Un problème historique et méthodologique : l’extension de la consommation au xviii^e siècle

2Les inventaires après décès étudiés pour diverses régions d’Europe suggèrent un accroissement de la quantité de biens possédés par les ménages entre les années 1650 et les années 1790 – poussée qu’il n’est pas illégitime d’imputer à l’accroissement de la consommation. Même si les sources employées posent souvent des problèmes de représentativité sociale, les progrès semblent bien généralisés3. L’essor économique du xviii^e siècle permit en effet vraisemblablement la hausse des revenus de larges segments de la paysannerie et de l’artisanat : disposant de ressources financières accrues, de nombreux ménages auraient ainsi pu augmenter et diversifier leurs dépenses d’alimentation, de vêtement, d’équipement des intérieurs voire de produits culturels. Par ailleurs, les produits disponibles connurent au xviii^e siècle une transformation qualitative : les marchandises proposées aux consommateurs étaient souvent moins résistantes et de coût plus modéré qu’au siècle précédent. Plus accessibles à un large public, elles étaient également plus rapidement obsolètes – ce qui poussait à leur renouvellement rapide et entretenait la dynamique des marchés. Les consommateurs auraient ainsi acheté dans l’ensemble plus qu’aux siècles passés, et se seraient tournés vers des produits plus diversifiés, qu’ils auraient renouvelés à des rythmes plus rapprochés : en somme, l’essor de la demande au xviii^e siècle aurait été lié au développement des pratiques consuméristes4.

3Dans son sens le plus général, la consommation correspond à l’utilisation de biens et de services en vue de satisfaire des besoins. On ne peut cependant parler de pratiques consuméristes au sens strict que lorsque les acheteurs ont le choix entre différents produits pour satisfaire un même besoin, et ont donc la possibilité, sous contrainte de revenu, d’exprimer des préférences personnelles. Avec l’accroissement du nombre de types de biens disponibles et la diversification des qualités de produits au xviii^e siècle, il devint possible d’effectuer des arbitrages au sein d’assortiments larges. Des fractions importantes de la société le purent, grâce à la hausse de leurs revenus mais grâce aussi au recul vraisemblable des normes de consommation attachées à des statuts sociaux au profit d’effets de mode transcatégoriels : le xviii^e siècle fut en effet marqué par l’affirmation de la sensibilité personnelle, ce qui se manifestait notamment par la séparation croissante entre les exigences de la vie publique et celles de la vie privée ou encore par la valorisation progressive de l’expression des sentiments individuels5.

4Ces nouveaux comportements consuméristes investirent en particulier la sphère du « luxe de commodité » – c’est-à-dire les biens destinés non à satisfaire des besoins élémentaires ou socialement indispensables (les « nécessités de la vie ») ou à marquer un statut social (le « luxe d’ostentation »), mais à rendre la vie plus douce et plus agréable6. On y retrouvait les vêtements, les denrées coloniales ou encore les biens d’équipement intérieur comme la vaisselle, les accessoires de cuisine, les miroirs ou la quincaillerie7. Plus spécifiquement, la poussée des consommations au xviii^e siècle fut largement portée par la diffusion croissante de produits désignés par les historiens anglo-saxons comme des new items. Il pouvait s’agir de produits totalement nouveaux en Europe, comme les indiennes ou la porcelaine, mais aussi de biens à la diffusion autrefois modeste devenus en quelques décennies des marchandises de consommation courante – c’est le cas du sucre pour l’épicerie ou des miroirs, des montres et des lunettes pour la mercerie8. Le succès de ces new items était favorisé par l’essor de l’imitation : la mise au point de matériaux comme le similor, le tombac, le simili-argent ou le strass permettaient de copier les marchandises les plus exclusives et d’en diffuser des déclinaisons moins onéreuses dans des cercles plus larges9. L’essor des pratiques consuméristes passait en définitive par le succès d’un certain nombre de biens de large diffusion, par-delà les rangs et les catégories sociales.

5De telles transformations supposaient un changement d’attitude face aux objets. Sous l’effet de l’accroissement de la quantité et de la diversité des biens disponibles, le goût pour la nouveauté a pu se diffuser dans toute la société. L’accélération des rythmes de renouvellement des marchandises et la plus grande sensibilité à la mode auraient ainsi été entretenues par une dynamique de distinction de la part des élites sociales, particulièrement sensible dans l’économie du vêtement : avec la diffusion massive et accélérée dans toute la société de produits auparavant exclusifs, l’aristocratie et la bourgeoisie auraient cherché dans le renouvellement fréquent des consommations un moyen de maintenir leur prééminence sociale10. Dans le reste de la société, comme l’a montré Lorna Weatherill, le goût pour les nouveaux produits se diffusait dans les groupes les plus engagés dans l’économie d’échanges, en particulier les commerçants et les artisans.

6Ces catégories sociales auraient d’autant plus goûté l’innovation de produits qu’elles y auraient été sensibilisées par leur position dans le processus de production et dans les filières de commercialisation. À suivre Jan de Vries, le désir de consommer aurait touché jusqu’aux plus modestes : alors que baissait le niveau des salaires monétaires en Europe occidentale, se serait accru le temps de travail des hommes et des femmes consacré à des productions pour le marché. Cette « révolution industrieuse », réduisant le temps disponible pour la production domestique, aurait entraîné un recours plus ample des ménages aux marchés de produits pour leurs approvisionnements11. L’essor du travail des femmes et l’extension des fabriques déconcentrées d’étoffes, de quincaillerie ou de bonneterie augmentant le nombre de producteurs artisanaux, et la masse des personnes sensibles aux variations des types de produits en étant accrue d’autant, se serait diffusée une culture de marché dans de larges segments de la population12. Ainsi, les transformations dans la sphère de la production auraient tendu à renforcer l’acculturation des milieux populaires aux pratiques marchandes.

7Loin d’être limités comme le suppose Jan de Vries aux régions bordant la Manche et la mer du Nord – les Provinces-Unies, l’Angleterre et les Pays-Bas – ces phénomènes semblent s’être également produits dans d’autres régions d’Europe de l’ouest, avec d’ailleurs des formes et des rythmes similaires13. Ce serait sans grande surprise le cas dans de grandes villes commerçantes ou de résidence aristocratique, comme Paris ou Lisbonne14. Des zones plus pauvres auraient toutefois aussi suivi de près le mouvement, comme les campagnes franciliennes ou catalanes15. Ce serait même le cas de certaines régions d’Europe orientale, pourtant nettement moins développées : en Pologne, les mêmes boutiques de modes que dans les grandes villes d’Europe de l’ouest proliféraient à Varsovie dans la seconde moitié du xviii e siècle, vendant les mêmes « articles de Paris » qu’ailleurs, tandis que les boissons « coloniales » comme le café, le thé et le chocolat se diffusaient dans la bonne société et les grandes villes comme Varsovie ou Dantzig (Gdańsk)16. Quelques études sur la culture matérielle menées à partir d’inventaires après décès dans des localités plus modestes laissent penser que s’y déployait la même poussée consumériste qu’en Europe de l’ouest – tout du moins dans les villes situées dans les espaces les plus ouverts aux circulations interrégionales17. Il se pourrait donc bien que l’expansion de la consommation marchande ait été généralisée dans l’Europe du xviii^e siècle. Les données disponibles sont toutefois très éparses, de moins en moins nombreuses à mesure que l’on s’éloigne du cœur géographique supposé de la « révolution industrieuse », et nécessiteraient d’être méthodiquement confrontées pour mettre en évidence l’évolution des différents modèles régionaux de consommation. Les transformations pouvaient en effet être très différentes voire franchement divergentes même entre des régions très proches, comme le suggèrent les exemples anglais du Kent et de la Cornouailles18. Par ailleurs, l’ampleur effective de l’extension de la consommation marchande est difficile à saisir, et l’on ne saurait dire clairement qui achetait les commodités, dans quelles proportions, auprès de qui ni à quel rythme.

Une approche alternative des pratiques de consommation : les marchands et la mise à disposition des biens

8Les voies les plus couramment employées pour mettre en évidence l’extension géographique et sociale des marchés de consommation laissent insatisfait. L’utilisation privilégiée des inventaires après décès pose en particulier de sérieux problèmes méthodologiques : l’accroissement de la quantité et de la diversité des biens répertoriés, qui permet généralement aux historiens de conclure à une hausse de la consommation sur tout le xviii^e siècle, achoppe en effet sur la question de la durée de vie des objets et des rythmes de renouvellement, impossibles à saisir à partir d’une telle source19. Ces documents permettent en effet de connaître la possession, voire l’usage, des biens – ce qui est déjà beaucoup – mais pas le niveau de consommation au sens strict20.

9En plus de l’autoproduction (canal 1), les consommateurs pouvaient satisfaire leurs besoins avec des produits de seconde main (canal 2) ou en s’adressant aux différents vendeurs de produits neufs (canal 3). Le canal 2 regroupait des types différents de circulation des biens, soit commerciales – revente par des fripiers (canal 2a) ou ventes aux enchères (canal 2b) – soit non-mercantiles (canal 2c) : une part importante des biens dont disposaient les ménages provenaient en effet d’héritages, de dons ou de transferts entre groupes familiaux comme les dots21. Le canal 3 regroupait différents acteurs situés à des stades différents du processus de commercialisation : producteurs artisanaux (canal 3a), marchands-fabricants collectant les productions locales (canal 3b) ou marchands « merciers », revendeurs de biens fabriqués ailleurs et par d’autres (canal 3c).

10Aucun de ces canaux de diffusion des biens ne jouait toutefois le même rôle dans l’allocation des biens22. Le canal 1 donnait sauf exception lieu à des productions de piètre qualité, un ménage ne pouvant être également habile dans la confection de tous ses produits de consommation. Les biens acquis par le canal 2 étaient dans leur écrasante majorité de provenance locale : les fripiers s’approvisionnaient en priorité sur les marchés urbains voisins, les ventes aux enchères étaient généralement destinées à liquider les patrimoines de ménages ou de marchands de la ville ou du bourg proches, tandis que les transferts de biens au sein ou entre les groupes familiaux se faisaient le plus fréquemment sur une échelle géographique resserrée – conséquence de la relativement faible mobilité spatiale de la population23. Le canal 2 s’ancrait en somme dans des unités de marché élémentaires de dimension « cantonale », de quelques dizaines de km², au sein desquelles s’effectuait la plus grande partie des circulations économiques dans les économies préindustrielles24.

11Si le canal 3 correspondait à la diffusion de produits neufs, tous les opérateurs économiques qu’il rassemblait ne mettaient pas en circulation les mêmes types de biens. Les artisans présents dans la plupart des localités (canal 3a) produisaient, sauf dans les lieux de fabriques exportant hors du petit pays, des marchandises le plus souvent de qualité moyenne ou médiocre, destinées à une consommation courante et répondant à des besoins de première nécessité. Les marchands-fabricants collecteurs de productions locales (canal 3b) vendaient des biens de qualité généralement moyenne ou supérieure destinés prioritairement à des marchés de consommation extérieurs, et très secondairement à l’approvisionnement local25. Les marchands-merciers (canal 3c) mettaient quant à eux à disposition des consommateurs des marchandises « foraines », presque toujours neuves, non disponibles chez les producteurs locaux26. Dans l’ensemble, les marchands intégraient leurs espaces d’activité à des circuits de diffusion des marchandises plus vastes, d’envergure régionale voire interrégionale.

12Le renforcement de longue durée du niveau d’équipement commercial d’un territoire (canal 3c) peut ainsi être considéré comme la manifestation d’une commercialisation croissante des économies locales27. Il signifie que des populations de plus en plus nombreuses, recrutées notamment dans les couches populaires des villes et des campagnes, n’ont plus seulement des contacts épisodiques avec les marchés de produits, mais y ont fréquemment recours – que cela soit dû à la diversification des activités de la population ou à des gains de productivité issus de la spécialisation. L’essor de l’équipement commercial témoigne également du décloisonnement des économies locales et des processus d’intégration économique à l’œuvre aux niveaux régional et interrégional, qui se manifesteraient notamment par l’amorce de construction d’un marché national dans la France ou l’Angleterre du xviii^e siècle28. Et même si les productions manufacturières étaient encore au xix^e siècle largement destinées aux marchés locaux, l’extension des aires d’approvisionnement et l’intégration dans des circuits économiques plus vastes jouèrent malgré tout un rôle de stimulant incomparable dans l’essor des grands espaces productifs29.

13Nous nous proposons donc ici de prendre la mesure de l’extension au xviii^e siècle de la consommation passant par le circuit commercial (canal 3c), que nous voyons comme la plus représentative des pratiques véritablement consuméristes, mais aussi comme le signe et le vecteur de mutations économiques de grande ampleur – commercialisation des modes de vie, décloisonnement des économies locales, élargissement du gabarit des marchés de produits. Nous comptons pour ce faire étudier les structures et les mutations de l’appareil commercial d’un territoire donné.

La desserte commerciale des territoires : l’appareil commercial

14Le niveau géographique le plus pertinent pour l’analyse de l’équipement commercial et de ses mutations au cours du xviii^e siècle nous semble être celui d’un territoire assez vaste et intégré, incluant des agglomérations de taille et de fonction économique différenciées. Dans les sociétés européennes du xviii^e siècle, où près de neuf habitants sur dix vivaient à la campagne, la hausse de la demande et les transformations des pratiques de consommation, pour être décisives, devaient impliquer les populations rurales : notre étude de la dotation commerciale doit donc englober les villes, les bourgs et les campagnes, et en aucun cas se limiter aux plus grandes cités.

15Le rapport des populations aux marchés de produits était probablement différent entre les villes et les autres localités. Dans les premières étaient en effet surreprésentées les populations solvables disposant de grandes capacités de consommation : les grands rentiers du sol, nobles, clercs ou roturiers, y résidaient, de même que des marchands ou des professions libérales à hauts revenus. Les populations urbaines étaient par ailleurs composées d’un grand nombre d’artisans et de travailleurs à la journée, tous plus ou moins spécialisés dans une activité productive donnée et totalement dépendants des marchés de produits pour assurer leur subsistance. De plus, les villes, à la fois pôles de coordination des échanges et de la circulation, points de rupture de charge et centres locaux ou régionaux du commerce de gros ou de demi-gros, participaient plus activement à la circulation des marchandises et des informations que les campagnes : elles étaient les lieux du surgissement de la nouveauté – ou tout du moins de sa diffusion privilégiée30. « La ville » n’est toutefois qu’une abstraction. Il faut en effet en distinguer, comme le faisait Cantillon, différents types : villes de résidence aristocratique, villes commerçantes et manufacturières, chefs-lieux de petits pays ruraux, etc. Les différences de structure de la population résidente, le poids variable des élites sociales (et les dynamiques de distinction en leur sein), le poids des professions agricoles ou des métiers manufacturiers dans les agglomérations peuvent expliquer bien des différences dans la nature des consommations urbaines. Cela doit nous amener à chercher des gradients dans la dotation commerciale des villes, et à distinguer l’équipement commercial spécifique de chaque type de localités31.

16Les villes, quelle que soit leur taille, exerçaient un rayonnement sur leurs environs ou sur les localités de rang inférieur, contribuant notamment à la diffusion dans les campagnes de marchandises et de pratiques culturelles32. Les petits « pays » formaient des unités de vie au sein desquelles les interactions étaient fréquentes : beaucoup de ruraux se rendaient à la ville ou au bourg proche pour vendre une partie de leur production ou pour mettre leurs bras au service d’employeurs urbains33. Une fraction importante des campagnards voyait ainsi régulièrement des boutiques, des marchands ou des produits nouveaux, et se trouvait même en mesure d’y faire quelques emplettes. S’il est bien évident que les campagnes n’étaient pas totalement coupées de l’économie marchande, leur participation à la consommation des « biens de commodité » est bien moins connue. Il est donc indispensable de pouvoir préciser leur niveau d’implication dans la circulation de ces marchandises, dont la présence de boutiques dans les villages est une manifestation tangible. Cela suppose également de s’interroger sur les différences de pratiques marchandes entre les localités, tant du point de vue des produits mis à disposition des consommateurs que des techniques de vente : il n’est en effet pas à exclure que les biens diffusés dans les campagnes aient été différents de ceux mis à disposition des citadins par les commerçants des villes.

17Nous nous proposons par conséquent dans ce travail d’étudier l’infrastructure commerciale d’un territoire donné, ce qu’économistes et géographes désignent sous le nom d’appareil commercial. En suivant Claude Quin, on peut définir celui-ci « comme l’ensemble des entreprises et établissements qui, par le moyen d’achats aux producteurs nationaux ou étrangers et de ventes successives à l’intérieur du territoire national, mettent les biens et les services à la disposition des consommateurs dans des conditions conformes à leurs besoins34 ». Cette notion permet de penser conjointement quatre grands ordres de faits :

1. la dotation en marchands des localités, et la diversité des profils marchands que l’on y retrouve ;

2. les spécialisations et les niveaux d’activité des différents types de commerçants, c’est-à-dire le degré de complexité de leurs affaires, la nature de leur implication dans la marchandise (combinaisons d’activités, diversité des assortiments de marchandises vendues), et le volume des opérations pratiquées ;

3. les hiérarchies et les filières commerciales, c’est-à-dire la place occupée dans les circuits de redistribution des marchandises par les commerçants : fonctions de gros et/ou de détail, coordination ou non d’opérations de production, etc. ;

4. le rôle d’équipements commerciaux comme les marchés et les foires dans la mise à disposition des biens aux consommateurs finaux. Ces institutions, fréquentées par des commerçants extérieurs à la localité, permettaient en effet d’accroître de manière périodique l’offre disponible dans les territoires concernés35.

18Nous étudierons ici l’extension et les transformations de l’appareil commercial d’un territoire donné tout au long du xviii^e siècle. Nous faisons le choix de limiter notre enquête aux marchands tournés vers le « luxe de commodité » – à savoir les biens comme les étoffes, les accessoires de parure, les biens d’équipement intérieur ou les produits d’épicerie36. Leur diffusion était en nette croissance au xviii^e siècle, au point d’être souvent présentée comme un des moteurs de la « révolution de la consommation » censée marquer la période37. Nous n’incluons pas dans notre étude les marchands de denrées alimentaires autres que les épices, car ils sont tournés essentiellement vers la satisfaction de besoins primaires. Une grande partie des biens d’ostentation, comme les bijoux ou certains ornements intérieurs, étaient quant à eux fabriqués par des artisans dédiés – bijoutiers, orfèvres, horlogers, ébénistes, etc. – qui échappent par construction à notre champ d’observation. Nous n’excluons cependant pas de notre champ de recherche les marchands-fabricants, qui contribuaient ne fût-ce que de manière secondaire à approvisionner la consommation locale, et dont la présence témoigne de la division du travail à l’œuvre dans les territoires observés38.

19Notre hypothèse est que les éventuels progrès de la consommation marchande et des pratiques consuméristes, qui se seraient notamment traduits par le recul de l’autoconsommation et la tendance des populations à se procurer sur les marchés une palette de biens large et diversifiée, auraient nécessité un étoffement de la desserte commerciale, assuré par un appareil commercial hiérarchisé, articulé et diversifié, éventuellement modulé par les axes de communication. Si l’appareil commercial de notre espace d’observation a bel et bien évolué au cours du xviii^e siècle en ce sens, on pourra conclure à une poussée de consommation commerciale. Les signes concrets de ces dynamiques seraient, outre l’accroissement du volume de marchandises en circulation, l’essor du commerce périodique, l’accroissement du nombre de commerces fixes, l’augmentation du nombre de marchands, la diversification de leurs activités et la hiérarchisation des acteurs du commerce entre eux.

Une étude à l’échelle d’une « méso-région »

22Il ne nous semble pas abusif d’appliquer le terme de région à des espaces économiques de l’ère préindustrielle. Plusieurs travaux sur la proto-industrie ou sur les gradients spatiaux de consommation ont mis en évidence l’existence de territoires relativement étendus aux caractéristiques socioéconomiques les distinguant de leurs voisins39. Ils suggèrent l’existence d’espaces de taille intermédiaire présentant un ensemble de caractéristiques communes, et pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliers de km². Les combinaisons particulières de facteurs économiques, sociaux et culturels que présente chacun de ces territoires expliquent leurs destins divergents : de fait, l’industrialisation de l’Europe de l’ouest à partir des années 1750 ne se fit pas de manière uniforme, mais se déploya autour de quelques foyers régionaux dotés de caractéristiques propres40. Qu’elle soit à prédominance agricole ou marquée par une forte production manufacturière, la région de l’âge préindustriel était dotée d’une certaine autonomie économique et était le lieu de phénomènes de composition particuliers la distinguant de ses voisines et lui faisant connaître des conjonctures économiques spécifiques41.

23L’intégration économique des régions n’exclut toutefois pas de fortes différenciations internes : certaines sous-régions peuvent ainsi être plus riches que d’autres, et plusieurs localités concentrer des activités polarisantes. Parmi les activités socioéconomiques, certaines sont présentes de manière étale sur l’ensemble du territoire : ce sont les plus élémentaires. Dans les économies préindustrielles de l’Europe occidentale, la majeure partie des activités agricoles ou manufacturières étaient de fait destinées à satisfaire la consommation domestique, locale ou éventuellement micro-régionale (à l’échelle des petits « pays »). Certaines activités par contre correspondaient à des biens ou des services plus rares, qu’ils fussent moins fréquemment demandés ou réservés à une population spécifique : c’était le cas sans doute des marchands en biens de « commodité », en particulier les plus raffinés. Ainsi, la distribution des biens ou la prestation des services dans un espace donné s’organisaient autour de pôles assurant la desserte des environs et coordonnant les flux de marchandises, de capitaux et d’informations42. Ces pôles n’étaient cependant pas de taille et de poids équivalents : une hiérarchie s’instaurait entre eux selon la diversité et la rareté des services qu’ils dispensaient. Ainsi, il n’est pas à exclure que les localités d’importance secondaire, tout en participant aux mêmes évolutions que celles de premier plan, aient connu un certain retard dans la diffusion des « commodités » et dans l’adoption de nouveaux modes de consommation. De ce fait, l’étude d’un espace intégré permet de poser la question des modalités de diffusion des habitudes de consommation entre localités, et de la vitesse d’adoption des transformations.

24En somme, on peut considérer que l’espace pertinent pour mener une enquête sur les mutations de l’appareil commercial au xviii^e siècle correspond à ce que Maarten Prak nomme la « méso-région », territoire relativement homogène quant à son fonctionnement économique, où les flux de marchandises, d’informations ou de capitaux se voient coordonnés par plusieurs localités faisant fonction de pôles43. Dans les économies préindustrielles, du fait de la relative autosuffisance des populations, de la présence d’artisans dans les villages et de la longueur des trajets, l’attraction commerciale directe exercée par les villes et les bourgs sur les populations se limitait à quelques produits plus ou moins rares indisponibles localement. La fonction commerciale des villes et des bourgs vis-à-vis des campagnes consistait en fait assez largement en l’approvisionnement des marchands des villages, pour qui leurs commerçants jouaient le rôle de grossistes ou de semi-grossistes.

25Notre étude, menée dans un cadre régional, n’a toutefois pas de visée monographique. La région choisie n’y est pas observée pour elle-même : nous cherchons en effet à mettre en évidence les transformations de l’appareil commercial au xviii^e siècle à partir d’un espace-test susceptible de livrer sous certaines conditions à préciser en cours d’étude des enseignements extrapolables à plusieurs économies régionales d’Europe occidentale de l’époque.

La Lorraine centrale et méridionale : un espace d’observation pertinent

26Peu de régions de l’espace français disposent de sources aussi abondantes pour l’étude de leur appareil commercial à l’époque moderne que la Lorraine, si ce n’est la Franche-Comté ou le Dauphiné. Les importants fonds marchands conservés à Paris, Lyon, Marseille ou Bordeaux rassemblent des documents similaires mais ne concernent pour ainsi dire que ces seules places et interdisent toute approche régionale. Évidemment cruciales, ces considérations archivistiques ne peuvent fonder à elles seules le choix d’un terrain d’enquête. Du point de vue socioéconomique, les espaces lorrains du xviii^e siècle présentaient trois grandes caractéristiques répondant à nos hypothèses de recherche : la diversité et le haut degré d’intégration des territoires, le niveau de richesse et de développement de la région, la croissance économique.

271) La diversité régionale tenait à la variété des espaces ruraux représentés et à leur base économique différenciée, ce qui permet un maximum d’observations sur un espace assez ramassé. L’espace lorrain rassemblait des campagnes d’openfield sur le plateau central, appelé localement la « Plaine », par opposition à la « Montagne » vosgienne, ainsi que des côtes à vocation viticole encadrant les vallées de la Moselle et de la Meuse44. À chacun de ces types de paysages correspondait une organisation spécifique de l’économie rurale. Au xviii^e siècle, la Plaine était tournée vers la culture céréalière, que venaient compléter une viticulture d’appoint et une production manufacturière dispersée de dentelles et d’étoffes dans les environs de Mirecourt, Neufchâteau, Vic ou Longwy. L’agriculture de la Montagne était quant à elle marquée par l’importance de la forêt et de l’élevage. L’économie y était toutefois diversifiée : l’abondance de bois et les nombreux cours d’eau y ont favorisé l’installation de moulins et « d’usines à feu » – essentiellement des forges – mais aussi de papeteries, et la boissellerie constituait pour les populations locales un revenu d’appoint non négligeable. Tous les observateurs de l’époque insistaient sur la complémentarité intrarégionale entre la Montagne et la Plaine, la première fournissant des bêtes, des laitages et du bois au reste de la Lorraine en échange des grains des plateaux centraux. Les côtes de la Moselle et de ses affluents étaient pour leur part des espaces de production viticole souvent tournés vers l’exportation, en particulier dans le Barrois45. Les vallées enfin étaient traversées de flux commerciaux intenses : les villages des bords de la Moselle connaissaient ainsi une présence importante d’aubergistes et de voituriers, participant activement à la vie d’échanges régionale et interrégionale.

28Dans leur diversité, les villes lorraines contribuaient à l’intégration commerciale des espaces lorrains, en permettant notamment la mise à disposition d’une offre aussi variée qu’uniforme à l’échelle de la région. La relative faiblesse de la production locale en biens de consommation de qualité intermédiaire ou supérieure et la modicité des tarifs douaniers locaux faisaient qu’une bonne partie des étoffes était importée, tout comme les denrées coloniales ou la mercerie. La ville de Nancy exerçait une fonction de pôle régional d’importation et de redistribution des marchandises. Cette position était sans doute renforcée par la bonne qualité du réseau routier, qui dès les années 1720 permettait des circulations dans l’ensemble aisées à l’intérieur de la province. Certains pôles commerciaux comme Épinal, Mirecourt, Neufchâteau ou Saint-Dié étaient néanmoins autonomes pour leurs approvisionnements en marchandises étrangères, leurs détaillants n’ayant qu’un recours partiel aux commerçants importateurs nancéiens46. Leurs espaces d’approvisionnement étaient toutefois les mêmes que ceux des commerçants de Nancy, et les marchandises proposées ne différaient pas : si la présence de marchands grossistes importateurs dans d’autres localités que Nancy limitait le rayonnement commercial de cette ville, elle n’en contribuait pas moins à l’intégration commerciale de la région grâce à une offre unifiée. Du point de vue financier cependant, la polarisation des flux sur Nancy et Metz était très forte, quelques marchands de grande envergure des deux villes fournissant des effets sur des places étrangères à la province.

292) La Lorraine comptait parmi les régions relativement prospères de l’Europe à la fin du xviii^e siècle. Déterminer les différentiels géographiques de richesse entre régions à l’époque moderne n’est toutefois pas chose aisée. La question des inégalités de développement sur le continent avant la révolution industrielle a certes mobilisé les efforts d’historiens comme Paul Bairoch, Angus Maddison ou Robert Allen, qui se sont livrés à des reconstitutions des niveaux de richesse par habitant, mais ces estimations ont été menées à l’échelle des États, et non des « méso-régions ». Du fait de la projection sur les économies anciennes du modèle du marché national, nous ne disposons pas d’indicateurs directs permettant de mesurer efficacement les écarts de développement entre régions – pourtant de loin les plus pertinents47.

30Des indicateurs indirects peuvent toutefois être employés, les rendements agricoles comptant selon nous parmi les plus significatifs. La productivité des agricultures locales résultait en effet du niveau des investissements productifs – intrants, cheptel vif ou cheptel mort –, de la diffusion ou non de méthodes de production efficaces – comme le remplacement de la jachère par des plantes fourragères –, ou encore de l’intensité du travail des paysans48. Quelle que soit la contribution relative de ces différents facteurs, ces améliorations productives n’étaient mises en œuvre que si des marchés de consommation dynamiques, sur lesquels s’exerçait une demande variée, servaient d’aiguillon aux initiatives49. La forte productivité était ainsi liée à la capacité à écouler facilement les biens produits. Comme les productions alimentaires, biens pondéreux et périssables, étaient largement destinées à satisfaire la consommation locale ou régionale, la productivité agricole était d’autant plus forte que les campagnes bénéficiaient des effets d’entraînement d’une économie régionale diversifiée et dynamique – notamment dans les régions les plus urbanisées où le niveau de consommation des citadins était élevé50.

31Sans surprise, la typologie macrorégionale de Bernard Slicher van Bath, qui repose sur les rendements par grain semé, est cohérente avec les indices de production par tête construits par Maddison ou Bairoch51. La « zone I » de Slicher van Bath, où les rendements dépassaient à la fin du xviii^e siècle les 10 pour un, englobait l’Angleterre, les Provinces-Unies et les Pays-Bas, c’est-à-dire les économies les plus avancées de l’Europe du xviii e siècle ; la plupart des espaces français, italiens ou espagnols se retrouvaient dans la « zone II », où les rendements montaient dès le xvi e siècle à six ou sept pour un. L’Europe centrale, essentiellement le Saint-Empire et ses marges, était pour sa part située en « zone III » jusqu’au xvii e siècle, avec des rendements qui ne rejoignirent ceux de la « zone II » qu’au xviii e siècle – ce qui témoignait d’un rattrapage économique réel mais tardif. En « zone IV » se trouvait enfin l’Europe de l’est, où au xviii^e siècle encore les rendements ne dépassaient guère les quatre pour un52.

32Selon l’enquête de 1812 sur les rendements agricoles, les paysans obtenaient en Lorraine sept grains de céréales pour un semé, ce qui était comparable à l’Île-de-France ou à la Normandie – pays de « zone II ». Les zones de montagne et les campagnes déshéritées de la France de l’intérieur avaient des rendements de quatre grains pour un semé, du même ordre qu’en « zone IV ». Seuls les champs du nord du Bassin Parisien – départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme – connaissaient des récoltes comparables à celles de la « zone I53 ». La Lorraine obtenait dès le début du xviii e siècle au moins des rendements céréaliers de l’ordre de 14 hl/ha. Si ce niveau n’a pas été dépassé à la veille de la Révolution française, il fut toutefois vraisemblablement atteint dès le premier tiers du xvii e siècle54. La Lorraine serait donc au xviii^e siècle en « zone II », comptant au moins dès 1700 parmi les régions relativement développées du continent européen.

33Pourquoi cependant étudier une région relativement développée, et non les zones les plus dynamiques de l’économie européenne ? Les niveaux de consommation marchande étaient dans celles-ci très élevés, ce dont témoignaient l’extension, la diversité et la hiérarchisation de leur appareil commercial55. Il ne s’agit toutefois pas pour nous ici de constater une fois de plus l’avance économique de l’Europe du nord-ouest, mais plutôt de mieux connaître le fonctionnement des économies régionales du reste du continent. Si donc on note une extension et une sophistication croissante de l’appareil commercial dans une région assez développée mais située en dehors du cœur économique de l’Europe, on sera fondé à tenir pour recevable l’hypothèse d’une poussée de la consommation commerciale sur le continent – tout du moins dans les régions plutôt riches (de « zone II ») comme le Bassin parisien, la vallée du Rhône, la haute et moyenne vallée du Rhin, l’Italie du Nord ou la Catalogne.

343) Les dynamiques socio-économiques affectant la Lorraine au xviii^e siècle sont elles aussi décisives dans le choix de cette région comme terrain d’enquête. Entre les années 1690 et les années 1780, la Lorraine connut en effet une forte poussée démographique, qu’accompagna une importante croissance économique56. Elle participa ainsi, selon des modalités propres, au grand mouvement d’expansion du xviii^e siècle. Bien que la reconstruction d’après la guerre de Trente Ans et ses suites, qui virent la population lorraine chuter de moitié, fût achevée avant 1700, la croissance démographique resta soutenue jusque vers 1740-175057. La hausse de la population fut ainsi bien plus forte que dans le reste des espaces français – de l’ordre de 60 % contre 30 % dans l’ensemble du Royaume –, et se rapprochait de ce que l’on observe au xviii^e siècle en Alsace ou dans le Saint-Empire58. Cette poussée a en particulier été très sensible dans la Plaine, où certaines contrées furent ravagées par les guerres du xvi^e siècle, ainsi que dans certains cantons de la Montagne, où un véritable « front pionnier » sembla venir peupler une zone presque vide au début du siècle.

35Malgré l’absence de séries continues et agrégées de chiffres de production agricole ou manufacturière, plusieurs éléments suggèrent une forte croissance économique pour la Lorraine du xviii^e siècle, qui contribuerait à l’amélioration substantielle des conditions d’existence de la population. Il semblerait en premier lieu que l’accroissement de la production agricole ait été au moins proportionnel à celui de la population : à la fin du xviii^e siècle, la Lorraine restait en effet une grande région exportatrice de céréales. Une bonne partie de cette croissance semble dater du premier tiers du xviii^e siècle : en Lorraine centrale, grâce notamment au défrichement des terres abandonnées au xvii^e siècle, les superficies cultivées s’accrurent entre 1680 et 1720, et la production agricole augmenta fortement59. De fait, dans les années 1740, le niveau de vie des Lorrains semblait plutôt satisfaisant par rapport aux autres provinces de France, si l’on en juge par l’enquête lancée par le contrôleur général Orry sur les « facultés » des peuples60. Des tendances au blocage et à la stagnation étaient cependant perceptibles dès le milieu du siècle61. L’enquête agricole de 1761 menée sous les auspices de la Chambre des comptes et de la Cour souveraine de Nancy suggère que les rendements céréaliers auraient chuté d’un tiers entre les années 1730 et la fin des années 175062. Les aperçus quantitatifs sur l’économie rurale lorraine manquent pour la seconde moitié du xviii^e siècle, mais la reprise agricole semble bien réelle entre les années 1770 et le tout début du xix^e siècle : les rendements agricoles des années 1810 étaient en effet comparables à ceux des années 173063.

36Sans qu’il nous soit possible, en l’absence d’un tableau du circuit économique régional, de préciser la nature des liens entre la conjoncture agricole et celle de la production manufacturière, il semblerait que cette croissance se retrouve également dans les fabriques : à partir de la fin des années 1760 se multiplièrent en effet les manufactures de commodités de qualité moyenne, destinées à la satisfaction de la consommation de la province et, secondairement, à l’exportation – même si à la fin du xviii^e siècle la Lorraine restait importatrice nette de produits manufacturés. Il ne semble en somme pas trop téméraire de conclure à l’enrichissement de la population de la région à l’échelle du siècle : malgré la méfiance que peuvent susciter ces documents, les inventaires après décès étudiés pour la Lorraine centrale et méridionale indiquent en effet une multiplication et une diversification des biens possédés par les urbains comme par les paysans64.

37L’accroissement de la quantité de richesses produites par habitant peut entraîner l’augmentation de la demande en commodités – surtout si des segments de plus en plus larges de la population participent aux marchés de consommation. On peut provisoirement supposer l’existence d’une relation étroite entre le niveau de richesse d’un territoire et le niveau de développement de l’appareil commercial : celui-ci serait d’autant plus étendu, hiérarchisé et diversifié que l’espace étudié est prospère. Région aux terroirs et aux activités variées, relativement riche et connaissant une croissance économique et démographique de longue durée, la Lorraine peut servir d’espace-test pour une étude des dynamiques commerciales à l’échelle du xviii^e siècle. L’objet de ce travail sera de vérifier à partir du cas lorrain la validité des deux hypothèses suivantes :

1. Si vers 1700 l’appareil commercial était déjà dense en Lorraine, et si ses activités étaient importantes, on peut alors raisonnablement supposer qu’il en allait de même dans d’autres régions d’Europe elles aussi relativement riches et développées – comme le Bassin parisien, la vallée du Rhône, l’Italie du Nord, la Catalogne ou le haut et le moyen bassin rhénan, par exemple.

2. Si l’essor de l’appareil commercial et de ses activités fut limité en Lorraine au xviii^e siècle, on peut alors raisonnablement supposer que cette poussée fut également modeste dans le bassin rhénan ou en Catalogne, et fut encore plus faible dans des régions marquées par des dynamiques économiques et démographiques d’intensité moindre – comme le Bassin parisien, la vallée du Rhône ou l’Italie du Nord.

Les fonds de la Juridiction consulaire de Lorraine et Barrois

39La Juridiction consulaire de Lorraine et de Barrois disposait, par son édit de fondation de septembre 1715, de la connaissance du contentieux et des faillites des commerçants actifs dans le ressort de la Cour souveraine de Nancy65. Géographiquement, celui-ci ne coïncidait pas exactement avec le territoire des Duchés de Lorraine et de Bar, puisque le Barrois dit « mouvant » adressait ses appels au Parlement de Paris. Les juges-consuls de Lorraine et Barrois connaissaient les affaires selon les principes de ratio materiae et ratio loci. Leur compétence se limitait ainsi aux questions de crédit pour fait de marchandise et de contentieux sur les conditions d’acheminement des produits ou sur la qualité des biens échangés. Territorialement, ne pouvaient être poursuivis devant eux que les acteurs du commerce ou de la circulation des marchandises actifs dans le ressort de la juridiction. De la même manière, les seules procédures de faillite instruites par la justice des marchands concernaient des accidents survenus à des commerçants actifs à l’intérieur de son ressort. Les fonds de la Juridiction consulaire rassemblent ainsi différents types de documents issus de la pratique judiciaire : les registres des audiences du contentieux commercial ; des inventaires de faillite – plus de 800 dossiers d’atermoiement ont été préservés, parmi lesquels plusieurs centaines contiennent un bilan complet ; plusieurs fonds marchands, comportant en particulier des comptabilités et des correspondances.

40L’utilisation privilégiée d’archives d’une institution particulière expose à plusieurs biais, qui tiennent autant à son domaine et à son aire géographique de compétence qu’au recours effectif qu’y ont les acteurs.

1. Le ressort de la « justice des marchands » étant celui de la Cour souveraine de Lorraine et Barrois, nous sommes privés d’indications sur le commerce de Bar-le-Duc ou de Ligny-en-Barrois – villes dont les grands marchands jouaient vraisemblablement un rôle majeur dans le commerce frontalier, notamment dans la contrebande des indiennes en provenance de Hollande ou de Suisse. Pour les Trois-Évêchés, les archives de la Juridiction consulaire de Metz sont pauvres, et l’on ne dispose d’aucun fonds marchand pour ces territoires. Nous sommes donc contraints de limiter le cœur de notre recherche aux espaces lorrains ducaux « non mouvants ».

2. Les activités de la justice consulaire de Nancy ne s’étendaient dans les faits pas à tout le territoire ducal, puisque l’on constate une nette sous-représentation du nord-est des Duchés, la Lorraine dite « allemande », dans les affaires traitées. Cela tient sans doute principalement au fait que les marchands de ces espaces n’entretenaient avec les commerçants nancéiens que des rapports modestes, et qu’ils s’approvisionnaient surtout auprès des grossistes de Metz ou de Strasbourg. L’analyse des bilans de faillite et des comptabilités des marchands de Nancy suggère en effet que l’aire de chalandise des grossistes de la ville s’étendait surtout au centre et au sud des Duchés, les approvisionnements des marchands de Lorraine allemande mais aussi du Pays Haut ou de la Woëvre n’occupant qu’une place modeste dans leurs affaires. La Lorraine centrale et méridionale était donc organisée, d’un point de vue commercial, autour de Nancy et de places secondaires comme Épinal, Saint-Dié, Mirecourt, Pont-à-Mousson ou Neufchâteau, la Lorraine septentrionale étant davantage tributaire de Metz ou de Strasbourg. Les flux commerciaux principaux suggèrent ainsi l’existence d’un espace marchand fortement intégré au centre et au sud des Duchés, avec Nancy comme pôle principal : la zone de loin la mieux documentée correspond à celle que dessinent les confins de la zone d’influence des marchands grossistes de Nancy, les disponibilités archivistiques étant en cohérence avec la structure effective des espaces commerciaux.

41Partis d’un espace de prospection a priori, nous aboutissons à un espace d’étude plus resserré structuré par un ensemble de flux : la Lorraine centrale et méridionale, en plus d’être un espace assez homogène d’un point de vue politique, était largement intégrée d’un point de vue commercial66. Elle présentait par ailleurs une grande diversité de paysages et de profils urbains. Cette zone constitue donc un espace de prospection adéquat dans le cadre de notre enquête.

Plan de l’étude et démarche d’analyse

42Dans une première partie, nous brosserons à grands traits les dynamiques commerciales et l’organisation générale de la circulation des marchandises et des capitaux dans les espaces lorrains centraux et méridionaux. Après avoir essayé de prendre la mesure de l’accroissement du commerce des biens entre les années 1690 et la Révolution, nous nous efforcerons d’étudier l’extension géographique de l’appareil commercial lorrain à la fin du xviii^e siècle. Cela nous conduira à la fois à mettre en évidence les principaux pôles commerciaux de la région, à présenter leur fonction à l’échelle régionale et à dénombrer les types de marchands présents dans les différentes localités. Sans nous arrêter au simple décompte des acteurs du commerce dans les pôles commerciaux et en dehors, nous chercherons à déterminer les facteurs de localisation des marchands, et à expliquer ainsi les dénivellations dans l’équipement commercial des localités et des territoires. Nous tâcherons ensuite dans une deuxième partie d’estimer l’évolution de la densité des équipements commerciaux depuis le début du xviii^e siècle.

43En deuxième et troisième partie, nous chercherons à mettre en évidence les structures internes de l’appareil commercial régional et leurs évolutions au fil du siècle. L’étude des dossiers de faillite et des fonds marchands fait apparaître plusieurs types de commerçants ayant chacun une fonction particulière dans l’organisation commerciale et opérant à un niveau d’affaires donné. L’appareil commercial, sous la poussée tant des mutations de l’offre disponible que de la hausse de la demande finale, était toutefois marqué par une spécialisation et une sophistication croissantes des activités marchandes, fussent-elles limitées aux principales villes. Dès le premier tiers du xviii^e siècle, la Lorraine connaissait par ailleurs une organisation du commerce très hiérarchisée. Les Duchés importaient en effet, même à la fin du xviii^e siècle, une grande partie des commodités consommées sur leur territoire. Cela conférait aux marchands grossistes importateurs, connus localement sous le nom de « marchands-magasiniers », une grande importance économique, l’offre en commodités disponible dans la province étant assez largement tributaire de leurs activités.

44La quatrième partie sera consacrée à l’offre en commodités dans la région, et aux clientèles que permettait de toucher l’appareil commercial. Sa densité contribuait vraisemblablement à l’uniformisation de l’offre à l’échelle régionale. Quand bien même la diversité serait plus grande et les marchandises de luxe ou à la mode mieux représentées dans les boutiques des villes, l’offre de marchandises de qualité moyenne ou médiocre était sensiblement la même quelles que fussent les localités. Cette uniformité de l’offre reflétait en réalité la grande intégration des consommations à l’échelle de la province : les ruraux, à catégorie sociale équivalente, consommaient peut-être moins que les urbains, mais les marchandises qu’ils se procuraient étaient dans l’ensemble les mêmes. Géographiquement large, la diffusion des commodités descendait apparemment assez bas dans le corps social, puisqu’à la veille de la Révolution même les couches supérieures des catégories populaires – en particulier l’artisanat – semblaient y participer.