Les lieux du commerce périodique : quel équipement du territoire ?

4Les tableaux du commerce périodique établis pendant la période révolutionnaire constituent une des bases les plus solides pour l’étude de la desserte commerciale des territoires à la fin du xviii^e siècle. Ils ont été dressés à la demande des autorités en 1794, dans un contexte de libéralisation temporaire de la création de réunions périodiques2. Beaucoup de communes ont alors profité des ambiguïtés de la législation pour se doter de foires ou de marchés : le mouvement de création a ainsi été fort, notamment dans les villages enclavés ou isolés3. La signification du tableau que l’on peut tracer à partir de ces documents est donc ambiguë, puisqu’ils recensent à la fois des localités à la fonction commerciale bien établie, et d’autres où s’exprime plutôt une aspiration à s’insérer pleinement dans les flux régionaux de marchandises.

5En Lorraine centrale et méridionale, le profil le plus courant parmi les lieux de foires et marchés était de coupler les deux équipements : sur 55 localités disposant d’une ou plusieurs rencontres périodiques, 42 étaient dans ce cas. Deux localités ne comptaient que des marchés et 11 seulement des foires. Le commerce périodique s’organisait donc principalement autour des marchés, plus peut-être que dans le reste de la France4. À l’inverse, le nombre de foires seules était assez limité, conséquence sans doute de la bonne dotation routière et du faible enclavement des territoires lorrains (fig. 1).

6Les 44 pôles de commercialisation hebdomadaires étaient très accessibles aux populations des environs. L’espace étudié correspond grossièrement à l’actuel département des Vosges et au sud de la Meurthe-et-Moselle, soit 9 880 km² environ. Avec donc un marché tous les 224,5 km², la distance maximale moyenne à un pôle commercial hebdomadaire était de 8,5 km environ5. Selon l’état de la chaussée, une distance de 5 km correspondait à une ou deux heures de marche à pied, et permettait un aller-retour entre le domicile et le marché dans la demi-journée. Un rayon de 5 km autour de chaque lieu de marché correspondant à une aire de 78,5 km² environ, c’est près de 3 460 km² (soit 35 % du territoire étudié) qui se trouvaient à moins de deux heures d’un lieu de marché.

7L’équipement commercial périodique était toutefois inégal selon les sous-régions. Dans la limite des superficies départementales actuelles, la Lorraine centrale et méridionale couvrait un espace de 3 890 km², la Montagne de 2 450 km², la Plaine sous-vosgienne de 2 890 km² et la Vôge de 650 km².

Tableau 15. – Les marchés dans l’espace lorrain à la fin du xviii^e siècle.

Ensembles sous-régionaux	Nombre de localités de marché	Superficie de la microrégion en km ²	Superficie moyenne des aires de marché en km²
Lorraine centrale	10	3 890	389,0
Plaine sous-vosgienne	13	2 890	222,3
Montagne	17	2 450	144,1
Vôge	4	650	162,5
Ensemble	44	9 880	224,5

8Avec 13 localités équipées, la dotation en marchés de la Plaine se situait dans la moyenne régionale – un pour 222,3 km². C’étaient la Lorraine centrale et la Montagne qui s’écartaient le plus nettement de la moyenne : avec 10 marchés, la première n’en comptait qu’un pour 389 km², quand avec 17 marchés la Montagne en disposait d’un pour 144,1 km². La densité de l’équipement était ainsi d’autant plus importante que l’accessibilité était difficile – et en l’occurrence, que la contrainte de l’enclavement, du relief et de l’altitude était forte. De fait, avec quatre marchés et une aire de desserte moyenne de 162,5 km², la Vôge disposait d’une densité comparable à celle des espaces montagnards.

9Les relevés de foires et de marchés ne permettent toutefois pas de présenter un tableau satisfaisant des pôles commerciaux d’un territoire. Ils ne disent en effet rien des types de marchandises échangées ou du volume d’affaires réalisé sur les places étudiées. De plus, ces documents omettent par construction les localités exerçant une polarisation commerciale grâce à leurs seuls marchands. Une étude des pôles commerciaux doit donc s’appuyer sur une documentation embrassant davantage de localités.

Fig. 1. – Foires et marchés dans les espaces lorrains centraux et méridionaux à la fin du xviii^e siècle.

La diversité des pôles commerciaux

10À défaut de pouvoir évaluer l’ampleur des échanges qu’animaient les différents pôles commerciaux, on peut se satisfaire provisoirement d’une typologie fonctionnelle. Le moyen le plus simple d’y parvenir à partir de données discrètes comme celles dont nous disposons est de recourir à une analyse des correspondances multiples, qui permet en l’occurrence d’établir plusieurs profils commerciaux de localités grâce à un ensemble de caractéristiques jugées pertinentes6.

11Du fait des lacunes archivistiques, le pointage du nombre de marchands n’est envisageable que pour quelques localités seulement, et il n’est pas possible de dresser une liste exhaustive des bourgs et des villages dotés de commerçants. Les analyses de détail développées dans les chapitres suivants montrent cependant qu’une fois atteint le seuil de 500 habitants, presque tous les villages étaient dotés d’au moins un commerçant, et que toutes les localités de plus de 1 000 habitants en comptaient plusieurs. En supposant qu’une localité dût compter plusieurs marchands pour exercer un rayonnement commercial réel sur les espaces environnants, on peut considérer que toute agglomération de plus de 1 000 habitants était un pôle commercial d’envergure locale. Aux localités de foires et de marchés, nous avons donc adjoint à notre typologie toutes celles de plus de 1 000 habitants dépourvues de ces équipements.

Les données des « vingtièmes de l’industrie »

17Les 16 localités formant la tête des espaces commerciaux lorrains ne jouaient pas toutes le même rôle dans l’organisation commerciale de la province, n’étant pas engagées dans des activités commerciales de même nature ou de même niveau. Il est ainsi possible de préciser notre typologie, en distinguant les principales places commerciales selon les spécialités marchandes qui y étaient représentées, tant dans le commerce de gros que dans celui de détail. Les relevés du « vingtième de l’industrie » conservés pour les dernières années du siècle nous livrent pour de nombreuses localités la liste des spécialités manufacturières et commerciales représentées.

18Nous pouvons grâce à eux estimer le poids relatif des activités économiques desservant la population locale et de celles destinées à satisfaire les besoins des populations extérieures. La primauté numérique des premières est la marque d’une structure économique tournée vers la consommation locale, celle des secondes témoignant du rôle important de la coordination régionale ou microrégionale des échanges dans les activités. Comme il s’agit seulement de prendre une mesure générale de profils économiques, nous n’avons pas besoin d’indicateurs très précis : le montant auquel chaque groupe de métier de chaque localité était assujetti pour le vingtième de l’industrie peut servir d’approximation suffisante de sa prospérité. Notons enfin que les activités agricoles n’étaient pas sujettes aux vingtièmes de l’industrie : nos calculs ne sont donc valables que pour les « arts et manufactures ».

19Nous considérerons comme activités internes les branches tournées vers l’alimentation ou la reproduction simple des populations et de leur cadre de vie16. De fait, un certain nombre de services et d’activités artisanales étaient ubiquistes, et se retrouvaient jusque dans les villages : bâtiment, vêtement et accessoires, équipement et décoration des intérieurs. Nous considérerons par contre comme activités externes celles tournées vers la production de commodités pour les marchés locaux ou plus lointains, les services rares et de niveau supérieur, les activités de coordination de flux commerciaux au niveau régional ou local, ainsi que les auxiliaires de la circulation des marchandises. Nous proposons sur cette base le regroupement par branches suivant :

1. Activités internes :

   1. alimentation (bouchers, boulangers, cabaretiers, cafetiers, maîtres de billard) ;

   2. bâtiment et équipement des logis (maçons, charpentiers, serruriers, menuisiers, vitriers, selliers, bourreliers, maréchaux-ferrants) ;

   3. confection des vêtements (cordonniers, perruquiers, tailleurs) ;

2. Activités externes :

   4. marchands en gros de produits naturels (huiliers, marchands de grains, marchands de bois, etc.) ;

   5. producteurs d’étoffes et d’accessoires (bonnetiers, chapeliers, drapiers, tisserands) ;

   6. production d’autres produits de consommation courante (poterie, chaudronniers, etc.) ;

   7. services de qualité supérieure (apothicaires, orfèvres, imprimeurs et libraires) ;

   8. marchands de gros et de détail (commodités) ;

   9. secteur des transports (voituriers et aubergistes).

Les principales places de commerce : une hiérarchie fonctionnelle

20Les spécialités marchandes les plus discriminantes en matière de fonction régionale des localités étaient les activités de coordination des flux – tout particulièrement celles de commerçant en gros. De ce point de vue, Nancy se détachait très nettement des autres villes : le corps des marchands grossistes était dans le relevé général des vingtièmes de l’industrie séparé des autres commerçants. C’était d’ailleurs la seule ville où la profession de commissionnaire-expéditeur était représentée, ce qui témoigne de son rôle de coordination interrégionale des flux de marchandises : lors du débat sur le « reculement des barrières », les grands marchands nancéiens mettaient ainsi en avant le rôle de leur ville dans le commerce de transit entre les espaces français, alémaniques et néerlandais17. Les bonnes villes des Duchés comme Lunéville, Épinal, Neufchâteau, Saint-Dié, Remiremont ou Mirecourt disposaient elles aussi de marchands de gros, tout comme d’autres plus modestes comme Blâmont, Charmes ou Vézelise. La répartition assez étale sur le territoire de ce type d’acteurs confirme que les négociants de Nancy n’exerçaient pas une domination écrasante sur le commerce de la province – tout du moins dans les années 1780 – et qu’ils étaient concurrencés par des commerçants importants installés dans de petits pôles18.

21L’ampleur des fonctions de coordination régionale et infrarégionale transparaît dans le poids des activités externes dans les vingtièmes de l’industrie. Elles représentaient en moyenne 58,6 % des montants, avec de grandes variations entre localités.

22Neuf localités voyaient les activités internes surreprésentées : il s’agissait de petites villes, sièges de marchés et de foires, comme Bruyères, Vézelise, Darney, Nomeny, Badonviller, ou d’autres qui perdirent leurs installations commerciales à la fin du siècle comme Rosières-aux-Salines. Malgré la promotion que connurent plusieurs d’entre elles, comme Darney qui obtint une lieutenance consulaire en 1774 ou Vézelise en 1778, tout semble indiquer que l’envergure commerciale de ces pôles était restreinte : les commerçants ne payaient que 15 % environ des vingtièmes de l’industrie de la localité, contre 23 % en moyenne dans l’espace considéré (hors Nancy). De son côté, bien qu’étant un marché aux grains important opérant la jonction entre les pays de la Plaine et ceux de la Montagne, Bruyères ne jouait manifestement qu’un rôle modeste dans les autres branches du commerce19. D’autres villes plus peuplées voyaient également leurs fonctions externes relativement peu étendues, comme Lunéville, Blâmont ou Saint-Dié, où les activités internes représentaient autour de 37 % des cotes de l’imposition. Dans les trois cas, les activités marchandes y étaient assez médiocrement représentées, ne pesant jamais plus de 21 % du total des vingtièmes de l’industrie, malgré la fonction de commerce de gros qui s’y trouvait exercée20. Lunéville, ville de résidence ducale déchue depuis la mort de Stanislas en 1766, était alors la deuxième ville des Duchés en termes de population, avec près de 12 000 habitants en 1789. La ville produisait manifestement peu pour l’exportation en dehors des cotonnades et de la faïencerie – au demeurant en difficulté à partir des années 1770 : la fabrique de serges, d’étamettes et de bas ne semblait pas écouler des volumes considérables, et le produit en était surtout destiné aux environs21. Saint-Dié, siège d’un riche chapitre largement possessionné dans la Montagne, plus isolée, peinait quant à elle à diversifier ses exportations au-delà de l’imprimerie22.

Tableau 16. – Place des fonctions externes dans les activités économiques des localités.

Montant des fonctions externes dans les vingtièmes de l’industrie	Nombre de localités concernées	Nom des localités
Fort poids (> 70 % du montant du vingtième)	2	Nancy, Pont-à-Mousson
Surreprésentation (> 58,6 % du montant du vingtième)	9	Rambervillers, Mirecourt, Neufchâteau, Saint-Nicolas, Commercy, Remiremont, Charmes, Épinal, Châtel-sur-Moselle
Sous-représentation (de 50 à 58,6 % du montant du vingtième)	6	Vézelise, Bruyères, Lunéville, Blâmont, Nomeny, Saint-Dié
Faiblesse (< 50 % du montant du vingtième)	3	Darney, Badonviller, Rosières-aux-Salines

23Les onze autres localités présentaient de leur côté un profil économique davantage tourné vers la desserte de l’extérieur. Saint-Nicolas et Rambervillers ne brillaient pas tant par l’envergure de leurs marchands que par la place importante qu’y occupaient les producteurs d’étoffes et d’accessoires de vêtements, lesquels représentaient dans les deux cas le quart des sommes du vingtième de l’industrie. Épinal, Charmes et Remiremont avaient un niveau général d’activités externes moyen – de 50 à 55 % des sommes dues, mais cela était semble-t-il surtout lié à la faiblesse relative des activités de production locale, car la place des marchands était importante : de 28 à 32 % des sommes dues. Pont-à-Mousson et Commercy présentaient la particularité de disposer d’une branche de commerce de produits naturels localement puissante. À Commercy, il s’agissait des grains, la ville exerçant une fonction de redistribution des blés lorrains vers les espaces français environnants ; à Pont-à-Mousson, c’était le commerce du bois qui était particulièrement actif : les bois des Vosges étaient flottés par la Moselle jusqu’à la ville, où ils étaient tirés de l’eau pour être expédiés vers Bar-le-Duc puis envoyés en France et aux Pays-Bas23. Neufchâteau, Mirecourt et Nancy comptaient enfin parmi les localités où les activités externes pesaient le plus : hors auberges et cabarets, elles représentaient plus de 60 % de la taxe. Ces trois villes se distinguaient par le fort poids du commerce de gros et de détail, pour plus de 30 % dans les trois cas.