De hauts niveaux de spécialisation commerciale dans les villes

13Bar-le-Duc et Lunéville étaient des villes de taille comparable, comptant en 1793 un peu plus de 9 000 habitants pour la première et de 11 000 habitants pour la seconde. Elles étaient alors le siège de plusieurs manufactures textiles importantes, dont la production était écoulée dans l’ensemble de la province. Dans le dernier tiers du xviii^e siècle, leur rôle commercial était cependant quelque peu différent : l’aire de chalandise des marchands-grossistes de Lunéville était assez limitée, tandis que les négociants de Bar-le-Duc utilisaient leur proximité avec la frontière pour se livrer au commerce de réexportation. Jusqu’à l’autorisation de la fabrication des indiennes dans le Royaume de France en 1759, les commerçants barisiens pratiquaient même une contrebande des étoffes de coton à grande échelle. Cette position de niche disparut dans les années 1760, mais le rôle de la ville dans le commerce de réexportation à destination des Trois-Évêchés s’est maintenu jusqu’au « reculement des barrières » de 179112. Les données des patentes étudiées datent de 1795, quatre ans après la disparition des frontières douanières intérieures : la fonction de réexportation de Bar-le-Duc n’existait alors plus, et nombre de grands marchands avaient sans doute dû réorienter leurs affaires. De la même manière, une partie des catégories sociales aisées, notamment les nobles, avait à cette date émigré : le niveau général de la demande, en particulier pour les produits d’ostentation, a peut-être ainsi sensiblement diminué depuis la fin des années 1780. La structure générale de l’appareil commercial des deux localités a donc probablement été affectée par les bouleversements révolutionnaires. Leur base économique n’ayant toutefois pas été profondément transformée, la résilience des activités entre les années 1780 et 1790 fut sans doute assez forte.

14L’étude des 352 marchands lunévillois et de leurs 309 confrères barisiens de 1795 indique dans les deux cas des niveaux de spécialisation élevés : seuls 15 à 20 % des marchands étaient sans spécialisation déclarée. À Lunéville, il s’agissait exclusivement de marchands ambulants ; à Bar-le-Duc, il faut y adjoindre une dizaine de marchands grossistes dont la spécialisation n’était pas indiquée dans le relevé des patentes. Les spécialités ont été regroupées ici en cinq grandes branches : les matières premières et les produits bruts, l’alimentation (hors épicerie), l’épicerie, les commodités autres que l’épicerie, la revente. Notre classification est complétée de deux autres catégories, les commerçants sans spécialité et ceux qui combinent les spécialités appartenant à deux grandes branches différentes13.

Tableau 18. – Ventilation des marchands par branche d’activités.

Branche d’activités	Lunéville		Bar-le-Duc
	Nombre de marchands	Fréquence d’apparition	Nombre de marchands	Fréquence d’apparition
Matières premières	11	0,03	49	0,16
Alimentation	42	0,12	33	0,11
Épicerie	61	0,17	41	0,13
Commodités	102	0,29	93	0,30
Revente	20	0,06	4	0,01
Combinaison d’activités	64	0,18	17	0,06
Sans spécialisation	52	0,15	72	0,23
Ensemble	352	1,00	309	1,00

15Avec des niveaux extrêmement proches dans les deux villes, c’étaient les marchands de denrées alimentaires, les épiciers et les vendeurs de commodités qui étaient les plus représentés, rassemblant autour de 55 % de l’ensemble des commerçants. L’analyse de détail du commerce en commodités (hors épicerie) laisse apparaître un degré avancé de spécialisation.

Tableau 19. – Ventilation des marchands de commodités par spécialisation.

	Nombre de marchands	Fréquence d’apparition	Nombre de marchands	Fréquence d’apparition
Étoffes	13	0,12	15	0,16
Accessoires de parure	10	0,10	25	0,27
Équipement des intérieurs	10	0,10	12	0,13
Produits divers	61	0,60	41	0,44
Combinaison	8	0,08	0	0,00
Ensemble	102	1,00	93	1,00

16La diversité des spécialisations commerciales était particulièrement marquée, avec plusieurs créneaux très spécifiques, une demande locale agrégée importante pour plusieurs biens rares favorisant le développement de branches commerciales spécialisées. La répartition entre spécialités fait cependant apparaître la faible place des étoffes : la majorité des commerçants en commodités se spécialisaient dans la mercerie, la quincaillerie ou les accessoires de parure – quand bien même les tissus pouvaient occuper une petite part de leurs affaires. Cela s’expliquait sans doute par le prix assez élevé des tissus, y compris les moins chers : acquérir des étoffes était un achat important et relativement peu fréquent, même pour des consommateurs aisés, et cela ne permettait pas l’émergence de marchés locaux étendus. De fait, l’économie du vêtement reposait dans une large mesure sur les achats d’occasion ou sur la reprise et le rafraîchissement d’anciennes toilettes – ce qui en retour explique le poids numérique important des merciers, marchands de petits accessoires14.

17Ces derniers formaient la majorité des marchands de commodités, et le nombre d’épiciers était important : parmi les marchands à spécialisation multiple, les deux tiers étaient d’ailleurs des merciers-épiciers. Il n’est donc pas exclu, vu leur nombre dans les villes étudiées, que merciers et épiciers aient été des commerçants ubiquistes, présents dans toutes les villes voire dans tous les bourgs. Les spécialisations dans les autres commodités, y compris dans les étoffes, étaient donc sans doute assez discriminantes entre les localités. D’autres sources fiscales vont nous permettre de tester ces hypothèses.

Niveaux de spécialisation par types de localités

18Les seuls relevés globaux des spécialités marchandes dont nous disposons sont les tableaux par localité des vingtièmes de l’industrie. S’ils n’ont pas le degré de précision des registres des patentes, qui relevaient toutes les spécialités, ils présentaient au moins les professions les plus courantes. Ils permettent ainsi de vérifier le degré d’ubiquité des spécialisations dans la mercerie et l’épicerie.

19Sans grande surprise, on trouvait des merciers dans 19 des 20 localités pour lesquels des tableaux des vingtièmes ont été dressés. La seule exception est Pont-à-Mousson – sans doute parce que la spécialisation mercière se dissimulait derrière d’autres dénominations. L’épicerie était cependant plus discriminante géographiquement : les plus petites villes ne comptaient apparemment pas d’épiciers, qui n’étaient présents que dans 13 localités sur 20. Des produits d’épicerie y étaient sans nul doute disponibles, notamment chez les merciers, mais la demande agrégée n’était certainement pas suffisamment forte pour justifier une spécialisation franche dans ce secteur.

20Indéniablement, les commodités étaient la branche commerciale dans laquelle les niveaux de spécialisation étaient les plus poussés et où la hiérarchisation entre localités était la plus forte : les plus grandes villes étaient en effet pourvues d’un grand nombre de spécialités, quand les plus petites devaient se contenter de deux ou trois.

Tableau 20. – Nombre de spécialités marchandes par branche commerciale.

Villes	Population 1793	Matières premières	Denrées alimentaires	Commodités	Revendeurs
Remiremont (1790)	3 401	2	4	4	1
Badonviller (1780)	1 766	1	4	1	1
Haroué (1788)	550	0	1	1	1
Châtel-sur-Moselle (1788)	1 200	4	1	1	0
Bruyères (1789)	1 912	1	1	1	1
Bains-les-Bains (1788)	1 823	2	4	2	0
Rosières-aux-Salines (1789)	2 127	1	1	3	1
Raon-l’Étape	2 156	5	1	4	0
Épinal (1789)	6 688	2	2	6	2
Mirecourt	4 946	2	0	5	1
Nancy (1785)	29 141	8	16	29	10
Coefficient de corrélation entre la population et le nombre de spécialités	Avec Nancy	0,680	0,734	0,865	0,809
	Sans Nancy	0,200	0,062	0,860	0,468

21Le calcul des coefficients de corrélation entre le niveau de la population et le nombre de spécialités représentées, Nancy étant successivement incluse et exclue, fait apparaître divers liens15. Il n’existe ainsi pas de relation claire entre le nombre de branches de commerce dans les matières premières et le niveau de population des localités : ce secteur était présent de manière relativement uniforme, des activités comme le commerce de grains se retrouvant en effet à peu près partout. Dans certaines villes prospéraient toutefois des spécialisations locales. À Raon-l’Étape, les marchands de planches, qui assuraient l’expédition par la voie d’eau des trains de bois, étaient 16 sur 39 commerçants. À Châtel-sur-Moselle, des « commerçants en fil » (14 sur 23 marchands) supervisaient le blanchissage et assuraient l’expédition des fils de chanvre fabriqués et traités dans la ville et ses environs vers les centres productifs de la région comme Mirecourt, Saint-Mihiel et Neufchâteau. Les activités de ces commerçants – marchands-fabricants ou grossistes collecteurs et exportateurs – n’étaient cependant pas tant liées aux consommations locales qu’à la participation à une économie d’échanges régionale voire interrégionale.

22La corrélation était par contre assez forte entre le niveau de population et le nombre de spécialités dans le commerce des commodités, les plus peuplées étant également les mieux pourvues en spécialités différentes. Les spécialisations dans le commerce des commodités de niveau supérieur étaient révélatrices des caractéristiques des marchés de consommation locaux. C’est à Nancy que l’on retrouvait le plus grand nombre de spécialités, souvent très pointues. Seules Lunéville et Bar-le-Duc présentaient une diversité de spécialités comparable : dans ces deux villes, comme à Nancy, on trouvait des libraires, des marchands-bijoutiers, des marchands-chapeliers, des drapiers, des bonnetiers, des potiers, des pelletiers, des vendeurs de faïence, de toiles, de meubles ou encore de modes. La spécificité de Nancy tenait surtout en la présence de quelques spécialités rares : fleuristes, marchands de cristal, marchands de mouchoirs, marchands de parasols, de pommade, d’estampes, de parfums, de boutons. Aucun de ces produits n’était en soi une spécificité nancéienne, mais l’existence d’une spécialité marchande dédiée suggère l’extension et la vigueur du marché des commodités dans la ville.

Les facteurs internes de la présence de marchands dans les villes

25Dans la mesure où les marchands étaient censés répondre à une demande avant tout locale, ils étaient sans doute d’autant plus nombreux que cette demande était importante – à supposer que l’envergure des affaires des marchands ait été uniforme à travers la province, ce qui est tout à fait vraisemblable. Le niveau de la demande finale dans les localités était cependant variable, à population équivalente.

26 a) Niveaux de population et structures des milieux marchands. La demande formulée par les consommateurs dans les économies anciennes était fragmentée et hiérarchisée en fonction de modèles de consommation socialement définis auxquels les acheteurs tendaient à se conformer17. Par ailleurs, étant donné la précarité des conditions d’existence des plus pauvres, et la grande fluctuation des revenus des travailleurs manuels, seuls les plus aisés disposaient de ressources relativement stables. Le niveau général de consommation d’une localité ne dépendait donc pas tant du nombre de ses habitants que de la ventilation de sa population entre les différentes catégories sociales.

27Le nombre de branches du commerce représentées dans les villes semblait cependant s’accroître avec le nombre d’habitants18. Cela peut s’expliquer par le fait qu’une population agglomérée plus grande accroît la quantité de biens consommés – et en particulier, accroît la demande agrégée pour chaque variété de produits. Dans un petit bourg, des marchands de biens de consommation généralistes pouvaient parfaitement satisfaire la demande en cotonnades en passant au besoin commande pour les produits qu’ils n’auraient pas eus en boutique. Un marchand spécialisé dans ces produits aurait quant à lui risqué d’avoir bien du mal à écouler tous ses stocks. Dans une ville de plusieurs milliers d’habitants, où la demande agrégée en cotonnades était nettement plus importante, il était par contre possible à des marchands spécialisés dans cette branche d’être actifs et de prospérer. Ainsi, l’accroissement de la taille de la population semble aller logiquement de pair avec la hausse du nombre de spécialisations commerciales présentes.

28 b) « Villes de consommation » et « villes de manufactures ». Dans les localités concentrant les élites sociales – nobles de robe ou d’épée, haut clergé, professions libérales, bourgeois rentiers –, le niveau de la demande finale était nettement plus fort que dans d’autres de même taille à la population plus plébéienne : un tel écart se retrouvait probablement entre Remiremont, vivant à l’ombre de son chapitre abbatial, et Rambervillers et ses fabriques d’étoffes, de chapeaux et ses tanneries. Cette demande quantitativement supérieure était en outre qualitativement différente : les étoffes et les accessoires de vêtement, mais aussi les consommations alimentaires, étaient en effet des produits de distinction sociale, et les dominants formulaient une demande composée de produits plus raffinés et plus diversifiés. Celle-ci favorisait sans doute l’épanouissement de spécialisations marchandes plus nombreuses que dans les localités dont la population se recrutait massivement dans des milieux plus humbles.

29La présence massive d’élites sociales dans les villes était assez largement liée aux institutions judiciaires et ecclésiastiques19. L’existence de grands établissements bénéficiaires du produit des dîmes favorisait la présence d’ecclésiastiques disposant de revenus importants, dont les consommations exerçaient un effet d’entraînement sur les activités économiques de la ville20. C’était le cas des sièges d’évêchés comme Saint-Dié ou des villes de résidence d’un riche chapitre comme Remiremont21. De même, les institutions judiciaires et administratives de la monarchie attiraient des populations spécifiques. Si Nancy était la seule ville de l’espace étudié à disposer d’un parlement et d’une chambre des comptes, une douzaine de localités étaient sièges de bailliage, dont les juges étaient des officiers vivant noblement. La présence de juridictions importantes entraînait également celle de praticiens et d’avocats plaidant dans les cours. Toutes les institutions judiciaires ou politiques n’avaient cependant pas ce rang, et l’effet d’entraînement sur les localités de la présence de leurs personnels était nettement moindre – sans être pour autant négligeable. C’était sans doute le cas des petites localités sièges de grueries, d’offices ou de subdélégation, où ne siégeaient que des magistrats de rang inférieur ou des commissaires choisis parmi les notables du lieu22.

30Ces indices ne permettent toutefois pas de cerner la concentration de la noblesse d’épée. Même s’ils se contentaient souvent de vivre de leurs rentes, nombre de nobles étaient fidèles à leur vocation militaire, et servaient comme officiers dans les régiments royaux23. Les villes de garnison, où stationnaient un ou plusieurs régiments, formaient ainsi des concentrations importantes d’officiers, et leur liste est un indice des fortes densités nobiliaires24. Par ailleurs, les villes de garnison comptaient un type particulier de consommateurs, les soldats, relativement solvables grâce au versement régulier de leur solde, et assez dépensiers – dans la mesure où ils devaient entretenir leurs uniformes à leurs frais. L’activité commerciale des villes concernées en était d’autant stimulée.

31Entre deux localités de taille équivalente aux fonctions de résidence élitaire comparables, il se peut toutefois que les villes de manufacture aient été mieux dotées en marchands que les autres. Comme le souligne en effet Jan de Vries, les ménages populaires ont pu bénéficier d’une hausse de leurs revenus finaux à partir du xvii^e siècle grâce notamment à l’accroissement du travail des femmes et des enfants. Ce travail se retrouvait en particulier dans les branches de production nécessitant une main-d’œuvre nombreuse et peu qualifiée, comme le filage ou la production de dentelle. Ce n’étaient cependant pas toutes les manufactures qui généraient de tels effets d’entraînement : les manufactures concentrées employaient peu de main-d’œuvre, ne serait-ce que parce que leurs travailleurs étaient salariés à temps plein et non travailleurs occasionnels, cas fréquent dans la manufacture dispersée. La présence d’une fabrique concentrée dans une localité ne suffisait ainsi pas à en faire une ville de manufacture : les faïenceries n’employaient que quelques dizaines d’ouvriers – bien peu en somme à l’échelle d’une ville comme Lunéville et ses 12 000 habitants. Nous allons donc relever ici les seules manufactures faisant appel à une large main-d’œuvre, comme la draperie de Rambervillers ou la dentellerie de Mirecourt.

Les facteurs externes de la présence de marchands dans les villes

32Le rayonnement commercial d’une localité consistait en premier lieu à assurer la desserte élémentaire des espaces environnants en commodités : un fort ratio marchand, des niveaux d’affaires élevés ou un degré poussé de spécialisation pouvaient très bien ne pas être liés à l’importance ou à la richesse de la population locale, mais à l’étendue de leur aire de chalandise.

33Nous nous sommes appuyés précédemment sur les fonctions internes et externes des villes pour mettre en évidence le degré d’ouverture des économies locales. Dans nos calculs, nous avons eu recours aux données du vingtième de l’industrie pour déterminer la part des acteurs de chaque grand secteur – interne ou externe – dans les activités des villes étudiées. Retenir cet indicateur comme facteur potentiel d’explication de la présence de marchands dans les villes ne nous semble pas très pertinent ici. La forte proportion des activités externes dans une localité s’expliquait en effet dans une large mesure par l’importance numérique et économique des corps de marchands : notre raisonnement risque donc d’être circulaire. L’indice le plus pertinent dont nous disposons pour évaluer le rayonnement des localités est le niveau de connexité déjà employé plus haut. Un bourg ou une ville bien reliés à leur espace proche étaient en effet aisément accessibles, et les habitants de ces territoires étaient peut-être enclins à s’y rendre pour faire leurs achats : les boutiques des localités bien connectées avaient probablement une aire de chalandise étendue. Même si tous les bourgs situés en position de carrefour n’étaient pas de grands pôles commerciaux, une bonne intégration dans les circuits routiers était une des conditions d’un rayonnement commercial important.

Le nombre de marchands dans les villes

35Quatre facteurs seulement semblent vraiment significatifs pour expliquer le nombre de marchands présents dans les villes et les bourgs : le niveau de la population, l’indice de connexité, la présence d’une garnison et celle de manufactures. Dans ces quatre cas, la p-value est inférieure à 0,10, ce qui correspond en sciences sociales à une significativité statistique acceptable.

Tableau 21. – Facteurs explicatifs du niveau des ratios marchands.

Facteurs explicatifs	P-value	R²
Niveau de population	0,054	0,212
Niveau de connexité	0,067	0,195
Présence d’un chapitre	0,331	0,059
Présence d’un bailliage	0,284	0,071
Présence d’une garnison	0,042	0,233
Surreprésentation de l’artisanat	0,142	0,130
Présence de manufactures	0,077	0,266

36Le lien entre la forte population des localités et les forts ratios marchands n’est pas très simple à établir. Les villes abritaient à l’époque moderne des catégories de populations extrêmement diverses, aux profils de consommation très segmentés – élites sociales, artisans, travailleurs manuels peu qualifiés. De ce fait, pour répondre à des types de besoins très différenciés, il se peut qu’il ait fallu de nombreuses spécialités marchandes, et donc qu’un grand nombre de commerçants ait été nécessaire. Par ailleurs, les villes les plus peuplées comptaient une forte population pauvre, pour laquelle le petit commerce de « regrat » ou la revente pouvaient être une planche de salut. L’indice R² relativement modeste du facteur population (0,212) nous incite cependant à ne pas surestimer son poids. La présence de casernes ou de manufactures était elle aussi fortement liée au nombre de marchands – même si cela est sans doute largement dû qu fait que les plus grandes villes représentées dans notre échantillon étaient aussi le siège de garnisons et de fabriques.

37Le facteur connexité pèse d’un poids explicatif comparable à celui de la population (R² = 0,195) : de manière assez attendue, cela suggère que le rayonnement d’une localité sur les environs contribuait à entretenir le dynamisme commercial des villes et des bourgs, permettant à un grand nombre de marchands de prospérer. Notre analyse ne nous dit rien cependant de la nature de ce rayonnement, qu’il s’agisse de desserte des populations locales ou de coordination des flux commerciaux à une échelle régionale ou infrarégionale. En réalité, ces deux facteurs d’explication ne se cumulent pas vraiment : le coefficient de corrélation entre la population et la connexité est élevé (0,883), et la combinaison des deux facteurs n’est par conséquent guère plus explicative que chacun d’eux pris isolément, avec un indice R² conjoint de 0,222. Ce n’est pas vraiment une surprise, dans la mesure où les investissements routiers de la monarchie se faisaient prioritairement sur les tronçons reliant les principales localités26.

38Cette analyse est surtout intéressante par les facteurs explicatifs qu’elle nous permet d’écarter. Le grand nombre de marchands n’était en particulier pas lié à la présence de populations aisées. Cela se conçoit à vrai dire facilement : les consommations de commodités des couches supérieures profitaient vraisemblablement à un nombre limité de boutiquiers riches et spécialisés, et non à une masse de petits commerçants. Les hypothèses avancées ne permettent en tout cas pas d’expliquer de manière décisive les variations du nombre de commerçants entre les localités, qui devaient pour l’essentiel obéir à des spécificités locales – comme la structure de l’emploi des classes populaires, notamment. Nos hypothèses sont un peu mieux vérifiées en ce qui concerne le nombre de spécialisations marchandes.

La question des spécialisations marchandes

39Sans grande surprise, le nombre de spécialités commerciales représentées était très fortement lié aux indicateurs de population – nombre d’habitants ou présence de casernes. Ces résultats n’ont là encore rien de très surprenant : une forte population renforce la demande agrégée de marchandises rares, ce qui favorise la présence de spécialisations.

Tableau 22. – Facteurs explicatifs du nombre de spécialisations commerciales.

Facteurs explicatifs	P-value	R²
Niveau de population	0,000	0,582
Niveau de connexité	0,000	0,623
Présence d’un chapitre	0,238	0,081
Présence d’un bailliage	0,590	0,017
Présence d’une garnison	0,011	0,327
Surreprésentation de l’artisanat	0,768	0,005
Présence de manufactures	0,604	0,016

40La forte corrélation du facteur « connexité » avec le facteur « population » invite à douter de sa pertinence pour notre analyse – et ne nous permet pas de conclure à un effet positif de l’acessibilité et du rayonnement sur la diversité de l’appareil commercial. Il n’y a par ailleurs pas de relation apparente entre le nombre de spécialités et la présence de populations aisées ou de branches productives exportatrices. Nous avons vu en effet plus haut que les spécialités marchandes les plus nombreuses n’étaient pas liées à une consommation de prestige : la présence de populations aisées ne peut donc influer de manière décisive sur le nombre de branches commerciales représentées. Les manufactures des villes lorraines étaient de leur côté peu diversifiées : les deux secteurs présents à Mirecourt étaient la lutherie et la dentelle, le seul présent à Nancy les étoffes de qualité moyenne. Cela ne justifiait donc pas la présence de nombreuses spécialités chez les marchands-fabricants.

La question de la richesse des marchands

41Dans le cas de la richesse globale des milieux marchands locaux, ce sont deux facteurs qui se détachent, la connexité et la présence d’un bailliage, avec dans les deux cas une p-value correspondant à une significativité acceptable.

Tableau 23. – Facteurs explicatifs du niveau global d’affaires des marchands.

Facteurs explicatifs	P-value	R²
Niveau de population	0,106	0,146
Niveau de connexité	0,044	0,219
Présence d’un chapitre	0,135	0,127
Présence d’un bailliage	0,065	0,186
Présence d’une garnison	0,142	0,123
Surreprésentation de l’artisanat	0,234	0,082
Présence de manufactures	0,258	0,074

42Le lien est assez évident entre la présence d’un bailliage et la richesse des marchands : l’aisance d’une partie de la population explique leur haut niveau de consommation, et donc le haut niveau d’activité de nombreux commerçants. Si tous les marchands ne profitaient pas également des dépenses des élites sociales, il se peut fort que celles-ci fissent la prospérité de quelques solides boutiquiers. Le pouvoir explicatif de ce facteur est assez élevé (R² = 0,186), et doit être mis en regard de celui du facteur connexité (R² = 0,219), lui aussi très significatif – ce qui n’est toutefois pas le cas du facteur « population », pourtant fortement corrélé avec lui. La richesse globale des marchands profitait en effet également de la grande ouverture des localités sur l’extérieur, et se nourrissait de leur rayonnement. Les marchands étaient ainsi d’autant plus riches qu’ils desservaient largement l’arrière-pays, voire qu’ils exerçaient une fonction de coordination des flux de marchandises importante – ce qui était le cas quand un grand nombre de marchands grossistes étaient présents dans une localité. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les deux facteurs se complètent plus qu’ils ne se recoupent : l’indice R² cumulé des deux facteurs est de 0,379, soit un montant très proche de la somme de chacun des deux facteurs pris individuellement. La richesse des marchands était donc largement dépendante de la présence de populations aisées dans leur localité d’installation et du degré d’ouverture de la localité sur l’extérieur – et plus généralement de leur aptitude à « dominer les échanges » à une échelle plus ou moins étendue.

43L’effet de la présence de branches de production exportatrices sur la richesse des marchands n’est pas apparent, en témoigne la valeur élevée des p-values associées aux facteurs « artisanat » et « manufacture concentrée » : cela tient sans doute principalement au fait que les fabriques urbaines lorraines restaient assez modestes encore à la fin du xviii^e siècle, qu’elles écoulaient leurs productions sur une échelle limitée et qu’elles n’étaient à ce titre pas à même de faire la prospérité des marchands locaux. Malgré les progrès des cotonnades et des petites étoffes, Nancy, Lunéville ou Neufchâteau n’étaient pas Rouen, Mulhouse ou Troyes, loin s’en faut27. Les facteurs « population » et « casernes » ne sont pas non plus significatifs : de fait, une ville populeuse n’est pas nécessairement une ville riche. Dans ces types de localités, les marchands pouvaient donc être nombreux, mais leur niveau d’affaires rester modeste.