La création de l’AFIPA en 1939

3Le 1^er mars 1939, les représentants de la grande industrie française créèrent, en concertation avec le ministère des Finances, l’Association française des intérêts et participations en Allemagne, appelée parfois Association française des intérêts permanents en Allemagne. Dirigé par un ancien attaché financier de l’ambassade de France à Berlin, Gaillet-Billoteau, le bureau de l’association comportait un secrétariat aux mains de la Société de Rédange-Dilling, pendant que la trésorerie était assurée par Les Petits-Fils de François de Wendel & C^ie. L’association avait été portée sur les fonts baptismaux par les sociétés de Wendel, les Aciéries de Micheville, celles de Longwy et de Marine-Homécourt, les Fonderies de Pont-à-Mousson, Saint-Gobain, Hutchinson, la Société générale alsacienne de banque. S’y retrouvaient ainsi des représentants des groupes sidérurgiques lorrains, de la chimie, du caoutchouc et de la (haute) banque. Cette association se fixe un double objectif : veiller bien évidemment sur les intérêts des associés et favoriser le développement des relations économiques avec les pays dans lesquels les adhérents ont fait des investissements1. Cette association naît dans le contexte de l’apaisement économique de la fin de l’année 1938/début 1939 dont les marqueurs essentiels sont le voyage de Ribbentrop à Paris en décembre 1938, la déclaration franco-allemande du 6 décembre 1938, le discours alarmiste d’Hitler du 30 janvier 1939 sur les difficultés économiques du Reich qui légitimerait une entrée en guerre, et, la réponse de la commission interministérielle française du 25 février 1939 qui propose des modalités de rapprochement2. Sa création se situe aussi dans un environnement marqué par des projets d’associations franco-allemandes portés principalement par des Français. Le ministre des Affaires étrangères, Georges Bonnet, réfléchit par exemple à la création d’un Centre économique franco-allemand, composé de parlementaires chevronnés et de présidents de grandes chambres de commerce, destiné à développer les échanges économiques entre les deux pays. Le quai d’Orsay et les Finances interviennent également auprès du ministère du Commerce pour que celui-ci relance les associations d’intérêts entre la France et l’Allemagne. Enfin, l’ambassade d’Allemagne à Paris et le quai d’Orsay préparent une rencontre entre industriels français et allemands fixée au 20 mars 1939.

4De ces discussions entre autorités françaises sort un grand projet de coopération économique franco-allemand3. Il tient en quelques grandes lignes :

• assouplissement du système de contingentement français, pour relancer les importations allemandes dans l’espoir de pouvoir exporter davantage sur le territoire du Reich ;

• renforcement du troc : produits agricoles français contre machines-outils allemandes (les administrations françaises pourraient notamment s’équiper en Allemagne). Une liste est fixée : grues pour le port de Cherbourg, équipements de l’usine électrique de Gennevilliers, etc. ;

• collaboration dans les colonies et protectorats : l’Allemagne serait intéressée à l’équipement et la France honorerait cela en annuités de matières premières.

5Ces projets sont portés à Berlin le 27 février 1939, et le ministère des Affaires étrangères (Auswärtiges Amt) note avec une certaine satisfaction « que les nouvelles propositions avec lesquelles la France mène ces approches » correspondent à ses attentes, à savoir « avec des mesures économiques détendre la situation politique4 ». Les industriels de l’AFIPA craignent cette politique : présence allemande dans les colonies, fournitures de machines-outils, tous les projets évoqués doivent d’abord provoquer des commandes à l’industrie française. D’autre part, sans être opposé à une politique de coopérations accrue, celle-ci ne doit se construire ni sur le sacrifice d’intérêts privés en Allemagne – ceux des avoirs non rapatriés, ceux des plans Dawes et Young, ceux négociés dans le cadre de la Société d’importation des charbons et autres produits (SICAP), ceux présents dans le territoire des Sudètes –, ni sur la renonciation aux outils existants de la coopération – commission économique mixte franco-allemande –, ni sans tentative de relance des cartels, qui existent toujours. Ce groupe attend des contreparties allemandes, des gestes « pour ne pas être confronté à un moment donné à de grandes déceptions ». Pour lui, cette coopération doit être laissée aux mains des industriels5.

6Les discussions du mois de mars 1939 à Berlin entre Hervé Alphand, directeur du Commerce extérieur du ministère français du Commerce, et Emil Wiehl, directeur du département de politique économique de l’Auswärtiges Amt, permettent de lancer les projets de coopération. Les deux délégations règlent la question des intérêts français dans l’espace des Sudètes, puis évoquent la mise en valeur des mines de fer de Conakry (Guinée), de manganèse de l’Imini (Maroc) et la modernisation de la mine de fer de Halouze (Normandie). Participeraient côté allemand les Vereinigte Stahlwerke et le groupe Otto Wolff. Côté français, on honorerait cela par une livraison mensuelle de 300 000 tonnes de fer6. Le 15 mars, au lendemain de l’entrée des Allemands à Prague, les discussions s’arrêtent. Elles reprennent à Paris du 2 au 16 mai 1939. Elles ne débouchent pas sur les projets grandioses évoqués, mais permettent à l’été 1939 de maintenir les bases de l’accord coke-minerai, de favoriser les transferts et de garantir les coupons Young et Dawes. Un accord Hemmen-Alphand règle enfin la question des avoirs français en Bohême-Moravie7. Qu’avait alors encore à défendre l’AFIPA ? Des intérêts financiers, des intérêts bancaires et des intérêts industriels et la volonté de s’appuyer sur les cartels pour poursuivre la coopération économique franco-allemande ! Une note de Moeneclay à Maurice Couve de Murville, estime ces avoirs : 59 millions de francs pour les grandes banques nationales, 152 millions pour les banques alsaciennes, 371 millions pour les affaires industrielles. Il faut y ajouter 280 millions de créances SICAP et 128 millions de coupons Dawes et Young. Près d’un milliard de francs-or ! La coopération industrielle avec le Reich doit servir à recouvrer ces créances8 !

La création de l’AFREA en 1949

7Non dissoute au lendemain de la défaite de juin 1940, l’AFIPA se retrouve à nouveau dans les espaces du dialogue franco-allemand au lendemain du deuxième conflit mondial. Dès le début de l’occupation française en Allemagne, certains hauts fonctionnaires de l’inspection des Finances (André Lebelle, chef de la section économique et financière de l’administration militaire, notamment) souhaitent relancer des associations, et pourquoi ne pas remettre en selle l’AFIPA, pour que, selon le mot de Jean Filippi, directeur général de l’économie et des finances du gouvernement militaire, les compatriotes qui ont des intérêts en Allemagne puissent continuer à y nouer des rapports. Mais il s’agit aussi de fournir au gouvernement militaire des administrateurs pour les sociétés allemandes sous séquestre. Cependant, ni le quai d’Orsay, ni le général Koenig, commandant en chef de la zone française d’occupation (ZFO), ne souhaitent la renaissance de l’AFIPA, car ils ne sont pas très favorables à ce que le grand patronat, comme avant-guerre, dispose en ZFO d’une représentation permanente de ses intérêts9. La question de l’association revient sur le devant de la scène à la fin de l’année 1946. L’évolution de la question allemande, notamment celle du statut de l’Allemagne, amène encore une fois les hauts fonctionnaires des Finances et du Commerce extérieur à anticiper et à donner naissance le 23 janvier 1947 à l’Association pour le commerce et l’industrie française en Allemagne (ACIA)10. Si l’association comporte des représentants de la grande industrie et des chambres de commerce, son administration est confiée à des fonctionnaires. André Lebelle en assure la présidence. Le représentant de l’association à Baden-Baden est un officier supérieur à la retraite. Celle-ci remplit plusieurs missions :

• prospecter les marchés et les débouchés pour l’industrie française en Allemagne ;

• servir d’interface entre le monde des industriels et l’administration française, notamment celle de la ZFO ;

• chercher des entreprises susceptibles de prendre des participations financières en Allemagne.

8Mais du fait du contrôle de cette association par l’administration, les industriels français ne sont pas légion à y adhérer : une grande entreprise comme Pechiney, quelques chambres de commerce et surtout des petites entreprises11. Même les entreprises alsaciennes, pourtant intéressées au commerce avec l’Allemagne, ne s’y précipitent guère12. L’AFIPA, écartée de cette structure, n’en reste pas moins l’association qui continue à regrouper les grands industriels français intéressés par l’Allemagne. Cette réalité amène l’ACIA à réorienter son fonctionnement à la fin de l’année 1947. Elle cherche dorénavant à mettre en contact industriels français et allemands, tente de faciliter l’installation réciproque des firmes, et, réfléchit à un système de compensation. Cette évolution, acceptée par Koenig en avril 1948, est subordonnée à deux conditions : la suppression du conseil de surveillance et l’implication des organisations professionnelles représentatives. Koenig demande donc à Lebelle et à l’ACIA de prendre contact avec les principales chambres de commerce et d’industrie françaises et d’en informer le Conseil national du patronat français (CNPF) et son président Georges Villiers. S’invite ainsi à l’ordre du jour la création d’une chambre de commerce française en Allemagne, soit par transformation de l’ACIA ou par création ex nihilo. L’idée qui accompagne cette réflexion, c’est que la reprise des échanges passe dorénavant directement par les industriels sans la tutelle administrative dont les autorités françaises sont friandes. Cela suppose enfin réorienter les services chargés d’assurer la défense des intérêts commerciaux en Allemagne.

9Mais, là encore, les pouvoirs publics restent à la manœuvre. Au printemps 1948, Robert Schuman, président du Conseil, et René Mayer, ministre des Finances, demandent à Georges Villiers d’assurer la transformation de l’ACIA en « un groupement d’études et d’action, dans lequel les grandes fédérations syndicales, les chambres de commerce et les entreprises privées les plus intéressées au développement des relations franco-allemandes pourraient échanger leurs vues, se concerter et s’accorder sur des suggestions qu’elles soumettraient aux pouvoirs publics ». À Baden-Baden, on souhaiterait même une chambre de commerce franco-allemande, ce qui suscite encore l’opposition des chambres nationales. Le gouvernement revient dès lors au projet initial de transformation de l’ACIA et la manœuvre est confiée au CNPF et aux chambres de commerce. À travers le CNPF, l’AFIPA revient dans la nouvelle association. Son président Pierre Jaudon devient président temporaire de la nouvelle association. À ses côtés, Robert de Boysson, directeur de la production industrielle du groupe français du conseil de contrôle à Berlin, est désigné délégué général temporaire avec pour mission de préparer les statuts de la nouvelle structure. Leur tâche n’est pas aisée, car il s’agit d’affronter les réserves des industriels sur la nécessité d’une telle association. Ceux-ci ont toujours en tête les difficultés de la coopération passée et les déceptions qu’elles ont laissées : contrôle des changes, difficultés de transferts, pertes financières liées à la politique national-socialiste. L’association, qui doit stimuler les projets d’investissement et les échanges commerciaux, aura-t-elle les moyens d’éviter ces risques ? Crainte supplémentaire : celle de la concurrence allemande. À plus ou moins long terme, cela conduira l’Allemagne à exporter davantage en France que l’inverse, estime-t-on. Enfin les acteurs patronaux supportent difficilement la tutelle des pouvoirs publics et préconisent que les investissements et les relations commerciales soient laissés à l’appréciation des industriels eux-mêmes.

10La fondation de la nouvelle association prend alors quelques mois supplémentaires et c’est finalement à la veille de la création de la RFA, le 8 mai 1949, que naît l’AFREA (Association française pour les relations économiques avec l’Allemagne), centre d’information et lieu de rencontres entre industriels français et allemands. Le siège social est établi à Paris et un bureau est également ouvert à Francfort. Mais l’association souffre dès sa constitution de la désaffection des industriels. En septembre 1949, seules cinq chambres ou groupements de chambres de commerce (du Grand-Est essentiellement, avec Paris et Bordeaux) ont versé leurs cotisations et l’association manque de moyens. Alors qu’il s’agit d’éviter que la France ne soit évincée du marché allemand au profit de concurrents plus dynamiques, et que dans le même temps la tutelle de l’État s’est dissipée avec la fin de sa position centrale dans des instances dominées par les chambres et groupements industriels et que, de surcroît, des Allemands peuvent devenir correspondants de l’AFREA, les industriels restent malgré tout prudents. Pour développer les échanges, ils considèrent qu’il faudrait une association similaire en Allemagne, de façon que ces deux structures d’industriels et de commerçants, relativement indépendantes des tutelles des pouvoirs publics, entretiennent des rapports directs et relancent la coopération économique entre les deux pays. Georges Villiers approuve ainsi pleinement la création en novembre 1948 de l’Arbeitskreis Frankreich, à l’initiative des chambres de commerce de la région Main-Rhin. Cette organisation favorise les conversations économiques franco-allemandes et se transforme le 22 septembre 1949 en DEFRA (Deutsche Vereinigung zur Förderung der Wirtschaftsbeziehungen mit Frankreich), correspondant et partenaire de l’AFREA. On est ainsi en présence dès la création de la RFA de deux structures parallèles : l’AFREA, placée sous les auspices des chambres de commerce et du CNPF, la DEFRA sous celle de leurs homologues du DIHT (Deutscher Industrie-und Handelstag) et du BDI (Bundesverband der deutschen Industrie). Les échanges peuvent donc progressivement reprendre. Un mois après la fondation de la DEFRA, le 24 octobre 1949, les représentants des associations se rencontrent à Paris et évoquent la prise de participations françaises dans l’industrie lourde allemande, la création de groupements professionnels intéressés au développement des échanges avec le partenaire. C’est aussi l’occasion pour l’AFREA de se développer et de viser à devenir le représentant exclusif en matière de relations économiques franco-allemandes. La naissance de la DEFRA permet en quelque sorte la renaissance de l’AFREA. Au-delà de ces récits retraçant la constitution des structures qui encadrent les relations entre industriels français et allemands, que peut-on retenir comme éléments structurants de ce dialogue entre milieux d’affaires des deux côtés du Rhin13 ?

Les éléments structurants du dialogue entre milieux d’affaires français et allemands

11Ces éléments sont en place dès la fin des années 1930 et se retrouvent dans le dialogue qui se noue après la guerre. On relève d’abord un poids considérable des organisations faîtières et des grands industriels. Dans la naissance de l’AFIPA, comme dans les projets de coopération franco-allemands à la veille de la Seconde Guerre mondiale, se retrouvent certaines caractéristiques communes. D’abord la présence des grandes firmes ayant des intérêts particuliers en Allemagne, ou des intérêts particuliers à travailler avec la France. La liste des membres fondateurs de l’AFIPA est significative de ce point de vue. La collaboration envisagée l’est dans le cadre des politiques d’apaisement économique avec des entreprises allemandes de première importance : Vereinigte Stahlwerke, Otto Wolff, IG Farben. Des projets communs sont évoqués dès 1937 entre ces groupes industriels : l’installation d’IG Farben en France, par exemple, tout comme la création d’une société coloniale française, qui serait aux mains d’un syndicat européen d’entreprises centré sur des intérêts français et allemands (une société coloniale française, les entreprises Lucien Coquet et Otto Wolff) dont le but est le développement du potentiel de l’Afrique coloniale française. Mais d’autres raisons conduisent à la création de cette association et à la perspective de cette coopération :

• la cession des intérêts français à des banques allemandes ou à des entreprises, lors de l’Anschluss ou de l’annexion du territoire des Sudètes (Schneider dans Skoda, banque des pays d’Europe centrale) ;

• le difficile fonctionnement des instances économiques franco-allemandes : commission économique mixte franco-allemande instaurée en septembre 1931, office franco-allemand des paiements commerciaux (et les vicissitudes du clearing) ;

• on espère ainsi la relance des ententes et cartels. Cette relance pourrait passer par des organisations mixtes chargées de la prospection des marchés des pays tiers. Il ne s’agit ni plus ni moins que de créer des associations d’intérêts ;

• du côté allemand, pourquoi ne pas les envisager en Europe du Sud-Est ? Les industriels allemands pourraient être intéressés à la levée des interdits qui frappent les achats allemands sur le caoutchouc, la bauxite et l’aluminium. Et surtout avoir accès à l’important marché colonial, tant pour les importations de matières premières que les exportations en biens d‘équipement.

12Ce dialogue dépend également des pouvoirs publics présents des deux côtés du Rhin. Point n’est besoin d’évoquer l’organisation économique du Reich ; du côté français, on relève simplement que l’AFIPA a à sa tête Gaillet-Billoteau, ancien attaché financier à Berlin. Des deux côtés, le monde du grand patronat entend s’appuyer sur les pouvoirs publics pour défendre ses intérêts et trouver les points de convergence. Que reste-t-il de ces projets ? Les accords coke-minerai renouvelés sans discontinuité de 1937 à 1939 ne prennent fin qu’en pleine drôle de guerre lorsque, le 7 novembre 1939, le ministère de l’Économie du Reich demanda de considérer dorénavant comme caducs les engagements allemands à l’égard du marché français. L’idée de ces accords était un troc charbon allemand contre fer français, moyennant un solde laissé à l’Allemagne pour honorer les engagements financiers des plans Dawes et Young.

13On retrouve là des caractéristiques importantes valables pour l’après-guerre : grande industrie, cartellisation qui permet la régulation du marché, charbon-acier, l’ouverture des marchés et la présence sur des marchés tiers14. Simplement, le contexte de l’après-guerre crée un cadre qui réoriente les discussions franco-allemandes. Il est plus propice à la coopération qu’à la confrontation. Il est plus favorable à l’émergence du libre-échange, du multilatéralisme qu’au repli protectionniste, qui avait marqué les années trente.

14Certaines évolutions se font jour. Pour les patrons français de la grande industrie, et notamment pour le président du CNPF, Villiers, la reprise des relations avec les homologues allemands étaient « une nécessité économique ». L’Allemagne a été un partenaire essentiel pendant l’entre-deux-guerres ; elle le deviendra vraisemblablement à nouveau dans l’après-guerre15. Dès lors, le CNPF se prépare assez tôt à une stabilisation des relations avec l’Allemagne16. Dès 1948, une commission des Affaires allemandes est constituée. Villiers en assure la présidence et s’adjoint les conseils de l’ancien ambassadeur à Berlin André François-Poncet. La route est tracée par les deux hommes le 15 juin 1948 : il faut donner aux Allemands l’assurance d’une existence digne (« du travail et de l’espoir »), mais, de l’autre côté, la coopération économique doit « éviter que ne renaisse pour nous le danger allemand ». Le groupe qui doit réfléchir à donner du contenu à cette politique se compose de trois collaborateurs du CNPF, d’industriels parmi lesquels Raoul de Vitry (Pechiney), Humbert de Wendel et d’un journaliste économique du Monde, René Lauret. Fin juin 1948, ils font part de leurs réflexions dans le texte « Observations sur le problème allemand présentées par le CNPF ». La reprise des relations commerciales devrait s’appuyer sur ce qui existait avant-guerre, à savoir les accords de cartels qui structuraient un certain nombre de branches (plus d’une centaine). Les industriels français, conscients du relatif retard français dans leur secteur, sont donc prêts à renouer avec cette politique qui permettait de faire face à cela, tout comme elle assurait une relative sécurité (« Il y a des ententes industrielles à rétablir »). Si on le fait « l’industrie allemande ne pourra pas se retourner contre l’industrie française et lui jouer des tours comme elle lui en jouait dans le passé »). La constitution d’une organisation de coopération avec l’Allemagne devient à cette fin essentielle pour le CNPF. C’est ce que l’on retrouve derrière l’AFREA. Mais il faut être deux. Si la DEFRA ne souhaitait pas aller aussi loin dans une politique des cartels, il n’empêche que ses principaux responsables se prononcent malgré tout pour une amélioration des relations bilatérales. Là également, comme en témoignent les premiers contacts avec les Français, on penche pour un dialogue direct entre industriels sur des prix, des technologies et une présence sur les marchés. Côté allemand, ces discussions sont surtout demandées au niveau des industries de transformation. En revanche, il faudrait s’abstenir de grands projets de nature éminemment politique. D’autres contacts ne passent pas par ces organisations faîtières et, dès la fin de l’année 1945, certaines ententes entre industriels français et allemands sont scellées dans le domaine de l’horlogerie, de la céramique. Des contacts avancés existent enfin entre les industries du bâtiment, le textile et l’automobile. Ces débuts prometteurs amènent les présidents Villiers du CNPF et Fritz Berg du BDI à prendre en charge directement les relations entre les deux économies.

15Le poids du facteur politique reste également très important. Toutes les structures bénéficient de l’appui, si ce n’est davantage des pouvoirs publics. Point n’est besoin à la fin de l’entre-deux-guerres d’insister sur les liens entre les autorités politiques et les organisations industrielles, sur le suivi des projets franco-allemands de part et d’autre du Rhin, de même que sur celui des contacts entre industriels. Il y a une élite politico-économique qui travaille à la relance et à la coopération patronale entre la France et l’Allemagne. Alors que les industriels français peinent à reprendre le chemin de l’Allemagne, et qu’une méfiance réelle existe – compte tenu du passé –, ils y sont encouragés par les pouvoirs publics. À partir de 1948, une coopération constante entre ces derniers, le CNPF et les chambres de commerce conduit à la construction des organismes cités. Progressivement, le rapport s’y inverse au profit du groupe patronal. En Allemagne également, les choses bougent à partir de 1948. Des initiatives privées (voyages d’industriels allemands à Paris) aboutissent dans certains milieux à souligner à nouveau l’importance de la France et la nécessité de s’y installer. Adenauer s’en soucia également dès 1948, et des responsables politiques, comme le libéral Friedrich Middelhauve, fondent un comité d’études pour les relations économiques franco-allemandes. C’est donc avec la caution de ces principaux responsables que le dialogue entre patrons a lieu.

16Une mention particulière doit être faite pour le secteur du charbon et de l’acier17. Avant-guerre déjà, les accords coke-minerai ont été essentiels pour les industriels des deux pays. Après-guerre également, ce secteur revêt une importance particulière, et n’entre pas dans les prérogatives de l’AFREA et de la DEFRA, du fait d’un souhait des industriels de la Ruhr. Ces derniers n’entendent pas avoir d’autres intermédiaires dans leurs discussions bilatérales avec les industriels français. Celles-ci ne sont, aux yeux des magnats de la Ruhr, pas nécessaires tant que les Alliés maintiennent des restrictions de production. Ils savent que le temps joue en leur faveur. Günther Henle, du groupe Klöckner, s’engage beaucoup en faveur d’un rapprochement d’intérêts entre les deux pays dans le secteur du charbon et de l’acier. Il met en avant la complémentarité franco-allemande dans ces deux branches, souhaite une coopération loyale et constructive. L’Allemagne aurait beaucoup à y gagner : fin des démontages, maintien des capacités de production de la Ruhr, fin des restrictions alliées. Pour lui, les Alliés n’ont pas d’autre choix que de laisser l’Allemagne redevenir une puissance exportatrice. Homme des cartels de l’entre-deux-guerres, il comprend rapidement que le contexte impose de rompre avec cette tradition. Il ne faut peut-être pas s’appuyer, dans ces conditions, sur les sidérurgistes français traditionnels, mais rechercher les industriels prêts à rompre avec cette pratique.

17Mais la nécessité de libérer les marchés par la concurrence apporte des orientations différentes en France et Allemagne entre industries de la Première Révolution industrielle et nouvelles industries. C’est le tournant de 1947-1948 qui est important. Non seulement la perspective de la création d’un État allemand est dorénavant réelle, mais le plan Marshall apporte avec lui l’OECE (Organisation européenne de coopération économique), dont la politique en matière de régulation des marchés est, du fait de l’influence et des volontés américaines, éloignée des principes des anciens cartels. La remise en route et en ordre des économies de l’Europe occidentale obéira davantage aux logiques de la concurrence18. Car les cartels n’ont ni provoqué la disparition des barrières douanières, ni favorisé la fin des clearings, ni amélioré les difficultés des paiements. C’est dorénavant dans le cadre de l’OECE, dans une économie « mondiale » plus ouverte, que prend place la renaissance de l’industrie allemande et que s’inscrivent également ses associations représentatives. C’est dans ce cadre que s’élaborent dorénavant les contacts entre industriels français et allemands, non plus de façon bilatérale, mais dans une ambiance multilatérale en présence des autres patronats européens. Le premier ministre belge Paul-Henri Spaak a d’ailleurs appelé de ses vœux la constitution d’un secrétariat des industriels auprès de l’OECE. De là, à l’initiative du CNPF, se constitue un Conseil des industriels européens le 30 septembre 1949. Villiers en fut le premier président. Celui-ci invite Fritz Berg à entrer au comité de ladite association, témoignant de sa volonté de traiter les collègues allemands sur un pied d’égalité. Il n’est plus question de cartels européens dans leurs discussions, mais de libéralisation du commerce, de plans d’investissements, de création d’une union européenne des paiements. Cette nouvelle organisation prend la suite d’une lointaine initiative du patronat européen des années 1920. Celui-ci avait créé dans la foulée de la conférence économique internationale de Genève à l’initiative des industriels britanniques une conférence des patrons d’entreprises. Cette conférence reprend d’ailleurs ses activités en 1947. Le nouveau conseil des industriels européens se mue ainsi en organisme de consultation des industries pour accompagner le travail de l’OECE, comme plus tard ceux de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Au sein de l’instance, la coopération entre industriels français et allemands se développe. Elle peut avoir des vertus politiques, mais aussi économiques pour freiner la concurrence britannique, voire américaine. Ce canal de communication privilégié est institutionnalisé en 1951 par la création du comité économique franco-allemand. Dans ce nouveau contexte, ce que Henle avait bien vu, les industriels de la Ruhr disposent d’atouts que n’ont pas leurs homologues français. Chez ces derniers, ce sont plutôt les industriels des industries de transformation qui saisissent le mieux le nouveau contexte et qui souhaitent s’y inscrire. Ces réseaux sont les meilleurs soutiens de l’initiative Monnet.

*

18En 1949, à la naissance de la RFA, les bases d’une coopération entre industriels français et allemands sont réunies dans un contexte européen. Elles s’inscrivent dans des voies amorcées bien avant la Seconde Guerre mondiale. Élites patronales et élites politico-administratives sont marquées par l’expérience des cartels. De part et d’autre du Rhin, plus d’une centaine d’accords ont imprégné la coopération franco-allemande. Éminemment politiques, les relations économiques entre les deux États obéissent également à des logiques de contrôle de la puissance du voisin et à des impératifs de sécurité. L’après 1945 inscrit ces approches dans un autre contexte. Marqué par l’ouverture des économies, par la volonté de libéraliser les échanges, le cadre en partie imposé par les Américains au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale oblige patronat français et élites économiques allemandes à sortir des modèles de coopération antérieurs. Il met à mal les projets français de contrôle économique de l’Allemagne et offre des opportunités à une économie allemande mieux armée que sa voisine française pour y faire face. Les réactions des sidérurgistes et charbonniers des deux côtés du Rhin face au plan Schuman mettent en valeur clairement les inquiétudes des uns et les approches optimistes des autres.