.

Un renforcement inégal de l’appareil commercial selon les types de localités

Des marchands plus nombreux

11L’analyse des rôles de la subvention dans d’autres localités a été menée sur le même modèle que pour Nancy. En l’absence de recensements, les ratios marchands ont cependant été calculés par rapport à des estimations du niveau de la population : les rôles d’imposition relevant la totalité des feux, cotisés comme non cotisés, l’estimation du nombre d’habitants n’a pu se faire qu’en appliquant un coefficient multiplicateur au nombre total de feux. On sait qu’il est difficile de recourir à un coefficient unique et stable dans le temps sans connaissance approfondie de la démographie des localités étudiées5. C’est d’autant plus vrai pour les villes, qui comptaient de nombreuses communautés religieuses, dont on ne connaît pas le nombre de membres, et un grand nombre de domestiques dans les familles bourgeoises et aristocratiques, qui par construction n’apparaissent pas dans les rôles de subvention6. Les structures familiales des espaces lorrains étant toutefois comparables à celles du Bassin Parisien, nous avons retenu les mêmes coefficients de 4 à 4,5 personnes par feux qu’emploient Jacques Dupâquier ou Guy Lemarchand dans leurs travaux sur le xviii^e siècle7.

12Dans les villes, les ratios marchands et le niveau global de richesse des commerçants étaient élevés dès le début du xviii^e siècle. Pour faciliter la lecture de ces données, nous avons calculé pour chacune des séries l’équation de la droite de régression linéaire. Nous en donnons ici simplement la pente, calculée sur l’ensemble de la série, puis sur la première et la seconde moitié du siècle8. Il apparaît ainsi que la densité commerciale s’est renforcée dans toutes les localités, à l’exception du bourg d’Haroué.

13Les évolutions étaient en réalité très variables selon le profil des localités. Les villes d’Ancien Régime de taille moyenne ou médiocre comme Remiremont ou Bruyères connaissaient dès le début du xviii^e siècle des ratios marchands importants, qui ne furent d’ailleurs jamais durablement dépassés sur la période. Il n’y a donc pas eu dans ces villes d’accroissement considérable de la dotation marchande, le nombre de commerçants restant globalement proportionnel à la population totale. Les niveaux d’équipement étaient cependant sensiblement différents entre les deux villes, l’appareil commercial de Remiremont étant plus étendu. Cela tient sans doute à des effets de seuil de population et d’infrastructure économique des localités : sur la période, Bruyères ne dépassa jamais les 2 000 habitants, quand Remiremont comptait plus de 4 000 habitants vers 1789. De plus, Bruyères comptait de nombreux cultivateurs dans sa population, alors que les habitants de Remiremont étaient essentiellement tournés vers les activités purement urbaines : il se peut ainsi que les seconds aient été nettement plus engagés dans les relations de marché que les premiers, et aient donc davantage eu recours à la boutique. La présence d’un important monastère de femmes nobles à Remiremont contribuait sans doute aussi à accroître la demande finale et à entretenir une forte population marchande9. Les villes à vocation manufacturière ou commerciale comme Mirecourt ou Châtel-sur-Moselle virent quant à elles leur population marchande croître de façon très importante dans la première moitié du xviii^e siècle, la hausse étant nettement plus modérée après 1750 : en somme, la chronologie de l’extension des appareils commerciaux locaux fut dans ce type de localités très proche de ce que l’on a pu observer pour l’accroissement de la circulation des marchandises dans la province.

14Les bourgs étudiés étaient de leur côté tous dotés d’un appareil commercial élémentaire dès le début du xviii^e siècle. La vocation commerciale de ces petites localités était cependant faible, si l’on en juge par la part des marchands dans la population : elle était sur tout le siècle inférieure de 10 à 15 points pour 1 000 à ce que l’on retrouvait dans les villes. De fait, elles conservaient un aspect largement rural, et la majorité de leur population vivait encore de l’agriculture. L’évolution des ratios marchands au fil du siècle ne laisse pas apparaître de tendance claire : Darney connut une hausse nette de son équipement marchand durant toute la première moitié du siècle ; à Haroué, l’appareil commercial végéta ; à Gondreville, aucune transformation notable ne se dessina entre 1713 et 1744 ; Bains présentait un cas de déclin commercial, suivi d’un sursaut à partir des années 1760. Sans doute ces évolutions s’expliquent-elles par l’histoire propre de chacun des bourgs : Darney connut une forte croissance de sa population entre 1700 et 1750, et Haroué vit la famille aristocratique de Craon en faire sa résidence vers 1730. Avant de devenir un centre thermal dans le dernier quart du siècle, Bains profita à partir de 1733 de l’implantation d’une très importante manufacture royale de fer-blanc dans les environs, qui entraîna l’installation à demeure de centaines d’ouvriers dans les années 176010. Ces petites localités avaient en somme un appareil commercial extrêmement tributaire de phénomènes exogènes.

Des marchands qui s’enrichissent au fil du siècle ?

15Plus encore que l’accroissement des ratios marchands, c’est la hausse de la part des commerçants dans les impositions qui frappe. Si les cotes d’imposition reflètent largement l’importance des biens fonds dans les patrimoines, les marchands ont alors manifestement été capables de procéder à des investissements fonciers croissants au fil du siècle – ce qui témoigne de l’augmentation des capacités d’accumulation du monde de la marchandise. La pente des droites de régression nous laisse entrevoir cette progression.

16Cette poussée fut particulièrement marquée dans les villes commerçantes ou manufacturières : la part des marchands dans les impositions a presque doublé entre le début et la fin du siècle à Mirecourt ; à Châtel-sur-Moselle, elle passa de l’insignifiance à 12 %. L’essentiel du renforcement se fit entre les années 1720 et les années 1750, la deuxième moitié du siècle étant marquée par une stagnation des cotes ou par leurs fortes fluctuations. Ces chiffres concordent en tout cas avec les grandes respirations de la croissance économique déjà repérées. Les évolutions furent toutefois moins claires pour les autres types de localités. Dans les villes d’Ancien Régime, la croissance du niveau des impositions marchandes a été notable à Remiremont et s’étendit sur le siècle entier, tandis qu’à Bruyères elle prit fin dans les années 1760 avant de connaître une chute par la suite.

17Pour les localités les plus modestes, le poids des circonstances locales l’emportait une fois de plus largement sur les tendances régionales. C’était le cas notamment des petites villes très dépendantes d’une branche de manufacture ou de commerce. Rosières-aux-Salines vit à partir des années 1750 sa population marchande stagner et le niveau de richesse des commerçants diminuer. Cela s’explique sans doute par la fermeture en 1760 des salines qui avaient fait sa prospérité au début du siècle – laquelle entraîna le départ d’environ 70 ouvriers, de leurs familles et du personnel d’encadrement et de supervision de l’établissement : il se peut fort que l’appareil commercial local se soit adapté à la restriction des débouchés11. Raon-l’Étape atteint son maximum séculaire en termes de ratios marchands dès les années 1720. Ils chutèrent vers le milieu du siècle, tout comme la part des commerçants dans les impositions, pour ne retrouver ces niveaux que dans les années 1780. La petite ville était très dépendante du sciage et du flottage des bois pour sa prospérité. Une part importante des bois de la forêt vosgienne était expédiée jusque dans la vallée du Rhin, pour être vendue dans les espaces germaniques voire aux Provinces-Unies, et il se peut que ce lucratif commerce ait été perturbé par les conflits de la première moitié du siècle12. De 1763, fin de la guerre de Sept Ans, jusqu’aux guerres révolutionnaires, le Saint-Empire connut par contre une période de paix relative favorable à l’essor des échanges : les prix du bois augmentant fortement, les marchands de bois de Raon ont sans doute pu prospérer.

18L’analyse de la ventilation des cotes des marchands par rapport à la moyenne des contribuables des différentes localités vient malgré tout nuancer cette tendance globale à l’enrichissement des marchands. Celle-ci se retrouvait surtout dans les localités à faible fonction de coordination des échanges, les marchands des pôles commerciaux comptant dès le début du siècle parmi les plus riches. Ils faisaient en effet dès le début du siècle partie des couches les plus aisées, avec des cotes d’impositions dans l’ensemble deux fois supérieures à la moyenne.

19Nous pouvons représenter ces résultats de manière simplifiée, en calculant là encore la pente de la droite de régression de chaque série individuelle.

20Les marchands de Mirecourt, Raon-l’Étape et Châtel-sur-Moselle, pôles manufacturiers et commerciaux, étaient dès les années 1710 sensiblement plus riches que la moyenne des habitants de leur localité. De fait, leur niveau de richesse relative progressa peu, voire diminua légèrement au fil du siècle. La réelle poussée de la richesse marchande se fit surtout dans des localités peu commerçantes, comme Remiremont, ou dans de petits bourgs comme Bains-les-Bains, qui connurent une croissance économique exceptionnelle dans la seconde moitié du siècle. Dans l’ensemble, à l’échelle séculaire, il semble difficile de parler d’enrichissement relatif considérable des marchands. L’indéniable poussée des échanges semble ainsi plus favorisée par l’augmentation du nombre de marchands que par l’augmentation du volume des affaires traitées par les commerçants individuels.

21La hausse du nombre de marchands ne se traduit pas non plus par l’expansion numérique du petit commerce, comme ce qui a pu être observé dans le cas de Nancy. Dans les petites villes et les bourgs, la proportion de petits commerçants – dont le niveau de richesse était inférieur à la moyenne – resta en effet stable sur le siècle (tableau 32).

22Dans les villes, la part des marchands ayant une cote d’imposition supérieure à la moyenne atteint partout près de 80 % à partir des années 1750, gagnant globalement près de 20 points en l’espace de 30 ans. Là encore, seuls Mirecourt et dans une moindre mesure Raon-l’Étape faisaient exception, leurs marchands comptant parmi les plus aisés des habitants dès les premières années du xviii^e siècle. Ces observations rejoignent celles sur le mouvement des entrées de marchandises à Nancy : les activités liées à la diffusion et à la circulation des biens auraient connu des possibilités de gains croissantes jusque dans les années 1750 ou 1760 – cette décennie marquant vraisemblablement un palier.

23L’évolution de la ventilation de ces cotes montre l’originalité de l’appareil commercial nancéien par rapport à celui des autres villes ou des bourgs. À Nancy, on note à partir des années 1750 une prolifération des petits marchands et un affaiblissement relatif de ceux de solide envergure. L’évolution dans les autres localités fut assez différente : dans les villes, la proportion des commerçants dont la cote était inférieure à la moyenne a baissé partout et sur tout le siècle, tout particulièrement dans les localités les plus commerçantes. Le seul cas d’accroissement relatif du petit commerce se retrouve à Rosières-aux-Salines, ville en déclin depuis les années 1760. Il se peut donc que l’accroissement du commerce d’envergure très modeste, extrêmement spécialisé ou destiné à satisfaire les besoins d’une clientèle populaire consommant des produits très fractionnés, ait surtout été un phénomène propre aux grandes cités. À vrai dire, la clientèle existait-elle en quantité suffisante dans les plus petites villes pour permettre à un tel commerce de se développer largement ?

24La hausse des ratios marchands et l’accroissement du niveau global des impositions des commerçants sont les manifestations du renforcement de l’appareil commercial dans les villes, mais aussi dans une certaine mesure dans les bourgs de Lorraine. À la fin du xviii^e siècle, les marchands étaient globalement plus nombreux à niveau de population égal, et collective-Bains-les-Bains ment plus riches, que dans les années 1720. De telles tendances accompagnaient l’augmentation de la quantité de marchandises en circulation dans la province, et étaient peut-être liées à la hausse du niveau moyen de consommation de commodités par les populations. Les appareils commerciaux destinés à les satisfaire étaient cependant différents selon les localités : les plus grandes villes, comme Nancy, semblaient connaître un pullulement de petits commerçants, ce qui n’apparaît pas dans les localités de taille plus modeste. Ces hauts niveaux d’équipement marchand se retrouvaient toutefois dès le début du siècle dans les campagnes.

Quelle extension du commerce rural dans la Lorraine du xviii^e siècle ?

25L’étude des rôles de subvention des localités rurales avait mis en évidence la présence importante de marchands dans les campagnes à la fin du xviii^e siècle à partir de certains seuils de population : dans les villages de plus de 200 habitants, il n’était pas rare de trouver des vendeurs de merceries ou des débitants de tabac. Une fois franchi le seuil de 500 habitants, sans doute la moitié des villages étaient dotés de marchands de commodités.

26Cette même approche par les seuils d’apparition des commerçants nous permet d’étudier les évolutions de l’équipement marchand des localités à niveau de population équivalent : la probabilité pour un village de 300 habitants de disposer d’un ou plusieurs marchands était-elle plus forte en 1790 qu’en 1720 ? Si tel était le cas, nous pourrions conclure à l’abaissement des seuils d’apparition des marchands au fil du siècle, ce qui contribuerait au renforcement de l’appareil commercial des campagnes. L’approche ici retenue n’est pour l’instant qu’un mode d’investigation et d’exposition : il ne s’agit en aucune manière à ce stade de considérer le facteur démographique comme le seul à même d’expliquer les variations éventuelles de la dotation marchande des villages – même si nous avons vu qu’à la fin du siècle il expliquait largement la présence de marchands dans les localités13.

27Le même problème méthodologique se pose que précédemment : en l’absence de tableau général du commerce lorrain au xviii^e siècle, il nous faut partir de sources donnant des aperçus partiels de la dotation marchande de la région, en particulier les rôles de la subvention. Par commodité d’exposition, nous regroupons les données tirées des rôles d’impositions en trois grandes césures correspondant aux poussées successives de la circulation des marchandises : les années 1700 à 1730, les années 1740-1760 et les années 1770-1780.

La présence marchande dans les campagnes : vue d’ensemble

Un fort équipement commercial des campagnes dès le début du siècle

28L’équipement commercial des campagnes lorraines était important dès le premier tiers du siècle : les fortes fréquences d’apparition des marchands de la fin du xviii^e siècle se retrouvaient peu ou prou dès les années 1730. Les hautes fréquences d’apparition des marchands des années 1700 à 1730 laissent deviner l’importance de la consommation de commodités dans les campagnes, qui justifiait la présence de marchands pour satisfaire les besoins des populations locales.

29Les deux échantillons (1700-1730 et 1740-1760) laissent apparaître une présence importante de commerçants dans les campagnes dès le début du siècle au moins. Le seuil de 100 habitants semble avoir été le palier minimal d’apparition des commerçants dans les localités. Entre 100 et 500 habitants, les appareils commerciaux pouvaient par contre être localement tout à fait substantiels. Un autre palier important était celui de 500 habitants, à partir duquel virtuellement toute localité était dotée de commerçants, et ce dès le début du siècle.

30Ce dernier résultat peut a priori surprendre, mais semble corroboré par une autre approche. Une synthèse du recensement de 1703 conduit à la demande du duc Léopold a été effectuée en 1704 par le géographe Bugnon, qui reprit les catégories employées dans les feuilles de renseignements remplies par les curés. Furent ainsi notamment recensés les garçons de boutique, c’est-à-dire les domestiques travaillant comme assistants des marchands ou des artisans. On peut supposer que seuls les plus prospères d’entre eux recouraient aux services de tels auxiliaires : leur présence nombreuse dans les villes et les campagnes prouvait donc le dynamisme de l’économie d’échanges, reposant sur des acteurs d’envergure solide. Sur 25 prévôtés rurales étudiées, seules trois ne comptaient aucun garçon de boutique. Bien que nous ne puissions dire si ces domestiques travaillaient pour des marchands ou des artisans, il est indéniable que les campagnes lorraines comptaient dès le début du xviii^e siècle un nombre non négligeable d’opérateurs économiques importants. Les ratios de garçons de boutique élevés nous rassurent en tout cas quant à nos calculs de fréquence d’apparition des marchands dans les campagnes, en montrant leur plausibilité.

31De la même manière, le haut niveau d’équipement commercial au milieu du xviii^e siècle ne relève pas d’un aléa archivistique. Les relevés des dettes actives de grossistes dont nous disposons pour les années 1740-1750 concernent sept commerçants de Nancy et un de Bar-le-Duc – soit les deux principaux pôles commerciaux des Duchés14. En nombre de marchands desservis comme en volume global de créances actives, c’étaient les petites villes et les gros bourgs qui étaient majoritaires dans leurs affaires : 20 à 30 % des créances actives des grossistes s’y trouvaient dues. Non seulement cela confirme que dès le milieu du siècle l’appareil commercial de ces petites localités était étendu, mais cela suggère en plus que les niveaux d’affaires de ces marchands ne devaient pas être négligeables. De même, les résultats montrent l’importante extension de la boutique rurale dans les Duchés, qui ne représentait jamais moins de 10 % des créances des grossistes, et souvent plus de 20 %15. Le commerce des grossistes avec les espaces ruraux ou quasi-ruraux – petites villes têtes d’un pays rural, bourgs, villages – semblait en définitive absorber entre le tiers et la moitié de leurs affaires16.

Des appareils commerciaux ruraux fragiles

32Si les villages comptaient assez souvent un ou plusieurs commerçants, la présence de marchands n’était pas pour autant continue au fil du siècle. Dans les localités les plus modestes, la présence de marchands était réversible : de nombreux cas d’apparition de commerçants furent en effet suivis après quelques années d’une disparition. Bien des villages de 200 ou 300 habitants qui comptaient un marchand dans la première ou la deuxième césure n’en ont ainsi plus eu par la suite : c’était seulement dans les plus grosses localités, ou dans les petits bourgs comme Flavigny ou Haroué, que l’on trouvait une présence marchande stable. Une demande agrégée importante, portée notamment par des populations solvables au mode de consommation sans doute proche des populations urbaines les plus aisées était donc indispensable pour permettre une présence durable de commerçants.

33Cette réversibilité des équipements suggère d’ailleurs que dans bien des cas les activités marchandes étaient d’un accès aisé et que l’on pouvait en sortir facilement. Bien des marchands étaient comme on l’a vu d’une envergure très médiocre, tandis que d’autres étaient des spéculateurs poly-actifs diversifiant leurs spéculations en pratiquant le commerce. Les premiers n’avaient sans doute investi que des sommes modestes dans l’achat de marchandises à revendre. Les seconds avaient quant à eux d’autant plus de facilité à entrer dans le commerce ou à en sortir que la vente de marchandises était secondaire dans l’ensemble de leurs activités.

34De fait, les ratios marchands ne semblent pas avoir augmenté au fil du siècle. Nous les avons calculés pour chaque localité, et avons déterminé pour chaque classe le ratio médian en acteurs du commerce et en marchands des localités équipées. À la différence des villes, et pour tenir compte de la faible population des villages, nous avons calculé le nombre de marchands pour 100 habitants et non pour 1 000.

35Les données synthétisées ci-dessus laissent supposer que la dotation marchande des campagnes se serait accrue dans les deux premiers tiers du siècle pour se tasser entre les années 1760 et la Révolution17. Une approche plus précise des dynamiques de l’équipement commercial des localités peut être tentée en recourant une fois encore à des régressions logistiques et linéaires.

Quel renforcement pour les appareils commerciaux ruraux ?

Y a-t-il eu une hausse de la dotation marchande dans les campagnes lorraines ?

36Notre échantillon de villages rassemble comme on l’a vu tous ceux pour lesquels des rôles d’imposition ont été conservés entre 1690 et 1790. On peut considérer que cette sélection par le temps est de nature aléatoire : de fait, ces villages sont de taille et de localisation très variées. L’usage de calculs de régression nous permet de mesurer la contribution de différents facteurs à l’implantation de commerçants dans les localités – étude que nous avons déjà menée en première partie de ce travail. Nous allons employer la même méthode pour estimer l’évolution de la dotation marchande des villages, en testant la contribution à la présence et au nombre de marchands des facteurs « population » (mesurée par le nombre d’habitants) et « temps » (correspondant à l’année d’établissement du rôle d’imposition employé). Parce que les temporalités intrarégionales peuvent être un peu différentes, nous allons également tester le facteur « altitude » : il se peut en effet que les villages de la Montagne aient connu des évolutions particulières, du fait notamment de la poussée démographique très vive que ces espaces ont vue au cours du siècle. Nous estimons successivement la présence ou l’absence de marchands (par une régression logistique) et le nombre de marchands représentés (par une régression linéaire) [tableau 35]18.

37À l’échelle du xviii^e siècle, le niveau de population apparaît très lié, et de manière positive, à la présence de commerçants (avec dans tous les cas une p-value inférieure à 0,001) : plus un village est peuplé, plus il y a de chance qu’il compte des marchands, et que ces marchands soient nombreux. On ne voit toutefois pas se distinguer au fil du temps de tendance très claire, si ce n’est qu’au seuil de 10 % (p-value = 0,097), le nombre total de commerçants à population égale dans les localités où ils sont présents semble être en croissance. L’hypothèse d’une densification des appareils commerciaux n’est donc pas à exclure. Celle-ci toutefois ne touche pas de manière nette les marchands de commodités : on ne voit progresser à population égale des villages ni leurs fréquences d’apparition, ni leur nombre. De manière significative, ils semblent même très sous-représentés dans les espaces de montagne (avec dans les deux cas une p-value inférieure à 0,001) : il y a presque 15 fois moins de chance de trouver un commerçant en commodités dans les villages du massif vosgien que dans la Plaine19. L’insertion des territoires dans la circulation des biens semble donc se faire de manière imparfaite à l’échelle de la région, en lien sans doute avec la relative pauvreté de la Montagne et son médiocre raccordement au reste de la province.

38L’hypothèse formulée plus haut d’une progression de la dotation marchande dans les deux premiers tiers du siècle, avant une stagnation voire un déclin relatif entre les années 1750 et les années 1790 peut être testée en procédant aux mêmes analyses sur deux échantillons distincts : pour la période 1690-1760 et pour la période 1730-1790.

39Dans les deux premiers tiers du xviii^e siècle, on retrouve le lien important entre dotation marchande et population. C’est vrai aussi bien pour la présence de commerçants que pour le nombre d’individus, pour le commerce en général comme pour celui plus spécifiquement des commodités (avec dans tous les cas une p-value inférieure à 0,001). Une tendance à la densification des appareils commerciaux n’est toutefois pas à exclure : le lien est positif entre les années et le nombre total de marchands à population égale des villages (avec une p-value inférieure à 0,001). De même, la présence comme le nombre de marchands de commodités semblent se consolider entre 1690 et 1760 (avec des p-values respectives de 0,006 et de 0,055). Cela concorderait avec la forte poussée de circulation des commodités dans la province dans les deux premiers tiers du siècle déjà constatée par ailleurs. Notre hypothèse d’un renforcement de l’appareil commercial dans les deux premiers tiers du siècle serait donc confirmée. Un tel résultat suggérerait en outre que l’appareil commercial n’aurait pas connu de progression sensible dans le dernier tiers du siècle, l’essentiel de la poussée ayant été effectué avant 1760.

40Aucune évolution nette ne se dessine quant à la présence ou au nombre de marchands toutes spécialités confondues. Il semblerait toutefois que le nombre de commerçants en commodités tende à diminuer dans les localités où ils sont présents (avec une p-value de 0,012). Le fait que la localisation du village en montagne joue de manière négative sur le nombre total de marchands comme sur la présence ou le nombre de marchands de commodités suggère par ailleurs qu’une forme de décrochage s’opérerait entre la Plaine et la Montagne en termes d’équipement commercial à partir des années 1750. Faut-il conclure à une circulation des commodités plus poussée dans la Plaine ?

41À population égale des villages, le nombre de commerçants toutes spécialités confondues a sans doute crû au fil du siècle. Une telle tendance se retrouve également pour les marchands de commodités dans les deux premiers tiers du siècle, avant qu’un palier ne soit atteint. Les seuils d’apparition des commerçants n’ont toutefois pas considérablement varié entre 1690 et 1790. En réalité, il se peut que la dotation des campagnes en marchands ait surtout augmenté au fil du siècle grâce à la croissance démographique. La population de la Lorraine centrale et méridionale ayant crû de 60 % environ entre 1708 et 1793, beaucoup de villages – dont plusieurs de notre échantillon – sont passés de 200 ou 250 habitants à près de 400 entre le début et la fin du siècle20. Comme les seuils d’apparition des commerçants dans les villages sont globalement restés du même ordre de grandeur, il se peut que des localités dépourvues de marchands au début du xviii^e siècle aient vu « mécaniquement » l’installation de commerçants au fil du temps.

L’enrichissement relatif des marchands ruraux est peu perceptible

42Le renforcement des appareils commerciaux ruraux fut-il simplement numérique, ou bien se traduisit-il aussi par un accroissement du niveau d’affaires des marchands ? Le seul moyen à notre disposition pour évaluer le niveau de richesse des marchands ruraux est de partir de leurs cotes d’imposition. L’interprétation de ces chiffres est comme on l’a vu rendue délicate par l’opacité des modes d’évaluation des « facultés » des contribuables. Par ailleurs, du fait du caractère relativement arbitraire de l’assiette de la subvention et des Ponts et Chaussées entre les communautés rurales, les cotes d’impositions individuelles n’étaient pas comparables entre villages, et n’étaient pertinentes qu’au sein des communautés elles-mêmes : elles renvoyaient en fait largement à une hiérarchie des patrimoines, dont on peut supposer qu’elle était retranscrite de manière uniforme entre les localités.

43Pour évaluer l’évolution séculaire du niveau de richesse des marchands ruraux, nous nous sommes ainsi résolu à étudier les fluctuations de leurs cotes d’imposition relatives au sein de plusieurs « pays » formant des unités économiques. Nous avons tout d’abord calculé la cote d’imposition relative de chaque commerçant apparaissant dans les rôles d’imposition, en la rapportant à une base 100 correspondant à la cote d’imposition moyenne de son village : si celle-ci monte dans tel village à 15 liv. l., un marchand cotisé à 30 liv. l. aurait ainsi une cote relative de 200. Cette simple proportion ne dit cependant rien du niveau de richesse réel des commerçants : une cote relative de 200 n’a en effet pas le même sens dans une localité riche et une localité pauvre. Pour que la comparaison entre cotes ait du sens, il faut qu’elle soit menée entre villages aux caractéristiques économiques similaires – d’où notre étude par microrégions, rassemblant des localités géographiquement proches connaissant des niveaux de richesse comparables et des évolutions économiques semblables. Dans chaque microrégion, nous avons pour chaque date relevé toutes les cotes relatives de marchands à notre disposition. Nous avons ensuite calculé le niveau médian d’imposition des marchands de l’échantillon, ainsi que le plancher du quatrième quartile – ce qui nous permet de mettre en évidence pour chaque date le niveau d’imposition des commerçants les plus riches. L’éventuel accroissement au long du siècle de la médiane et du seuil d’entrée dans le dernier quartile peut dès lors être interprété comme un indice de l’enrichissement relatif des commerçants : si une telle tendance était avérée, elle témoignerait d’une poussée des échanges assurés par les commerçants dans les campagnes. Les résultats sont synthétisés dans les tableaux suivants.

44Le niveau médian des impositions des marchands connaît une progression sensible au fil du siècle en Lorraine centrale. On constate par contre une légère baisse dans les vallées vosgiennes, due sans doute à l’augmentation du nombre de cossons, petits marchands vendant beurre et fromage dans les villes. La baisse est par ailleurs importante dans les environs de Pont-à-Mousson – microrégion où la richesse relative des marchands était nettement plus élevée qu’ailleurs dans les années 1730.

45Les marchands ruraux les plus aisés virent dans l’ensemble leur niveau de richesse relative augmenter quelque peu au fil du siècle. Le seuil d’entrée dans le quatrième quartile à la fin du siècle est toutefois assez bas, autour 180 % de la cote d’imposition moyenne, preuve de la modestie des niveaux d’affaires : moins du quart des marchands ruraux avaient donc une cote d’imposition deux fois supérieure à la moyenne.

46La tendance à l’enrichissement des marchands ruraux qui ressort de ces chiffres doit cependant être tempérée. Outre les niveaux modestes de cette progression, il faut garder à l’esprit que la plupart des marchands des campagnes étaient poly-actifs, et que le commerce ne représentait qu’une partie de leurs activités : il n’est donc pas possible d’assigner cette montée des cotes moyennes des marchands ruraux au seul essor des activités commerciales. Par ailleurs, une des conséquences de cette poly-activité était la grande facilité des marchands à moduler leur degré d’investissement dans les activités commerciales, voire à se retirer totalement des affaires au gré des souhaits, possibilités et opportunités d’investissement. À l’échelle d’un village pris isolément, les niveaux de richesse des marchands pouvaient ainsi être très variables à quelques années d’écart seulement.

Conclusion

47En Lorraine, la dotation en marchands tendit à s’accroître au xviii^e siècle, de même sans doute que leurs niveaux d’affaires. En cela, la région participait à un mouvement séculaire de renforcement des appareils commerciaux commun à toute l’Europe du nord et de l’ouest, et qui touchait également l’Amérique du Nord coloniale21. Dès les années 1730, villes et campagnes Environs de Pont-à-Mousson connaissaient des niveaux d’équipement marchand élevés, qui ne furent pas notablement dépassés en 1790 : on assista donc dans la seconde moitié du siècle plus à une consolidation de l’appareil commercial qu’à sa croissance franche. La dotation commerciale des campagnes resta toutefois fragile et réversible : les villages, sauf les plus importants, ne pouvaient ainsi pas véritablement compter sur un appareil commercial stable. Malgré toutes ces nuances, nos données confortent l’hypothèse d’une participation importante des populations des villes et des campagnes à la consommation marchande dès le début du siècle, avec d’ailleurs une participation sans doute en progression séculaire parmi les ruraux.

Notes de bas de page

1Pour l’Angleterre, voir Mui Hoh-Cheung et Mui Lorna H., Shops and Shopkeeping in Eighteenth Century England, op. cit., p. 29-45 ; pour les Provinces-Unies, voir Van Den Heuvel Danielle et Ogilvie Sheilagh, « Retail Development in the Consumer Revolution », art. cité, p. 69-87.

2La question est cependant de savoir s’ils vendent exclusivement leur propre production, ou bien s’ils tendent à s’orienter vers la revente, ce qui est observé par Van Den Heuvel et Ogilvie.

3Blondé Bruno et Van Damme Ilja, « Retail Growth and Consumer Changes in a Declining Urban Economy : Antwerp (1650-1750) », Economic History Review, 63-3, 2010, p. 638-663 (en particulier, p. 646-650).

4Fontaine Laurence, Le marché, op. cit., p. 193-240.

5Frêche Georges, Toulouse et la région Midi-Pyrénées au siècle des Lumières : vers 1670-1789, Paris, Cujas, 1974, p. 19-39.

6Beauvalet-Boutouyrie Scarlett, La population française à l’époque moderne, xvi^e -xviii^e siècle : démographie et comportements, Paris, Belin, 2008, p. 36-48 ; Dupâquier Jacques, La population rurale du Bassin Parisien à l’époque de Louis XIV, op. cit., p. 23-24 et p. 100-103 ; Lemarchand Guy, La fin du féodalisme dans le Pays de Caux, op. cit., p. 237-241.

7Dupâquier Jacques, La population rurale du Bassin Parisien à l’époque de Louis XIV, op. cit, p. 100-103 ; Lemarchand Guy, La fin du féodalisme dans le Pays de Caux, op. cit., p. 237-241.

8Les calculs ont été obtenus grâce au logiciel Excel. Les données portées à l’ordonnée (« y ») correspondent aux ratios et aux parts des impositions. Les données portées en abscisses (« x ») correspondent aux années : pour éviter d’avoir des pentes aux montants infinitésimaux, nous avons compté l’année 1700 comme « année 1 », 1715 comme « année 2 », et ainsi de suite jusqu’à l’année 1790 comme « année 8 ».

9Baumgartner Jean-Claude (dir.), Remiremont : histoire de la ville et de son abbaye, Vagney, Gérard Louis, 1985 ; Rothiot Jean-Paul et Husson Jean-Pierre (dir.), Bruyères entre plaine et montagnes, Épinal, Société philomatique vosgienne/Société d’émulation des Vosges, 2006.

10Dietrich, Description des gîtes de minerai, forges, salines, op. cit., p. 155.

11Sur Rosières-aux-Salines et l’histoire des salines, voir Durival (Description de la Lorraine et du Barrois, t. II, p. 102-105) et Piganiol De La Force (Description de la France, t. XIII, p. 388-391). Les salines furent supprimées par arrêt du conseil des Finances de Stanislas du 22 mars 1760.

12Garnier Emmanuel, Terre de conquêtes. La forêt vosgienne sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 2004, p. 323-405.

13Tout comme pour les villes, nous avons déterminé le niveau de population en multipliant le nombre de feux par les coefficients 4 et 4,5 ; pour la simplicité de présentation des tableaux, le chiffre de population indiqué correspond au coefficient 4,25.

14Les marchands-magasiniers étudiés sont pour Nancy : Jean-Baptiste Courtois (49 B 172, 1750), Charles-Emmanuel Deschamps (49 B 170, 1748), Jean-Nicolas Gérard et Louis-François Toustain (49 B 168), Guillaume-François Henry (49 B 175, 1753), Pierre Mazerand (49 B 173, 1752), François Vétier (49 B 168, 1744). Pour Bar-le-Duc, nous avons utilisé l’inventaire rédigé pour Antoine Garnier après le décès de sa femme Marguerite Courcier (Archives départementales de la Meuse, 2 B 791 : 26 mars 1768).

15Ces chiffres sous-estiment en fait sans doute l’importance réelle de la boutique rurale, puisque bien des détaillants des campagnes, en particulier les plus modestes, se fournissaient vraisemblablement auprès des détaillants des villes.

16Cela éclaire les relations fonctionnelles entre les grosses villes et les plus petites localités, en suggérant une relation de dépendance des dernières vis-à-vis des premières : flux de marchandises en échange de flux de paiement. Les relations de dépendance des petits détaillants des campagnes envers les gros marchands des villes étaient donc un des aspects de l’accaparement d’une partie du produit agricole par les classes dominantes de la société préindustrielle. Sur ces questions, voir Dontenwill Serge, « Rapports ville-campagne et espace économique micro-régional : Charlieu et son plat-pays au xviii^e siècle », Villes et campagnes xv^e -xx^e siècles, Centre d’Histoire Économique et Sociale de la Région Lyonnaise, n^o 9, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1977, p. 145-173.

17Il se pourrait donc que l’on assiste en Lorraine à ce que Sheilagh Ogilvie et Danielle Van den Heuvel observent pour les Provinces-Unies, avec des temporalités remarquablement similaires (« Retail Development in the Consumer Revolution », art. cité, p. 69-87).

18La p-value permet d’évaluer la significativité statistique de nos résultats : en sciences sociales, nous pouvons nous contenter d’une p-value inférieure à 0,1.

19Dans une régression logistique, le « rapport des chances » (odds ratio) est obtenu en calculant l’exponentielle du coefficient. En l’occurrence, comme le coefficient est négatif (− 2,680), il est plus lisible de calculer l’inverse de son exponentielle, soit environ 14,58. Nous arrondissons à 15 dans le texte.

20L’estimation de l’évolution démographique repose sur la comparaison entre le nombre de feux par prévôté selon Bugnon en 1708 et la population des villages de chacune des anciennes prévôtés en 1793. Celles-ci ont été supprimées en 1751. La liste des villages les composant est jointe à l’édit de suppression, cité dans Expilly, Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France, Paris, 1766, t. IV, p. 381-389. Les chiffres de l’évolution estimée de la population par prévôté ou bailliage sont présentés à l’annexe 1.

21Fowler Christina, « Changes in Provincial Retail Practice during the 18th Century », Business History, 40-4, 1998, p. 37-54 ; Hann Andrew et Stobart Jon, « Retailing Revolution in the 18th Century ? », art. cité, p. 171-194 ; Ogilvie Sheilagh, « Consumption, Social Capital and the “Industrious Revolution” in Early Modern Germany », art. cité, p. 287-325 ; Van den Heuvel Danielle et Ogilvie Sheilagh, « Retail Development in the Consumer Revolution », art. cité, p. 69-87 ; Nobles Gregory H., « The Rise of Merchants in Rural Market Towns : a Case Study of 18th Century Northampton, Massachusetts », Journal of Social History, XXIV, 1990, p. 5-23

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Voir plus de livres

Paysans des Alpes

Les communautés montagnardes au Moyen Âge

Nicolas Carrier et Fabrice Mouthon

2010

Pérégrin d’Opole

Un prédicateur dominicain à l'apogée de la chrétienté médiévale

Hervé Martin

2008

Prêtres de Bretagne au xix^e siècle

Samuel Gicquel

2008

Un constructeur de la France du xx^e siècle

La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)

Pierre Jambard

2008

Ouvriers bretons

Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968

Vincent Porhel

2008

L'intrusion balnéaire

Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)

Johan Vincent

2008

L'individu dans la famille à Rome au iv^e siècle

D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan

Dominique Lhuillier-Martinetti

2008

L'éveil politique de la Savoie

Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)

Sylvain Milbach

2008

L'évangélisation des Indiens du Mexique

Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvi^e siècle)

Éric Roulet

2008

L'étranger en Bretagne au Moyen Âge

Présence, attitudes, perceptions

Laurence Moal

2008

Les saints bretons entre légendes et histoire

Le glaive à deux tranchants

Bernard Merdrignac

2008

Les miroirs du silence

L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934

Patrick Bourgalais

2008

Paysans des Alpes

Les communautés montagnardes au Moyen Âge

Nicolas Carrier et Fabrice Mouthon

2010

Pérégrin d’Opole

Un prédicateur dominicain à l'apogée de la chrétienté médiévale

Hervé Martin

2008

Prêtres de Bretagne au xix^e siècle

Samuel Gicquel

2008

Un constructeur de la France du xx^e siècle

La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)

Pierre Jambard

2008

Ouvriers bretons

Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968

Vincent Porhel

2008

L'intrusion balnéaire

Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)

Johan Vincent

2008

L'individu dans la famille à Rome au iv^e siècle

D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan

Dominique Lhuillier-Martinetti

2008

L'éveil politique de la Savoie

Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)

Sylvain Milbach

2008

L'évangélisation des Indiens du Mexique

Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvi^e siècle)

Éric Roulet

2008

L'étranger en Bretagne au Moyen Âge

Présence, attitudes, perceptions

Laurence Moal

2008

Les saints bretons entre légendes et histoire

Le glaive à deux tranchants

Bernard Merdrignac

2008

Les miroirs du silence

L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934

Patrick Bourgalais

2008