Les seuils d’apparition des marchands ruraux sont très bas

5Nous présentons dans le tableau suivant la fréquence d’apparition des marchands par villages de la même classe de population – c’est-à-dire la probabilité de trouver au moins un commerçant dans une localité à niveau de population donné. Nous avons fait le choix ici, pour chaque localité, de dénombrer tout d’abord l’ensemble des commerçants, toutes spécialités confondues, puis d’isoler les seuls marchands de commodités (tableau 24).

6Il ressort de ces données que les commerçants étaient largement présents dans les villages, y compris les plus petits. Jouaient cependant des effets de seuil assez marqués. Il n’était semble-t-il pas rare de trouver des marchands dans des localités de 200 à 300 habitants, et leur présence était presque systématique dans les villages de plus de 500 habitants, dont certains disposaient même d’un appareil commercial nombreux et différencié. Cela rejoint les travaux de Brian Berry sur les appareils commerciaux régionaux dans les Grandes Plaines américaines du milieu du xx^e siècle, qui suggèrent un lien étroit entre le niveau d’équipement commercial des localités et leur niveau de population4. Passé un certain niveau de population – ou plus précisément, de niveau de population de statut social déterminé –, nombre de spécialités productives ou marchandes deviennent en effet nécessaires à la desserte des besoins de la population des espaces considérés5.

Tableau 24. – Fréquence de la présence de marchands dans les villages selon leur niveau de population.

Population des villages	Années 1770		Années 1780
	Ensemble des marchands	Marchands en commodités	Ensemble des marchands	Marchands en commodités
< 100 habitants	0,00	0,00	0,00	0,00
100 à 200 habitants	0,71	0,29	0,31	0,15
200 à 300 habitants	0,44	0,22	0,71	0,29
300 à 400 habitants	0,75	0,33	0,57	0,29
400 à 500 habitants	1,00	0,50	1,00	0,50
> 500 habitants	0,89	0,67	0,83	0,44

Les seuils et probabilités d’apparition sont corroborés par une autre approche

7On pourrait penser que nos résultats sont entachés par des effets de sources – les villages étudiés, notamment les plus petits, étant par un heureux hasard massivement équipés de marchands. Les registres des patentes du district de Vézelise pour l’année 1793, conservés pour la plupart des localités, confortent pourtant nos données.

8Le district de Vézelise était un territoire essentiellement rural, au cœur d’une zone agricole relativement aisée, le Saintois : il se peut de ce fait que le nombre de commerçants présents dans les localités ait été plus élevé que la moyenne régionale. Les villages du district étaient cependant très bien reliés à la petite ville, ce qui pouvait décourager l’installation de marchands de commodités dans les campagnes. Les registres des patentes du district relèvent pour 54 villages sur 64 la spécialisation commerciale des marchands6. Ces précisions nous permettent de calculer comme plus haut les fréquences d’apparition des commerçants dans leur ensemble et des seuls marchands de commodités.

Tableau 25. – Fréquence d’apparition des marchands dans les villages du district de Vézelise (1793).

Niveaux de population des villages	Nombre de localités	Ensemble des marchands	Marchands en commodités
Moins de 200 habitants	9	0,56	0,22
De 200 à 500 habitants	32	0,72	0,38
Plus de 500 habitants	13	0,85	0,46

9Les fréquences d’apparition des marchands toutes spécialités confondues étaient comparables à celles mises en évidence à l’échelle de la province entière.

10Étant donné toutefois l’étroitesse de notre échantillon de villages, il ne nous est pas possible de dire s’il existait des différences de seuil d’apparition des marchands entre microrégions7. La Lorraine étant segmentée en des campagnes aux profils économiques très marqués, il se peut en effet que la dotation marchande entre elles ait été assez différenciée. Il est par exemple possible que dans des villages de vignerons, dont la production était largement tournée vers l’exportation, l’équipement commercial ait été plus dense que dans des villages de laboureurs, plus autosuffisants du point de vue alimentaire. Par ailleurs, la présence de marchands dans un village de moins de 200 habitants sur cinq laisse supposer que le critère de population n’était pas le seul facteur explicatif pertinent des localisations marchandes : les aménités des lieux et la ventilation socioprofessionnelle des populations devaient également jouer. Nous allons dans les pages qui suivent tester plusieurs hypothèses de localisation des marchands.

L’implantation des marchands dans les campagnes : quelques hypothèses

12Les principes de localisation des marchands dans les campagnes ne diffèrent a priori pas fondamentalement de ceux identifiés pour les villes. La présence continue de marchands dans certains villages s’expliquait par les aménités qu’offraient ces localités, qui permettaient à des activités commerçantes de se déployer voire de prospérer. Celles-ci pouvaient tenir à des conditions internes aux villages – c’est-à-dire en définitive à la structure socioprofessionnelle de leur population – ou à leur position géographique, qui leur permettait de rayonner sur les espaces environnants ou de s’insérer dans des flux commerciaux spécifiques.

13La présence de marchands dans les campagnes était nécessairement liée à l’existence d’une clientèle solvable susceptible d’acquérir les commodités proposées. Il pouvait tout d’abord s’agir de bons laboureurs dont les revenus, tirés de la vente de leurs productions, n’étaient pas intégralement dépensés dans les bourgs ou les villes des environs et bénéficiaient aussi aux commerçants locaux. De nombreux villages étaient également lieux de résidence, tout ou partie de l’année, des seigneurs du lieu, qui vivaient entourés de leur famille et de leur domesticité : tout comme les moines vivant dans les abbayes, leur présence favorisait probablement les activités marchandes, en entretenant la consommation locale à un haut niveau8. Si chez eux aussi une bonne partie des dépenses se faisait à la ville ou au bourg proche, les artisans et commerçants locaux devaient en profiter un peu. Les hauts niveaux de dépense n’étaient cependant pas forcément imputables aux seules catégories les plus aisées de la population. On sait que les villages comptaient de nombreux vignerons, de nombreux artisans, de nombreux manœuvres voire, dans certaines localités dotées de forges ou d’autres types de fabriques, de nombreux ouvriers. Même si une large partie des ruraux disposaient au moins d’un petit lopin de terre, il se peut fort que ces différents travailleurs n’aient pas été autosuffisants pour leurs approvisionnements alimentaires – à la différence des cultivateurs. Il leur fallait alors acheter une bonne partie de leurs consommations, ce qui pouvait favoriser l’installation de marchands de victuailles dans les localités9.

14La position géographique des villages pouvait également expliquer le niveau et le type de leur dotation en marchands. Beaucoup de commerçants présents dans les campagnes collectaient et exportaient les productions de leur petit pays vers les principaux marchés de la région. C’est ainsi que selon les productions locales, différentes spécialités commerciales apparaissaient : marchand de grains dans le Saintois, marchands de vin dans les zones de vignoble, marchands de bois dans les zones de forêt ou sur les grands axes de circulation des flottes, mais aussi marchands de dentelles dans les environs de Mirecourt et dans la Vôge comme à Ligneville – des Verleger ruraux, vraisemblablement. La proximité des grandes villes favorisait en outre la production de quelques marchandises spécifiques destinées à satisfaire les consommateurs des cités proches : on trouvait dans ces campagnes nombre de « cossons », de petits marchands de bois et d’autres marchands de victuailles10.

15La présence de marchands dans les villages pouvait aussi s’expliquer par des configurations institutionnelles particulières concourant à détourner les flux de marchandises au bénéfice de certaines localités. Plusieurs villages possédaient une ou plusieurs foires, qui en faisaient périodiquement des points de convergence des flux commerciaux locaux : il se peut ainsi que de tels équipements aient contribué à fixer localement des marchands. L’espace politique lorrain était par ailleurs extrêmement fragmenté, et les frontières avec la Champagne, la Bourgogne, la Franche-Comté et l’Alsace correspondaient à des barrières douanières11. Si les négociants des villes se livraient largement à la contrebande à destination des « Cinq Grosses Fermes », de plus petits marchands installés à proximité des frontières extérieures des Duchés pouvaient également participer à ces flux illicites, en revendant des quantités modestes à des contrebandiers opérant sur une échelle limitée, voire en se faisant contrebandiers eux-mêmes12. La frontière nourrissait ainsi peut-être le commerce.

Les indicateurs retenus pour la vérification des hypothèses

16Pour tester ces différentes hypothèses, nous entendons procéder comme précédemment à des calculs de régression. Pour ce faire, nous avons retenu des indicateurs représentatifs de chacun des facteurs :

1. Pour la population, nous avons repris les chiffres des relevés de population de 1793.

2. Pour la connexité, nous avons comme plus haut déterminé le nombre de tronçons routiers convergeant dans la localité.

3. Pour la tenue de foires, nous nous sommes appuyés sur les relevés révolutionnaires utilisés au chapitre ii.

4. Le voisinage d’une ville ou d’un bourg pouvait expliquer la présence de petits marchands de primeurs ou d’autres productions destinées aux consommateurs urbains. Une telle position pouvait cependant jouer aussi en sens contraire : le grand nombre de commerçants de la ville ou du bourg proche a pu décourager l’installation de marchands de commodités dans le village, la concurrence étant trop rude. On parlera dans tous les cas de voisinage dès lors qu’un village se trouvait à une distance inférieure ou égale à 5 km d’une ville ou d’un bourg.

5. La proximité frontalière, assimilée à une distance à une frontière inférieure ou égale à 5 km, a été vérifiée à partir de deux documents cartographiques exploitables, la carte de Cassini – datant des années 1760 dans le cas lorrain – qui indique le tracé des frontières, et la carte historique des Duchés de Maurice Fallex de 192113.

6. Trouver des indicateurs pertinents des niveaux de fortune est plus délicat. L’éventail des richesses était très ouvert dans les campagnes du xviii^e siècle, et il existait un fort noyau de populations relativement aisées incarné par les « laboureurs ». Les artisans et les ouvriers étaient quant à eux très dépendants des achats sur le marché pour leurs approvisionnements, puisqu’ils n’étaient pas autosuffisants du point de vue alimentaire. La surreprésentation de ces deux catégories sociales dans les villages stimulait donc probablement la consommation passant par le marché et favorisait l’implantation de marchands. La mesure de leur poids peut se faire en les dénombrant dans l’ensemble des contribuables ou bien en prenant en compte leur part collective dans les impositions. La cote d’imposition étant un indicateur très imparfait du niveau des fortunes, il semble préférable de s’en tenir à un simple comptage du nombre de chefs de feu14.

7. Un tel indice n’est cependant valable ni pour les nobles, ni pour les ecclésiastiques, dont on peut supposer qu’ils jouaient un rôle certain dans la consommation des campagnes. Nous avons donc introduit un facteur non pas numérique mais logique, selon la résidence ou non d’un seigneur et de sa domesticité et la présence ou non d’une abbaye ou d’un prieuré. Nous nous sommes pour ce faire appuyés sur les données des rôles de la subvention, qui sont censés indiquer le nom des « francs », dispensés du paiement de l’impôt. Au cas où cette stipulation aurait été omise, nous avons contrôlé ces données avec celles de Durival, qui dans sa Description de la Lorraine et du Barrois indique systématiquement pour chaque localité la présence d’un château ou d’une abbaye15. Nous avons employé le même ouvrage, ainsi que ceux de Lazowski et de Dietrich sur les manufactures lorraines dans les années 1780, pour repérer la présence ou non de fabriques concentrées dans les villages étudiés16.

8. S’il n’est pas possible de mesurer le niveau global de la consommation marchande dans chaque village, on peut en trouver une approximation. On peut en effet supposer qu’un lien étroit existait entre le niveau de division du travail atteint dans les localités et le recours au marché pour s’approvisionner : plus les travailleurs étaient spécialisés dans le processus de production, plus ils étaient éloignés de l’autoproduction et donc plus la consommation marchande leur était nécessaire pour satisfaire leurs besoins. Le niveau global de division du travail dans les villages a été calculé à partir du nombre de spécialisations productives différentes pour 100 habitants. Les spécialisations commerciales ont bien entendu été exclues du décompte, puisqu’elles sont précisément ce qu’il convient d’expliquer : les inclure comme composantes du facteur explicatif conduirait à un raisonnement tautologique. Un ratio élevé est le signe d’une forte implication des populations dans les relations de marché, tandis qu’un ratio faible refléterait plutôt une tendance marquée des populations à l’autoconsommation.

17Dans notre analyse statistique, nous procéderons à des calculs distincts sur les années 1770 et les années 1780, dans la mesure où l’on retrouve de nombreux villages dans chacune des deux césures.

Résultats

18Autant on ne saurait imaginer de villes ou de bourgs sans marchands, autant tous les villages n’étaient pas dotés de commerçants. Pour notre échantillon couvrant les années 1770, on n’en trouve que dans 38 villages sur 56, et pour celui concernant les années 1780 seulement dans 37 sur 57. Par ailleurs, à la différence peut-être des villes, la qualification de « marchand » dans les campagnes était problématique, puisque bien des commerçants ruraux étaient des pluriactifs : pour beaucoup de marchands, le commerce n’était qu’une spéculation parmi d’autres. La présence de cinq « marchands » dans un village ne peut donc être assimilée à l’existence de cinq commerçants de plein exercice : le calcul de ratios marchands dans les villages est ainsi moins pertinent que dans les villes. Pour toutes ces raisons, nous rechercherons à la fois les facteurs de la présence ou de l’absence de commerçants et ceux du nombre de marchands des localités. Le plus judicieux est de recourir dans le premier cas à la méthode de la régression logistique, et dans le second à la régression linéaire17.

1. La présence ou l’absence de commerçants, dans les différentes localités, ne semble pas obéir à des principes de localisation clairs. Si l’on prend en compte l’ensemble des commerçants, toutes spécialités confondues, les calculs de régression logistique pour les années 1770 ne suggèrent de relation nette que pour la connexité, le niveau de la division du travail et la proximité d’une frontière, et ceux pour les années 1780 seulement pour la population et la proximité d’un pôle commercial. Les autres facteurs sont apparemment non significatifs. La seule conclusion que l’on puisse tirer à ce stade est négative : rien ne permet vraiment de distinguer les villages dotés de marchands des autres.

2. Les choses sont un peu différentes si l’on interroge l’échantillon sur les seuls marchands de commodités clairement identifiés : la relation aussi bien pour les années 1770 que pour les années 1780 est assez nette avec le niveau de population. Cela pourrait vouloir dire que la vente des marchandises se faisait principalement sur une échelle locale, et que la taille de ces marchés de consommation avait son importance. Par ailleurs, le fait que la présence de marchands de commodités soit facteur de la population et non de la présence de couches aisées suggérerait que la consommation de ces produits était largement répandue dans la société. Nous reviendrons en quatrième partie sur cette hypothèse.

3. Si la présence ou l’absence de marchands dans une localité relevait apparemment, sauf pour les marchands de commodités, de l’aléatoire, le nombre de marchands toutes spécialités confondues semblait lié à tout un ensemble de facteurs. Malgré quelques différences entre les deux échantillons, on observe en effet aussi bien pour les années 1770 que pour les années 1780 un lien statistique entre l’extension des appareils commerciaux locaux et quatre éléments : la population, la proximité d’un pôle commercial, le degré de connexité et la forte présence d’artisans dans la localité. Ces facteurs ne jouent toutefois pas dans le même sens. À en juger par le coefficient de la droite de régression, le voisinage d’un pôle commercial a une influence négative, ce qui suggère qu’il avait plutôt tendance à entraver le développement des appareils commerciaux locaux. À l’inverse, la dotation marchande était proportionnelle à la population, pour les raisons déjà signalées. La relation entre le degré de connexité et le nombre de marchands était de même dans les deux cas positive : le désenclavement favori- sait l’installation de commerçants, qui pouvaient de ce fait rayonner sur les environs plus aisément. Le lien positif entre la présence de marchands et celle d’artisans dans le village s’explique quant à lui sans doute par la forte division du travail que cela induisait : vivant essentiellement d’une production particulière pour le marché, les artisans en étaient nécessairement très dépendants, et devaient s’approvisionner auprès d’autres artisans ou de marchands.

4. Les calculs de régression portant sur le nombre de marchands de commodités donnent quant à eux des résultats assez divergents entre les années 1770 et les années 1780, et permettent surtout d’éliminer la plupart des hypothèses. Les seules relations positives concernent le niveau de population ou la présence de catégories professionnelles largement impliquées dans les relations de marché – artisans, vignerons ou ouvriers des manufactures. Ce serait donc en définitive de manière parfaitement intuitive la taille du marché qui expliquerait la présence de marchands de commodités : celle-ci dépendrait à la fois de la population des localités et du degré de dépendance au marché des habitants.

19Bien qu’assez nombreux, les marchands de commodités dans les campagnes n’étaient pas toujours de purs commerçants : ils pratiquaient le commerce conjointement à d’autres activités – généralement liées au travail de la terre ou à l’artisanat. Cela tenait sans doute à la relative modestie des quantités de marchandises écoulées dans les villages où résidaient ces commerçants : il n’était bien souvent pas possible de vivre uniquement du commerce des commodités à la campagne.

Le commerce comme planche de salut ?

21Le monde du commerce dans les campagnes était marqué par la présence de petits acteurs aux cotes d’impositions très faibles. L’assiette des impositions se faisant à partir d’une estimation des facultés, et la possession ou l’exploitation de la terre étant à cet égard déterminantes, ces marchands étaient sans doute de simples locataires de leur domicile et des quelques arpents de terre qu’ils exploitaient. Souvent simples salariés agricoles, leurs ressources devaient être limitées. Il n’est donc pas surprenant de repérer dans les villages de nombreux petits revendeurs, pour qui le commerce constituait manifestement un revenu de complément indispensable. C’était le cas en particulier de veuves ou de filles majeures privées de ressources. À Flavigny en 1726, la Veuve Gautier Portes, « vendant vin, brandevin, et autres choses », était imposée à hauteur de 4 liv. l. 4 s., bien en dessous de la cote moyenne de 16 liv. l. 6 s. Cela dénotait l’absence de possession d’un bien fond important, mais aussi sans doute la grande modestie des activités pratiquées. De la même manière en 1762, la veuve François Ferry, « vendant mercerie », parvenait grâce à cela à échapper à la pauvreté : avec 8 liv. l. 10 s., elle était tout juste trois fois plus cotisée que les veuves réduites à la mendicité.

22Ce minuscule commerce n’était pas nécessairement une mono-activité. Il était bien souvent temporaire ou intermittent, pratiqué quelque mois dans l’année pendant la morte-saison agricole. C’est ainsi que dans le district de Vézelise en l’an III de nombreux marchands ruraux, en particulier des colporteurs, ne sollicitaient une patente que pour un temps limité20. Dans le village de Germonville, peuplé de 200 habitants environ, on trouvait en l’an III 18 commerçants, dont 16 colporteurs : si neuf d’entre eux avaient sollicité une patente pour neuf mois – ne prévoyant probablement de revenir au village que pour les moissons ou les labours – neuf autres ne payaient une patente que pour trois ou six mois, associant sans doute leur commerce à une autre activité.

23Les branches dans lesquels ces tout petits opérateurs se lançaient étaient généralement la mercerie ou le commerce de produits alimentaires. Dans le premier cas, ils constituaient sans doute leurs stocks auprès des marchands des environs. Les arrivages et les occasions de s’en procurer étant probablement irrégulières, ces activités devaient s’apparenter à du commerce ambulant : la marchandise n’était écoulée dans les villages qu’à des intervalles plus ou moins éloignés, sans continuité d’activité. Outre la mercerie, on voyait de ces petits marchands occasionnels vendre aussi du vin à la bouteille ou au verre, des épiceries, ou bien servir comme « buraliste du tabac ». Les « cossons » étaient par ailleurs nombreux dans les villages, en particulier dans les environs des grandes villes, importants marchés pour les fruits, les légumes, les laitages, la volaille ou les œufs frais. Ce type de marchands était nombreux dans les environs de Nancy. À Jarville-la-Malgrange, aux portes de la ville, on comptait en 1752 sept cossons sur 11 acteurs de la circulation, et encore quatre sur 10 une décennie plus tard. À Frouard, les coquetiers représentaient trois acteurs de la circulation sur 12 en 1763, et même 11 sur 22 en 1775. Ce type de commerçant était peu représenté dans la Plaine ou dans le Saintois, mais on le retrouvait dans la Montagne vosgienne. La Montagne était en effet une zone de production de laitages, notamment les fromages écoulés par de petits marchands dans les vallées ou dans la Plaine : cossons et coquetiers formaient ainsi l’essentiel des acteurs de la circulation des marchandises de Rochesson, Sapois ou Ventron, à proximité de Remiremont.

Les brasseurs d’affaires des campagnes

24Beaucoup d’artisans ou de praticiens de la circulation des marchandises faisaient toutefois du commerce un prolongement de leurs activités principales. Il n’était plus tant ici question d’un revenu complémentaire de survie que d’une spéculation supplémentaire21. À Flavigny en 1789, un serrurier comme le sieur Jacquinet ou un cordonnier comme Sébastien Tonnaire étaient ainsi également marchands de mercerie. Des aubergistes, accoutumés à recevoir les marchands, voire à entreposer les marchandises des commerçants ambulants, pouvaient aussi se lancer dans le négoce : on trouvait ainsi à Flavigny en 1775 un aubergiste en même temps négociant, qui prenait la suite du « marchand, aubergiste, charretier et fermier des dîmes » présent en 1737.

25Les cotes d’imposition de ces types de marchands étaient assez élevées, et l’on avait affaire à des personnes relativement à l’aise : le cordonnier Tonnaire et le serrurier Jacquinet en 1789 étaient cotisés nettement au-dessus de la moyenne (respectivement 29 liv. l. 4 s. et 21 liv. l. 11 s. pour 15 liv. l. 15 s.). Il faut sans doute voir dans leurs pratiques marchandes la tentation opportuniste de vendre quelques marchandises en plus de leur activité de base, en profitant de certains savoir-faire techniques. Les maréchaux-ferrants connaissaient certainement les petits objets de métal aussi bien que les merciers-quincailliers : les connaissances acquises en matière de quincaillerie leur avaient sans doute donné l’expertise nécessaire pour vendre aussi de menus objets. Par ailleurs, les fournitures destinées à leurs activités productives pouvaient aussi à l’occasion être excédentaires : vendre de la mercerie était alors un moyen de déstocker leurs surplus. Cela peut expliquer l’usage fréquent du qualificatif de « vendant mercerie », et non pas de « marchand » ou de « mercier », pour décrire leurs affaires.

Le laboureur pluriactif

26Le troisième grand type de commerçant apparaissant dans les campagnes est le marchand-laboureur, cultivateur de bonne envergure, vivant de l’exploitation de ses terres et de la diversification de ses activités22. Une telle figure était coutumière dans les villages de l’ouest de l’Europe23. Les cotes d’impositions de ces personnages étaient souvent élevées, tant du fait de la possession – ou tout du moins, de la mise en valeur – de grandes quantités de terres, que de leur aisance, résultat de leurs spéculations diversifiées. C’est ainsi qu’à Coyviller en 1751, Joseph Froment le jeune « laboureur, fermier, marchand-trafiquant, vigneron, cabaretier et fermier des dîmes » payait à lui seul 133 liv. l. 10 s. de subvention, soit le cinquième des sommes dues par la communauté. Le rapport de ces marchands à la terre n’était cependant pas toujours clair. Il n’est pas évident en effet qu’ils aient tous été cultivateurs : beaucoup se contentaient sans doute de « faire labourer » leurs terres, se consacrant préférentiellement aux activités commerciales. C’était le cas de Joseph Desfeux à Affracourt en 1750, qui était « marchand, cabaretier » et « fai(sai)t cultiver » ou de Jean Thouvenin à Benney en 1771, qui « fai(sai)t labourer » tout en étant mercier. Tous ces marchands se désengageaient donc peut-être progressivement des activités agricoles, se contentant de percevoir des fermages. Ils glissaient en somme peut-être vers la catégorie des brasseurs d’affaires.

27La diversification des activités s’ancrait là encore dans une certaine logique fonctionnelle. Les spécialisations embrassées se situaient en effet fréquemment dans le prolongement les unes des autres. Aux labours étaient mêlés le commerce des grains, mais aussi souvent la ferme du moulin seigneurial ou des dîmes. Disposant de moyens de transports – cheptel vif ou voitures –, les laboureurs pluriactifs pratiquaient aussi à l’occasion la voiture des marchandises. Au-delà de la sphère de la circulation des grains, ils pouvaient également se tourner vers d’autres activités. Mettant sans doute à profit la taille de leurs logis, ou leur capacité à acquérir de grosses demeures, ils se faisaient parfois aubergistes24. À Tantonville en 1775, Étienne Haineault était ainsi « aubergiste, commerçant en quelques marchandises, fermier des dîmes, fermier, faisant cultiver ». Généralement qualifiés de « marchand » ou de « commerçant », il n’est toutefois pas aisé de savoir en quoi consistait au juste leur négoce. La palette des activités qu’ils pratiquaient laisse cependant deviner qu’ils étaient souvent commerçants en grains : ce type socioéconomique, très représenté dans les villages à forte production céréalière de la Plaine, du Saintois ou des environs de Nancy, était totalement absent de la Vôge ou de la Montagne. La participation à divers circuits commerciaux et les relations étroites avec des milieux commerçants urbains leur permettait en tout cas d’accéder aux circuits de diffusion des biens de consommation, et de pouvoir également pratiquer la mercerie dans leur village25.